WarnerTobias SURNOM tobias la menace, la pĂ©tasse, la limace, les surnoms affluent mais le plus souvent c'est ''tobi'' qu'on entend Ă travers la cours ĂGE, DAT. Accueil Rechercher S'enregistrer Connexion ; Vos messages. Le Deal du moment : Cartes PokĂ©mon Japon : le display Voir le deal. Firewhisky :: Beginning :: Le ministĂšre :: La Corbeille :: Corbeille
De quoi elle parle e-za aujourdâhui⊠oui je sais bizarre cet article sponsorisé⊠mais pourquoi donc jâai acceptĂ© cette campagne lĂ ? Eh bien tout simplement parce que la viande jâaime ça, câest le mĂ©tier de mon papa et de mon grand-pĂšre. AvĂ© la boucherie traditionnelle qui va bien avec et donc de bons produits choisis avec soin par des spĂ©cialistes. Toussa. ET puis parce que jâADOOOOOOOOOOOOOORE lâĂ©mission Câest pas Sorcier ! Je lâai toujours trouvĂ© extrĂȘmement bien faite, pĂ©dagogique, intelligente et drĂŽle. Jâenvisage dâailleurs lâachat des DVD pour Choupie qui est dĂ©sormais en Ăąge de les regarder et de comprendreun peu Donc, de quoi je dois vous parler aujourdâhui ? Dâune campagne dâinformation du Centre dâInformation des Viandes Viandes et Signes de QualitĂ© Câest pas Sorcier! » sur les normes et les labels de qualitĂ© ou lâinverse. Sur le site depuis le 6 juin et jusquâau 12 juillet, vous pouvez vous informer ET attention, ça devient encore plus sympa gagner des cadeaux ! Mais avant, je vous explique un peu les missions du Centre dâInformation des Viandes CIV â assurer un rĂŽle de mĂ©diateur entre le monde professionnel et son environnement, â vulgariser des donnĂ©es scientifiques et techniques, â informer sur les mesures prises par les professionnels de la filiĂšre, â rĂ©tablir une information objectivĂ©e grĂące Ă des Ă©tudes scientifiques ou de consommation. Sa particularitĂ© un statut associatif et la volontĂ© dâĂȘtre un lieu dâĂ©change et dâinformation grĂące Ă son Conseil Scientifique, son Conseil Consommateurs et son ComitĂ© Ethique. Ses actions Ă©dition de documents, actions de proximitĂ©, animations ludo-pĂ©dagogiques, organisation de confĂ©rences, participation Ă des salons, campagnes presse dâinformation, site Internet, service de presse, photothĂšque et vidĂ©othĂšque. La campagne Viandes et Signes de QualitĂ© Câest pas Sorcier! » consiste donc en une mini-sĂ©rie Ă©ducative avec des ambassadeurs reconnus et lĂ©gitimes les animateurs de Câest pas Sorcier Fred, Jamy et Sabine, mis en situation au sein de 7 Ă©pisodes visualisables donc sur le site Chaque film sâattache Ă informer le grand public des garanties apportĂ©es par chacun des signes officiels de qualitĂ© dans lâunivers de la viande un goĂ»t supĂ©rieur Label Rouge, une qualitĂ© liĂ©e Ă lâorigine AOC, AOP, IGP ou au respect de lâenvironnement Bio. Histoire, en gros, de comprendre ce quâon achĂšte ou pas et ce quâon mange ou pas. A lâissu des vidĂ©os, vous ĂȘtes invitĂ©s, vous web spectateurs mot de mon invention, Ă rĂ©pondre Ă un quiz, en y rĂ©pondant bien hein, vous cumulez des points et Ă lâissu des 7 Ă©missions, en juillet, vous pourrez peut-ĂȘtre gagner de beaux cadeaux Barbecues, Lave-vaisselle et on sait Ă quel point câest indispensable, rĂ©frigĂ©rateur amĂ©ricain un gros, piano de cuisson. Pour dĂ©couvrir les vidĂ©os et jouer, câest lĂ . A toi Jamy ! Article sponsorisĂ© VidĂ©o virale par ebuzzingDescription La chaine officielle de l'Ă©mission de France 3. C'est pas sorcier, le magazine de la dĂ©couverte et de la science. Fred et Jamy nous offrent un petit Ă©claircissement sur la viande que nous mangeons. Ils se sont rendus dans un Ă©levage afin de nous expliquer quelles races de viande bovine nous consommons et de quelle maniĂšre on
Voltaire Contes en vers et en prose II Le Blanc et le noir Tout le monde... Tout le monde dans la province de Candahar connaĂt l'aventure du jeune Rustan. Il Ă©tait fils unique d'un mirza du pays c'est comme qui dirait marquis parmi nous, ou baron chez les Allemands. Le mirza son pĂšre avait un bien honnĂÂȘte. On devait marier le jeune Rustan Ă une demoiselle, ou mirzasse de sa sorte. Les deux familles le dĂ©siraient passionnĂ©ment. Il devait faire la consolation de ses parents, rendre sa femme heureuse, et l'ĂÂȘtre avec elle. Mais par malheur il avait vu la princesse de Cachemire Ă la foire de Kaboul, qui est la foire la plus considĂ©rable du monde, et incomparablement plus frĂ©quentĂ©e que celles de Bassora et d'Astrakan; et voici pourquoi le vieux prince de Cachemire Ă©tait venu Ă la foire avec sa fille. Il avait perdu les deux plus rares piĂšces de son trĂ©sor l'une Ă©tait un diamant gros comme le pouce, sur lequel sa fille Ă©tait gravĂ©e par un art que les Indiens possĂ©daient alors, et qui s'est perdu depuis; l'autre Ă©tait un javelot qui allait de lui-mĂÂȘme oĂÂč l'on voulait ce qui n'est pas une chose bien extraordinaire parmi nous, mais qui l'Ă©tait Ă Cachemire. Un faquir de Son Altesse lui vola ces deux bijoux; il les porta Ă la princesse. "Gardez soigneusement ces deux piĂšces, lui dit-il; votre destinĂ©e en dĂ©pend." Il partit alors, et on ne le revit plus. Le duc de Cachemire, au dĂ©sespoir, rĂ©solut d'aller voir Ă la foire de Kaboul si de tous les marchands qui s'y rendent des quatre coins du monde il n'y en aurait pas un qui eĂ»t son diamant et son arme. Il menait sa fille avec lui dans tous ses voyages. Elle porta son diamant bien enfermĂ© dans sa ceinture; mais pour le javelot, qu'elle ne pouvait si bien cacher, elle l'avait enfermĂ© soigneusement Ă Cachemire dans son grand coffre de la Chine. Rustan et elle se virent Ă Kaboul; ils s'aimĂšrent avec toute la bonne foi de leur ĂÂąge, et toute la tendresse de leur pays. La princesse, pour gage de son amour, lui donna son diamant, et Rustan lui promit Ă son dĂ©part de l'aller voir secrĂštement Ă Cachemire. Le jeune mirza avait deux favoris qui lui servaient de secrĂ©taires, d'Ă©cuyers, de maĂtres d'hĂÂŽtel et de valets de chambre. L'un s'appelait Topaze il Ă©tait beau, bien fait, blanc comme une Circassienne, doux et serviable comme un ArmĂ©nien, sage comme un GuĂšbre. L'autre se nommait EbĂšne c'Ă©tait un nĂšgre fort joli, plus empressĂ©, plus industrieux que Topaze, et qui ne trouvait rien de difficile. Il leur communiqua le projet de son voyage. Topaze tĂÂącha de l'en dĂ©tourner avec le zĂšle circonspect d'un serviteur qui ne voulait pas lui dĂ©plaire; il lui reprĂ©senta tout ce qu'il hasardait. Comment laisser deux familles au dĂ©sespoir? comment mettre le couteau dans le coeur de ses parents? Il Ă©branla Rustan; mais EbĂšne le raffermit et leva tous ses scrupules. Le jeune homme manquait d'argent pour un si long voyage. Le sage Topaze ne lui en aurait pas fait prĂÂȘter; EbĂšne y pourvut. Il prit adroitement le diamant de son maĂtre, en fit faire un faux tout semblable, qu'il remit Ă sa place, et donna le vĂ©ritable en gage Ă un ArmĂ©nien pour quelques milliers de roupies. Quand le marquis eut ses roupies, tout fut prĂšs pour le dĂ©part. On chargea un Ă©lĂ©phant de son bagage; on monta Ă cheval. Topaze dit Ă son maĂtre "J'ai pris la libertĂ© de vous faire des remontrances sur votre entreprise; mais, aprĂšs avoir remontrĂ©, il faut obĂ©ir; je suis Ă vous, je vous aime, je vous suivrai jusqu'au bout du monde; mais consultons en chemin l'oracle qui est Ă deux parasanges d'ici." Rustan y consentit. L'oracle rĂ©pondit "Si tu vas Ă l'orient, tu seras Ă l'occident." Rustan ne comprit rien Ă cette rĂ©ponse. Topaze soutint qu'elle ne contenait rien de bon. EbĂšne, toujours complaisant, lui persuada qu'elle Ă©tait trĂšs favorable. Il y avait encore un autre oracle dans Kaboul; ils y allĂšrent. L'oracle de Kaboul rĂ©pondit en ces mots "Si tu possĂšdes, tu ne possĂ©deras pas; si tu es vainqueur, tu ne vaincras pas; si tu es Rustan, tu ne le seras pas." Cet oracle parut encore plus inintelligible que l'autre. "Prenez garde Ă vous, disait Topaze. - Ne redoutez rien", disait EbĂšne; et ce ministre, comme on peut le croire, avait toujours raison auprĂšs de son maĂtre, dont il encourageait la passion et l'espĂ©rance. Au sortir de Kaboul, on marcha par une grande forĂÂȘt, on s'assit sur l'herbe pour manger, on laissa les chevaux paĂtre. On se prĂ©parait Ă dĂ©charger l'Ă©lĂ©phant qui portait le dĂner et le service, lorsqu'on s'aperçut que Topaze et EbĂšne n'Ă©taient plus avec la petite caravane. On les appelle; la forĂÂȘt retentit des noms d'EbĂšne et de Topaze. Les valets les cherchent de tous cĂÂŽtĂ©s, et remplissent la forĂÂȘt de leurs cris; ils reviennent sans avoir rien vu, sans qu'on leur ait rĂ©pondu. "Nous n'avons trouvĂ©, dirent-ils Ă Rustan, qu'un vautour qui se battait avec un aigle, et qui lui ĂÂŽtait toutes ses plumes." Le rĂ©cit de ce combat piqua la curiositĂ© de Rustan; il alla Ă pied sur le lieu, il n'aperçut ni vautour ni aigle; mais il vit son Ă©lĂ©phant, encore tout chargĂ© de son bagage, qui Ă©tait assailli par un gros rhinocĂ©ros. L'un frappait de sa corne, l'autre de sa trompe. Le rhinocĂ©ros lĂÂącha prise Ă la vue de Rustan; on ramena son Ă©lĂ©phant, mais on ne trouva plus les chevaux. "Il arrive d'Ă©tranges choses dans les forĂÂȘts quand on voyage!" s'Ă©criait Rustan. Les valets Ă©taient consternĂ©s, et le maĂtre au dĂ©sespoir d'avoir perdu Ă la fois ses chevaux, son cher nĂšgre, et le sage Topaze, pour lequel il avait toujours de l'amitiĂ©, quoiqu'il ne fĂ»t jamais de son avis. L'espĂ©rance d'ĂÂȘtre bientĂÂŽt aux pieds de la belle princesse de Cachemire le consolait, quand il rencontra un grand ĂÂąne rayĂ©, Ă qui un rustre vigoureux et terrible donnait cent coups de bĂÂąton. Rien n'est si beau, ni si rare, ni si lĂ©ger Ă la course que les ĂÂąnes de cette espĂšce. Celui-ci rĂ©pondait aux coups redoublĂ©s du vilain par des ruades qui auraient pu dĂ©raciner un chĂÂȘne. Le jeune mirza prit, comme de raison, le parti de l'ĂÂąne, qui Ă©tait une crĂ©ature charmante. Le rustre s'enfuit en disant Ă l'ĂÂąne "Tu me le payeras." L'ĂÂąne remercia son libĂ©rateur en son langage, s'approcha, se laissa caresser, et caressa. Rustan monte dessus aprĂšs avoir dĂnĂ©, et prend le chemin de Cachemire avec ses domestiques, qui suivent, les uns Ă pied, les autres montĂ©s sur l'Ă©lĂ©phant. A peine Ă©tait-il sur son ĂÂąne que cet animal tourne vers Kaboul, au lieu de suivre la route de Cachemire. Son maĂtre a beau tourner la bride, donner des saccades, serrer les genoux, appuyer des Ă©perons, rendre la bride, tirer Ă lui, fouetter Ă droite et Ă gauche, l'animal opiniĂÂątre courait toujours vers Kaboul. Rustan suait, se dĂ©menait, se dĂ©sespĂ©rait, quand il rencontra un marchand de chameaux qui lui dit "MaĂtre, vous avez lĂ un ĂÂąne bien malin qui vous mĂšne oĂÂč vous ne voulez pas aller; si vous voulez me le cĂ©der, je vous donnerai quatre de mes chameaux Ă choisir." Rustan remercia la Providence de lui avoir procurĂ© un si bon marchĂ©. "Topaze avait grand tort, dit-il, de me dire que mon voyage serait malheureux." Il montre sur le plus beau chameau, les trois autres suivent; il rejoint sa caravane, et se voit dans le chemin de son bonheur. A peine a-t-il marchĂ© quatre parasanges qu'il est arrĂÂȘtĂ© par un torrent profond, large et impĂ©tueux, qui roulait des rochers blanchis d'Ă©cume. Les deux rivages Ă©taient des prĂ©cipices affreux qui Ă©blouissaient la vue et glaçaient le courage; nul moyen de passer, nul d'aller Ă droite ou Ă gauche. "Je commence Ă craindre, dit Rustan, que Topaze n'ait eu raison de blĂÂąmer mon voyage, et moi grand tort de l'entreprendre; encore, s'il Ă©tait ici, il me pourrait donner quelques bons avis. Si j'avais EbĂšne, il me consolerait, et il trouverait des expĂ©dients; mais tout me manque." Son embarras Ă©tait augmentĂ© par la consternation de sa troupe la nuit Ă©tait noire, on la passa Ă se lamenter. Enfin la fatigue et l'abattement endormirent l'amoureux voyageur. Il se rĂ©veille au point du jour, et voit un beau pont de marbre Ă©levĂ© sur le torrent d'une rive Ă l'autre. Ce furent des exclamations, des cris d'Ă©tonnement et de joie. "Est-il possible? est-ce un songe? quel prodige! quel enchantement! oserons-nous passer?" Toute la troupe se mettait Ă genoux, se relevait, allait au pont, baisait la terre, regardait le ciel, Ă©tendait les mains, posait le pied en tremblant, allait, revenait, Ă©tait en extase; et Rustan disait "Pour le coup le ciel me favorise Topaze ne savait ce qu'il disait; les oracles Ă©taient en ma faveur; EbĂšne avait raison; mais pourquoi n'est-il pas ici?" A peine la troupe fut-elle au-delĂ du torrent que voilĂ le pont qui s'abĂme dans l'eau avec un fracas Ă©pouvantable. "Tant mieux! tant mieux! s'Ă©cria Rustan; Dieu soit louĂ©! le ciel soit bĂ©ni! il ne veut pas que je retourne dans mon pays, oĂÂč je n'aurais Ă©tĂ© qu'un simple gentilhomme; il veut que j'Ă©pouse ce que j'aime. Je serais prince de Cachemire; c'est ainsi qu'en possĂ©dant ma maĂtresse, je ne possĂ©derai pas mon petit marquisat Ă Candahar. Je serai Rustan, et je ne le serai pas, puisque je deviendrai un grand prince voilĂ une grande partie de l'oracle expliquĂ©e nettement en ma faveur, le reste s'expliquera de mĂÂȘme; je suis trop heureux. Mais pourquoi EbĂšne n'est-il pas auprĂšs de moi? je le regrette mille fois plus que Topaze." Il avança encore quelques parasanges avec la plus grande allĂ©gresse; mais, sur la fin du jour, une enceinte de montagnes plus roides qu'une contrescarpe, et plus hautes que n'aurait Ă©tĂ© la tour de Babel si elle avait Ă©tĂ© achevĂ©e, barra entiĂšrement la caravane saisie de crainte. Tout le monde s'Ă©cria "Dieu veut que nous pĂ©rissions ici! il n'a brisĂ© le pont que pour nous ĂÂŽter tout espoir de retour; il n'a Ă©levĂ© la montagne que pour nous priver de tout moyen d'avancer. O Rustan! ĂÂŽ malheureux marquis! nous ne verrons jamais Cachemire, nous ne rentrons jamais dans la terre de Candahar." La plus cuisante douleur, l'abattement le plus accablant; succĂ©daient dans l'ĂÂąme de Rustan Ă la joie immodĂ©rĂ©e qu'il avait ressentie, aux espĂ©rances dont il s'Ă©tait enivrĂ©. Il Ă©tait bien loin d'interprĂ©ter les prophĂ©ties Ă son avantage. "O ciel! ĂÂŽ Dieu paternel! faut-il que j'aie perdu mon ami Topaze!" Comme il prononçait ces paroles en poussant de profonds soupirs, et en versant des larmes au milieu de ses suivants dĂ©sespĂ©rĂ©s, voilĂ la base de la montagne qui s'ouvre, une longue galerie en voĂ»te, Ă©clairĂ©e de cent mille flambeaux, se prĂ©sente aux yeux Ă©blouis; et Rustan de s'Ă©crier, et ses gens de se jeter Ă genoux, et de tomber d'Ă©tonnement Ă la renverse, et de crier "miracle!" et de dire "Rustan est le favori de Vitsnou, le bien-aimĂ© de Brama; il sera le maĂtre du monde." Rustan le croyait, il Ă©tait hors de lui, Ă©levĂ© au-dessus de lui-mĂÂȘme. "Ah! EbĂšne, mon cher EbĂšne! oĂÂč ĂÂȘtes-vous? que n'ĂÂȘtes-vous tĂ©moin de toutes ces merveilles! comment vous ai-je perdu? belle princesse de Cachemire, quand reverrai-je vos charmes?" Il avance avec ses domestiques, son Ă©lĂ©phant, ses chameaux, sous la voĂ»te de la montagne, au bout de laquelle il entre dans une prairie Ă©maillĂ©e de fleurs et bordĂ©e de ruisseaux et au bout de la prairie ce sont des allĂ©es d'arbres Ă perte de vue; et au bout de ces allĂ©es, une riviĂšre, le long de laquelle sont mille maisons de plaisance, avec des jardins dĂ©licieux. Il entend partout des concerts de voix et d'instruments; il voit des danses; il se hĂÂąte de passer un des ponts de la riviĂšre; il demande au premier homme qu'il rencontre quel est ce beau pays. Celui auquel il s'adressait lui rĂ©pondit "Vous ĂÂȘtes dans la province de Cachemire; vous voyez les habitants dans la joie et dans les plaisirs; nous cĂ©lĂ©brons les noces de notre belle princesse, qui va se marier avec le seigneur Barbabou, Ă qui son pĂšre l'a promise; que Dieu perpĂ©tue leur fĂ©licitĂ©!" A ces paroles Rustan tomba Ă©vanoui, et le seigneur cachemirien crut qu'il Ă©tait sujet Ă l'Ă©pilepsie; il le fit porter dans sa maison, oĂÂč il fut longtemps sans connaissance. On alla chercher les deux plus habiles mĂ©decins du canton; ils tĂÂątĂšrent le pouls du malade, qui, ayant repris un peu ses esprits, poussait des sanglots, roulait les yeux, et s'Ă©criait de temps en temps "Topaze, Topaze, vous aviez bien raison!" L'un des deux mĂ©decins dit au seigneur cachemirien "Je vois Ă son accent que c'est un jeune homme de Candahar, Ă qui l'air de ce pays ne vaut rien; il faut le renvoyer chez lui; je vois Ă ses yeux qu'il est devenu fou; confiez-le-moi, je le ramĂšnerai dans sa patrie, et je le guĂ©rirai." L'autre mĂ©decin assura qu'il n'Ă©tait malade que de chagrin, qu'il fallait le mener aux noces de la princesse, et le faire danser. Pendant qu'ils consultaient, le malade reprit ses forces; les deux mĂ©decins furent congĂ©diĂ©s, et Rustan demeura tĂÂȘte Ă tĂÂȘte avec son hĂÂŽte. "Seigneur, lui dit-il, je vous demande pardon de m'ĂÂȘtre Ă©vanoui devant vous; je sais que cela n'est pas poli; je vous supplie de vouloir bien accepter mon Ă©lĂ©phant en reconnaissance des bontĂ©s dont vous m'avez honorĂ©." Il lui conta ensuite toutes ses aventures, en se gardant bien de lui parler de l'objet de son voyage. "Mais, au nom de Vitsnou et de Brama, lui dit-il, apprenez-moi quel est cet heureux Barbabou qui Ă©pouse la princesse de Cachemire; pourquoi son pĂšre l'a choisi pour gendre, et pourquoi la princesse l'a acceptĂ© pour son Ă©poux. - Seigneur, lui dit le Cachemirien, la princesse n'a point du tout acceptĂ© Barbabou; au contraire, elle est dans les pleurs, tandis que toute la province cĂ©lĂšbre avec joie son mariage; elle s'est enfermĂ©e dans la tour de son palais; elle ne veut voir aucune des rĂ©jouissances qu'on fait pour elle." Rustan, en entendant ces paroles, se sentit renaĂtre; l'Ă©clat de ses couleurs, que la douleur avait flĂ©tries, reparut sur son visage. "Dites-moi, je vous prie, continua-t-il, pourquoi le prince de Cachemire s'obstine Ă donner sa fille Ă un Barbabou dont elle ne veut pas. - Voici le fait, rĂ©pondit le Cachemirien. Savez-vous que notre auguste prince avait perdu un gros diamant et un javelot qui lui tenaient fort au coeur? - Ah! je le sais trĂšs bien, dit Rustan. - Apprenez donc, dit l'hĂÂŽte, que notre prince, au dĂ©sespoir de n'avoir point de nouvelles de ses deux bijoux, aprĂšs les avoir fait longtemps chercher par toute la terre, a promis sa fille Ă quiconque lui rapporterait l'un ou l'autre. Il est venu un seigneur Barbabou qui Ă©tait muni du diamant, et il Ă©pouse demain la princesse." Rustan pĂÂąlit, bĂ©gaya un compliment, prit congĂ© de son hĂÂŽte, et courut sur son dromadaire Ă la ville capitale oĂÂč se devait faire la cĂ©rĂ©monie. Il arrive au palais du prince; il dit qu'il a des choses importantes Ă lui communiquer; il demande une audience; on lui rĂ©pond que le prince est occupĂ© des prĂ©paratifs de la noce "C'est pour cela mĂÂȘme, dit-il, que je veux lui parler." Il presse tant qu'il est introduit. "Monseigneur, dit-il, que Dieu couronne tous vos jours de gloire et de magnificence! votre gendre est un fripon. - Comment? un fripon! qu'osez-vous dire? est-ce ainsi qu'on parle Ă un duc de Cachemire du gendre qu'il a choisi? - Oui, un fripon, reprit Rustan; et pour le prouver Ă Votre Altesse, c'est que voici votre diamant que je vous rapporte." Le duc, tout Ă©tonnĂ©; confronta les deux diamants; et comme il ne s'y connaissait guĂšre, il ne put dire quel Ă©tait le vĂ©ritable. "VoilĂ deux diamants, dit-il, et je n'ai qu'une fille; me voilĂ dans un Ă©trange embarras!" Il fit venir Barbabou, et lui demanda s'il ne l'avait point trompĂ©. Barbabou jura qu'il avait achetĂ© son diamant d'un ArmĂ©nien; l'autre ne disait pas de qui il tenait le sien, mais il proposa un expĂ©dient ce fut qu'il plĂ»t Ă Son Altesse de le faire combattre sur-le-champ contre son rival. "Ce n'est pas assez que votre gendre donne un diamant, disait-il; il faut aussi qu'il donne des preuves de valeur ne trouvez-vous pas bon que celui qui tuera l'autre Ă©pouse la princesse? - TrĂšs bon, rĂ©pondit le prince, ce sera un fort beau spectacle pour la cour; battez-vous vite tous deux le vainqueur prendra les armes du vaincu, selon l'usage de Cachemire, et il Ă©pousera ma fille." Les deux prĂ©tendants descendent aussitĂÂŽt dans la cour. Il y avait sur l'escalier une pie et un corbeau. Le corbeau criait "Battez-vous, battez-vous"; la pie "Ne vous battez pas". Cela fit rire le prince; les deux rivaux y prirent garde Ă peine ils commencent le combat; tous les courtisans faisaient un cercle autour d'eux. La princesse, se tenant toujours renfermĂ©e dans sa tour, ne voulut point assister Ă ce spectacle; elle Ă©tait bien loin de se douter que son amant fĂ»t Ă Cachemire, et elle avait tant d'horreur pour Barbabou qu'elle ne voulait rien voir. Le combat se passa le mieux du monde; Barbabou fut tuĂ© roide, et le peuple en fut charmĂ©, parce qu'il Ă©tait laid, et que Rustan Ă©tait fort joli c'est presque toujours ce qui dĂ©cide de la faveur publique. Le vainqueur revĂÂȘtit la cotte de mailles, l'Ă©charpe et le casque du vaincu, et vint, suivi de toute la cour, au son des fanfares, se prĂ©senter sous les fenĂÂȘtres de sa maĂtresse. Tout le monde criait "Belle princesse, venez voir votre beau mari qui a tuĂ© son vilain rival"; ses femmes rĂ©pĂ©taient ces paroles. La princesse mit par malheur la tĂÂȘte Ă la fenĂÂȘtre, et voyant l'armure d'un homme qu'elle abhorrait, elle courut en dĂ©sespĂ©rĂ©e Ă son coffre de la Chine, et tira le javelot fatal qui alla percer son cher Rustan au dĂ©faut de la cuirasse; il jeta un grand cri, et Ă ce cri la princesse crut reconnaĂtre la voix de son malheureux amant. Elle descend Ă©chevelĂ©e, la mort dans les yeux et dans le coeur. Rustan Ă©tait dĂ©jĂ tombĂ© tout sanglant dans les bras de son pĂšre. Elle le voit ĂÂŽ moment! ĂÂŽ vue! ĂÂŽ reconnaissance dont on ne peut exprimer ni la douleur, ni la tendresse, ni l'horreur! Elle se jette sur lui, elle l'embrasse "Tu reçois, lui dit-elle; les premiers et les derniers baisers de ton amante et de ta meurtriĂšre." Elle retire le dard de la plaie, l'enfonce dans son coeur, et meurt sur l'amant qu'elle adore. Le pĂšre, Ă©pouvantĂ©, Ă©perdu, prĂÂȘt Ă mourir comme elle, tĂÂąche en vain de la rappeler Ă la vie; elle n'Ă©tait plus; il maudit ce dard fatal, le brise en morceaux, jette au loin ses deux diamants funestes; et, tandis qu'on prĂ©pare les funĂ©railles de sa fille au lieu de son mariage, il fait transporter dans son palais Rustan ensanglantĂ©, qui avait encore un reste de vie. On le porte dans un lit. La premiĂšre chose qu'il voit aux deux cĂÂŽtĂ©s de ce lit mort, c'est Topaze et EbĂšne. Sa surprise lui rendit un peu de force. "Ah! cruels, dit-il, pourquoi m'avez-vous abandonnĂ©? Peut-ĂÂȘtre la princesse vivrait encore, si vous aviez Ă©tĂ© prĂšs du malheureux Rustan. - Je ne vous ai pas abandonnĂ© un seul moment, dit Topaze. - J'ai toujours Ă©tĂ© prĂšs de vous, dit EbĂšne. - Ah! que dites-vous? pourquoi insulter Ă mes derniers moments? rĂ©pondit Rustan d'une voix languissante. - Vous pouvez m'en croire, dit Topaze; vous savez que je n'approuvai jamais ce fatal voyage dont je prĂ©voyais les horribles suites. C'est moi qui Ă©tais l'aigle qui a combattu contre le vautour, et qu'il a dĂ©plumĂ©; j'Ă©tais l'Ă©lĂ©phant qui emportait le bagage pour vous forcer Ă retourner dans votre patrie; j'Ă©tais l'ĂÂąne rayĂ© qui vous ramenait malgrĂ© vous chez votre pĂšre; c'est moi, qui ai Ă©garĂ© vos chevaux; c'est moi qui ai formĂ© le torrent qui vous empĂÂȘchait de passer; c'est moi qui ai Ă©levĂ© la montagne qui vous fermait un chemin si funeste; j'Ă©tais le mĂ©decin qui vous conseillait l'air natal; j'Ă©tais la pie qui vous criait de ne point combattre. - Et moi, dit EbĂšne, j'Ă©tais le vautour qui a dĂ©plumĂ© l'aigle, le rhinocĂ©ros qui donnait cent coups de corne Ă l'Ă©lĂ©phant, le vilain qui battait l'ĂÂąne rayĂ©; le marchand qui vous donnait des chameaux pour courir Ă votre perte; j'ai bĂÂąti le pont sur lequel vous avez passĂ©; j'ai creusĂ© la caverne que vous avez traversĂ©e, je suis le mĂ©decin qui vous encourageait Ă marcher; le corbeau qui vous criait de vous battre. - HĂ©las! souviens-toi de oracles, dit Topaze Si tu vas Ă l'orient, tu seras Ă l'occident. - Oui, dit EbĂšne, on ensevelit ici les morts le visage tournĂ© Ă l'occident l'oracle Ă©tait clair, que ne l'as-tu compris? Tu as possĂ©dĂ©, et tu ne possĂ©dais pas car tu avais le diamant, mais il Ă©tait faux, et tu n'en savais rien. Tu es vainqueur, et tu meurs; tu es Rustan, et tu cesses de l'ĂÂȘtre tout a Ă©tĂ© accompli." Comme il parlait ainsi, quatre ailes blanches couvrirent le corps de Topaze, et quatre ailes noires celui d'EbĂšne. "Que vois-je?" s'Ă©cria Rustan. Topaze et EbĂšne rĂ©pondirent ensemble "Tu vois tes deux gĂ©nies. - Eh! messieurs, leur dit le malheureux Rustan, de quoi vous mĂÂȘliez-vous? et pourquoi deux gĂ©nies pour un pauvre homme? - C'est la loi, dit Topaze; chaque homme a ses deux gĂ©nies, c'est Platon qui l'a dit le premier, et d'autre l'on rĂ©pĂ©tĂ© ensuite; tu vois que rien n'est plus vĂ©ritable moi qui te parle, je suis ton bon gĂ©nie, et ma charge Ă©tait de veiller auprĂšs de toi jusqu'au dernier moment de ta vie; je m'en suis fidĂšlement acquittĂ©. - Mais, dit le mourant, si ton emploi Ă©tait de me servir, je suis donc d'une nature fort supĂ©rieure Ă la tienne; et puis comment oses-tu dire que tu es mon bon gĂ©nie, quand tu m'as laissĂ© tromper dans tout ce que j'ai entrepris, et que tu me laisses mourir, moi et ma maĂtresse, misĂ©rablement? - HĂ©las! c'Ă©tait ta destinĂ©e, dit Topaze. - Si c'est la destinĂ©e qui fait tout, dit le mourant, Ă quoi un gĂ©nie est-il bon? Et toi, EbĂšne, avec tes quatre ailes noires, tu es apparemment mon mauvais gĂ©nie? - Vous l'avez dit, rĂ©pondit EbĂšne. - Mais tu Ă©tais donc aussi le mauvais gĂ©nie de ma princesse? - Non, elle avait le sien, et je l'ai parfaitement secondĂ©. - Ah! maudit EbĂšne, si tu es si mĂ©chant, tu n'appartiens donc pas au mĂÂȘme maĂtre que Topaze? vous avez Ă©tĂ© formĂ©s tous deux par deux principes diffĂ©rents, dont l'un est bon, et l'autre mĂ©chant de sa nature? - Ce n'est pas une consĂ©quence, dit EbĂšne, mais c'est une grande difficultĂ©. - Il n'est pas possible, reprit l'agonisant, qu'un ĂÂȘtre favorable ait fait un gĂ©nie si funeste. - Possible ou non possible, repartit EbĂšne, la chose est comme je te le dis. - HĂ©las! dit Topaze, mon pauvre ami, ne vois-tu pas que ce coquin-lĂ a encore la malice de te faire disputer pour allumer ton sang et prĂ©cipiter l'heure de ta mort? - Va, je ne suis guĂšre plus content de toi que de lui, dit le triste Rustan il avoue du moins qu'il a voulu me faire du mal; et toi, qui prĂ©tendais me dĂ©fendre, tu ne m'as servi de rien. - J'en suis bien fĂÂąchĂ©, dit le bon gĂ©nie. - Et moi aussi, dit le mourant; il y a quelque chose lĂ -dessous que je ne comprends pas. - Ni moi non plus, dit le pauvre bon gĂ©nie. - J'en serai instruit dans un moment, dit Rustan. - C'est ce que nous verrons, dit Topaze." Alors tout disparut. Rustan se retrouva dans la maison de son pĂšre, dont il n'Ă©tait pas sorti, et dans son lit, oĂÂč il avait dormi une heure. Il se rĂ©veille en sursaut, tout en sueur, tout Ă©garĂ©; il se tĂÂąte, il appelle, il crie, il sonne. Son valet de chambre, Topaze, accourt en bonnet de nuit, et tout en bĂÂąillant. "Suis-je mort, suis-je en vie? s'Ă©cria Rustan; la belle princesse de Cachemire en rĂ©chappera-t-elle?... - Monseigneur rĂÂȘve-t-il? rĂ©pondit froidement Topaze. - Ah! s'Ă©criait Rustan, qu'est donc devenu ce barbare EbĂšne avec ses quatre ailes noires? c'est lui qui me fait mourir d'une mort si cruelle. - Monseigneur, je l'ai laissĂ© lĂ -haut, qui ronfle voulez-vous qu'on le fasse descendre? - Le scĂ©lĂ©rat! il y a six mois entiers qu'il me persĂ©cute; c'est lui qui me mena Ă cette fatale foire de Kaboul; c'est lui qui m'escamota le diamant que m'avait donnĂ© la princesse; il est seul la cause de mon voyage, de la mort de ma princesse, et du coup de javelot dont je meurs Ă la fleur de mon ĂÂąge. - Rassurez-vous, dit Topaze; vous n'avez jamais Ă©tĂ© Ă Kaboul; il n'y a point de princesse de Cachemire; son pĂšre n'a jamais eu que deux garçons qui sont actuellement au collĂšge. Vous n'avez jamais eu de diamant; la princesse ne peut ĂÂȘtre morte, puisqu'elle n'est pas nĂ©e; et vous vous portez Ă merveille. - Comment! il n'est pas vrai que tu m'assistais Ă la mort dans le lit du prince de Cachemire? Ne m'as-tu pas avouĂ© que, pour me garantir de tant de malheurs, tu avais Ă©tĂ© aigle, Ă©lĂ©phant, ĂÂąne rayĂ©, mĂ©decin, et pie? - Monseigneur, vous avez rĂÂȘvĂ© tout cela nos idĂ©es ne dĂ©pendent pas plus de nous dans le sommeil que dans la veille. Dieu a voulu que cette file d'idĂ©es vous ai passĂ© par la tĂÂȘte, pour vous donner apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit. - Tu te moques de moi, reprit Rustan; combien de temps ai-je dormi? - Monseigneur, vous n'avez encore dormi qu'une heure. - Eh bien! maudit raisonneur, comment veux-tu qu'en une heure de temps j'aie Ă©tĂ© Ă la foire de Kaboul il y a six mois, que j'en sois revenu, que j'aie fait le voyage de Cachemire, et que nous soyons morts, Barbabou, la princesse, et moi? - Monseigneur, il n'y a rien de plus aisĂ© et de plus ordinaire, et vous auriez pu rĂ©ellement faire le tour du monde, et avoir beaucoup plus d'aventures en bien moins de temps. "N'est-il pas vrai que vous pouvez lire en une heure l'abrĂ©gĂ© de l'histoire des Perses, Ă©crite par Zoroastre? cependant cet abrĂ©gĂ© contient huit cent mille annĂ©es. Tous ces Ă©vĂ©nements passent sous vos yeux l'un aprĂšs l'autre en une heure; or vous m'avouerez qu'il est aussi aisĂ© Ă Brama de les resserrer tous dans l'espace d'une heure que de les Ă©tendre dans l'espace de huit cent mille annĂ©es; c'est prĂ©cisĂ©ment la mĂÂȘme chose. Figurez-vous que le temps tourne sur une roue dont le diamĂštre est infini. Sous cette roue immense sont une multitude innombrable de roues les unes dans les autres; celle du centre est imperceptible, et fait un nombre infini de tours prĂ©cisĂ©ment dans le mĂÂȘme temps que la grande roue n'en achĂšve qu'un. Il est clair que tous les Ă©vĂ©nements, depuis le commencement du monde jusqu'Ă sa fin, peuvent arriver successivement en beaucoup moins de temps que la cent milliĂšme partie d'une seconde; et on peu dire mĂÂȘme que la chose est ainsi. - Je n'y entends rien, dit Rustan. - Si vous voulez, dit Topaze, j'ai un perroquet qui vous le fera aisĂ©ment comprendre. Il est nĂ© quelque temps avant le dĂ©luge, il a Ă©tĂ© dans l'arche; il a beaucoup vu; cependant il n'a encore qu'un an et demi il vous contera son histoire, qui est fort intĂ©ressante. - Allez vite chercher votre perroquet, dit Rustan; il m'amusera jusqu'Ă ce que je puisse me rendormir. - Il est chez ma soeur la religieuse, dit Topaze; je vais le chercher, vous en serez content; sa mĂ©moire est fidĂšle, il conte simplement, sans chercher Ă montrer de l'esprit Ă tout propos, et sans faire; des phrases. - Tant mieux, dit Rustan, voilĂ comme j'aime les contes." On lui amena le perroquet, lequel parla ainsi. Mademoiselle Catherine VadĂ© n'a jamais pu trouver l'histoire du perroquet dans le portefeuille de feu son cousin Antoine VadĂ©, auteur de ce conte. C'est grand dommage, vu le temps auquel vivait ce perroquet. Jeannot et Colin Plusieurs personnes... Plusieurs personnes dignes de foi ont vu Jeannot et Colin Ă l'Ă©cole dans la ville d'Issoire, en Auvergne, ville fameuse dans tout l'univers par son collĂšge et par ses chaudrons. Jeannot Ă©tait fils d'un marchand de mulets trĂšs renommĂ©, et Colin devait le jour Ă un brave laboureur des environs, qui cultivait la terre avec quatre mulets, et qui, aprĂšs avoir payĂ© la taille, le taillon, les aides et gabelles, le sou pour livre, la capitation et les vingtiĂšmes, ne se trouvait pas puissamment riche au bout de l'annĂ©e. Jeannot et Colin Ă©taient fort jolis pour des Auvergnats; ils s'aimaient beaucoup, et ils avaient ensemble de petites privautĂ©s, de petites familiaritĂ©s, dont on se ressouvient toujours avec agrĂ©ment quand on se rencontre ensuite dans le monde. Le temps de leurs Ă©tudes Ă©tait sur le point de finir, quand un tailleur apporta Ă Jeannot un habit de velours Ă trois couleurs, avec une veste de Lyon de fort bon goĂ»t; le tout Ă©tait accompagnĂ© d'une lettre Ă monsieur de La JeannotiĂšre. Colin admira l'habit, et ne fut point jaloux; mais Jeannot prit un air de supĂ©rioritĂ© qui affligea Colin. DĂšs ce moment Jeannot n'Ă©tudia plus, se regarda au miroir, et mĂ©prisa tout le monde. Quelque temps aprĂšs un valet de chambre arrive en poste, et apporte une seconde lettre Ă monsieur le marquis de La JeannotiĂšre c'Ă©tait un ordre de monsieur son pĂšre de faire venir monsieur son fils Ă Paris. Jeannot monta en chaise en tendant la main Ă Colin avec un sourire de protection assez noble. Colin sentit son nĂ©ant, et pleura. Jeannot partit dans toute la pompe de sa gloire. Les lecteurs qui aiment Ă s'instruire doivent savoir que monsieur Jeannot le pĂšre avait acquis assez rapidement des biens immenses dans les affaires. Vous demandez comment on fait ces grandes fortunes? C'est parce qu'on est heureux. Monsieur Jeannot Ă©tait bien fait, sa femme aussi, et elle avait encore de la fraĂcheur. Ils allĂšrent Ă Paris pour un procĂšs qui les ruinait, lorsque la fortune, qui Ă©lĂšve et qui abaisse les hommes Ă son grĂ©, les prĂ©senta Ă la femme d'un entrepreneur des hĂÂŽpitaux des armĂ©es, homme d'un grand talent, et qui pouvait se vanter d'avoir tuĂ© plus de soldats en un an que le canon n'en fait pĂ©rir en dix. Jeannot plut Ă madame; la femme de Jeannot plut Ă monsieur. Jeannot fut bientĂÂŽt de part dans l'entreprise; il entra dans d'autres affaires. DĂšs qu'on est dans le fil de l'eau, il n'y a qu'Ă se laisser aller; on fait sans peine une fortune immense. Les gredins, qui du rivage vous regardent voguer Ă pleines voiles; ouvrent des yeux Ă©tonnĂ©s; ils ne savent comment vous avez pu parvenir; ils vous envient au hasard, et font contre vous des brochures que vous ne lisez point. C'est ce qui arriva Ă Jeannot le pĂšre, qui fut bientĂÂŽt monsieur de La JeannotiĂšre, et qui ayant achetĂ© un marquisat au bout de six mois, retira de l'Ă©cole monsieur le marquis son fils, pour le mettre Ă Paris dans le beau monde. Colin, toujours tendre, Ă©crivit une lettre de compliments Ă son ancien camarade; et lui fit ces lignes pour le congratuler. Le petit marquis ne lui fit point de rĂ©ponse Colin en fut malade de douleur. Le pĂšre et la mĂšre donnĂšrent d'abord un gouverneur au jeune marquis ce gouverneur, qui Ă©tait un homme du bel air, et qui ne savait rien, ne put rien enseigner Ă son pupille. Monsieur voulait que son fils apprĂt le latin, madame ne le voulait pas. Ils prirent pour arbitre un auteur qui Ă©tait cĂ©lĂšbre alors par des ouvrages agrĂ©ables. Il fut priĂ© Ă dĂner. Le maĂtre de la maison commença par lui dire d'abord "Monsieur, comme vous savez le latin, et que vous ĂÂȘtes un homme de la cour... - Moi, monsieur, du latin! je n'en sais pas un mot, rĂ©pondit le bel esprit, et bien m'en a pris; il est clair qu'on parle beaucoup mieux sa langue quand on ne partage pas son application entre elle et les langues Ă©trangĂšres. Voyez toutes nos dames, elles ont l'esprit plus agrĂ©able que les hommes; leurs lettres sont Ă©crites avec cent fois plus de grĂÂące; elles n'ont sur nous cette supĂ©rioritĂ© que parce qu'elles ne savent pas le latin. - Eh bien! n'avais-je pas raison? dit madame. Je veux que mon fils soit un homme d'esprit, qu'il rĂ©ussisse dans le monde; et vous voyez bien que, s'il savait le latin, il serait perdu. Joue-t-on, s'il vous plaĂt, la comĂ©die et l'opĂ©ra en latin? Plaide-t-on en latin quand on a un procĂšs? Fait-on l'amour en latin?" Monsieur, Ă©bloui de ces raisons, passa condamnation, et il fut conclu que le jeune marquis ne perdrait point son temps Ă connaĂtre CicĂ©ron, Horace, et Virgile. "Mais qu'apprendra-t-il donc? car encore faut-il qu'il sache quelque chose; ne pourrait-on pas lui montrer un peu de gĂ©ographie? - A quoi cela lui servira-t-il? rĂ©pondit le gouverneur. Quand monsieur le marquis ira dans ses terres les postillons ne sauront-ils pas les chemins? ils ne l'Ă©gareront certainement pas. On n'a pas besoin d'un quart de cercle pour voyager, et on va trĂšs commodĂ©ment de Paris en Auvergne, sans qu'il soit besoin de savoir sous quelle latitude on se trouve. - Vous avez raison, rĂ©pliqua le pĂšre; mais j'ai entendu parler d'une belle science qu'on appelle, je crois, l'astronomie. - Quelle pitiĂ©! repartit le gouverneur; se conduit-on par les astres dans ce monde? et faudra-t-il que monsieur le marquis se tue Ă calculer une Ă©clipse, quand il la trouve Ă point nommĂ© dans l'almanach, qui lui enseigne de plus les fĂÂȘtes mobiles, l'ĂÂąge de la lune, et celui de toutes les princesses de l'Europe?" Madame fut entiĂšrement de l'avis du gouverneur. Le petit marquis Ă©tait au comble de la joie; le pĂšre Ă©tait trĂšs indĂ©cis. "Que faudra-t-il donc apprendre Ă mon fils? disait-il. - A ĂÂȘtre aimable, rĂ©pondit l'ami que l'on consultait; et s'il sait les moyens de plaire, il saura tout c'est un art qu'il apprendra chez madame sa mĂšre, sans que ni l'un ni l'autre se donnent la moindre peine." Madame, Ă ce discours, embrassa le gracieux ignorant, et lui dit "On voit bien, monsieur, que vous ĂÂȘtes l'homme du monde le plus savant; mon fils vous devra toute son Ă©ducation je m'imagine pourtant qu'il ne serait pas mal qu'il sĂ»t un peu d'histoire. - HĂ©las! madame, Ă quoi cela est-il bon? rĂ©pondit-il; il n'y a certainement d'agrĂ©able et d'utile que l'histoire du jour. Toutes les histoires anciennes, comme le disait un de nos beaux esprits, ne sont que des fables convenues; et pour les modernes; c'est un chaos qu'on ne peut dĂ©brouiller. Qu'importe Ă monsieur votre fils que Charlemagne ait instituĂ© les douze pairs de France, et que son successeur ait Ă©tĂ© bĂšgue? - Rien n'est mieux dit! s'Ă©cria le gouverneur on Ă©touffe l'esprit des enfants sous un amas de connaissances inutiles; mais de toutes les sciences la plus absurde, Ă mon avis, et celle qui est la plus capable d'Ă©touffer toute espĂšce de gĂ©nie, c'est la gĂ©omĂ©trie. Cette science ridicule a pour objet des surfaces, des lignes, et des points, qui n'existent pas dans la nature. On fait passer en esprit cent mille lignes courbes entre un cercle et une ligne droite qui le touche, quoique dans la rĂ©alitĂ© on n'y puisse pas passer un fĂ©tu. La gĂ©omĂ©trie, en vĂ©ritĂ©, n'est qu'une mauvaise plaisanterie." Monsieur et madame n'entendaient pas trop ce que le gouverneur voulait dire; mais ils furent entiĂšrement de son avis. "Un seigneur comme monsieur le marquis, continua-t-il, ne doit pas se dessĂ©cher le cerveau dans ces vaines Ă©tudes. Si un jour il a besoin d'un gĂ©omĂštre sublime pour lever le plan de ses terres, il les fera arpenter pour son argent. S'il veut dĂ©brouiller l'antiquitĂ© de sa noblesse, qui remonte aux temps les plus reculĂ©s, il enverra chercher un bĂ©nĂ©dictin. Il en est de mĂÂȘme de tous les arts. Un jeune seigneur heureusement nĂ© n'est ni peintre, ni musicien, ni architecte, ni sculpteur; mais il fait fleurir tous ces arts en les encourageant par sa magnificence. Il vaut sans doute mieux les protĂ©ger que de les exercer; il suffit que monsieur le marquis ait du goĂ»t; c'est aux artistes Ă travailler pour lui; et c'est en quoi on a trĂšs grande raison de dire que les gens de qualitĂ© j'entends ceux qui sont trĂšs riches savent tout sans avoir rien appris, parce qu'en effet ils savent Ă la longue juger de toutes les choses qu'ils commandent et qu'ils payent". L'aimable ignorant prit alors la parole, et dit "Vous avez trĂšs bien remarquĂ©, madame, que la grande fin de l'homme est de rĂ©ussir dans la sociĂ©tĂ©. De bonne foi, est-ce par les sciences qu'on obtient ce succĂšs? S'est-on jamais avisĂ© dans la bonne compagnie de parler de gĂ©omĂ©trie? Demande-t-on jamais Ă un honnĂÂȘte homme quel astre se lĂšve aujourd'hui avec le soleil? S'informe-t-on Ă souper si Clodion le Chevelu passa le Rhin? - Non, sans doute, s'Ă©cria la marquise de La JeannotiĂšre, que ses charmes avaient initiĂ©e quelquefois dans le beau monde; et monsieur mon fils ne doit point Ă©teindre son gĂ©nie par l'Ă©tude de tous ces fatras, mais enfin que lui apprendra-t-on? Car il est bon qu'un jeune seigneur puisse briller dans l'occasion, comme dit monsieur mon mari. Je me souviens d'avoir ouĂÂŻ dire Ă un abbĂ© que la plus agrĂ©able des sciences Ă©tait une chose dont j'ai oubliĂ© le nom, mais qui commence par un B. - Par un B, madame? ne serait-ce point la botanique? - Non, ce n'Ă©tait point de botanique qu'il me parlait; elle commençait, vous dis-je, par un B, et finissait par un on. - Ah! j'entends, madame; c'est le blason c'est, Ă la vĂ©ritĂ©, une science fort profonde; mais elle n'est plus Ă la mode depuis qu'on a perdu l'habitude de faire peindre ses armes aux portiĂšres de son carrosse; c'Ă©tait la chose du monde la plus utile dans un Etat bien policĂ©. D'ailleurs, cette Ă©tude serait infinie il n'y a point aujourd'hui de barbier qui n'ait ses armoiries; et vous savez que tout ce qui devient commun est peu fĂÂȘtĂ©." Enfin, aprĂšs avoir examinĂ© le fort et le faible des sciences, il fut dĂ©cidĂ© que monsieur le marquis apprendrait Ă danser. La nature, qui fait tout, lui avait donnĂ© un talent qui se dĂ©veloppa bientĂÂŽt avec un succĂšs prodigieux c'Ă©tait de chanter agrĂ©ablement des vaudevilles. Les grĂÂąces de la jeunesse, jointes Ă ce don supĂ©rieur, le firent regarder comme le jeune homme de la plus grande espĂ©rance. Il fut aimĂ© des femmes; et ayant la tĂÂȘte toute pleine de chansons, il en fit pour ses maĂtresses. Il pillait Bacchus et l'Amour dans un vaudeville, la nuit et le jour dans un autre, les charmes et les alarmes dans un troisiĂšme; mais, comme il y avait toujours dans ses vers quelques pieds de plus ou de moins qu'il ne fallait, il les faisait corriger moyennant vingt louis d'or par chanson; et il fut mis dans L'AnnĂ©e littĂ©raire au rang des La Fare, des Chaulieu, des Hamilton, des Sarrasin et des Voiture. Madame la marquise crut alors ĂÂȘtre la mĂšre d'un bel esprit, et donna Ă souper aux beaux esprits de Paris. La tĂÂȘte du jeune homme fut bientĂÂŽt renversĂ©e; il acquit l'art de parler sans s'entendre, et se perfectionna dans l'habitude de n'ĂÂȘtre propre Ă rien. Quand son pĂšre le vit si Ă©loquent, il regretta vivement de ne lui avoir pas fait apprendre le latin, car il lui aurait achetĂ© une grande charge dans la robe. La mĂšre, qui avait des sentiments plus nobles, se chargea de solliciter un rĂ©giment pour son fils; et en attendant il fit l'amour. L'amour est quelquefois plus cher qu'un rĂ©giment. Il dĂ©pensa beaucoup, pendant que ses parents s'Ă©puisaient encore davantage Ă vivre en grands seigneurs. Une jeune veuve de qualitĂ©, leur voisine, qui n'avait qu'une fortune mĂ©diocre, voulut bien se rĂ©soudre Ă mettre en sĂ»retĂ© les grands biens de monsieur et de madame de La JeannotiĂšre, en se les appropriant, et en Ă©pousant le jeune marquis. Elle l'attira chez elle, se laissa aimer, lui fit entrevoir qu'il ne lui Ă©tait pas indiffĂ©rent, le conduisit par degrĂ©s, l'enchanta, le subjugua sans peine. Elle lui donnait tantĂÂŽt des Ă©loges, tantĂÂŽt des conseils; elle devint la meilleure amie du pĂšre et de la mĂšre. Une vieille voisine proposa le mariage; les parents, Ă©blouis de la splendeur de cette alliance, acceptĂšrent avec joie la proposition ils donnĂšrent leur fils unique Ă leur amie intime. Le jeune marquis allait Ă©pouser une femme qu'il adorait et dont il Ă©tait aimĂ©; les amis de la maison les fĂ©licitaient; on allait rĂ©diger les articles, en travaillant aux habits de noce et Ă l'Ă©pithalame. Il Ă©tait, un matin, aux genoux de la charmante Ă©pouse que l'amour, l'estime, et l'amitiĂ©, allaient lui donner; ils goĂ»taient, dans une conversation tendre et animĂ©e, les prĂ©mices de leur bonheur; ils s'arrangeaient pour mener une vie dĂ©licieuse, lorsqu'un valet de chambre de madame la mĂšre arrive tout effarĂ©. "Voici bien d'autres nouvelles, dit-il; des huissiers dĂ©mĂ©nagent la maison de monsieur et de madame; tout est saisi par des crĂ©anciers; on parle de prise de corps, et je vais faire mes diligences pour ĂÂȘtre payĂ© de mes gages. - Voyons un peu, dit le marquis, que c'est que ça, ce que c'est que cette aventure-lĂ . - Oui, dit la veuve, allez punir ces coquins-lĂ , allez vite." Il y court, il arrive Ă la maison; son pĂšre Ă©tait dĂ©jĂ emprisonnĂ© tous les domestiques avaient fui chacun de leur cĂÂŽtĂ©, en emportant tout ce qu'ils avaient pu. Sa mĂšre Ă©tait seule, sans secours, sans consolation, noyĂ©e dans les larmes; il ne lui restait rien que le souvenir de sa fortune, de sa beautĂ©, de ses fautes et de ses folles dĂ©penses. AprĂšs que le fils eut longtemps pleurĂ© avec la mĂšre, il lui dit enfin "Ne nous dĂ©sespĂ©rons pas; cette jeune veuve m'aime Ă©perdument; elle est plus gĂ©nĂ©reuse encore que riche, je rĂ©ponds d'elle; je vole Ă elle, et je vais vous l'amener." Il retourne donc chez sa maĂtresse, il la trouve tĂÂȘte Ă tĂÂȘte avec un jeune officier fort aimable. "Quoi! c'est vous, monsieur de La JeannotiĂšre; que venez-vous faire ici? abandonne-t-on ainsi sa mĂšre? Allez chez cette pauvre femme, et dites-lui que je lui veux toujours du bien j'ai besoin d'une femme de chambre, et je lui donnerai la prĂ©fĂ©rence. - Mon garçon, tu me parais assez bien tournĂ©, lui dit l'officier; si tu veux entrer dans ma compagnie je te donnerai un bon engagement." Le marquis stupĂ©fait, la rage dans le coeur, alla chercher son ancien gouverneur, dĂ©posa ses douleurs dans son sein, et lui demanda des conseils. Celui-ci lui proposa de se faire, comme lui, gouverneur d'enfants. "HĂ©las! je ne sais rien, vous ne m'avez rien appris, et vous ĂÂȘtes la premiĂšre cause de mon malheur"; et il sanglotait en lui parlant ainsi. "Faites des romans, lui dit un bel esprit qui Ă©tait lĂ ; c'est une excellente ressource Ă Paris." Le jeune homme, plus dĂ©sespĂ©rĂ© que jamais, courut chez le confesseur de sa mĂšre c'Ă©tait un thĂ©atin trĂšs accrĂ©ditĂ©, qui ne dirigeait que les femmes de la premiĂšre considĂ©ration; dĂšs qu'il le vit, il se prĂ©cipita vers lui. "Eh! mon Dieu! monsieur le marquis, oĂÂč est votre carrosse? comment se porte la respectable madame la marquise votre mĂšre?" Le pauvre malheureux lui conta le dĂ©sastre de sa famille. A mesure qu'il s'expliquait, le thĂ©atin prenait un mine plus grave, plus indiffĂ©rente, plus imposante "Mon fils, voilĂ oĂÂč Dieu vous voulait; les richesses ne servent qu'Ă corrompre le coeur; Dieu a donc fait la grĂÂące Ă votre mĂšre de la rĂ©duire Ă la mendicitĂ©? - Oui monsieur. - Tant mieux, elle est sĂ»re de son salut. - Mais, mon pĂšre, en attendant, n'y aurait-il pas moyen d'obtenir quelque secours dans ce monde? - Adieu, mon fils; il y a une dame de la cour qui m'attend." Le marquis fut prĂÂȘt Ă s'Ă©vanouir; il fut traitĂ© Ă peu prĂšs de mĂÂȘme tous par ses amis, et apprit mieux Ă connaĂtre le monde dans une demi-journĂ©e que dans tout le reste de sa vie. Comme il Ă©tait plongĂ© dans l'accablement du dĂ©sespoir, il vit avancer une chaise roulante Ă l'antique, espĂšce de tombereau couvert, accompagnĂ© de rideaux de cuir, suivi de quatre charrettes Ă©normes toutes chargĂ©es. Il y avait dans la chaise un jeune homme grossiĂšrement vĂÂȘtu; c'Ă©tait un visage rond et frais qui respirait la douceur et la gaietĂ©. Sa petite femme brune et assez grossiĂšrement agrĂ©able Ă©tait cahotĂ©e Ă cĂÂŽtĂ© de lui. La voiture n'allait pas comme le char d'un petit-maĂtre le voyageur eut tout le temps de contempler le marquis immobile, abĂmĂ© dans sa douleur. "Eh! mon Dieu! s'Ă©cria-t-il, je crois que c'est lĂ Jeannot." A ce nom, le marquis lĂšve les yeux, la voiture s'arrĂÂȘte "C'est Jeannot lui-mĂÂȘme, c'est Jeannot." Le petit homme rebondi ne fait qu'un saut, et court embrasser son ancien camarade. Jeannot reconnut Colin; la honte et les pleurs couvrirent son visage. "Tu m'as abandonnĂ©, dit Colin; mais tu as beau ĂÂȘtre grand seigneur, je t'aimerai toujours." Jeannot, confus et attendri; lui conta en sanglotant une partie de son histoire. "Viens dans l'hĂÂŽtellerie oĂÂč je loge me conter le reste, lui dit Colin; embrasse ma petite femme, et allons dĂner ensemble." Ils vont tous trois Ă pied, suivis du bagage. "Qu'est-ce donc que tout cet attirail? vous appartient-il? - Oui, tout est Ă moi et Ă ma femme. Nous arrivons du pays; je suis Ă la tĂÂȘte d'une bonne manufacture de fer Ă©tamĂ© et de cuivre. J'ai Ă©pousĂ© la fille d'un riche nĂ©gociant en ustensiles nĂ©cessaires aux grands et aux petits; nous travaillons beaucoup; Dieu nous bĂ©nit; nous n'avons point changĂ© d'Ă©tat; nous sommes heureux, nous aiderons notre ami Jeannot. Ne sois plus marquis; toutes les grandeurs de ce monde ne valent pas un bon ami. Tu reviendras avec moi au pays, je t'apprendrai le mĂ©tier, il n'est pas bien difficile; je te mettrai de part, et nous vivrons gaiement dans le coin de terre oĂÂč nous sommes nĂ©s." Jeannot, Ă©perdu, se sentait partagĂ© entre la douleur et la joie, la tendresse et la honte; et il se disait tout bas "Tous mes amis du bel air m'ont trahi, et Colin, que j'ai mĂ©prisĂ©, vient seul Ă mon secours. Quelle instruction!" La bontĂ© d'ĂÂąme de Colin dĂ©veloppa dans le coeur de Jeannot le germe du bon naturel, que le monde n'avait pas encore Ă©touffĂ©. Il sentit qu'il ne pouvait abandonner son pĂšre et sa mĂšre. "Nous aurons soin de ta mĂšre, dit Colin; et quant Ă ton bonhomme de pĂšre, qui est en prison, j'entends un peu les affaires; ses crĂ©anciers, voyant qu'il n'a plus rien, s'accommoderont pour peu de chose; je me charge de tout." Colin fit tant qu'il tira le pĂšre de prison. Jeannot retourna dans sa patrie avec ses parents, qui reprirent leur premiĂšre profession. Il Ă©pousa une soeur de Colin, laquelle, Ă©tant de mĂÂȘme humeur que le frĂšre, le rendit trĂšs heureux. Et Jeannot le pĂšre, et Jeannotte la mĂšre, et Jeannot le fils, virent que le bonheur n'est pas dans la vanitĂ©. Pot-pourri I BriochĂ© fut le pĂšre de Polichinelle, non pas son propre pĂšre, mais pĂšre de gĂ©nie. Le pĂšre de BriochĂ© Ă©tait Guillot Gorju, qui fut fils de Gilles, qui fut fils de Gros-RenĂ©, qui tirait son origine du Prince des sots et de la MĂšre sotte c'est ainsi que l'Ă©crit l'auteur de l'Almanach de la Foire. Monsieur Parfaict, Ă©crivain non moins digne de foi, donne pour pĂšre Ă BriochĂ© Tabarin, Ă Tabarin Gros-Guillaume, Ă Gros-Guillaume Jean Boudin, mais en remontant toujours au Prince des sots. Si ces deux historiens se contredisent, c'est une preuve de la vĂ©ritĂ© du fait pour le pĂšre Daniel, qui les concilie avec une merveilleuse sagacitĂ©, et qui dĂ©truit par lĂ le pyrrhonisme de l'histoire. II Comme je finissais ce premier paragraphe des cahiers de Merri Hissing dans mon cabinet, dont la fenĂÂȘtre donne sur la rue St-Antoine, j'ai vu passer les syndics des apothicaires, qui allaient saisir des drogues et du vert-de-gris que les jĂ©suites de la rue St-Antoine vendaient en contrebande; mon voisin monsieur Husson, qui est une bonne tĂÂȘte, est venu chez moi, et m'a dit "Mon ami, vous riez de voir les jĂ©suites vilipendĂ©s; vous ĂÂȘtes bien aise de savoir qu'ils sont convaincus d'un parricide au Portugal, et d'une rĂ©bellion au Paraguay; le cri public qui s'Ă©lĂšve en France contre eux, la haine qu'on leur porte, les opprobres multipliĂ©s dont ils sont couverts, semblent ĂÂȘtre pour vous une consolation; mais sachez que, s'ils sont perdus comme tous les honnĂÂȘtes gens le dĂ©sirent, vous n'y gagnerez rien vous serez accablĂ© par la faction des jansĂ©nistes. Ce sont des enthousiastes fĂ©roces, des ĂÂąmes de bronze, pires que les presbytĂ©riens qui renversĂšrent le trĂÂŽne de Charles Ier. Songez que les fanatiques sont plus dangereux que les fripons. On ne peut jamais faire entendre raison Ă un Ă©nergumĂšne; les fripons l'entendent." Je disputai longtemps contre monsieur Husson; je lui dis enfin "Monsieur, consolez-vous; peut-ĂÂȘtre que les jansĂ©nistes seront un jour aussi adroits que les jĂ©suites." Je tĂÂąchai de l'adoucir; mais c'est une tĂÂȘte de fer qu'on ne fait jamais changer de sentiment. III BriochĂ©, voyant que Polichinelle Ă©tait bossu par-devant et par-derriĂšre, lui voulut apprendre Ă lire et Ă Ă©crire. Polichinelle, au bout de deux ans, Ă©pela assez passablement; mais il ne put jamais parvenir Ă se servir d'une plume. Un des Ă©crivains de sa vie remarque qu'il essaya un jour d'Ă©crire son nom, mais que personne ne put le lire. BriochĂ© Ă©tait fort pauvre; sa femme et lui n'avaient pas de quoi nourrir Polichinelle, encore moins de quoi lui faire apprendre un mĂ©tier. Polichinelle leur dit "Mon pĂšre et ma mĂšre, je suis bossu, et j'ai de la mĂ©moire; trois ou quatre de mes amis et moi, nous pouvons Ă©tablir de marionnettes je gagnerai quelque argent; les hommes ont toujours aimĂ© les marionnettes; il y a quelquefois de la perte Ă en vendre de nouvelles, mais aussi il y a de grands profits." Monsieur et madame BriochĂ© admirĂšrent le bon sens du jeune homme; la troupe se forma, et elle alla Ă©tablir ses petits trĂ©teaux dans une bourgade suisse, sur le chemin d'Appenzel Ă Milan. C'Ă©tait justement dans ce village que des charlatans d'OrviĂšte avaient Ă©tabli le magasin de leur orviĂ©tan. Ils s'aperçurent qu'insensiblement la canaille allait aux marionnettes, et qu'ils vendaient dans le pays la moitiĂ© moins de savonnettes et d'onguent pour la brĂ»lure. Ils accusĂšrent Polichinelle de plusieurs mauvais dĂ©portements, et portĂšrent leurs plaintes devant le magistrat. La requĂÂȘte disait que c'Ă©tait un ivrogne dangereux; qu'un jour il avait donnĂ© cent coups de pied dans le ventre, en plein marchĂ©, Ă des paysans qui vendaient des nĂšfles. On prĂ©tendit aussi qu'il avait molestĂ© un marchand de coqs d'Inde; enfin ils l'accusĂšrent d'ĂÂȘtre sorcier. Monsieur Parfaict, dans son Histoire du ThĂ©ĂÂątre, prĂ©tend qu'il fut avalĂ© par un crapaud; mais le pĂšre Daniel pense, ou du moins parle autrement. On ne sait pas ce que devint BriochĂ©. Comme il n'Ă©tait que le pĂšre putatif de Polichinelle, l'historien n'a pas jugĂ© Ă propos de nous dire de ses nouvelles. IV Feu monsieur Du Marsais assurait que le plus grand des abus Ă©tait la vĂ©nalitĂ© des charges. "C'est un grand malheur pour l'Etat, disait-il, qu'un homme de mĂ©rite, sans fortune, ne puisse parvenir Ă rien. Que de talents enterrĂ©s, et que de sots en place! Quelle dĂ©testable politique d'avoir Ă©teint l'Ă©mulation!" Monsieur Du Marsais, sans y penser, plaidait sa propre cause il a Ă©tĂ© rĂ©duit Ă enseigner le latin, et il aurait rendu de grands services Ă l'Etat s'il avait Ă©tĂ© employĂ©. Je connais des barbouilleurs de papier qui eussent enrichi une province, s'ils avaient Ă©tĂ© Ă la place de ceux qui l'ont volĂ©e. Mais, pour avoir cette place, il faut ĂÂȘtre fils d'un riche qui vous laisse de quoi acheter une charge, un office, et ce qu'on appelle une dignitĂ©. Du Marsais assurait qu'un Montaigne, un Charron, un Descartes, un Gassendi, un Bayle, n'eussent jamais condamnĂ© aux galĂšres des Ă©coliers soutenant thĂšse contre la philosophie d'Aristote, ni n'auraient fait brĂ»ler le curĂ© Urbain Grandier, le curĂ© GaufrĂ©di, et qu'ils n'eussent point, etc., etc. V Il n'y a pas longtemps que le chevalier Roginante, gentilhomme ferrarois, qui voulait faire une collection de tableaux de l'Ă©cole flamande, alla faire des emplettes dans Amsterdam. Il marchanda un assez beau Christ chez le sieur Vandergru. "Est-il possible, dit le Ferrarois au Batave, que vous qui n'ĂÂȘtes pas chrĂ©tien car vous ĂÂȘtes Hollandais vous ayez chez vous un JĂ©sus? - Je suis chrĂ©tien et catholique", rĂ©pondit monsieur Vandergru, sans se fĂÂącher; et il vendit son tableau assez cher. "Vous croyez donc JĂ©sus-Christ Dieu? lui dit Roginante. - AssurĂ©ment", dit Vandergru. Un autre curieux logeait Ă la porte attenant, c'Ă©tait un socinien; il lui vendit une Sainte Famille. "Que pensez-vous de l'enfant? dit le Ferrarois. - Je pense, rĂ©pondit l'autre, que ce fut la crĂ©ature la plus parfaite que Dieu ait mise sur la terre." De lĂ le Ferrarois alla chez MoĂÂŻse Mansebo, qui n'avait que de beaux paysages; et point de Sainte Famille. Roginante lui demanda pourquoi on ne trouvait pas chez lui de pareils sujets. "C'est, dit-il, que nous avons cette famille en exĂ©cration." Roginante passa chez un fameux anabaptiste, qui avait les plus jolis enfants du monde; il leur demanda dans quelle Ă©glise ils avaient Ă©tĂ© baptisĂ©s. "Fi donc! monsieur, lui dirent les enfants; grĂÂąces Ă Dieu, nous ne sommes point encore baptisĂ©s." Roginante n'Ă©tait pas au milieu de la rue qu'il avait dĂ©jĂ vu une douzaine de sectes entiĂšrement opposĂ©es les unes aux autres. Son compagnon de voyage, monsieur Sacrito, lui dit "Enfuyons-nous vite, voilĂ l'heure de la bourse; tous ces gens-ci vont s'Ă©gorger sans doute, selon l'antique usage, puisqu'ils pensent tous diversement; et la populace nous assommera, pour ĂÂȘtre sujets du pape." Ils furent bien Ă©tonnĂ©s quand ils virent toutes ces bonnes gens-lĂ sortir de leurs maisons avec leurs commis, se saluer civilement, et aller Ă la bourse de compagnie. Il y avait ce jour-lĂ , de compte fait, cinquante-trois religions sur la place, en comptant les ArmĂ©niens et les jansĂ©nistes. On fit pour cinquante-trois millions d'affaires le plus paisiblement du monde, et le Ferrarois retourna dans son pays, oĂÂč il trouva plus d'Agnus Dei que de lettres de change. On voit tous les jours la mĂÂȘme scĂšne Ă Londres, Ă Hambourg, Ă Dantzig, Ă Venise mĂÂȘme, etc. Mais ce que j'ai vu de plus Ă©difiant, c'est Ă Constantinople. J'eus l'honneur d'assister, il y a cinquante ans, Ă l'installation d'un patriarche grec par le sultan Achmet III, dont Dieu veuille avoir l'ĂÂąme. Il donna Ă ce prĂÂȘtre chrĂ©tien l'anneau, et le bĂÂąton fait en forme de bĂ©quille. Il y eut ensuite une procession de chrĂ©tiens dans la rue ClĂ©obule; deux janissaires marchĂšrent Ă la tĂÂȘte de la procession. J'eus le plaisir de communier publiquement dans l'Ă©glise patriarcale, et il ne tint qu'Ă moi d'obtenir un canonicat. J'avoue qu'Ă mon retour Ă Marseille je fus fort Ă©tonnĂ© de ne point y trouver de mosquĂ©e. J'en marquai ma surprise Ă monsieur l'intendant et Ă monsieur l'Ă©vĂÂȘque. Je leur dis que cela Ă©tait fort incivil, et que si les chrĂ©tiens avaient des Ă©glises chez les musulmans on pouvait au moins faire aux Turcs la galanterie de quelques chapelles. Ils me promirent tous deux qu'ils en Ă©criraient en cour; mais l'affaire en demeure lĂ , Ă cause de la constitution Unigenitus. O mes frĂšres les jĂ©suites! vous n'avez pas Ă©tĂ© tolĂ©rants, et on ne l'est pas pour vous. Consolez-vous; d'autres Ă leur tour deviendront persĂ©cuteurs, et Ă leur tour ils seront abhorrĂ©s. VI Je contais ces choses, il y a quelques jours Ă monsieur de Boucacous, Languedocien trĂšs chaud et huguenot trĂšs zĂ©lĂ©. "Cavalisque! me dit-il, on nous traite donc en France comme les Turcs; on leur refuse des mosquĂ©es, et on ne nous accorde point de temples! - Pour des mosquĂ©es, lui dis-je, les Turcs ne nous en ont encore point demandĂ©, et j'ose me flatter qu'ils en obtiendront quand ils voudront, parce qu'ils sont nos bons alliĂ©s; mais je doute fort qu'on rĂ©tablisse vos temples, malgrĂ© toute la politesse dont nous nous piquons la raison en est que vous ĂÂȘtes un peu nos ennemis. - Vos ennemis! s'Ă©cria monsieur de Boucacous, nous qui sommes les plus ardents serviteurs du roi! - Vous ĂÂȘtes fort ardents, lui rĂ©pliquai-je, et si ardents que vous avez fait neuf guerres civiles, sans compter les massacres des CĂ©vennes. - Mais, dit-il, si nous avons fait des guerres civiles, c'est que vous nous cuisiez en place publique; on se lasse Ă la longue d'ĂÂȘtre brĂ»lĂ©, il n'y a patience de saint qui puisse y tenir qu'on nous laisse en repos, et je vous jure que nous serons des sujets trĂšs fidĂšles. - C'est prĂ©cisĂ©ment ce qu'on fait, lui dis-je; on ferme les yeux sur vous, on vous laisse faire votre commerce, vous avez une libertĂ© assez honnĂÂȘte. - VoilĂ une plaisante libertĂ©! dit monsieur de Boucacous; nous ne pouvons nous assembler en pleine campagne quatre ou cinq mille seulement, avec des psaumes Ă quatre parties, que sur-le-champ il ne vienne un rĂ©giment de dragons qui nous fait rentrer chacun chez nous. Est-ce lĂ vivre? est-ce lĂ ĂÂȘtre libre?" Alors je lui parlai ainsi "Il n'y a aucun pays dans le monde oĂÂč l'on puisse s'attrouper sans l'ordre du souverain; tout attroupement est contre les lois. Servez Dieu Ă votre mode dans vos maisons; n'Ă©tourdissez personne par des hurlements que vous appelez musique. Pensez-vous que Dieu soit bien content de vous quand vous chantez ses commandements sur l'air de RĂ©veillez-vous, belle endormie et quand vous dites avec les Juifs, en parlant d'un peuple voisin Heureux qui doit te dĂ©truire Ă jamais! Qui, t'arrachant les enfants des mamelles, Ecrasera leurs tĂÂȘtes infidĂšles! Dieu veut-il absolument qu'on Ă©crase les cervelles des petits enfants? Cela est-il humain? De plus, Dieu aime-t-il tant les mauvais vers et la mauvaise musique?" Monsieur de Boucacous m'interrompit, et me demanda si le latin de cuisine de nos psaumes valait mieux. "Non, sans doute, lui dis-je; je conviens mĂÂȘme qu'il y a un peu de stĂ©rilitĂ© d'imagination Ă ne prier Dieu que dans une traduction trĂšs vicieuse de vieux cantiques d'un peuple que nous abhorrons; nous sommes tous juifs Ă vĂÂȘpres, comme nous sommes tous paĂÂŻens Ă l'OpĂ©ra. Ce qui me dĂ©plaĂt seulement, c'est que les MĂ©tamorphoses d'Ovide sont, par la malice du dĂ©mon, bien mieux Ă©crites, et plus agrĂ©ables que les cantiques juifs car il faut avouer que cette montagne de Sion, et ces gueules de basilic, et ces collines, qui sautent comme des bĂ©liers, et toutes ces rĂ©pĂ©titions fastidieuses, ne valent ni la poĂ©sie grecque, ni la latine, ni la française. Le froid petit Racine a beau faire, cet enfant dĂ©naturĂ© n'empĂÂȘchera pas profanement parlant que son pĂšre ne soit un meilleur poĂšte que David. Mais enfin, nous sommes la religion dominante chez nous; il ne vous est pas permis de vous attrouper en Angleterre pourquoi voudriez-vous avoir cette libertĂ© en France? Faites ce qu'il vous plaira dans vos maisons, et j'ai parole de monsieur le gouverneur et de monsieur l'intendant qu'en Ă©tant sages vous serez tranquilles l'imprudence seule fit et fera les persĂ©cutions. Je trouve trĂšs mauvais que vos mariages, l'Ă©tat de vos enfants, le droit d'hĂ©ritage, souffrent la moindre difficultĂ©. Il n'est pas juste de vous saigner et de vous purger parce que vos pĂšres ont Ă©tĂ© malades; mais que voulez-vous? ce monde est un grand Bedlam, oĂÂč des fous enchaĂnent d'autres fous." VII Les compagnons de Polichinelle rĂ©duits Ă la mendicitĂ©, qui Ă©tait leur Ă©tat naturel, s'associĂšrent avec quelques bohĂšmes, et coururent de village en village. Ils arrivĂšrent dans une petite ville, et logĂšrent dans un quatriĂšme Ă©tage, oĂÂč ils se mirent Ă composer des drogues dont la vente les aida quelque temps Ă subsister. Ils guĂ©rirent mĂÂȘme de la gale l'Ă©pagneul d'une dame de considĂ©ration; les voisins criĂšrent au prodige, mais malgrĂ© toute leur industrie la troupe ne fit pas fortune. Ils se lamentaient de leur obscuritĂ© et de leur misĂšre, lorsqu'un jour ils entendirent un bruit sur leur tĂÂȘte, comme celui d'une brouette qu'on roule sur le plancher. Ils montĂšrent au cinquiĂšme Ă©tage, et y trouvĂšrent un petit homme qui faisait des marionnettes pour son compte; il s'appelait le sieur Bienfait; il avait tout juste le gĂ©nie qu'il fallait pour son art. On n'entendait pas un mot de ce qu'il disait; mais il avait un galimatias fort convenable, et il ne faisait pas mal ses bamboches. Un compagnon, qui excellait aussi en galimatias, lui parla ainsi Nous croyons que vous ĂÂȘtes destinĂ© Ă relever nos marionnettes, car nous avons lu dans Nostradamus ces propres paroles Nelle chi li po rate icsus res fait en bi, lesquelles prises Ă rebours font Ă©videmment Bienfait ressuscitera Polichinelle. Le nĂÂŽtre a Ă©tĂ© avalĂ© par un crapaud; mais nous avons retrouvĂ© son chapeau, sa bosse, et sa pratique. Vous fournirez le fil d'archal. Je crois d'ailleurs qu'il vous sera aisĂ© de lui faire une moustache toute semblable Ă celle qu'il avait, et quand nous serons unis ensemble, il est Ă croire que nous aurons beaucoup de succĂšs. Nous ferons valoir Polichinelle par Nostradamus, et Nostradamus par Polichinelle. Le sieur Bienfait accepta la proposition. On lui demanda ce qu'il voulait pour sa peine. "Je veux, dit-il, beaucoup d'honneurs et beaucoup d'argent. - Nous n'avons rien de cela, dit l'orateur de la troupe; mais avec le temps on a de tout." Le sieur Bienfait se lia donc avec les bohĂšmes, et tous ensemble allĂšrent Ă Milan Ă©tablir leur thĂ©ĂÂątre, sous la protection de madame Carminetta. On afficha que le mĂÂȘme Polichinelle, qui avait Ă©tĂ© mangĂ© par un crapaud du village du canton d'Appenzel, reparaĂtrait sur le thĂ©ĂÂątre de Milan, et qu'il danserait avec madame Gigogne. Tous les vendeurs d'orviĂ©tan eurent beau s'y opposer, le sieur Bienfait, qui avait aussi le secret de l'orviĂ©tan, soutint que le sien Ă©tait le meilleur il en vendit beaucoup aux femmes, qui Ă©taient folles de Polichinelle, et il devint si riche qu'il se mit Ă la tĂÂȘte de la troupe. DĂšs qu'il eut ce qu'il voulait et que tout le monde veut, des honneurs et du bien, il fut trĂšs ingrat envers madame Carminetta. Il acheta une belle maison vis-Ă -vis de celle de sa bienfaitrice, et il trouva le secret de la faire payer par ses associĂ©s. On ne le vit plus faire sa cour Ă madame Carminetta; au contraire, il voulut qu'elle vĂnt dĂ©jeuner chez lui, et un jour qu'elle daigna y venir il lui fit fermer la porte au nez, etc. VIII N'ayant rien entendu au prĂ©cĂ©dent chapitre de Merri Hissing, je me transportai chez mon ami monsieur Husson, pour lui en demander l'explication. Il me dit que c'Ă©tait une profonde allĂ©gorie sur le pĂšre La Valette, marchand banqueroutier d'AmĂ©rique, mais que d'ailleurs il y avait longtemps qu'il ne s'embarrassait plus de ces sottises, qu'il n'allait jamais aux marionnettes; qu'on jouait ce jour-lĂ Polyeucte, et qu'il voulait l'entendre. Je l'accompagnai Ă la comĂ©die. Monsieur Husson, pendant le premier acte, branlait toujours la tĂÂȘte. Je lui demandai dans l'entr'acte pourquoi sa tĂÂȘte branlait tant. "J'avoue, dit-il, que je suis indignĂ© contre ce sot. Polyeucte et contre cet impudent NĂ©arque. Que diriez-vous d'un gendre de monsieur le gouverneur de Paris, qui serait huguenot et qui, accompagnant son beau-pĂšre le jour de PĂÂąques Ă Notre-Dame, irait mettre en piĂšces le ciboire et le calice, et donner des coups de pied dans le ventre Ă monsieur l'archevĂÂȘque et aux chanoines? Serait-il bien justifiĂ©, en nous disant que nous sommes des idolĂÂątres; qu'il l'a entendu dire au sieur Lubolier, prĂ©dicant d'Amsterdam, et au sieur MorfyĂ©, compilateur Ă Berlin, auteur de la BibliothĂšque germanique, qui le tenait du prĂ©dicant Urieju? C'est lĂ le fidĂšle portrait de la conduite de Polyeucte. Peut-on s'intĂ©resser Ă ce plat fanatique, sĂ©duit par le fanatique NĂ©arque?" Monsieur Husson me disait ainsi son avis amicalement dans les entr'actes. Il se mit Ă rire quand il vit Polyeucte rĂ©signer sa femme Ă son rival; et il la trouva un peu bourgeoise quand elle dit Ă son amant qu'elle va dans sa chambre, au lieu d'aller avec lui Ă l'Ă©glise Adieu, trop vertueux objet, et trop charmant; Adieu, trop gĂ©nĂ©reux et trop parfait amant; Je vais seule en ma chambre enfermer mes regrets. Mais il admira la scĂšne oĂÂč elle demande Ă son amant la grĂÂące de son mari. "Il y a lĂ , dit-il, un gouverneur d'ArmĂ©nie qui est bien le plus lĂÂąche, le plus bas des hommes; ce pĂšre de Pauline avoue mĂÂȘme qu'il a les sentiments d'un coquin Polyeucte est ici l'appui de ma famille; Mais si par son trĂ©pas l'autre Ă©pousait ma fille, J'acquerrais bien par lĂ de plus puissants appuis, Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis. "Un procureur au ChĂÂątelet ne pourrait guĂšre ni penser ni s'exprimer autrement. Il y a de bonnes ĂÂąmes qui avalent tout cela; je ne suis pas du nombre. Si ces pauvretĂ©s peuvent entrer dans une tragĂ©die du pays des Gaules, il faut brĂ»ler l'Oedipe des Grecs." Monsieur Husson est un rude homme. J'ai fait ce que j'ai pu pour l'adoucir; mais je n'ai pu en venir Ă bout. Il a persistĂ© dans son avis, et moi dans le mien. IX Nous avons laissĂ© le sieur Bienfait fort riche et fort insolent. Il fit tant par ses menĂ©es qu'il fut reconnu pour entrepreneur d'un grand nombre de marionnettes. DĂšs qu'il fut revĂÂȘtu de cette dignitĂ©, il fit promener Polichinelle dans toutes les villes, et afficha que tout le monde serait tenu de l'appeler Monsieur, sans quoi il ne jouerait point. C'est de lĂ que, dans toutes les reprĂ©sentations des marionnettes, il ne rĂ©pond jamais Ă son compĂšre que quand le compĂšre l'appelle "M. Polichinelle". Peu Ă peu Polichinelle devint si important qu'on ne donna plus aucun spectacle sans lui payer une rĂ©tribution, comme les OpĂ©ras des provinces en payent une Ă l'OpĂ©ra de Paris. Un jour, un de ses domestiques, receveur des billets et ouvreur de loges, ayant Ă©tĂ© cassĂ© aux gages, se souleva contre Bienfait, et institua d'autres marionnettes qui dĂ©criĂšrent toutes les danses de madame Gigogne et tous les tours de passe-passe de Bienfait. Il retrancha plus de cinquante ingrĂ©dients qui entraient dans l'orviĂ©tan, composa le sien de cinq ou six drogues, et, le vendant beaucoup meilleur marchĂ©, il enleva une infinitĂ© de pratiques Ă Bienfait; ce qui excita un furieux procĂšs, et on se battit longtemps Ă la porte des marionnettes, dans le prĂ©au de la Foire. X Monsieur Husson me parlait hier de ses voyages en effet, il a passĂ© plusieurs annĂ©es dans les Echelles du Levant, il est allĂ© en Perse, il a demeurĂ© longtemps dans les Indes, et a vu toute l'Europe. "J'ai remarquĂ©, me disait-il, qu'il y a un nombre prodigieux de Juifs qui attendent le Messie, et qui se feraient empaler plutĂÂŽt que de convenir qu'il est venu. J'ai vu mille Turcs persuadĂ©s que Mahomet avait mis la moitiĂ© de la lune dans sa manche. Le petit peuple, d'un bout du monde Ă l'autre, croit fermement les choses les plus absurdes. Cependant, qu'un philosophe ait un Ă©cu Ă partager avec le plus imbĂ©cile de ces malheureux, en qui la raison humaine est si horriblement obscurcie, il est sĂ»r que s'il y a un sou Ă gagner l'imbĂ©cile l'emportera sur le philosophe. Comment des taupes, si aveugles sur le plus grand des intĂ©rĂÂȘts, sont-elles lynx sur les plus petits? Pourquoi le mĂÂȘme juif qui vous Ă©gorge le vendredi ne voudrait-il pas voler un liard le jour du sabbat? Cette contradiction de l'espĂšce humaine mĂ©rite qu'on l'examine. - N'est-ce pas, dis-je Ă monsieur Husson, que les hommes sont superstitieux par coutume, et coquins par instinct? - J'y rĂÂȘverai, me dit-il; cette idĂ©e me paraĂt assez bonne." XI Polichinelle, depuis l'aventure de l'ouvreur de loges, a essuyĂ© bien des disgrĂÂąces. Les Anglais, qui sont raisonneurs et sombres, lui ont prĂ©fĂ©rĂ© Shakespeare; mais ailleurs ses farces ont Ă©tĂ© fort en vogue, et, sans l'opĂ©ra-comique, son thĂ©ĂÂątre Ă©tait le premier des thĂ©ĂÂątres. Il a eu de grandes querelles avec Scaramouche et Arlequin, et on ne sait pas encore qui l'emportera. Mais... XII "Mais, mon cher monsieur, disais-je, comment peut-on ĂÂȘtre Ă la fois si barbare et si drĂÂŽle? Comment, dans l'histoire d'un peuple, trouve-t-on Ă la fois la Saint-BarthĂ©lemy et les Contes de La Fontaine, etc.? Est-ce l'effet du climat? Est-ce l'effet des lois? - Le genre humain, rĂ©pondit M. Husson, est capable de tout. NĂ©ron pleura quand il fallut signer l'arrĂÂȘt de mort d'un criminel, joua des farces, et assassina sa mĂšre. Les singes font des tours extrĂÂȘmement plaisants, et Ă©touffent leurs petits. Rien n'est plus doux, plus timide qu'une levrette; mais elle dĂ©chire un liĂšvre, et baigne son long museau dans son sang. - Vous devriez, lui dis-je, nous faire un beau livre qui dĂ©veloppĂÂąt toutes ces contradictions. - Ce livre est tout fait, dit-il; vous n'avez qu'Ă regarder une girouette; elle tourne tantĂÂŽt au doux souffle du zĂ©phyr, tantĂÂŽt au vent violent du nord; voilĂ l'homme." XIII Rien n'est souvent plus convenable que d'aimer sa cousine. On peut aussi aimer sa niĂšce; mais il en coĂ»te dix-huit mille livres, payables Ă Rome, pour Ă©pouser une cousine, et quatre-vingt mille francs pour coucher avec sa niĂšce en lĂ©gitime mariage. Je suppose quarante niĂšces par an, mariĂ©es avec leurs oncles, et deux cents cousins et cousines conjoints, cela fait en sacrements six millions huit cent mille livres par an, qui sortent du royaume. Ajoutez-y environ six cent mille francs pour ce qu'on appelle les annates des terres de France, que le roi de France donne Ă des Français en bĂ©nĂ©fices; joignez-y encore quelques menus frais c'est environ huit millions quatre cent mille livres que nous donnons libĂ©ralement au Saint PĂšre par an chacun. Nous exagĂ©rons peut-ĂÂȘtre un peu; mais on conviendra que si nous avons beaucoup de cousines et de niĂšces jolies, et si la mortalitĂ© se met parmi les bĂ©nĂ©ficiers, la somme peut aller au double. Le fardeau serait lourd, tandis que nous avons des vaisseaux Ă construire, des armĂ©es et des rentiers Ă payer. Je m'Ă©tonne que, dans l'Ă©norme quantitĂ© de livres dont les auteurs ont gouvernĂ© l'Etat depuis vingt ans, aucun n'ait pensĂ© Ă rĂ©former ces abus. J'ai priĂ© un docteur de Sorbonne de mes amis de me dire dans quel endroit de l'Ecriture on trouve que la France doive payer Ă Rome la somme susdite il n'a jamais pu le trouver. J'en ai parlĂ© Ă un jĂ©suite il m'a rĂ©pondu que cet impĂÂŽt fut mis par St Pierre sur les Gaules, dĂšs la premiĂšre annĂ©e qu'il vint Ă Rome; et comme je doutais que St Pierre eĂ»t fait ce voyage, il m'en a convaincu en me disant qu'on voit encore Ă Rome les clefs du paradis qu'il portait toujours Ă sa ceinture. "Il est vrai, m'a-t-il dit, que nul auteur canonique ne parle de ce voyage de Simon Barjone; mais nous avons une belle lettre de lui, datĂ©e de Babylone; or, certainement Babylone veut dire Rome; donc vous devez de l'argent au pape quand vous Ă©pousez vos cousines." J'avoue que j'ai Ă©tĂ© frappĂ© de la force de cet argument. XIV J'ai un vieux parent qui a servi le roi cinquante-deux ans. Il s'est retirĂ© dans la haute Alsace, oĂÂč il a une petite terre qu'il cultive, dans le diocĂšse de Porentru. Il voulut un jour faire donner le dernier labour Ă son champ; la saison avançait, l'ouvrage pressait. Ses valets refusĂšrent le service, et dirent pour raison que c'Ă©tait la fĂÂȘte de Ste Barbe, la sainte la plus fĂÂȘtĂ©e Ă Porentru. "Eh! mes amis, leur dit mon parent, vous avez Ă©tĂ© Ă la messe en l'honneur de Barbe, vous avez rendu Ă Barbe ce qui lui appartient; rendez-moi ce que vous me devez cultivez mon champ, au lieu d'aller au cabaret. Ste Barbe ordonne-t-elle qu'on s'enivre pour lui faire honneur, et que je manque de blĂ© cette annĂ©e?" Le maĂtre-valet lui dit "Monsieur, vous voyez bien que je serais damnĂ© si je travaillais dans un si saint jour. Ste Barbe est la plus grande sainte du paradis; elle grava le signe de la croix sur une colonne de marbre avec le bout du doigt; et du mĂÂȘme doigt, et du mĂÂȘme signe, elle fit tomber toutes les dents d'un chien qui lui avait mordu les fesses je ne travaillerai point le jour de Ste Barbe." Mon parent envoya chercher des laboureurs luthĂ©riens, et son champ fut cultivĂ©. L'Ă©vĂÂȘque de Porentru l'excommunia. Mon parent en appela comme d'abus; le procĂšs n'est pas encore jugĂ©. Personne assurĂ©ment n'est plus persuadĂ© que mon parent qu'il faut honorer les saints; mais il prĂ©tend aussi qu'il faut cultiver la terre. Je suppose en France environ cinq millions d'ouvriers, soit manoeuvres, soit artisans, qui gagnent chacun, l'un portant l'autre, vingt sous par jour, et qu'on force saintement de ne rien gagner pendant trente jours de l'annĂ©e, indĂ©pendamment des dimanches cela fait cent cinquante millions de moins dans la circulation, et cent cinquante millions de moins en main-d'oeuvre. Quelle prodigieuse supĂ©rioritĂ© ne doivent point avoir sur nous les royaumes voisins qui n'ont ni Ste Barbe, ni d'Ă©vĂÂȘque de Porentru! On rĂ©pondait Ă cette objection que les cabarets, ouverts les saints jours de fĂÂȘte, produisent beaucoup aux fermes gĂ©nĂ©rales. Mon parent en convenait; mais il prĂ©tendait que c'est un lĂ©ger dĂ©dommagement; et que d'ailleurs, si on peut travailler aprĂšs la messe, on peut aller au cabaret aprĂšs le travail. Il soutient que cette affaire est purement de police, et point du tout Ă©piscopale; il soutient qu'il vaut encore mieux labourer que de s'enivrer. J'ai bien peur qu'il ne perde son procĂšs. XV Il y a quelques annĂ©es qu'en passant par la Bourgogne avec monsieur Evrard, que vous connaissez tous, nous vĂmes un vaste palais, dont une partie commençait Ă s'Ă©lever. Je demandai Ă quel prince il appartenait. Un maçon me rĂ©pondit que c'Ă©tait Ă monseigneur l'abbĂ© de CĂteaux; que le marchĂ© avait Ă©tĂ© fait Ă dix-sept cent mille livres, mais que probablement il en coĂ»terait bien davantage. Je bĂ©nis Dieu qui avais mis son serviteur en Ă©tat d'Ă©lever un si beau monument, et de rĂ©pandre tant d'argent dans le pays. "Vous moquez-vous? dit monsieur Evrard; n'est-il pas abominable que l'oisivetĂ© soit rĂ©compensĂ©e par deux cent cinquante mille livres de rente, et que la vigilance d'un pauvre curĂ© de campagne soit punie par une portion congrue de cent Ă©cu? Cette inĂ©galitĂ© n'est-elle pas la chose du monde la plus injuste et la plus odieuse? Qu'en reviendra-t-il Ă l'Etat quand un moine sera logĂ© dans un palais de deux millions? Vingt familles de pauvres officiers, qui partageraient ces deux millions, auraient chacune un bien honnĂÂȘte, et donneraient au roi de nouveaux officiers. Les petits moines, qui sont aujourd'hui les sujets inutiles d'un de leurs moines Ă©lu par eux, deviendraient des membres de l'Etat au lieu qu'ils ne sont que des chancres qui le rongent." Je rĂ©pondis Ă monsieur Evrard "Vous allez trop loin, et trop vite; ce que vous dites arrivera certainement dans deux ou trois cents ans; ayez patience. - Et c'est prĂ©cisĂ©ment, rĂ©pondit-il, parce que la chose n'arrivera que dans deux ou trois siĂšcles que je perds toute patience; je suis las de tous les abus que je vois il me semble que je marche dans les dĂ©serts de la Lybie, oĂÂč notre sang est sucĂ© par des insectes quand les lions ne nous dĂ©vorent pas. "J'avais, continua-t-il, une soeur assez imbĂ©cile pour ĂÂȘtre jansĂ©niste de bonne foi, et non par esprit de parti. La belle aventure des billets de confession, la fit mourir de dĂ©sespoir. Mon frĂšre avait un procĂšs qu'il avait gagnĂ© en premiĂšre instance; sa fortune en dĂ©pendait. Je ne sais comment il est arrivĂ© que les juges ont cessĂ© de rendre la justice, et mon frĂšre a Ă©tĂ© ruinĂ©. J'ai un vieil oncle criblĂ© de blessures, qui faisait passer ses meubles et sa vaisselle d'une province Ă une autre; des commis alertes ont saisi le tout sur un petit manque de formalitĂ©; mon oncle n'a pu payer les trois vingtiĂšmes, et il est mort en prison." Monsieur Evrard me conta des aventures de cette espĂšce pendant deux heures entiĂšres. Je lui dis "Mon cher monsieur Evrard, j'en ai essuyĂ© plus que vous; les hommes sont ainsi faits d'un bout du monde Ă l'autre nous nous imaginons que les abus ne rĂšgnent que chez nous; nous sommes tous deux comme Astolphe et Joconde, qui pensaient d'abord qu'il n'y avait que leurs femmes d'infidĂšles; ils se mirent Ă voyager, et ils trouvĂšrent partout des gens de leur confrĂ©rie. - Oui, dit monsieur Evrard, mais ils eurent le plaisir de rendre partout ce qu'on avait eu la bontĂ© de leur prĂÂȘter chez eux. - TĂÂąchez, lui dis-je, d'ĂÂȘtre seulement pendant trois ans directeur de..., ou de..., ou de..., ou de..., et vous vous vengerez avec usure." Monsieur Evrard me crut c'est Ă prĂ©sent l'homme de France qui vole le roi, l'Etat et les particuliers, de la maniĂšre la plus dĂ©gagĂ©e et la plus noble qui fait la meilleure chĂšre, et qui juge le plus fiĂšrement d'une piĂšce nouvelle. Annexe Nous raisonnions ainsi, monsieur de Boucacous et moi, quand nous vĂmes passer Jean-Jacques Rousseau avec grande prĂ©cipitation. "Eh! oĂÂč allez-vous donc si vite, monsieur Jean-Jacques? - Je m'enfuis, parce que maĂtre Joly de Fleury a dit, dans un rĂ©quisitoire, que je prĂÂȘchais contre l'intolĂ©rance et contre l'existence de la religion chrĂ©tienne. - Il a voulu dire Ă©vidence, lui rĂ©pondis-je; il ne faut pas prendre feu pour un mot. - Eh! mon Dieu, je n'ai que trop pris feu, dit Jean-Jacques; on brĂ»le partout mon livre. Je sors de Paris comme monsieur d'Assouci de Montpellier, de peur qu'on ne brĂ»le ma personne. - Cela Ă©tait bon, lui dis-je, du temps d'Anne Dubourg et de Michel Servet, mais Ă prĂ©sent on est plus humain. Qu'est-ce donc que ce livre qu'on a brĂ»lĂ©? - J'Ă©levais, dit-il, Ă ma maniĂšre un petit garçon en quatre tomes. Je sentais bien que j'ennuierais peut-ĂÂȘtre, et j'ai voulu, pour Ă©gayer la matiĂšre, glisser adroitement une cinquantaine de pages en faveur du thĂ©isme. J'ai cru qu'en disant des injures aux philosophes, mon thĂ©isme serait bien reçu, et je me suis trompĂ©. - Qu'est-ce que thĂ©isme? fis-je. - C'est, me dit-il, l'adoration d'un Dieu, en attendant que je sois mieux instruit. - Ah! dis-je, si c'est lĂ tout votre crime, consolez-vous. Mais pourquoi injurier les philosophes? - J'ai tort, fit-il. - Mais, monsieur Jean-Jacques, comment vous ĂÂȘtes-vous fait thĂ©iste? quelle cĂ©rĂ©monie faut-il pour cela? - Aucune, nous dit Jean-Jacques. Je suis nĂ© protestant, j'ai retranchĂ© tout ce que les protestants condamnent dans la religion romaine. Ensuite, j'ai retranchĂ© tout ce que les autres religions condamnent dans le protestantisme il ne m'est restĂ© que Dieu; je l'ai adorĂ©, et maĂtre Joly de Fleury a prĂ©sentĂ© contre moi un rĂ©quisitoire." Nous parlĂÂąmes Ă fond du thĂ©isme avec Jean-Jacques, il m'apprit qu'il y avait trois cent mille thĂ©istes Ă Londres, et environ cinquante mille seulement Ă Paris, parce que les Parisiens n'arrivent jamais Ă rien que longtemps aprĂšs les Anglais, tĂ©moin l'inoculation, la gravitation, le semoir, etc., etc. Il ajouta que le nord de l'Allemagne fourmillait de thĂ©istes et de gens qui se battent bien. Monsieur de Boucacous l'Ă©couta attentivement, et promit de se faire thĂ©iste. Pour moi, je restai ferme. Je ne sais cependant si on ne brĂ»lera pas ce petit Ă©crit, comme une oeuvre de Jean-Jacques, ou comme un mandement d'Ă©vĂÂȘque; mais un mal qui nous menace n'empĂÂȘche pas toujours d'ĂÂȘtre sensible au mal d'autrui, et comme j'ai le coeur bon, je plaignis les tribulations de Jean-Jacques. L'IngĂ©nu Chapitre premier. Comment le prieur de Notre-Dame de la Montagne et mademoiselle sa soeur rencontrĂšrent un huron Histoire vĂ©ritable TirĂ©e des manuscrits du pĂšre Quesnel Chapitre premier Comment le prieur de Notre-Dame de la Montagne et mademoiselle sa soeur rencontrĂšrent un huron Un jour saint Dunstan, Irlandais de nation et saint de profession, partit d'Irlande sur une petite montagne qui vogua vers les cĂÂŽtes de France, et arriva par cette voiture Ă la baie de Saint-Malo. Quand il fut Ă bord, il donna la bĂ©nĂ©diction Ă sa montagne, qui lui fit de profondes rĂ©vĂ©rences et s'en retourna en Irlande par le mĂÂȘme chemin qu'elle Ă©tait venue. Dunstan fonda un petit prieurĂ© dans ces quartiers-lĂ , et lui donna le nom de prieurĂ© de la Montagne, qu'il porte encore, comme un chacun sait. En l'annĂ©e 1689, le 15 juillet au soir, l'abbĂ© de Kerkabon, prieur de Notre-Dame de la Montagne, se promenait sur le bord de la mer avec mademoiselle de Kerkabon, sa soeur, pour prendre le frais. Le prieur, dĂ©jĂ un peu sur l'ĂÂąge, Ă©tait un trĂšs bon ecclĂ©siastique, aimĂ© de ses voisins, aprĂšs l'avoir Ă©tĂ© autrefois de ses voisines. Ce qui lui avait donnĂ© surtout une grande considĂ©ration, c'est qu'il Ă©tait le seul bĂ©nĂ©ficier du pays qu'on ne fĂ»t pas obligĂ© de porter dans son lit quand il avait soupĂ© avec ses confrĂšres. Il savait assez honnĂÂȘtement de thĂ©ologie; et quand il Ă©tait las de lire saint Augustin, il s'amusait avec Rabelais; aussi tout le monde disait du bien de lui. Mademoiselle de Kerkabon, qui n'avait jamais Ă©tĂ© mariĂ©e, quoiqu'elle eĂ»t grande envie de l'ĂÂȘtre, conservait de la fraĂcheur Ă l'ĂÂąge de quarante-cinq ans; son caractĂšre Ă©tait bon et sensible; elle aimait le plaisir et Ă©tait dĂ©vote. Le prieur disait Ă sa soeur, en regardant la mer "HĂ©las! c'est ici que s'embarqua notre pauvre frĂšre avec notre chĂšre belle-soeur madame de Kerkabon, sa femme, sur la frĂ©gate l'Hirondelle, en 1669, pour aller servir en Canada. S'il n'avait pas Ă©tĂ© tuĂ©, nous pourrions espĂ©rer de le revoir encore. - Croyez-vous, disait mademoiselle de Kerkabon, que notre belle-soeur ait Ă©tĂ© mangĂ©e par les Iroquois, comme on nous l'a dit? Il est certain que si elle n'avait pas Ă©tĂ© mangĂ©e, elle serait revenue au pays. Je la pleurerai toute ma vie c'Ă©tait une femme charmante; et notre frĂšre, qui avait beaucoup d'esprit, aurait fait assurĂ©ment un grande fortune." Comme ils s'attendrissaient l'un et l'autre Ă ce souvenir, ils virent entrer dans la baie de Rance un petit bĂÂątiment qui arrivait avec la marĂ©e c'Ă©taient des Anglais qui venaient vendre quelques denrĂ©es de leur pays. Ils sautĂšrent Ă terre, sans regarder monsieur le prieur ni mademoiselle sa soeur, qui fut trĂšs choquĂ©e du peu d'attention qu'on avait pour elle. Il n'en fut pas de mĂÂȘme d'un jeune homme trĂšs bien fait qui s'Ă©lança d'un saut par-dessus la tĂÂȘte de ses compagnons, et se trouva vis-Ă -vis mademoiselle. Il lui fit un signe de tĂÂȘte, n'Ă©tant pas dans l'usage de faire la rĂ©vĂ©rence. Sa figure et son ajustement attirĂšrent les regards du frĂšre et de la soeur. Il Ă©tait nu-tĂÂȘte et nu-jambes, les pieds chaussĂ©s de petites sandales, le chef ornĂ© de longs cheveux en tresses, un petit pourpoint qui serrait une taille fine et dĂ©gagĂ©e; l'air martial et doux. Il tenait dans sa main une petite bouteille d'eau des Barbades, et dans l'autre une espĂšce de bourse dans laquelle Ă©tait un gobelet et de trĂšs bon biscuit de mer. Il parlait français fort intelligiblement. Il prĂ©senta de son eau des Barbades Ă mademoiselle de Kerkabon et Ă monsieur son frĂšre; il en but avec eux; il leur en fit reboire encore, et tout cela d'un air si simple et si naturel que le frĂšre et la soeur en furent charmĂ©s. Ils lui offrirent leurs services, en lui demandant qui il Ă©tait et oĂÂč il allait. Le jeune homme leur rĂ©pondit qu'il n'en savait rien, qu'il Ă©tait curieux, qu'il avait voulu voir comment les cĂÂŽtes de France Ă©taient faites, qu'il Ă©tait venu, et allait s'en retourner. Monsieur le prieur, jugeant Ă son accent qu'il n'Ă©tait pas anglais, prit la libertĂ© de lui demander de quel pays il Ă©tait. "Je suis Huron", lui rĂ©pondit le jeune homme. Mademoiselle de Kerkabon, Ă©tonnĂ©e et enchantĂ©e de voir un Huron qui lui avait fait des politesses, pria le jeune homme Ă souper; il ne se fit pas prier deux fois, et tous trois allĂšrent de compagnie au prieurĂ© de Notre-Dame de la Montagne. La courte et ronde demoiselle le regardait de tous ses petits yeux, et disait de temps en temps au prieur "Ce grand garçon-lĂ a un teint de lis et de rose! qu'il a une belle peau pour un Huron! - Vous avez raison, ma soeur, disait le prieur." Elle faisait cent questions coup sur coup, et le voyageur rĂ©pondait toujours fort juste. Le bruit se rĂ©pandit bientĂÂŽt qu'il y avait un Huron au prieurĂ©. La bonne compagnie du canton s'empressa d'y venir souper. L'abbĂ© de Saint-Yves y vint avec mademoiselle sa soeur, jeune basse-brette, fort jolie et trĂšs bien Ă©levĂ©e. Le bailli, le receveur des tailles, et leurs femmes, furent du souper. On plaça l'Ă©tranger entre mademoiselle de Kerkabon et mademoiselle de Saint-Yves. Tout le monde le regardait avec admiration; tout le monde lui parlait et l'interrogeait Ă la fois; le Huron ne s'en Ă©mouvait pas. Il semblait qu'il eĂ»t pris pour sa devise celle de milord Bolingbroke nihil admirari. Mais Ă la fin, excĂ©dĂ© de tant de bruit, il leur dit avec un peu de douceur, mais avec un peu de fermetĂ© "Messieurs, dans mon pays on parle l'un aprĂšs l'autre; comment voulez-vous que je vous rĂ©ponde quand vous m'empĂÂȘchez de vous entendre?" La raison fait toujours rentrer les hommes en eux-mĂÂȘmes pour quelques moments il se fit un grand silence. Monsieur le bailli, qui s'emparait toujours des Ă©trangers dans quelque maison qu'il se trouvĂÂąt et qui Ă©tait le plus grand questionneur de la province, lui dit en ouvrant la bouche d'un demi-pied "Monsieur, comment vous nommez-vous? - On m'a toujours appelĂ© l'IngĂ©nu, reprit le Huron, et on m'a confirmĂ© ce nom en Angleterre, parce que je dis toujours naĂÂŻvement ce que je pense, comme je fais tout ce que je veux. - Comment, Ă©tant nĂ© Huron, avez-vous pu, monsieur, venir en Angleterre? - C'est qu'on m'y a menĂ©; j'ai Ă©tĂ© fait, dans un combat, prisonnier par les Anglais, aprĂšs m'ĂÂȘtre assez bien dĂ©fendu; et les Anglais, qui aiment la bravoure, parce qu'ils sont braves et qu'ils sont aussi honnĂÂȘtes que nous, m'ayant proposĂ© de me rendre Ă mes parents ou de venir en Angleterre, j'acceptai le dernier parti, parce que de mon naturel j'aime passionnĂ©ment Ă voir du pays. - Mais, monsieur, dit le bailli avec son ton imposant, comment avez-vous pu abandonner ainsi pĂšre et mĂšre? - C'est que je n'ai jamais connu ni pĂšre ni mĂšre", dit l'Ă©tranger. La compagnie s'attendrit, et tout le monde rĂ©pĂ©tait Ni pĂšre, ni mĂšre! "Nous lui en servirons, dit la maĂtresse de la maison Ă son frĂšre le prieur; que ce monsieur le Huron est intĂ©ressant!" L'IngĂ©nu la remercia avec une cordialitĂ© noble et fiĂšre, et lui fit comprendre qu'il n'avait besoin de rien. "Je m'aperçois, monsieur l'IngĂ©nu, dit le grave bailli, que vous parlez mieux français qu'il n'appartient Ă un Huron. - Un Français, dit-il, que nous avions pris dans ma grande jeunesse en Huronie, et pour qui je conçus beaucoup d'amitiĂ©, m'enseigna sa langue; j'apprends trĂšs vite ce que je veux apprendre. J'ai trouvĂ© en arrivant Ă Plymouth un de vos Français rĂ©fugiĂ©s que vous appelez huguenots, je ne sais pourquoi; il m'a fait faire quelques progrĂšs dans la connaissance de votre langue; et dĂšs que j'ai pu m'exprimer intelligiblement, je suis venu voir votre pays, parce que j'aime assez les Français quand ils ne font pas trop de questions." L'abbĂ© de Saint-Yves, malgrĂ© ce petit avertissement, lui demanda laquelle des trois langues lui plaisait davantage, la huronne, l'anglaise, ou la française. - La huronne, sans contredit, rĂ©pondit l'IngĂ©nu. - Est-il possible? s'Ă©cria mademoiselle de Kerkabon; j'avais toujours cru que le français Ă©tait la plus belle de toutes les langues aprĂšs le bas-breton." Alors ce fut Ă qui demanderait Ă l'IngĂ©nu comment on disait en huron du tabac, et il rĂ©pondait taya; comment on disait manger, et il rĂ©pondait essenten. Mademoiselle de Kerkabon voulut absolument savoir comment on disait faire l'amour; il lui rĂ©pondit trovander, et soutint, non sans apparence de raison, que ces mots-lĂ valaient bien les mots français et anglais qui leur correspondaient. Trovander parut trĂšs joli Ă tous les convives. Monsieur le prieur, qui avait dans sa bibliothĂšque la grammaire huronne dont le rĂ©vĂ©rend PĂšre Sagar ThĂ©odat, rĂ©collet, fameux missionnaire, lui avait fait prĂ©sent, sortit de table un moment pour l'aller consulter. Il revint tout haletant de tendresse et de joie; il reconnut l'IngĂ©nu pour un vrai Huron. On disputa un peu sur la multiplicitĂ© des langues, et on convint que, sans l'aventure de la tour de Babel, toute la terre aurait parlĂ© français. L'interrogant bailli, qui jusque-lĂ s'Ă©tait dĂ©fiĂ© un peu du personnage, conçut pour lui un profond respect; il lui parla avec plus de civilitĂ© qu'auparavant, de quoi l'IngĂ©nu ne s'aperçut pas. Mademoiselle de Saint-Yves Ă©tait fort curieuse de savoir comment on faisait l'amour au pays des Hurons. "En faisant de belles actions, rĂ©pondit-il, pour plaire aux personnes qui vous ressemblent." Tous les convives applaudirent avec Ă©tonnement. Mademoiselle de Saint-Yves rougit et fut fort aise. Mademoiselle de Kerkabon rougit aussi, mais elle n'Ă©tait pas si aise elle fut un peu piquĂ©e que la galanterie ne s'adressĂÂąt pas Ă elle; mais elle Ă©tait si bonne personne que son affection pour le Huron n'en fut point du tout altĂ©rĂ©e. Elle lui demanda, avec beaucoup de bontĂ©, combien il avait eu de maĂtresses en Huronie. "Je n'en ai jamais eu qu'une, dit l'IngĂ©nu; c'Ă©tait mademoiselle Abacaba, la bonne amie de ma chĂšre nourrice; les joncs ne sont pas plus droits, l'hermine n'est pas plus blanche, les moutons sont moins doux, les aigles moins fiers, et les cerfs ne sont pas si lĂ©gers que l'Ă©tait Abacaba. Elle poursuivait un jour un liĂšvre dans notre voisinage, environ Ă cinquante lieues de notre habitation; un Algonquin mal Ă©levĂ©, qui habitait cent lieues plus loin, vint lui prendre son liĂšvre; je le sus, j'y courus, je terrassai l'Algonquin d'un coup de massue, je l'amenai aux pieds de ma maĂtresse, pieds et poings liĂ©s. Les parents d'Abacaba voulurent le manger; mais je n'eus jamais de goĂ»t pour ces sortes de festins; je lui rendis sa libertĂ©, j'en fis un ami. Abacaba fut si touchĂ©e de mon procĂ©dĂ© qu'elle me prĂ©fĂ©ra Ă tous ses amants. Elle m'aimerait encore si elle n'avait pas Ă©tĂ© mangĂ©e par un ours j'ai puni l'ours, j'ai portĂ© longtemps sa peau; mais cela ne m'a pas consolĂ©." Mademoiselle de Saint-Yves, Ă ce rĂ©cit, sentait un plaisir secret d'apprendre que l'IngĂ©nu n'avait eu qu'une maĂtresse, et qu'Abacaba n'Ă©tait plus; mais elle ne dĂ©mĂÂȘlait pas la cause de son plaisir. Tout le monde fixait les yeux sur l'IngĂ©nu; on le louait beaucoup d'avoir empĂÂȘchĂ© ses camarades de manger un Algonquin. L'impitoyable bailli, qui ne pouvait rĂ©primer sa fureur de questionner, poussa enfin la curiositĂ© jusqu'Ă s'informer de quelle religion Ă©tait monsieur le Huron; s'il avait choisi la religion anglicane, ou la gallicane, ou la huguenote. "Je suis de ma religion, dit-il, comme vous de la vĂÂŽtre. - HĂ©las! s'Ă©cria la Kerkabon, je vois bien que ces malheureux Anglais n'ont pas seulement songĂ© Ă le baptiser. - Eh! mon Dieu, disait mademoiselle de Saint-Yves, comment se peut-il que les Hurons ne soient pas catholiques? Est-ce que les RĂ©vĂ©rends PĂšres jĂ©suites ne les ont pas tous convertis?" L'IngĂ©nu l'assura que dans son pays on ne convertissait personne; que jamais un vrai Huron n'avait changĂ© d'opinion, et que mĂÂȘme il n'y avait point dans sa langue de terme qui signifiĂÂąt inconstance. Ces derniers mots plurent extrĂÂȘmement Ă mademoiselle de Saint-Yves. "Nous le baptiserons, nous le baptiserons, disait la Kerkabon Ă monsieur le prieur; vous en aurez l'honneur, mon cher frĂšre; je veux absolument ĂÂȘtre sa marraine monsieur l'abbĂ© de Saint-Yves le prĂ©sentera sur les fonts, ce sera une cĂ©rĂ©monie bien brillante; il en sera parlĂ© dans toute la Basse-Bretagne, et cela nous fera un honneur infini." Toute la compagnie seconda la maĂtresse de la maison; tous les convives criaient "Nous le baptiserons!" L'IngĂ©nu rĂ©pondit qu'en Angleterre on laissait vivre les gens Ă leur fantaisie. Il tĂ©moigna que la proposition ne lui plaisait point du tout, et que la loi des Hurons valait pour le moins la loi des Bas-Bretons; enfin il dit qu'il repartait le lendemain. On acheva de vider sa bouteille d'eau des Barbades, et chacun s'alla coucher. Quand on eut reconduit l'IngĂ©nu dans sa chambre, mademoiselle de Kerkabon et son amie mademoiselle de Saint-Yves ne purent se tenir de regarder par le trou d'une large serrure pour voir comment dormait un Huron. Elles virent qu'il avait Ă©tendu la couverture du lit sur le plancher, et qu'il reposait dans la plus belle attitude du monde. Chapitre second. Le Huron, nommĂ© l'IngĂ©nu, reconnu de ses parents Le Huron, nommĂ© l'IngĂ©nu, reconnu de ses parents L'IngĂ©nu, selon sa coutume, s'Ă©veilla avec le soleil, au chant du coq, qu'on appelle en Angleterre et en Huronie la trompette du jour. Il n'Ă©tait pas comme la bonne compagnie, qui languit dans son lit oiseux jusqu'Ă ce que le soleil ait fait la moitiĂ© de son tour, qui ne peut ni dormir ni se lever, qui perd tant d'heures prĂ©cieuses dans cet Ă©tat mitoyen entre la vie et la mort, et qui se plaint encore que la vie est trop courte. Il avait dĂ©jĂ fait deux ou trois lieues, il avait tuĂ© trente piĂšces de gibier Ă balle seule, lorsqu'en rentrant il trouva monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne et sa discrĂšte soeur, se promenant en bonnet de nuit dans leur petit jardin. Il leur prĂ©senta toute sa chasse, et en tirant de sa chemise une espĂšce de petit talisman qu'il portait toujours Ă son cou, il les pria de l'accepter en reconnaissance de leur bonne rĂ©ception. "C'est ce que j'ai de plus prĂ©cieux, leur dit-il; on m'a assurĂ© que je serais toujours heureux tant que je porterais ce petit brimborion sur moi, et je vous le donne afin que vous soyez toujours heureux." Le prieur et mademoiselle sourirent avec attendrissement de la naĂÂŻvetĂ© de l'IngĂ©nu. Ce prĂ©sent consistait en deux petits portraits assez mal faits, attachĂ©s ensemble avec une courroie fort grasse. Mademoiselle de Kerkabon lui demanda s'il y avait des peintres en Huronie. "Non, dit l'IngĂ©nu; cette raretĂ© me vient de ma nourrice; son mari l'avait eue par conquĂÂȘte, en dĂ©pouillant quelques Français du Canada qui nous avaient fait la guerre; c'est tout ce que j'en ai su." Le prieur regardait attentivement ces portraits; il changea de couleur, il s'Ă©mut, ses mains tremblĂšrent. "Par Notre-Dame de la Montagne, s'Ă©cria-t-il, je crois que voilĂ le visage de mon frĂšre le capitaine et de sa femme!" Mademoiselle, aprĂšs les avoir considĂ©rĂ©s avec la mĂÂȘme Ă©motion, en jugea de mĂÂȘme. Tous deux Ă©taient saisis d'Ă©tonnement et d'une joie mĂÂȘlĂ©e de douleur; tous deux s'attendrissaient; tous deux pleuraient; leur coeur palpitait; ils poussaient des cris; ils s'arrachaient les portraits; chacun d'eux les prenait et les rendait vingt fois en une seconde; ils dĂ©voraient des yeux les portraits et le Huron; ils lui demandaient l'un aprĂšs l'autre, et tous deux Ă la fois, en quel lieu, en quel temps, comment ces miniatures Ă©taient tombĂ©es entre les mains de sa nourrice; ils rapprochaient, ils comptaient les temps depuis le dĂ©part du capitaine; il se souvenaient d'avoir eu nouvelle qu'il avait Ă©tĂ© jusqu'au pays des Hurons, et que depuis ce temps ils n'en avaient jamais entendu parler. L'IngĂ©nu leur avait dit qu'il n'avait connu ni pĂšre ni mĂšre. Le prieur, qui Ă©tait homme de sens, remarqua que l'IngĂ©nu avait un peu de barbe; il savait trĂšs bien que les Hurons n'en ont point. "Son menton est cotonnĂ©, il est donc fils d'un homme d'Europe; mon frĂšre et ma belle-soeur ne parurent plus aprĂšs l'expĂ©dition contre les Hurons, en 1669; mon neveu devait alors ĂÂȘtre Ă la mamelle; la nourrice huronne lui a sauvĂ© la vie et lui a servi de mĂšre." Enfin, aprĂšs cent questions et cent rĂ©ponses, le prieur et sa soeur conclurent que le Huron Ă©tait leur propre neveu. Ils l'embrassaient en versant des larmes; et l'IngĂ©nu riait, ne pouvant s'imaginer qu'un Huron fĂ»t neveu d'un prieur bas-breton. Toute la compagnie descendit; monsieur de Saint-Yves, qui Ă©tait grand physionomiste, compara les deux portraits avec le visage de l'IngĂ©nu; il fit trĂšs habilement remarquer qu'il avait les yeux de sa mĂšre, le front et le nez de feu monsieur le capitaine de Kerkabon, et des joues qui tenaient de l'un et de l'autre. Mademoiselle de Saint-Yves, qui n'avait jamais vu le pĂšre ni la mĂšre, assura que l'IngĂ©nu leur ressemblait parfaitement. Ils admiraient tous la Providence et l'enchaĂnement des Ă©vĂ©nements de ce monde. Enfin on Ă©tait si persuadĂ©, si convaincu de la naissance de l'IngĂ©nu, qu'il consentit lui-mĂÂȘme Ă ĂÂȘtre neveu de monsieur le prieur, en disant qu'il aimait autant l'avoir pour son oncle qu'un autre. On alla rendre grĂÂące Ă Dieu dans l'Ă©glise de Notre-Dame de la Montagne, tandis que le Huron, d'un air indiffĂ©rent, s'amusait Ă boire dans la maison. Les Anglais qui l'avaient amenĂ©, et qui Ă©taient prĂÂȘts Ă mettre Ă la voile, vinrent lui dire qu'il Ă©tait temps de partir. "Apparemment, leur dit-il, que vous n'avez pas retrouvĂ© vos oncles et vos tantes je reste ici; retournez Ă Plymouth, je vous donne toutes mes hardes, je n'ai plus besoin de rien au monde puisque je suis le neveu d'un prieur." Les Anglais mirent Ă la voile, en se souciant fort peu que l'IngĂ©nu eĂ»t des parents ou non en Basse-Bretagne. AprĂšs que l'oncle, la tante et la compagnie eurent chantĂ© le Te Deum, aprĂšs que le bailli eut encore accablĂ© l'IngĂ©nu de questions; aprĂšs qu'on eut Ă©puisĂ© tout ce que l'Ă©tonnement, la joie, la tendresse, peuvent faire dire, le prieur de la Montagne et l'abbĂ© de Saint-Yves conclurent Ă faire baptiser l'IngĂ©nu au plus vite. Mais il n'en Ă©tait pas d'un grand Huron de vingt-deux ans comme d'un enfant qu'on rĂ©gĂ©nĂšre sans qu'il en sache rien. Il fallait l'instruire, et cela paraissait difficile car l'abbĂ© de Saint-Yves supposait qu'un homme qui n'Ă©tait pas nĂ© en France n'avait pas le sens commun. Le prieur fit observer Ă la compagnie que, si en effet monsieur l'IngĂ©nu, son neveu, n'avait pas eu le bonheur de naĂtre en Basse-Bretagne, il n'en avait pas moins d'esprit; qu'on en pouvait juger par toutes ses rĂ©ponses, et que sĂ»rement la nature l'avait beaucoup favorisĂ©, tant du cĂÂŽtĂ© paternel que du maternel. On lui demanda d'abord s'il avait jamais lu quelque livre. Il dit qu'il avait lu Rabelais traduit en anglais, et quelques morceaux de Shakespeare qu'il savait par coeur; qu'il avait trouvĂ© ces livres chez le capitaine du vaisseau qui l'avait amenĂ© de l'AmĂ©rique Ă Plymouth, et qu'il en Ă©tait fort content. Le bailli ne manqua pas de l'interroger sur ces livres. "Je vous avoue, dit l'IngĂ©nu, que j'ai cru en deviner quelque chose, et que je n'ai pas entendu le reste." L'abbĂ© de Saint-Yves, Ă ce discours, fit rĂ©flexion que c'Ă©tait ainsi que lui-mĂÂȘme avait toujours lu, et que la plupart des hommes ne lisaient guĂšre autrement. "Vous avez sans doute lu la Bible? dit-il au Huron. - Point du tout, monsieur l'abbĂ©; elle n'Ă©tait pas parmi les livres de mon capitaine; je n'en ai jamais entendu parler. - VoilĂ comme sont ces maudits Anglais, criait mademoiselle de Kerkabon; ils feront plus de cas d'une piĂšce de Shakespeare, d'un plum-pudding et d'une bouteille rhum que du Pentateuque. Aussi n'ont-ils jamais converti personne en AmĂ©rique. Certainement ils sont maudits de Dieu; et nous leur prendrons la JamaĂÂŻque et la Virginie avant qu'il soit peu de temps." Quoi qu'il en soit, on fit venir le plus habile tailleur de Saint-Malo pour habiller l'IngĂ©nu de pied en cap. La compagnie se sĂ©para; le bailli alla faire ses questions ailleurs. Mademoiselle de Saint-Yves, en partant, se retourna plusieurs fois pour regarder l'IngĂ©nu; et il lui fit des rĂ©vĂ©rences plus profondes qu'il n'en avait jamais fait Ă personne en sa vie. Le bailli, avant de prendre congĂ©, prĂ©senta Ă mademoiselle de Saint-Yves un grand nigaud de fils qui sortait du collĂšge; mais Ă peine le regarda-t-elle, tant elle Ă©tait occupĂ©e de la politesse du Huron. Chapitre troisiĂšme. Le Huron, nommĂ© l'IngĂ©nu, converti Le Huron, nommĂ© l'IngĂ©nu, converti Monsieur le prieur, voyant qu'il Ă©tait un peu sur l'ĂÂąge, et que Dieu lui envoyait un neveu pour sa consolation, se mit en tĂÂȘte qu'il pourrait lui rĂ©signer son bĂ©nĂ©fice s'il rĂ©ussissait Ă le baptiser et Ă le faire entrer dans les ordres. L'IngĂ©nu avait une mĂ©moire excellente. La fermetĂ© des organes de Basse-Bretagne, fortifiĂ©e par le climat du Canada, avait rendu sa tĂÂȘte si vigoureuse que, quand on frappait dessus, Ă peine le sentait-il; et quand on gravait dedans, rien ne s'effaçait; il n'avait jamais rien oubliĂ©. Sa conception Ă©tait d'autant plus vive et plus nette que, son enfance n'ayant point Ă©tĂ© chargĂ©e des inutilitĂ©s et des sottises qui accablent la nĂÂŽtre, les choses entraient dans sa cervelle sans nuage. Le prieur rĂ©solut enfin de lui faire lire le Nouveau Testament. L'IngĂ©nu le dĂ©vora avec beaucoup de plaisir; mais, ne sachant ni dans quel temps ni dans quel pays toutes les aventures rapportĂ©es dans ce livre Ă©taient arrivĂ©es, il ne douta point que le lieu de la scĂšne ne fĂ»t en Basse-Bretagne; et il jura qu'il couperait le nez et les oreilles Ă CaĂÂŻphe et Ă Pilate si jamais il rencontrait ces marauds-lĂ . Son oncle, charmĂ© de ces bonnes dispositions, le mit au fait en peu de temps il loua son zĂšle; mais il lui apprit que ce zĂšle Ă©tait inutile, attendu que ces gens-lĂ Ă©taient morts il y avait environ seize cent quatre-vingt-dix annĂ©es. L'IngĂ©nu sut bientĂÂŽt presque tout le livre par coeur. Il proposait quelquefois des difficultĂ©s qui mettaient le prieur fort en peine. Il Ă©tait obligĂ© souvent de consulter l'abbĂ© de Saint-Yves, qui, ne sachant que rĂ©pondre, fit venir un jĂ©suite bas-breton pour achever la conversion du Huron. Enfin la grĂÂące opĂ©ra; l'IngĂ©nu promit de se faire chrĂ©tien; il ne douta pas qu'il ne dĂ»t commencer par ĂÂȘtre circoncis; "car, disait-il, je ne vois pas dans le livre qu'on m'a fait lire un seul personnage qui ne l'ait Ă©tĂ©; il est donc Ă©vident que je dois faire le sacrifice de mon prĂ©puce le plus tĂÂŽt c'est le mieux". Il ne dĂ©libĂ©ra point il envoya chercher le chirurgien du village, et le pria de lui faire l'opĂ©ration, comptant rĂ©jouir infiniment mademoiselle de Kerkabon et toute la compagnie quand une fois la chose serait faite. Le frater, qui n'avait point encore fait cette opĂ©ration, en avertit la famille, qui jeta les hauts cris. La bonne Kerkabon trembla que son neveu, qui paraissait rĂ©solu et expĂ©ditif, ne se fĂt lui-mĂÂȘme l'opĂ©ration trĂšs maladroitement, et qu'il n'en rĂ©sultĂÂąt de tristes effets auxquels les dames s'intĂ©ressent toujours par bontĂ© d'ĂÂąme. Le prieur redressa les idĂ©es du Huron; il lui remontra que la circoncision n'Ă©tait plus de mode; que le baptĂÂȘme Ă©tait beaucoup plus doux et plus salutaire; que la loi de grĂÂące n'Ă©tait pas comme la loi de rigueur. L'IngĂ©nu, qui avait beaucoup de bon sens et de droiture, disputa, mais reconnut son erreur; ce qui est assez rare en Europe aux gens qui disputent; enfin il promit de se faire baptiser quand on voudrait. Il fallait auparavant se confesser; et c'Ă©tait lĂ le plus difficile. L'IngĂ©nu avait toujours en poche le livre que son oncle lui avait donnĂ©. Il n'y trouvait pas qu'un seul apĂÂŽtre se fĂ»t confessĂ©, et cela le rendait trĂšs rĂ©tif. Le prieur lui ferma la bouche en lui montrant, dans l'Ă©pĂtre de saint Jacques le Mineur, ces mots qui font tant de peine aux hĂ©rĂ©tiques Confessez vos pĂ©chĂ©s les uns aux autres. Le Huron se tut, et se confessa Ă un rĂ©collet. Quand il eut fini, il tira le rĂ©collet du confessionnal, et, saisissant son homme d'un bras vigoureux, il se mit Ă sa place, et le fit mettre Ă genoux devant lui "Allons, mon ami, il est dit Confessez-vous les uns aux autres; je t'ai contĂ© mes pĂ©chĂ©s, tu ne sortiras pas d'ici que tu ne m'aies contĂ© les tiens." En parlant ainsi, il appuyait son large genou contre la poitrine de son adverse partie. Le rĂ©collet pousse des hurlements qui font retentir l'Ă©glise. On accourt au bruit, on voit le catĂ©chumĂšne qui gourmait le moine au nom de saint Jacques le Mineur. La joie de baptiser un Bas-Breton huron et anglais Ă©tait si grande qu'on passa par-dessus ces singularitĂ©s. Il y eut mĂÂȘme beaucoup de thĂ©ologiens qui pensĂšrent que la confession n'Ă©tait pas nĂ©cessaire, puisque le baptĂÂȘme tenait lieu de tout. On prit jour avec l'Ă©vĂÂȘque de Saint-Malo, qui, flattĂ©, comme on peut le croire, de baptiser un Huron, arriva dans un pompeux Ă©quipage, suivi de son clergĂ©. Mademoiselle de Saint-Yves, en bĂ©nissant Dieu, mit sa plus belle robe et fit venir une coiffeuse de Saint-Malo pour briller Ă la cĂ©rĂ©monie. L'interrogant bailli accourut avec toute la contrĂ©e. L'Ă©glise Ă©tait magnifiquement parĂ©e; mais quand il fallut prendre le Huron pour le mener aux fonts baptismaux, on ne le trouva point. L'oncle et la tante le cherchĂšrent partout. On crut qu'il Ă©tait Ă la chasse, selon sa coutume. Tous les conviĂ©s Ă la fĂÂȘte parcoururent les bois et les villages voisins point de nouvelles du Huron. On commençait Ă craindre qu'il ne fĂ»t retournĂ© en Angleterre. On se souvenait de lui avoir entendu dire qu'il aimait fort ce pays-lĂ . Monsieur le prieur et sa soeur Ă©taient persuadĂ©s qu'on n'y baptisait personne, et tremblaient pour l'ĂÂąme de leur neveu. L'Ă©vĂÂȘque Ă©tait confondu et prĂÂȘt Ă s'en retourner; le prieur et l'abbĂ© de Saint-Yves se dĂ©sespĂ©raient; le bailli interrogeait tous les passants avec sa gravitĂ© ordinaire. Mademoiselle de Kerkabon pleurait. Mademoiselle de Saint-Yves ne pleurait pas, mais elle poussait de profonds soupirs qui semblaient tĂ©moigner son goĂ»t pour les sacrements. Elles se promenaient tristement le long des saules et des roseaux qui bordent la petite riviĂšre de Rance, lorsqu'elles aperçurent au milieu de la riviĂšre une grande figure assez blanche, les deux mains croisĂ©es sur la poitrine Elles jetĂšrent un grand cri et se dĂ©tournĂšrent. Mais, la curiositĂ© l'emportant bientĂÂŽt sur toute autre considĂ©ration, elles se coulĂšrent doucement entre les roseaux; et quand elles furent bien sĂ»res de n'ĂÂȘtre point vues, elles voulurent voir de quoi il s'agissait. Chapitre quatriĂšme. L'IngĂ©nu baptisĂ© L'IngĂ©nu baptisĂ© Le prieur et l'abbĂ©, Ă©tant accourus, demandĂšrent Ă l'IngĂ©nu ce qu'il faisait lĂ . "Eh parbleu! Messieurs, j'attends le baptĂÂȘme il y a une heure que je suis dans l'eau jusqu'au cou, et il n'est pas honnĂÂȘte de me laisser morfondre. - Mon cher neveu, lui dit tendrement le prieur, ce n'est pas ainsi qu'on baptise en Basse-Bretagne; reprenez vos habits et venez avec nous." Mademoiselle de Saint-Yves, en entendant ce discours, disait tout bas Ă sa compagne "Mademoiselle, croyez-vous qu'il reprenne si tĂÂŽt ses habits?" Le Huron cependant rĂ©partit au prieur "Vous ne m'en ferez pas accroire cette fois-ci comme l'autre; j'ai bien Ă©tudiĂ© depuis ce temps-lĂ , et je suis trĂšs certain qu'on ne se baptise pas autrement. L'eunuque de la reine Candace fut baptisĂ© dans un ruisseau; je vous dĂ©fie de me montrer dans le livre que vous m'avez donnĂ© qu'on s'y soit jamais pris d'une autre façon. Je ne serai point baptisĂ© du tout, ou je le serai dans la riviĂšre." On eut beau lui remontrer que les usages avaient changĂ©, l'IngĂ©nu Ă©tait tĂÂȘtu, car il Ă©tait Breton et Huron. Il revenait toujours Ă l'eunuque de la reine Candace; et quoique mademoiselle sa tante et mademoiselle de Saint-Yves, qui l'avaient observĂ© entre les saules, fussent en droit de lui dire qu'il ne lui appartenait pas de citer un pareil homme, elles n'en firent pourtant rien, tant Ă©tait grande leur discrĂ©tion. L'Ă©vĂÂȘque vint lui-mĂÂȘme lui parler, ce qui est beaucoup; mais il ne gagna rien le Huron disputa contre l'Ă©vĂÂȘque. "Montrez-moi, lui dit-il, dans le livre que m'a donnĂ© mon oncle, un seul homme qui n'ait pas Ă©tĂ© baptisĂ© dans la riviĂšre, et je ferai tout ce que vous voudrez." La tante, dĂ©sespĂ©rĂ©e, avait remarquĂ© que la premiĂšre fois que son neveu avait fait la rĂ©vĂ©rence, il en avait fait une plus profonde Ă mademoiselle de Saint-Yves qu'Ă aucune autre personne de la compagnie, qu'il n'avait pas mĂÂȘme saluĂ© monsieur l'Ă©vĂÂȘque avec ce respect mĂÂȘlĂ© de cordialitĂ© qu'il avait tĂ©moignĂ© Ă cette belle demoiselle. Elle prit le parti de s'adresser Ă elle dans ce grand embarras; elle la pria d'interposer son crĂ©dit pour engager le Huron Ă se faire baptiser de la mĂÂȘme maniĂšre que les Bretons, ne croyant pas que son neveu pĂ»t jamais ĂÂȘtre chrĂ©tien s'il persistait Ă vouloir ĂÂȘtre baptisĂ© dans l'eau courante. Mademoiselle de Saint-Yves rougit du plaisir secret qu'elle sentait d'ĂÂȘtre chargĂ©e d'une si importante commission. Elle s'approcha modestement de l'IngĂ©nu, et, lui serrant la main d'une maniĂšre tout Ă fait noble "Est-ce que vous ne ferez rien pour moi?" lui dit-elle; et en prononçant ces mots elle baissait les yeux, et les relevait avec une grĂÂące attendrissante. "Ah! tout ce que vous voudrez, mademoiselle, tout ce que vous me commanderez baptĂÂȘme d'eau, baptĂÂȘme de feu, baptĂÂȘme de sang, il n'y a rien que je vous refuse." Mademoiselle de Saint-Yves eut la gloire de faire en deux paroles ce que si les empressements du prieur, ni les interrogations rĂ©itĂ©rĂ©es du bailli, ni les raisonnements mĂÂȘme de monsieur l'Ă©vĂÂȘque, n'avaient pu faire. Elle sentit son triomphe; mais elle n'en sentait pas encore toute l'Ă©tendue. Le baptĂÂȘme fut administrĂ© et reçu avec toute la dĂ©cence, toute la magnificence, tout l'agrĂ©ment possibles. L'oncle et la tante cĂ©dĂšrent Ă monsieur l'abbĂ© de Saint-Yves et Ă sa soeur l'honneur de tenir l'IngĂ©nu sur les fonts. Mademoiselle de Saint-Yves rayonnait de joie de se voir marraine. Elle ne savait pas Ă quoi ce grand titre l'asservissait; elle accepta cet honneur sans en connaĂtre les fatales consĂ©quences. Comme il n'y a jamais eu de cĂ©rĂ©monie qui ne fĂ»t suivie d'un grand dĂner, on se mit Ă table au sortir du baptĂÂȘme. Les goguenards de Basse-Bretagne dirent qu'il ne fallait pas baptiser son vin. Monsieur le prieur disait que le vin, selon Salomon, rĂ©jouit le coeur de l'homme. Monsieur l'Ă©vĂÂȘque ajoutait que le patriarche Juda devait lier son ĂÂąnon Ă la vigne, et tremper son manteau dans le sang du raisin, et qu'il Ă©tait bien triste qu'on n'en pĂ»t faire autant en Basse-Bretagne, Ă laquelle Dieu a dĂ©niĂ© les vignes. Chacun tĂÂąchait de dire un bon mot sur le baptĂÂȘme de l'IngĂ©nu, et des galanteries Ă la marraine. Le bailli, toujours interrogant, demandait au Huron s'il serait fidĂšle Ă ses promesses. "Comment voulez-vous que je manque Ă mes promesses, rĂ©pondit le Huron, puisque je les ai faites entre les mains de mademoiselle de Saint-Yves?" Le Huron s'Ă©chauffa; il but beaucoup Ă la santĂ© de sa marraine. "Si j'avais Ă©tĂ© baptisĂ© de votre main, dit-il, je sens que l'eau froide qu'on m'a versĂ©e sur le chignon m'aurait brĂ»lĂ©." Le bailli trouva cela trop poĂ©tique, ne sachant pas combien l'allĂ©gorie est familiĂšre au Canada. Mais la marraine en fut extrĂÂȘmement contente. On avait donnĂ© le nom d'Hercule au baptisĂ©. L'Ă©vĂÂȘque de Saint-Malo demandait toujours quel Ă©tait ce patron dont il n'avait jamais entendu parler. Le jĂ©suite, qui Ă©tait fort savant, lui dit que c'Ă©tait un saint qui avait fait douze miracles. Il y en avait un treiziĂšme qui valait les douze autres; mais dont il ne convenait pas Ă un jĂ©suite de parler c'Ă©tait celui d'avoir changĂ© cinquante filles en femmes en une seule nuit. Un plaisant qui se trouva lĂ releva ce miracle avec Ă©nergie. Toutes les dames baissĂšrent les yeux, et jugĂšrent Ă la physionomie de l'IngĂ©nu qu'il Ă©tait digne du saint dont il portait le nom. Chapitre cinquiĂšme. L'IngĂ©nu amoureux L'IngĂ©nu amoureux Il faut avouer que depuis ce baptĂÂȘme et ce dĂner mademoiselle de Saint-Yves souhaita passionnĂ©ment que monsieur l'Ă©vĂÂȘque la fĂt encore participante de quelque beau sacrement avec monsieur Hercule l'IngĂ©nu. Cependant, comme elle Ă©tait bien Ă©levĂ©e et fort modeste, elle n'osait convenir tout Ă fait avec elle-mĂÂȘme de ses tendres sentiments; mais, s'il lui Ă©chappait un regard, un mot, un geste, une pensĂ©e, elle enveloppait tout cela d'un voile de pudeur infiniment aimable. Elle Ă©tait tendre, vive et sage. DĂšs que monsieur l'Ă©vĂÂȘque fut parti, l'IngĂ©nu et mademoiselle de Saint-Yves se rencontrĂšrent sans avoir fait rĂ©flexion qu'ils se cherchaient. Ils se parlĂšrent sans avoir imaginĂ© ce qu'ils se diraient. L'IngĂ©nu lui dit d'abord qu'il l'aimait de tout son coeur, et que la belle Abacaba, dont il avait Ă©tĂ© fou dans son pays, n'approchait pas d'elle. Mademoiselle lui rĂ©pondit, avec sa modestie ordinaire, qu'il fallait en parler au plus vite Ă monsieur le prieur son oncle et Ă mademoiselle sa tante, et que de son cĂÂŽtĂ© elle en dirait deux mots Ă son cher frĂšre l'abbĂ© de Saint-Yves, et qu'elle se flattait d'un consentement commun. L'IngĂ©nu lui rĂ©pond qu'il n'avait besoin du consentement de personne, qu'il lui paraissait extrĂÂȘmement ridicule d'aller demander Ă d'autres ce qu'on devait faire; que, quand deux parties sont d'accord, on n'a pas besoin d'un tiers pour les accommoder. "Je ne consulte personne, dit-il, quand j'ai envie de dĂ©jeuner, ou de chasser, ou de dormir je sais bien qu'en amour il n'est pas mal d'avoir le consentement de la personne Ă qui on en veut; mais, comme ce n'est ni de mon oncle ni de ma tante que je suis amoureux, ce n'est pas Ă eux que je dois m'adresser dans cette affaire, et, si vous m'en croyez, vous vous passerez aussi de monsieur l'abbĂ© de Saint-Yves." On peut juger que la belle Bretonne employa toute la dĂ©licatesse de son esprit Ă rĂ©duire son Huron aux termes de la biensĂ©ance. Elle se fĂÂącha mĂÂȘme, et bientĂÂŽt se radoucit. Enfin on ne sait comment aurait fini cette conversation si, le jour baissant, monsieur l'abbĂ© n'avait ramenĂ© sa soeur Ă son abbaye. L'IngĂ©nu laissa coucher son oncle et sa tante, qui Ă©taient un peu fatiguĂ©s de la cĂ©rĂ©monie et de leur long dĂner. Il passa une partie de la nuit Ă faire des vers en langue huronne pour sa bien-aimĂ©e car il faut savoir qu'il n'y a aucun pays de la terre oĂÂč l'amour n'ait rendu les amants poĂštes. Le lendemain, son oncle lui parla ainsi aprĂšs le dĂ©jeuner, en prĂ©sence de mademoiselle Kerkabon, qui Ă©tait tout attendrie "Le ciel soit louĂ© de ce que vous avez l'honneur, mon cher neveu, d'ĂÂȘtre chrĂ©tien et Bas-Breton! Mais cela ne suffit pas; je suis un peu sur l'ĂÂąge; mon frĂšre n'a laissĂ© qu'un petit coin de terre qui est trĂšs peu de chose; j'ai un bon prieurĂ©; si vous voulez seulement vous faire sous-diacre, comme je l'espĂšre, je vous rĂ©signerai mon prieurĂ©, et vous vivrez fort Ă votre aise, aprĂšs avoir Ă©tĂ© la consolation de ma vieillesse." L'IngĂ©nu rĂ©pondit "Mon oncle, grand bien vous fasse! vivez tant que vous pourrez. Je ne sais pas ce que c'est que d'ĂÂȘtre sous-diacre ni que de rĂ©signer; mais tout me sera bon pourvu que j'aie mademoiselle de Saint-Yves Ă ma disposition. - Eh! mon Dieu! mon neveu, que me dites-vous lĂ ? Vous aimez donc cette belle demoiselle Ă la folie? - Oui, mon oncle. - HĂ©las! mon neveu, il est impossible que vous l'Ă©pousiez. - Cela est trĂšs possible, mon oncle; car non seulement elle m'a serrĂ© la main en me quittant, mais elle m'a promis qu'elle me demanderait en mariage; et assurĂ©ment je l'Ă©pouserai. - Cela est impossible, vous dis-je; elle est votre marraine c'est un pĂ©chĂ© Ă©pouvantable Ă une marraine de serrer la main de son filleul; il n'est pas permis d'Ă©pouser sa marraine; les lois divines et humaines s'y opposent. - Morbleu! mon oncle, vous vous moquez de moi; pourquoi serait-il dĂ©fendu d'Ă©pouser sa marraine, quand elle est jeune et jolie? Je n'ai point vu dans le livre que vous m'avez donnĂ© qu'il fĂ»t mal d'Ă©pouser les filles qui ont aidĂ© les gens Ă ĂÂȘtre baptisĂ©s. Je m'aperçois tous les jours qu'on fait ici une infinitĂ© de choses qui ne sont point dans votre livre, et qu'on n'y fait rien de tout ce qu'il dit je vous avoue que cela m'Ă©tonne et me fĂÂąche. Si on me prive de la belle Saint-Yves, sous prĂ©texte de mon baptĂÂȘme, je vous avertis que je l'enlĂšve, et que je me dĂ©baptise." Le prieur fut confondu; sa soeur pleura. "Mon cher frĂšre, dit-elle, il ne faut pas que notre neveu se damne; notre saint-pĂšre le pape peut lui donner dispense, et alors il pourra ĂÂȘtre chrĂ©tiennement heureux avec ce qu'il aime." L'IngĂ©nu embrassa sa tante. "Quel est donc, dit-il, cet homme charmant qui favorise avec tant de bontĂ© les garçons et les filles dans leurs amours? Je veux lui aller parler tout Ă l'heure." On lui expliqua ce que c'Ă©tait que le pape; et l'IngĂ©nu fut encore plus Ă©tonnĂ© qu'auparavant. "Il n'y a pas un mot de tout cela dans votre livre, mon cher oncle; j'ai voyagĂ©, je connais la mer; nous sommes ici sur la cĂÂŽte de l'OcĂ©an; et je quitterai mademoiselle de Saint-Yves pour aller demander la permission de l'aimer Ă un homme qui demeure vers la MĂ©diterranĂ©e, Ă quatre cents lieues d'ici, et dont je n'entends point la langue! Cela est d'un ridicule incomprĂ©hensible. Je vais sur-le-champ chez monsieur l'abbĂ© de Saint-Yves, qui ne demeure qu'Ă une lieue de vous, et je vous rĂ©ponds que j'Ă©pouserai ma maĂtresse dans la journĂ©e." Comme il parlait encore, entra le bailli, qui, selon sa coutume, lui demanda oĂÂč il allait. "Je vais me marier", dit l'IngĂ©nu en courant; et au bout d'un quart d'heure il Ă©tait dĂ©jĂ chez sa belle et chĂšre basse-brette, qui dormait encore. "Ah! mon frĂšre! disait mademoiselle de Kerkabon au prieur, jamais vous ne ferez un sous-diacre de notre neveu." Le bailli fut trĂšs mĂ©content de ce voyage car il prĂ©tendait que son fils Ă©pousĂÂąt la Saint-Yves et ce fils Ă©tait encore plus sot et plus insupportable que son pĂšre. Chapitre sixiĂšme. L'IngĂ©nu court chez sa maĂtresse et devient furieux L'IngĂ©nu court chez sa maĂtresse et devient furieux A peine l'IngĂ©nu Ă©tait arrivĂ©, qu'ayant demandĂ© Ă une vieille servante oĂÂč Ă©tait la chambre de sa maĂtresse, il avait poussĂ© fortement la porte mal fermĂ©e, et s'Ă©tait Ă©lancĂ© vers le lit. Mademoiselle de Saint-Yves, se rĂ©veillant en sursaut, s'Ă©tait Ă©criĂ©e "Quoi! c'est vous! ah! c'est vous! arrĂÂȘtez-vous, que faites-vous?" Il avait rĂ©pondu "Je vous Ă©pouse", et en effet il l'Ă©pousait, si elle ne s'Ă©tait pas dĂ©battue avec toute l'honnĂÂȘtetĂ© d'une personne qui a de l'Ă©ducation. L'IngĂ©nu n'entendait pas raillerie; il trouvait toutes ces façons-lĂ extrĂÂȘmement impertinentes. "Ce n'Ă©tait pas ainsi qu'en usait mademoiselle Abacaba, ma premiĂšre maĂtresse; vous n'avez point de probitĂ©; vous m'avez promis mariage, et vous ne voulez point faire mariage c'est manquer aux premiĂšres lois de l'honneur; je vous apprendrai Ă tenir votre parole, et je vous remettrai dans le chemin de la vertu." L'IngĂ©nu possĂ©dait une vertu mĂÂąle et intrĂ©pide, digne de son patron Hercule, dont on lui avait donnĂ© le nom Ă son baptĂÂȘme; il allait l'exercer dans toute son Ă©tendue, lorsqu'aux cris perçants de la demoiselle plus discrĂštement vertueuse accourut le sage abbĂ© de Saint-Yves, avec sa gouvernante, un vieux domestique dĂ©vot, et un prĂÂȘtre de la paroisse. Cette vue modĂ©ra le courage de l'assaillant. "Eh, mon Dieu! mon cher voisin, lui dit l'abbĂ©, que faites-vous lĂ ? - Mon devoir, rĂ©pliqua le jeune homme; je remplis mes promesses, qui sont sacrĂ©es." Mademoiselle de Saint-Yves se rajusta en rougissant. On emmena l'IngĂ©nu dans un autre appartement. L'abbĂ© lui remontra l'Ă©normitĂ© du procĂ©dĂ©. L'IngĂ©nu se dĂ©fendit sur les privilĂšges de la loi naturelle, qu'il connaissait parfaitement. L'abbĂ© voulut prouver que la loi positive devait avoir tout l'avantage, et que sans les conventions faites entre les hommes, la loi de nature ne serait presque jamais qu'un brigandage naturel. "Il faut, lui disait-il, des notaires, des prĂÂȘtres, des tĂ©moins, des contrats, des dispenses." L'IngĂ©nu lui rĂ©pondit par la rĂ©flexion que les sauvages ont toujours faite "Vous ĂÂȘtes donc de bien malhonnĂÂȘtes gens, puisqu'il faut entre vous tant de prĂ©cautions." L'abbĂ© eut de la peine Ă rĂ©soudre cette difficultĂ©. "Il y a, dit-il, je l'avoue, beaucoup d'inconstants et de fripons parmi nous; et il y en aurait autant chez les Hurons s'ils Ă©taient rassemblĂ©s dans une grande ville; mais aussi il y a des ĂÂąmes sages, honnĂÂȘtes, Ă©clairĂ©es, et ce sont ces hommes-lĂ qui ont fait les lois. Plus on est homme de bien, plus on doit s'y soumettre on donne l'exemple aux vicieux, qui respectent un frein que la vertu s'est donnĂ© elle-mĂÂȘme." Cette rĂ©ponse frappa l'IngĂ©nu. On a dĂ©jĂ remarquĂ© qu'il avait l'esprit juste. On l'adoucit par des paroles flatteuses; on lui donna des espĂ©rances ce sont les deux piĂšges oĂÂč les hommes des deux hĂ©misphĂšres se prennent; on lui prĂ©senta mĂÂȘme mademoiselle de Saint-Yves, quand elle eut fait sa toilette. Tout se passa avec la plus grande biensĂ©ance; mais, malgrĂ© cette dĂ©cence, les yeux Ă©tincelants de l'IngĂ©nu Hercule firent toujours baisser ceux de sa maĂtresse, et trembler la compagnie. On eut une peine extrĂÂȘme Ă le renvoyer chez ses parents. Il fallut encore employer le crĂ©dit de la belle Saint-Yves; plus elle sentait son pouvoir sur lui, et plus elle l'aimait. Elle le fit partir, et en fut trĂšs affligĂ©e; enfin, quand il fut parti, l'abbĂ©, qui non seulement Ă©tait le frĂšre trĂšs aĂnĂ© de mademoiselle de Saint-Yves, mais qui Ă©tait aussi son tuteur, prit le parti de soustraire sa pupille aux empressements de cet amant terrible. Il alla consulter le bailli, qui, destinant toujours son fils Ă la soeur de l'abbĂ©, lui conseilla de mettre la pauvre fille dans une communautĂ©. Ce fut un coup terrible une indiffĂ©rente qu'on mettrait en couvent jetterait les hauts cris; mais une amante, et une amante aussi sage que tendre, c'Ă©tait de quoi la mettre au dĂ©sespoir. L'IngĂ©nu, de retour chez le prieur, raconta tout avec sa naĂÂŻvetĂ© ordinaire. Il essuya les mĂÂȘmes remontrances, qui firent quelque effet sur son esprit, et aucun sur ses sens; mais le lendemain, quand il voulut retourner chez sa belle maĂtresse pour raisonner avec elle sur la loi naturelle et sur la loi de convention, monsieur le bailli lui apprit avec une joie insultante qu'elle Ă©tait dans un couvent. "Eh bien! dit-il, j'irai raisonner dans ce couvent. - Cela ne se peut", dit le bailli. Il lui expliqua fort au long ce que c'Ă©tait qu'un couvent ou un convent; que ce mot venait du latin conventus, qui signifie assemblĂ©e; et le Huron ne pouvait comprendre pourquoi il ne pouvait pas ĂÂȘtre admis dans l'assemblĂ©e. SitĂÂŽt qu'il fut instruit que cette assemblĂ©e Ă©tait une espĂšce de prison oĂÂč l'on tenait les filles renfermĂ©es, chose horrible, inconnue chez les Hurons et chez les Anglais, il devint aussi furieux que le fut son patron Hercule lorsque Euryte, roi d'Oechalie, non moins cruel que l'abbĂ© de Saint-Yves, lui refusa la belle Iole sa fille, non moins belle que la soeur de l'abbĂ©. Il voulait aller mettre le feu au couvent, enlever sa maĂtresse, ou se brĂ»ler avec elle. Mademoiselle de Kerkabon, Ă©pouvantĂ©e, renonçait plus que jamais Ă toutes les espĂ©rances de voir son neveu sous-diacre, et disait en pleurant qu'il avait le diable au corps depuis qu'il Ă©tait baptisĂ©. Chapitre septiĂšme. L'IngĂ©nu repousse les Anglais L'IngĂ©nu repousse les Anglais L'IngĂ©nu, plongĂ© dans une sombre et profonde mĂ©lancolie, se promena vers le bord de la mer, son fusil Ă deux coups sur l'Ă©paule, son grand coutelas au cĂÂŽtĂ©, tirant de temps en temps sur quelques oiseaux, et souvent tentĂ© de tirer sur lui-mĂÂȘme; mais il aimait encore la vie, Ă cause de mademoiselle de Saint-Yves. TantĂÂŽt il maudissait son oncle, sa tante, et toute la Basse-Bretagne, et son baptĂÂȘme; tantĂÂŽt il les bĂ©nissait, puisqu'ils lui avaient fait connaĂtre celle qu'il aimait. Il prenait sa rĂ©solution d'aller brĂ»ler le couvent, et il s'arrĂÂȘtait tout court, de peur de brĂ»ler sa maĂtresse. Les flots de la Manche ne sont pas plus agitĂ©s par les vents d'est et d'ouest que son coeur l'Ă©tait par tant de mouvements contraires. Il marchait Ă grands pas, sans savoir oĂÂč, lorsqu'il entendit le son du tambour. Il vit de loin tout un peuple dont une moitiĂ© courait au rivage, et l'autre s'enfuyait. Mille cris s'Ă©lĂšvent de tous cĂÂŽtĂ©s; la curiositĂ© et le courage le prĂ©cipitent Ă l'instant vers l'endroit d'oĂÂč partaient ces clameurs il y vole en quatre bonds. Le commandant de la milice, qui avait soupĂ© avec lui chez le prieur, le reconnut aussitĂÂŽt; il court Ă lui, les bras ouverts "Ah! c'est l'IngĂ©nu, il combattra pour nous." Et les milices, qui mouraient de peur, se rassurĂšrent et criĂšrent aussi "C'est l'IngĂ©nu! c'est l'IngĂ©nu! - Messieurs, dit-il, de quoi s'agit-il? Pourquoi ĂÂȘtes-vous si effarĂ©s? A-t-on mis vos maĂtresses dans des couvents?" Alors cent voix confuses s'Ă©crient "Ne voyez-vous pas les Anglais qui abordent? - Eh bien! rĂ©pliqua le Huron, ce sont de braves gens; ils ne m'ont jamais proposĂ© de me faire sous-diacre; ils ne m'ont point enlevĂ© ma maĂtresse." Le commandant lui fit entendre que les Anglais venaient piller l'abbaye de la Montagne, boire le vin de son oncle, et peut-ĂÂȘtre enlever mademoiselle de Saint-Yves; que le petit vaisseau sur lequel il avait abordĂ© en Bretagne n'Ă©tait venu que pour reconnaĂtre la cĂÂŽte; qu'ils faisaient des actes d'hostilitĂ© sans avoir dĂ©clarĂ© la guerre au roi de France, et que la province Ă©tait exposĂ©e. "Ah! si cela est, ils violent la loi naturelle; laissez-moi faire; j'ai demeurĂ© longtemps parmi eux, je sais leur langue, je leur parlerai; je ne crois pas qu'ils puissent avoir un si mĂ©chant dessein." Pendant cette conversation, l'escadre anglaise approchait; voilĂ le Huron qui court vers elle, se jette dans un petit bateau, arrive, monte au vaisseau amiral, et demande s'il est vrai qu'ils viennent ravager le pays sans avoir dĂ©clarĂ© la guerre honnĂÂȘtement. L'amiral et tout son bord firent de grand Ă©clats de rire, lui firent boire du punch, et le renvoyĂšrent. L'IngĂ©nu, piquĂ©, ne songea plus qu'Ă se bien battre contre ses anciens amis, pour ses compatriotes et pour monsieur le prieur. Les gentilshommes du voisinage accouraient de toutes parts; il se joint Ă eux on avait quelques canons; il les charge, il les pointe, il les tire l'un aprĂšs l'autre. Les Anglais dĂ©barquent; il court Ă eux, il en tue trois de sa main, il blesse mĂÂȘme l'amiral, qui s'Ă©tait moquĂ© de lui. Sa valeur anime le courage de toute la milice; les Anglais se rembarquent, et toute la cĂÂŽte retentissait des cris de victoire "Vive le roi, vive l'IngĂ©nu!" Chacun l'embrassait, chacun s'empressait d'Ă©tancher le sang de quelques blessures lĂ©gĂšres qu'il avait reçues. "Ah! disait-il, si mademoiselle de Saint-Yves Ă©tait lĂ , elle me mettrait une compresse." Le bailli, qui s'Ă©tait cachĂ© dans sa cave pendant le combat, vint lui faire compliment comme les autres. Mais il fut bien surpris quand il entendit Hercule l'IngĂ©nu dire Ă une douzaine de jeunes gens de bonne volontĂ©, dont il Ă©tait entourĂ© "Mes amis, ce n'est rien d'avoir dĂ©livrĂ© l'abbaye de la Montagne; il faut dĂ©livrer une fille." Toute cette bouillante jeunesse prit feu Ă ces seules paroles. On le suivait dĂ©jĂ en foule, on courait au couvent. Si le bailli n'avait pas sur-le-champ averti le commandant, si on n'avait pas couru aprĂšs la troupe joyeuse, c'en Ă©tait fait. On ramena l'IngĂ©nu chez son oncle et sa tante, qui le baignĂšrent de larmes de tendresse. "Je vois bien que vous ne serez jamais ni sous-diacre ni prieur, lui dit l'oncle; vous serez un officier encore plus brave que mon frĂšre le capitaine, et probablement aussi gueux." Et mademoiselle de Kerkabon pleurait toujours en l'embrassant, et en disant "Il se fera tuer comme mon frĂšre; il vaudrait bien mieux qu'il fĂ»t sous-diacre." L'IngĂ©nu, dans le combat, avait ramassĂ© une grosse bourse remplie de guinĂ©es, que probablement l'amiral avait laissĂ© tomber. Il ne douta pas qu'avec cette bourse il ne pĂ»t acheter toute la Basse-Bretagne, et surtout faire mademoiselle de Saint-Yves grande dame. Chacun l'exhorta de faire le voyage de Versailles pour y recevoir le prix de ses services. Le commandant, les principaux officiers le comblĂšrent de certificats. L'oncle et la tante approuvĂšrent le voyage du neveu. Il devait ĂÂȘtre, sans difficultĂ©, prĂ©sentĂ© au roi cela seul lui donnerait un prodigieux relief dans la province. Ces deux bonnes gens ajoutĂšrent Ă la bourse anglaise un prĂ©sent considĂ©rable de leurs Ă©pargnes. L'IngĂ©nu disait en lui-mĂÂȘme "Quand je verrai le roi, je lui demanderai mademoiselle de Saint-Yves en mariage et certainement il ne me refusera pas." Il partit donc aux acclamations de tout le canton, Ă©touffĂ© d'embrassements, baignĂ© des larmes de sa tante, bĂ©ni par son oncle, et se recommandant Ă la belle Saint-Yves. Chapitre huitiĂšme. L'IngĂ©nu va en cour. Il soupe en chemin avec des huguenots L'IngĂ©nu va en cour. Il soupe en chemin avec des huguenots L'IngĂ©nu prit le chemin de Saumur par le coche, parce qu'il n'y avait point alors d'autre commoditĂ©. Quand il fut Ă Saumur, il s'Ă©tonna de trouver la ville presque dĂ©serte; et de voir plusieurs familles qui dĂ©mĂ©nageaient. On lui dit que, six ans auparavant, Saumur contenait plus de quinze mille ĂÂąmes, et qu'Ă prĂ©sent il n'y en avait pas six mille. Il ne manqua pas d'en parler Ă souper dans son hĂÂŽtellerie. Plusieurs protestants Ă©taient Ă table les uns se plaignaient amĂšrement, d'autres frĂ©missaient de colĂšre, d'autres disaient en pleurant Nos dulcia linquimus arva, Nos patriam fugimus. L'IngĂ©nu, qui ne savait pas le latin, se fit expliquer ces paroles, qui signifient "nous abandonnons nos douces campagnes, nous fuyons notre patrie". "Et pourquoi fuyez-vous votre patrie, messieurs? - C'est qu'on veut que nous reconnaissions le pape. - Et pourquoi ne le reconnaĂtriez-vous pas? Vous n'avez donc point de marraines que vous vouliez Ă©pouser? Car on m'a dit que c'Ă©tait lui qui en donnait la permission. - Ah! monsieur, ce pape dit qu'il est le maĂtre du domaine des rois. - Mais, messieurs, de quelle profession ĂÂȘtes-vous? - Monsieur, nous sommes pour la plupart des drapiers et des fabricants. - Si votre pape dit qu'il est le maĂtre de vos draps et de vos fabriques, vous faites trĂšs bien de ne le pas reconnaĂtre; mais pour les rois, c'est leur affaire; de quoi vous mĂÂȘlez-vous?" Alors un petit homme noir prit la parole, et exposa trĂšs savamment les griefs de la compagnie. Il parla de la rĂ©vocation de l'Ă©dit de Nantes avec tant d'Ă©nergie, il dĂ©plora d'une maniĂšre si pathĂ©tique le sort de cinquante mille familles fugitives et de cinquante mille autres converties par les dragons, que l'IngĂ©nu Ă son tour versa des larmes. "D'oĂÂč vient donc, disait-il, qu'un si grand roi, dont la gloire s'Ă©tend jusque chez les Hurons, se prive ainsi de tant de coeurs qui l'auraient aimĂ©, et de tant de bras qui l'auraient servi? - C'est qu'on l'a trompĂ© comme les autres grands rois, rĂ©pondit, l'homme noir. On lui a fait croire que, dĂšs qu'il aurait dit un mot, tous les hommes penseraient comme lui; et qu'il nous ferait changer de religion comme son musicien Lulli fait changer en un moment les dĂ©corations de ses opĂ©ras. Non seulement il perd dĂ©jĂ cinq Ă six cent mille sujets trĂšs utiles, mais il s'en fait des ennemis; et le roi Guillaume, qui est actuellement maĂtre de l'Angleterre, a composĂ© plusieurs rĂ©giments de ces mĂÂȘmes Français qui auraient combattu pour leur monarque. "Un tel dĂ©sastre est d'autant plus Ă©tonnant que le pape rĂ©gnant, Ă qui Louis XIV sacrifie une partie de son peuple, est son ennemi dĂ©clarĂ©. Ils ont encore tous deux, depuis neuf ans, une querelle violente. Elle a Ă©tĂ© poussĂ©e si loin que la France a espĂ©rĂ© enfin de voir briser le joug qui la soumet depuis tant de siĂšcles Ă cet Ă©tranger et surtout de ne lui plus donner d'argent, ce qui est le premier mobile des affaires de ce monde. Il paraĂt donc Ă©vident qu'on a trompĂ© ce grand roi sur ses intĂ©rĂÂȘts comme sur l'Ă©tendue de son pouvoir, et qu'on a donnĂ© atteinte Ă la magnanimitĂ© de son coeur." L'IngĂ©nu, attendri de plus en plus, demanda quels Ă©taient les Français qui trompaient ainsi un monarque si cher aux Hurons. "Ce sont les jĂ©suites, lui rĂ©pondit-on; c'est surtout le pĂšre de La Chaise, confesseur de Sa MajestĂ©. Il faut espĂ©rer que Dieu les en punira un jour, et qu'ils seront chassĂ©s comme ils nous chassent. Y a-t-il un malheur Ă©gal aux nĂÂŽtres? Mons de Louvois nous envoie de tous cĂÂŽtĂ©s des jĂ©suites et des dragons. - Oh bien! messieurs, rĂ©pliqua l'IngĂ©nu, qui ne pouvait plus se contenir, je vais Ă Versailles recevoir la rĂ©compense due Ă mes services; je parlerai Ă ce mons de Louvois on m'a dit que c'est lui qui fait la guerre, de son cabinet. Je verrai le roi, je lui ferai connaĂtre la vĂ©ritĂ©; il est impossible qu'on ne se rende pas Ă cette vĂ©ritĂ© quand on la sent. Je reviendrai bientĂÂŽt pour Ă©pouser mademoiselle de Saint-Yves, et je vous prie Ă la noce." Ces bonnes gens le prirent alors pour un grand seigneur qui voyageait incognito par le coche. Quelques-uns le prirent pour le fou du roi. Il y avait Ă table un jĂ©suite dĂ©guisĂ© qui servait d'espion au rĂ©vĂ©rend pĂšre de La Chaise. Il lui rendait compte de tout, et le pĂšre de La Chaise en instruisait mons de Louvois. L'espion Ă©crivit. L'IngĂ©nu et la lettre arrivĂšrent presque en mĂÂȘme temps Ă Versailles. Chapitre neuviĂšme. ArrivĂ©e de l'IngĂ©nu Ă Versailles. Sa rĂ©ception Ă la cour ArrivĂ©e de l'IngĂ©nu Ă Versailles. Sa rĂ©ception Ă la cour L'IngĂ©nu dĂ©barque en pot de chambre dans la cour des cuisines. Il demande aux porteurs de chaise Ă quelle heure on peut voir le roi. Les porteurs lui rient au nez, tout comme avait fait l'amiral anglais. Il les traita de mĂÂȘme, il les battit; ils voulurent le lui rendre, et la scĂšne allait ĂÂȘtre sanglante s'il n'eĂ»t passĂ© un garde du corps, gentilhomme breton, qui Ă©carta la canaille. "Monsieur, lui dit le voyageur, vous me paraissez un brave homme; je suis le neveu de monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne; j'ai tuĂ© des Anglais, je viens parler au roi; je vous prie de me mener dans sa chambre." Le garde, ravi de trouver un brave de sa province, qui ne paraissait pas au fait des usages de la cour, lui apprit qu'on ne parlait pas ainsi au roi, et qu'il fallait ĂÂȘtre prĂ©sentĂ© par monseigneur de Louvois. "Eh bien! menez-moi donc chez ce monseigneur de Louvois, qui sans doute me conduira chez Sa MajestĂ©. - Il est encore plus difficile, rĂ©pliqua le garde, de parler Ă monseigneur de Louvois qu'Ă Sa MajestĂ©; mais je vais vous conduire chez monsieur Alexandre, le premier commis de la guerre c'est comme si vous parliez au ministre." Ils vont donc chez ce monsieur Alexandre, premier commis, et ils ne purent ĂÂȘtre introduits; il Ă©tait en affaire avec une dame de la cour, et il y avait ordre de ne laisser entrer personne. "Eh bien! dit le garde, il n'y a rien de perdu; allons chez le premier commis de monsieur Alexandre c'est comme si vous parliez Ă monsieur Alexandre lui-mĂÂȘme." Le Huron, tout Ă©tonnĂ©, le suit; ils restent ensemble une demi-heure dans une petite antichambre. "Qu'est-ce donc que tout ceci? dit l'IngĂ©nu; est-ce que tout le monde est invisible dans ce pays-ci? Il est bien plus aisĂ© de se battre en Basse-Bretagne contre des Anglais que de rencontrer Ă Versailles les gens Ă qui on a affaire." Il se dĂ©sennuya en racontant ses amours Ă son compatriote. Mais l'heure en sonnant rappela le garde du corps Ă son poste. Il se promirent de se revoir le lendemain, et l'IngĂ©nu resta encore une autre demi-heure dans l'antichambre, en rĂÂȘvant Ă mademoiselle de Saint-Yves, et Ă la difficultĂ© de parler aux rois et aux premiers commis. Enfin le patron parut. "Monsieur, lui dit l'IngĂ©nu, si j'avais attendu pour repousser les Anglais aussi longtemps que vous m'avez fait attendre mon audience, ils ravageraient actuellement la Basse-Bretagne tout Ă leur aise." Ces paroles frappĂšrent le commis. Il dit enfin au Breton "Que demandez-vous? - RĂ©compense, dit l'autre; voici mes titres." Il lui Ă©tala tous ses certificats. Le commis lut, et lui dit que probablement on lui accorderait la permission d'acheter une lieutenance. "Moi! que je donne de l'argent pour avoir repoussĂ© les Anglais? que je paye le droit de me faire tuer pour vous, pendant que vous donnez ici vos audiences tranquillement? Je crois que vous voulez rire. Je veux une compagnie de cavalerie pour rien; je veux que le roi fasse sortir mademoiselle de Saint-Yves du couvent,. et qu'il me la donne par mariage; je veux parler au roi en faveur de cinquante mille familles que je prĂ©tends lui rendre. En un mot, je veux ĂÂȘtre utile; qu'on m'emploie et qu'on m'avance. - Comment vous nommez-vous, monsieur; qui parlez si haut? - Oh! oh! reprit l'IngĂ©nu, vous n'avez donc pas lu mes certificats? C'est donc ainsi qu'on en use? Je m'appelle Hercule de Kerkabon; je suis baptisĂ©, je loge au Cadran bleu, et je me plaindrai de vous au roi." Le commis conclut comme les gens de Saumur, qu'il n'avait pas la tĂÂȘte bien saine, et n'y fit pas grande attention. Ce mĂÂȘme jour, le rĂ©vĂ©rend pĂšre La Chaise, confesseur de Louis XIV, avait reçu la lettre de son espion, qui accusait le Breton Kerkabon de favoriser dans son coeur les huguenots, et de condamner la conduite des jĂ©suites. Monsieur de Louvois, de son cĂÂŽtĂ©, avait reçu une lettre de l'interrogant bailli, qui dĂ©peignait l'IngĂ©nu comme un garnement qui voulait brĂ»ler les couvents et enlever les filles. L'IngĂ©nu, aprĂšs s'ĂÂȘtre promenĂ© dans les jardins de Versailles, oĂÂč il s'ennuya, aprĂšs avoir soupĂ© en Huron et en Bas-Breton, s'Ă©tait couchĂ© dans la douce espĂ©rance de voir le roi le lendemain, d'obtenir mademoiselle de Saint-Yves en mariage, d'avoir au moins une compagnie de cavalerie, et de faire cesser la persĂ©cution contre les huguenots. Il se berçait de ces flatteuses idĂ©es, quand la marĂ©chaussĂ©e entra dans sa chambre. Elle se saisit d'abord de son fusil Ă deux coups et de son grand sabre. On fit un inventaire de son argent comptant, et on le mena dans le chĂÂąteau que fit construire le roi Charles V, fils de Jean II, auprĂšs de la rue St Antoine, Ă la porte des Tournelles. Quel Ă©tait en chemin l'Ă©tonnement de l'IngĂ©nu, je vous le laisse Ă penser. Il crut d'abord que c'Ă©tait un rĂÂȘve. Il resta dans l'engourdissement, puis tout Ă coup transportĂ© d'une fureur qui redoublait ses forces, il prend Ă la gorge deux de ses conducteurs; qui Ă©taient avec lui dans le carrosse, les jette par la portiĂšre, se jette aprĂšs eux, et entraĂne le troisiĂšme, qui voulait le retenir. Il tombe de l'effort, on le lie, on le remonte dans la voiture. "VoilĂ donc, disait-il, ce que l'on gagne Ă chasser les Anglais de la Basse-Bretagne! Que dirais-tu, belle Saint-Yves, si tu me voyais dans cet Ă©tat?" On arrive enfin au gĂte qui lui Ă©tait destinĂ©. On le porte en silence dans la chambre oĂÂč il devait ĂÂȘtre enfermĂ©, comme un mort qu'on porte dans un cimetiĂšre. Cette chambre Ă©tait dĂ©jĂ occupĂ©e par un vieux solitaire de Port-Royal, nommĂ© Gordon, qui y languissait depuis deux ans. "Tenez, lui dit le chef des sbires, voilĂ de la compagnie que je vous amĂšne"; et sur-le-champ on referma les Ă©normes verrous de la porte Ă©paisse, revĂÂȘtue de larges barres. Les deux captifs restĂšrent sĂ©parĂ©s de l'univers entier. Chapitre dixiĂšme. L'IngĂ©nu enfermĂ© Ă la bastille avec un jansĂ©niste L'IngĂ©nu enfermĂ© Ă la bastille avec un jansĂ©niste M. Gordon Ă©tait un vieillard frais et serein, qui savait deux grandes choses supporter l'adversitĂ©, et consoler les malheureux. Il s'avança d'un air ouvert et compatissant vers son compagnon, et lui dit en l'embrassant "Qui que vous soyez, qui venez partager mon tombeau, soyez sĂ»r que je m'oublierai toujours moi-mĂÂȘme pour adoucir vos tourments dans l'abĂme infernal oĂÂč nous sommes plongĂ©s. Adorons la Providence qui nous y a conduits, souffrons en paix, et espĂ©rons." Ces paroles firent sur l'ĂÂąme de l'IngĂ©nu l'effet des gouttes d'Angleterre, qui rappellent un mourant Ă la vie, et lui font entr'ouvrir des yeux Ă©tonnĂ©s. AprĂšs les premiers compliments, Gordon, sans le presser de lui apprendre la cause de son malheur, lui inspira, par la douceur de son entretien, et par cet intĂ©rĂÂȘt que prennent deux malheureux l'un Ă l'autre, le dĂ©sir d'ouvrir son coeur et de dĂ©poser le fardeau qui l'accablait, mais il ne pouvait deviner le sujet de son malheur; cela lui paraissait un effet sans cause, et le bonhomme Gordon Ă©tait aussi Ă©tonnĂ© que lui-mĂÂȘme. "Il faut, dit le jansĂ©niste au Huron, que Dieu ait de grands desseins sur vous, puisqu'il vous a conduit du lac Ontario en Angleterre et en France, qu'il vous a fait baptiser en Basse-Bretagne, et qu'il vous a mis ici pour votre salut. - Ma foi, rĂ©pondit l'IngĂ©nu, je crois que le diable s'est mĂÂȘlĂ© seul de ma destinĂ©e. Mes compatriotes d'AmĂ©rique ne m'auraient jamais traitĂ© avec la barbarie que j'Ă©prouve ils n'en ont pas d'idĂ©e. On les appelle sauvages; ce sont des gens de bien grossiers, et les hommes de ce pays-ci sont des coquins raffinĂ©s. Je suis, Ă la vĂ©ritĂ©, bien surpris d'ĂÂȘtre venu d'un autre monde pour ĂÂȘtre enfermĂ© dans celui-ci sous quatre verrous avec un prĂÂȘtre; mais je fais rĂ©flexion au nombre prodigieux d'hommes qui partent d'un hĂ©misphĂšre pour aller se faire tuer dans l'autre, ou qui font naufrage en chemin, et qui sont mangĂ©s des poissons. Je ne vois pas les gracieux desseins de Dieu sur tous ces gens-lĂ ." On leur apporta Ă dĂner par un guichet. La conversation roula sur la Providence, sur les lettres de cachet, et sur l'art de ne pas succomber aux disgrĂÂąces auxquelles tout homme est exposĂ© dans ce monde. "Il y a deux ans que je suis ici, dit le vieillard, sans autre consolation que moi-mĂÂȘme et des livres; je n'ai pas eu un moment de mauvaise humeur. - Ah! monsieur Gordon, s'Ă©cria l'IngĂ©nu, vous n'aimez donc pas votre marraine? Si vous connaissiez comme moi mademoiselle de Saint-Yves, vous seriez au dĂ©sespoir." A ces mots il ne put retenir ses larmes, et il se sentit alors un peu moins oppressĂ©. "Mais, dit-il, pourquoi donc les larmes soulagent-elles? Il me semble qu'elles devraient faire un effet contraire. - Mon fils, tout est physique en nous, dit le bon vieillard; toute sĂ©crĂ©tion fait du bien au corps; et tout ce qui le soulage soulage l'ĂÂąme; nous sommes les machines de la Providence." L'IngĂ©nu, qui, comme nous l'avons dit plusieurs fois, avait un grand fonds d'esprit, fit de profondes rĂ©flexions sur cette idĂ©e, dont il semblait qu'il avait la semence en lui-mĂÂȘme. AprĂšs quoi il demanda Ă son compagnon pourquoi sa machine Ă©tait depuis deux ans sous quatre verrous. "Par la grĂÂące efficace, rĂ©pondit Gordon; je passe pour jansĂ©niste j'ai connu Arnauld et Nicole; les jĂ©suites nous ont persĂ©cutĂ©s. Nous croyons que le pape n'est qu'un Ă©vĂÂȘque comme un autre; et c'est pour cela que le pĂšre de La Chaise a obtenu du roi, son pĂ©nitent, un ordre de me ravir, sans aucune formalitĂ© de justice, le bien le plus prĂ©cieux des hommes, la libertĂ©. - VoilĂ qui est bien Ă©trange, dit l'IngĂ©nu; tous les malheureux que j'ai rencontrĂ©s ne le sont qu'Ă cause du pape. A l'Ă©gard de votre grĂÂące efficace, je vous avoue que je n'y entends rien; mais je regarde comme une grande grĂÂące que Dieu m'ait fait trouver dans mon malheur un homme comme vous, qui verse dans mon coeur des consolations dont je me croyais incapable." Chaque jour la conversation devenait plus intĂ©ressante et plus instructive. Les ĂÂąmes des deux captifs s'attachaient l'une Ă l'autre. Le vieillard savait beaucoup, et le jeune homme voulait beaucoup apprendre. Au bout d'un mois il Ă©tudia la gĂ©omĂ©trie; il la dĂ©vorait. Gordon lui fit lire la Physique de Rohault, qui Ă©tait encore Ă la mode, et il eut le bon esprit de n'y trouver que des incertitudes. Ensuite il lut le premier volume de la Recherche de la vĂ©ritĂ©. Cette nouvelle lumiĂšre l'Ă©claira. "Quoi! dit-il, notre imagination et nos sens nous trompent Ă ce point! quoi! les objets ne forment point nos idĂ©es, et nous ne pouvons nous les donner nous-mĂÂȘmes!" Quand il eut lu le second volume, il ne fut plus si content, et il conclut qu'il est plus aisĂ© de dĂ©truire que de bĂÂątir. Son confrĂšre, Ă©tonnĂ© qu'un jeune ignorant fĂt cette rĂ©flexion, qui n'appartient qu'aux ĂÂąmes exercĂ©es, conçut une grande idĂ©e de son esprit, et s'attacha Ă lui davantage. "Votre Malebranche, lui dit un jour l'IngĂ©nu, me paraĂt avoir Ă©crit la moitiĂ© de son livre avec sa raison, et l'autre avec son imagination et ses prĂ©jugĂ©s." Quelques jours aprĂšs, Gordon lui demanda "Que pensez-vous donc de l'ĂÂąme, de la maniĂšre dont nous recevons nos idĂ©es? de notre volontĂ©, de la grĂÂące, du libre arbitre? - Rien, lui repartit l'IngĂ©nu; si je pensais quelque chose, c'est que nous sommes sous la puissance de l'Etre Ă©ternel comme les astres et les Ă©lĂ©ments; qu'il fait tout en nous, que nous sommes de petites roues de la machine immense dont il est l'ĂÂąme; qu'il agit par des lois gĂ©nĂ©rales, et non par des vues particuliĂšres cela seul me paraĂt intelligible; tout le reste est pour moi un abĂme de tĂ©nĂšbres. - Mais, mon fils, ce serait faire Dieu auteur du pĂ©chĂ©! - Mais, mon pĂšre, votre grĂÂące efficace ferait Dieu auteur du pĂ©chĂ© aussi car il est certain que tous ceux Ă qui cette grĂÂące serait refusĂ©e pĂ©cheraient; et qui nous livre au mal n'est-il pas l'auteur du mal?" Cette naĂÂŻvetĂ© embarrassait fort le bonhomme; il sentait qu'il faisait de vains efforts pour se tirer de ce bourbier; et il entassait tant de paroles qui paraissaient avoir du sens et qui n'en avaient point dans le goĂ»t de la prĂ©motion physique, que l'IngĂ©nu en avait pitiĂ©. Cette question tenait Ă©videmment Ă l'origine du bien et du mal; et alors il fallait que le pauvre Gordon passĂÂąt en revue la boĂte de Pandore, l'oeuf d'Orosmade percĂ© par Arimane, l'inimitiĂ© entre Typhon et Osiris, et enfin le pĂ©chĂ© originel, et ils couraient l'un et l'autre dans cette nuit profonde, sans jamais se rencontrer. Mais enfin ce roman de l'ĂÂąme dĂ©tournait leur vue de la contemplation de leur propre misĂšre, et, par un charme Ă©trange, la foule des calamitĂ©s rĂ©pandues sur l'univers diminuait la sensation de leurs peines ils n'osaient se plaindre quand tout souffrait. Mais, dans le repos de la nuit, l'image de la belle Saint-Yves effaçait dans l'esprit de son amant toutes les idĂ©es de mĂ©taphysique et de morale. Il se rĂ©veillait les yeux mouillĂ©s de larmes; et le vieux jansĂ©niste oubliait sa grĂÂące efficace, et l'abbĂ© de Saint-Cyran, et JansĂ©nius, pour consoler un jeune homme qu'il croyait en pĂ©chĂ© mortel. AprĂšs leurs lectures, aprĂšs leurs raisonnements, ils parlaient encore de leurs aventures; et, aprĂšs en avoir inutilement parlĂ©, ils lisaient ensemble ou sĂ©parĂ©ment. L'esprit du jeune homme se fortifiait de plus en plus. Il serait surtout allĂ© trĂšs loin en mathĂ©matiques sans les distractions que lui donnait mademoiselle de Saint-Yves. Il lut des histoires, elles l'attristĂšrent. Le monde lui parut trop mĂ©chant et trop misĂ©rable. En effet, l'histoire n'est que le tableau des crimes et des malheurs. La foule des hommes innocents et paisibles disparaĂt toujours sur ces vastes thĂ©ĂÂątres. Les personnages ne sont que des ambitieux pervers. Il semble que l'histoire ne plaise que comme la tragĂ©die, qui languit si elle n'est animĂ©e par les passions, les forfaits et les grandes infortunes. Il faut armer Clio du poignard comme MelpomĂšne. Quoique l'histoire de France soit remplie d'horreurs, ainsi que toutes les autres, cependant elle lui parut si dĂ©goĂ»tante dans ses commencements, si sĂšche dans son milieu, si petite enfin, mĂÂȘme du temps de Henri IV, toujours si dĂ©pourvue de grands monuments, si Ă©trangĂšre Ă ces belles dĂ©couvertes qui ont illustrĂ© d'autres nations, qu'il Ă©tait obligĂ© de lutter contre l'ennui pour lire tous ces dĂ©tails de calamitĂ©s obscures resserrĂ©es dans un coin du monde. Gordon pensait comme lui. Tous deux riaient de pitiĂ© quand il Ă©tait question des souverains de Fezensac, de Fesansaguet, et d'Astarac. Cette Ă©tude en effet en serait bonne que pour leurs hĂ©ritiers, s'ils en avaient. Les beaux siĂšcles de la rĂ©publique romaine le rendirent quelque temps indiffĂ©rent pour le reste de la terre. Le spectacle de Rome victorieuse et lĂ©gislatrice des nations occupait son ĂÂąme entiĂšre. Il s'Ă©chauffait en contemplant ce peuple qui fut gouvernĂ© sept cents ans par l'enthousiasme de la libertĂ© et de la gloire. Ainsi se passaient les jours, les semaines, les mois; et il se serait cru heureux dans le sĂ©jour du dĂ©sespoir, s'il n'avait point aimĂ©. Son bon naturel s'attendrissait encore sur le bon prieur de Notre-Dame de la Montagne, et sur la sensible Kerkabon. "Que penseront-ils, rĂ©pĂ©tait-il souvent quand ils n'auront point de mes nouvelles? Ils me croiront un ingrat." Cette idĂ©e le tourmentait; il plaignait ceux qui l'aimaient, beaucoup plus qu'il ne se plaignait lui-mĂÂȘme. Chapitre onziĂšme. Comment l'IngĂ©nu dĂ©veloppe son gĂ©nie Comment l'IngĂ©nu dĂ©veloppe son gĂ©nie La lecture agrandit l'ĂÂąme, et un ami Ă©clairĂ© la console. Notre captif jouissait de ces deux avantages qu'il n'avait pas soupçonnĂ©s auparavant. "Je serais tentĂ©, dit-il, de croire aux mĂ©tamorphoses, car j'ai Ă©tĂ© changĂ© de brute en homme." Il se forma une bibliothĂšque choisie d'une partie de son argent dont on lui permettait de disposer. Son ami l'encouragea Ă mettre par Ă©crit ses rĂ©flexions. Voici ce qu'il Ă©crivit sur l'histoire ancienne "Je m'imagine que les nations ont Ă©tĂ© longtemps comme moi, qu'elles ne se sont instruites que fort tard, qu'elles n'ont Ă©tĂ© occupĂ©es pendant des siĂšcles que du moment prĂ©sent qui coulait, trĂšs peu du passĂ©, et jamais de l'avenir. J'ai parcouru cinq ou six cents lieues du Canada, je n'y ai pas trouvĂ© un seul monument; personne n'y sait rien de ce qu'a fait son bisaĂÂŻeul. Ne serait-ce pas lĂ l'Ă©tat naturel de l'homme? L'espĂšce de ce continent-ci me paraĂt supĂ©rieure Ă celle de l'autre. Elle a augmentĂ© son ĂÂȘtre depuis plusieurs siĂšcles par les arts et par les connaissances. Est-ce parce qu'elle a de la barbe au menton, et que Dieu a refusĂ© la barbe aux AmĂ©ricains? Je ne le crois pas car je vois que les Chinois n'ont presque point de barbe, et qu'ils cultivent les arts depuis plus de cinq mille annĂ©es. En effet, s'ils ont plus de quatre mille ans d'annales, il faut bien que la nation ait Ă©tĂ© rassemblĂ©e et florissante depuis plus de cinq cents siĂšcles. "Une chose me frappe surtout dans cette ancienne histoire de la Chine, c'est que presque tout y est vraisemblable et naturel. Je l'admire en ce qu'il n'y a rien de merveilleux. "Pourquoi toutes les autres nations se sont-elles donnĂ© des origines fabuleuses? Les anciens chroniqueurs de l'histoire de France, qui ne sont pas fort anciens, font venir les Français d'un Francus, fils d'Hector; les Romains se disaient issus d'un Phrygien, quoiqu'il n'y eĂ»t pas dans leur langue un seul mot qui eĂ»t le moindre rapport Ă la langue de Phrygie; les dieux avaient habitĂ© dix mille ans en Egypte, et les diables, en Scythie, oĂÂč ils avaient engendrĂ© les Huns. Je ne vois avant Thucydide que des romans semblables aux Amadis, et beaucoup moins amusants. Ce sont partout des apparitions, des oracles, des prodiges, des sortilĂšges, des mĂ©tamorphoses, des songes expliquĂ©s, et qui font la destinĂ©e des plus grands empires et des plus petits Etats ici des bĂÂȘtes qui parlent, lĂ des bĂÂȘtes qu'on adore, des dieux transformĂ©s en hommes, et des hommes transformĂ©s en dieux. Ah! s'il nous faut des fables, que ces fables soient du moins l'emblĂšme de la vĂ©ritĂ©! J'aime les fables des philosophes, je ris de celles des enfants, et je hais celles des imposteurs." Il tomba un jour sur une histoire de l'empereur Justinien. On y lisait que des apĂ©deutes de Constantinople avaient donnĂ©, en trĂšs mauvais grec, un Ă©dit contre le plus grand capitaine du siĂšcle, parce que ce hĂ©ros avait prononcĂ© ces paroles dans la chaleur de la conversation "La vĂ©ritĂ© luit de sa propre lumiĂšre, et on n'Ă©claire pas les esprits avec les flammes des bĂ»chers." Les apĂ©deutes assurĂšrent que cette proposition Ă©tait hĂ©rĂ©tique, sentant l'hĂ©rĂ©sie, et que l'axiome contraire Ă©tait catholique, universel, et grec "On n'Ă©claire les esprits qu'avec la flamme des bĂ»chers, et la vĂ©ritĂ© ne saurait luire de sa propre lumiĂšre." Ces linostoles condamnĂšrent ainsi plusieurs discours du capitaine, et donnĂšrent un Ă©dit. "Quoi! s'Ă©cria l'IngĂ©nu, des Ă©dits rendus par ces gens-lĂ ! - Ce ne sont point des Ă©dits, rĂ©pliqua Gordon, ce sont des contrĂ©dits dont tout le monde se moquait Ă Constantinople, et l'empereur tout le premier c'Ă©tait un sage prince, qui avait su rĂ©duire les apĂ©deutes linostoles Ă ne pouvoir faire que du bien. Il savait que ces messieurs-lĂ et plusieurs autres pastophores avaient lassĂ© de contrĂ©dits la patience des empereurs ses prĂ©dĂ©cesseurs en matiĂšre plus grave. - Il fit fort bien, dit l'IngĂ©nu; on doit soutenir les pastophores et les contenir." Il mit par Ă©crit beaucoup d'autres rĂ©flexions qui Ă©pouvantĂšrent le vieux Gordon. "Quoi! dit-il en lui-mĂÂȘme, j'ai consumĂ© cinquante ans Ă m'instruire, et je crains de ne pouvoir atteindre au bon sens naturel de cet enfant presque sauvage! je tremble d'avoir laborieusement fortifiĂ© des prĂ©jugĂ©s; il n'Ă©coute que la simple nature." Le bonhomme avait quelques-uns de ces petits livres de critique, de ces brochures pĂ©riodiques oĂÂč des hommes incapables de rien produire dĂ©nigrent les productions des autres, oĂÂč les VisĂ© insultent aux Racine, et les Faydit aux FĂ©nelon. L'IngĂ©nu en parcourut quelques-uns. "Je les compare, disait-il, Ă certains moucherons qui vont dĂ©poser leurs oeufs dans le derriĂšre des plus beaux chevaux cela ne les empĂÂȘche pas de courir." A peine les deux philosophes daignĂšrent jeter les yeux sur ces excrĂ©ments de la littĂ©rature. Ils lurent bientĂÂŽt ensemble les Ă©lĂ©ments de l'astronomie; l'IngĂ©nu fit venir des sphĂšres ce grand spectacle le ravissait. "Qu'il est dur, disait-il, de ne commencer Ă connaĂtre le ciel que lorsqu'on me ravit le droit de le contempler! Jupiter et Saturne roulent dans ces espaces immenses; des millions de soleils Ă©clairent des milliards de mondes; et dans le coin de terre oĂÂč je suis jetĂ©, il se trouve des ĂÂȘtres qui me privent, moi ĂÂȘtre voyant et pensant, de tous ces mondes oĂÂč ma vue pourrait atteindre, et de celui oĂÂč Dieu m'a fait naĂtre! La lumiĂšre faite pour tout l'univers est perdue pour moi. On ne me la cachait pas dans l'horizon septentrional oĂÂč j'ai passĂ© mon enfance et ma jeunesse. Sans vous, mon cher Gordon, je serais ici dans le nĂ©ant." Chapitre douziĂšme. Ce que l'IngĂ©nu pense des piĂšces de thĂ©ĂÂątre Ce que l'IngĂ©nu pense des piĂšces de thĂ©ĂÂątre Le jeune IngĂ©nu ressemblait Ă un de ces arbres vigoureux qui, nĂ©s dans un sol ingrat, Ă©tendent en peu de temps leurs racines et leurs branches quand ils sont transplantĂ©s dans un terrain favorable; et il Ă©tait bien extraordinaire qu'une prison fĂ»t ce terrain. Parmi les livres qui occupaient le loisir des deux captifs, il se trouva des poĂ©sies, des traductions de tragĂ©dies grecques, quelques piĂšces du thĂ©ĂÂątre français. Les vers qui parlaient d'amour portĂšrent Ă la fois dans l'ĂÂąme de l'IngĂ©nu le plaisir et la douleur. Ils lui parlaient tous de sa chĂšre Saint-Yves. La fable des Deux pigeons lui perça le coeur; il Ă©tait bien loin de pouvoir revenir Ă son colombier. MoliĂšre l'enchanta. Il lui faisait connaĂtre les moeurs de Paris et du genre humain. "A laquelle de ses comĂ©dies donnez-vous la prĂ©fĂ©rence? - Au Tartuffe, sans difficultĂ©. - Je pense comme vous, dit Gordon; c'est un tartuffe qui m'a plongĂ© dans ce cachot, et peut-ĂÂȘtre ce sont des tartuffes qui ont fait votre malheur. Comment trouvez-vous ces tragĂ©dies grecques? - Bonnes pour des Grecs, dit l'IngĂ©nu." Mais quand il lut l'IphigĂ©nie moderne, PhĂšdre, Andromaque, Athalie, il fut en extase, il soupira, il versa des larmes, il les sut par coeur sans avoir envie de les apprendre. "Lisez Rodogune, lui dit Gordon; on dit que c'est le chef-d'oeuvre du thĂ©ĂÂątre; les autres piĂšces qui vous ont fait tant de plaisir sont peu de chose en comparaison." Le jeune homme, dĂšs la premiĂšre page, lui dit "Cela n'est pas du mĂÂȘme auteur. - A quoi le voyez-vous? - Je n'en sais rien encore; mais ces vers-lĂ ne vont ni Ă mon oreille ni Ă mon coeur. - Oh! ce n'est rien que les vers", rĂ©pliqua Gordon. L'IngĂ©nu rĂ©pondit "Pourquoi donc en faire?" AprĂšs avoir lu trĂšs attentivement la piĂšce, sans autre dessein que celui d'avoir du plaisir, il regardait son ami avec des yeux secs et Ă©tonnĂ©s, et ne savait que dire. Enfin, pressĂ© de rendre compte de ce qu'il avait senti, voici ce qu'il rĂ©pondit "Je n'ai guĂšre entendu le commencement; j'ai Ă©tĂ© rĂ©voltĂ© du milieu; la derniĂšre scĂšne m'a beaucoup Ă©mu, quoiqu'elle me paraisse peu vraisemblable je ne me suis intĂ©ressĂ© pour personne, et je n'ai pas retenu vingt vers, moi qui les retiens tous quand ils me plaisent. - Cette piĂšce passe pourtant pour la meilleure que nous ayons. - Si cela est, rĂ©pliqua-t-il, elle est peut-ĂÂȘtre comme bien des gens qui ne mĂ©ritent pas leurs places. AprĂšs tout, c'est ici une affaire de goĂ»t; le mien ne doit pas encore ĂÂȘtre formĂ©; je peux me tromper; mais vous savez que je suis accoutumĂ© Ă dire ce que je pense, ou plutĂÂŽt ce que je sens. Je soupçonne qu'il y a souvent de l'illusion; de la mode, du caprice, dans les jugements des hommes. J'ai parlĂ© d'aprĂšs la nature; il se peut que chez moi la nature soit trĂšs imparfait; mais il se peut aussi qu'elle soit quelquefois peu consultĂ©e par la plupart des hommes." Alors il rĂ©cita des vers d'IphigĂ©nie, dont il Ă©tat plein; et quoiqu'il ne dĂ©clamĂÂąt pas bien, il y mit tant de vĂ©ritĂ© et d'onction qu'il fit pleurer le vieux jansĂ©niste. Il lut ensuite Cinna; il ne pleura point, mais il admira. Chapitre treiziĂšme. La belle Saint-Yves va Ă Versailles La belle Saint-Yves va Ă Versailles Pendant que notre infortunĂ© s'Ă©clairait plus qu'il ne se consolait; pendant que son gĂ©nie, Ă©touffĂ© depuis si longtemps, se dĂ©ployait avec tant de rapiditĂ© et de force; pendant que la nature, qui se perfectionnait en lui, le vengeait des outrages de la fortune, que devinrent monsieur le prieur et sa bonne soeur, et la belle recluse Saint-Yves? Le premier mois, on fut inquiet; et au troisiĂšme on fut plongĂ© dans la douleur. Les fausses conjectures, les bruits mal fondĂ©s, alarmĂšrent. Au bout de six mois, on le crut mort. Enfin monsieur et mademoiselle de Kerkabon apprirent, par une ancienne lettre qu'un garde du roi avait Ă©crite en Bretagne, qu'un jeune homme, semblable Ă l'IngĂ©nu Ă©tait arrivĂ© un soir Ă Versailles, mais qu'il avait Ă©tĂ© enlevĂ© pendant la nuit, et que depuis ce temps personne n'en avait entendu parler. "HĂ©las! dit mademoiselle de Kerkabon, notre neveu aura fait quelque sottise, et se sera attirĂ© de fĂÂącheuses affaires. Il est jeune, il est Bas-Breton, il ne peut savoir comme on doit se comporter Ă la cour. Mon cher frĂšre, je n'ai jamais vu Versailles ni Paris; voici une belle occasion, nous retrouverons peut-ĂÂȘtre notre pauvre neveu c'est le fils de notre frĂšre; notre devoir est de le secourir. Qui sait si nous ne pourrons point parvenir enfin Ă le faire sous-diacre, quand la fougue de la jeunesse sera amortie? Il avait beaucoup de dispositions pour les sciences. Vous souvenez-vous comme il raisonnait sur l'Ancien et sur le Nouveau Testament? Nous sommes responsables de son ĂÂąme; c'est nous qui l'avons fait baptiser; sa chĂšre maĂtresse Saint-Yves passe les journĂ©es Ă pleurer. En vĂ©ritĂ© il faut aller Ă Paris. S'il est cachĂ© dans quelqu'une de ces vilaines maisons de joie dont on m'a fait tant de rĂ©cits, nous l'en tirerons." Le prieur fut touchĂ© des discours de sa soeur. Il alla trouver l'Ă©vĂÂȘque de Saint-Malo; qui avait baptisĂ© le Huron, et lui demanda sa protection et ses conseils. Le prĂ©lat approuva le voyage. Il donna au prieur des lettres de recommandation pour le pĂšre de La Chaise, confesseur du roi, qui avait la premiĂšre dignitĂ© du royaume, pour l'archevĂÂȘque de Paris Harlay, et pour l'Ă©vĂÂȘque de Meaux Bossuet. Enfin le frĂšre et la soeur partirent; mais, quand ils furent arrivĂ©s Ă Paris, ils se trouvĂšrent Ă©garĂ©s comme dans un vaste labyrinthe, sans fil et sans issue. Leur fortune Ă©tait mĂ©diocre, il leur fallait tous les jours des voitures pour aller Ă la dĂ©couverte, et ils ne dĂ©couvraient rien. Le prieur se prĂ©senta chez le rĂ©vĂ©rend pĂšre de La Chaise il Ă©tait avec mademoiselle Du Tron, et ne pouvait donner audience Ă des prieurs. Il alla Ă la porte de l'archevĂÂȘque le prĂ©lat Ă©tait enfermĂ© avec la belle madame de LesdiguiĂšres pour les affaires de l'Eglise. Il courut Ă la maison de campagne de l'Ă©vĂÂȘque de Meaux celui-ci examinait, avec mademoiselle de MaulĂ©on, l'amour mystique de madame Guyon. Cependant il parvint Ă se faire entendre de ces deux prĂ©lats; tous deux lui dĂ©clarĂšrent qu'ils ne pouvaient se mĂÂȘler de son neveu, attendu qu'il n'Ă©tait pas sous-diacre. Enfin il vit le jĂ©suite; celui-ci le reçut Ă bras ouverts, lui protesta qu'il avait toujours eu pour lui une estime particuliĂšre, ne l'ayant jamais connu. Il jura que la SociĂ©tĂ© avait toujours Ă©tĂ© attachĂ©e aux Bas-Bretons. "Mais, dit-il, votre neveu n'aurait-il pas le malheur d'ĂÂȘtre huguenot? - Non, assurĂ©ment, mon rĂ©vĂ©rend pĂšre. - Serait-il point jansĂ©niste? - Je puis assurer Ă Votre RĂ©vĂ©rence qu'Ă peine est-il chrĂ©tien il y a environ onze mois que nous l'avons baptisĂ©. - VoilĂ qui est bien, voilĂ qui est bien; nous aurons soin de lui. Votre bĂ©nĂ©fice est-il considĂ©rable? - Oh! fort peu de chose, et mon neveu nous coĂ»te beaucoup. - Y a-t-il quelques jansĂ©nistes dans le voisinage? Prenez bien garde, mon cher monsieur le prieur; ils sont plus dangereux que les huguenots et les athĂ©es. - Mon rĂ©vĂ©rend pĂšre, nous n'en avons point; on ne sait ce que c'est que le jansĂ©nisme Ă Notre-Dame de la Montagne. - Tant mieux; allez, il n'y a rien que je ne fasse pour vous." Il congĂ©dia affectueusement le prieur, et n'y pensa plus. Le temps s'Ă©coulait, le prieur et la bonne soeur se dĂ©sespĂ©raient. Cependant le maudit bailli pressait le mariage de son grand benĂÂȘt de fils avec la belle Saint-Yves, qu'on avait fait sortir exprĂšs du couvent. Elle aimait toujours son cher filleul autant qu'elle dĂ©testait le mari qu'on lui prĂ©sentait. L'affront d'avoir Ă©tĂ© mise dans un couvent augmentait sa passion; l'ordre d'Ă©pouser le fils du bailli y mettait le comble. Les regrets, la tendresse, et l'horreur bouleversaient son ĂÂąme. L'amour, comme on sait, est bien plus ingĂ©nieux et plus hardi dans une jeune fille que l'amitiĂ© ne l'est dans un vieux prieur et dans une tante de quarante-cinq ans passĂ©s. De plus, elle s'Ă©tait bien formĂ©e dans son couvent par les romans qu'elle avait lus Ă la dĂ©robĂ©e. La belle Saint-Yves se souvenait de la lettre qu'un garde du corps avait Ă©crite en Basse-Bretagne, et dont on avait parlĂ© dans la province. Elle rĂ©solut d'aller elle-mĂÂȘme prendre des informations Ă Versailles; de se jeter aux pieds des ministres si son mari Ă©tait en prison, comme on le disait, et d'obtenir justice pour lui. Je ne sais quoi l'avertissait secrĂštement qu'Ă la cour on ne refuse rien Ă une jolie fille. Mais elle ne savait pas ce qu'il en coĂ»tait. Sa rĂ©solution prise, elle est consolĂ©e, elle est tranquille, elle ne rebute plus son sot prĂ©tendu; elle accueille le dĂ©testable beau-pĂšre, caresse son frĂšre, rĂ©pand l'allĂ©gresse dans la maison; puis, le jour destinĂ© Ă la cĂ©rĂ©monie, elle part secrĂštement Ă quatre heures du matin avec ses petits prĂ©sents de noce, et tout ce qu'elle a pu rassembler. Ses mesures Ă©taient si bien prises qu'elle Ă©tait dĂ©jĂ Ă plus de dix lieues lorsqu'on entra dans sa chambre, vers le midi. La surprise et la consternation furent grandes. L'interrogant bailli fit ce jour-lĂ plus de questions qu'il n'en avait faites dans toute la semaine; le mari resta plus sot qu'il ne l'avait jamais Ă©tĂ©. L'abbĂ© de Saint-Yves, en colĂšre, prit le parti de courir aprĂšs sa soeur. Le bailli et son fils voulurent l'accompagner. Ainsi la destinĂ©e conduisait Ă Paris presque tout ce canton de la Basse-Bretagne. La belle Saint-Yves se doutait bien qu'on la suivrait. Elle Ă©tait Ă cheval; elle s'informait adroitement des courriers s'ils n'avaient point rencontrĂ© un gros abbĂ©, un Ă©norme bailli, et un jeune benĂÂȘt, qui couraient sur le chemin de Paris. Ayant appris au troisiĂšme jour qu'ils n'Ă©taient pas loin, elle prit une route diffĂ©rente, et eut assez d'habiletĂ© et de bonheur pour arriver Ă Versailles tandis qu'on la cherchait inutilement dans Paris. Mais comment se conduire Ă Versailles? Jeune, belle, sans conseil, sans appui, inconnue, exposĂ©e Ă tout, comment oser chercher un garde du roi? Elle imagina de s'adresser Ă un jĂ©suite du bas Ă©tage; il y en avait pour toutes les conditions de la vie, comme Dieu, disaient-ils, a donnĂ© diffĂ©rentes nourritures aux diverses espĂšces d'animaux. Il avait donnĂ© au roi son confesseur, que tous les solliciteurs de bĂ©nĂ©fices appelaient le chef de l'Eglise gallicane; ensuite venaient les confesseurs des princesses; les ministres n'en avaient point ils n'Ă©taient pas si sots. Il y avait les jĂ©suites du grand commun, et surtout les jĂ©suites des femmes de chambre par lesquelles on savait les secrets des maĂtresses; et ce n'Ă©tait pas un petit emploi. La belle Saint-Yves s'adressa Ă un de ces derniers, qui s'appelait le pĂšre Tout-Ă -tous. Elle se confessa Ă lui, lui exposa ses aventures, son Ă©tat, son danger, et le conjura de la loger chez quelque bonne dĂ©vote qui la mĂt Ă l'abri des tentations. Le pĂšre Tout-Ă -tous l'introduisit chez la femme d'un officier du gobelet, l'une de ses plus affidĂ©es pĂ©nitentes. DĂšs qu'elle y fut, elle s'empressa de gagner la confiance et l'amitiĂ© de cette femme; elle s'informa du garde breton, et le fit prier de venir chez elle. Ayant su de lui que son amant avait Ă©tĂ© enlevĂ© aprĂšs avoir parlĂ© Ă un premier commis, elle court chez ce commis; la vue d'une belle femme l'adoucit, car il faut convenir que Dieu n'a créé les femmes que pour apprivoiser les hommes. Le plumitif attendri lui avoua tout. "Votre amant est Ă la Bastille depuis prĂšs d'un an, et sans vous il y serait peut-ĂÂȘtre toute sa vie." La tendre Saint-Yves s'Ă©vanouit. Quand elle eut repris ses sens, le plumitif lui dit "Je suis sans crĂ©dit pour faire du bien; tout mon pouvoir se borne Ă faire du mal quelquefois. Croyez-moi, allez chez monsieur de Saint-Pouange, qui fait le bien et le mal, cousin et favori de monseigneur de Louvois. Ce ministre a deux ĂÂąmes monsieur de Saint-Pouange en est une; madame du Belloy, l'autre; mais elle n'est pas Ă prĂ©sent Ă Versailles; il ne vous reste que de flĂ©chir le protecteur que je vous indique." La belle Saint-Yves, partagĂ©e entre un peu de joie et d'extrĂÂȘmes douleurs, entre quelque espĂ©rance et de tristes craintes, poursuivie par son frĂšre, adorant son amant, essuyant ses larmes et en versant encore, tremblante, affaiblie, et reprenant courage, courut vite chez monsieur de Saint-Pouange. Chapitre quatorziĂšme. ProgrĂšs de l'esprit de l'IngĂ©nu ProgrĂšs de l'esprit de l'IngĂ©nu L'IngĂ©nu faisait des progrĂšs rapides dans les sciences, et surtout dans la science de l'homme. La cause du dĂ©veloppement rapide de son esprit Ă©tait due Ă son Ă©ducation sauvage presque autant qu'Ă la trempe de son ĂÂąme car, n'ayant rien appris dans son enfance, il n'avait point appris de prĂ©jugĂ©s. Son entendement, n'ayant point Ă©tĂ© courbĂ© par l'erreur, Ă©tait demeurĂ© dans toute sa rectitude. Il voyait les choses comme elles sont, au lieu que les idĂ©es qu'on nous donne dans l'enfance nous les font voir toute notre vie comme elles ne sont point. "Vos persĂ©cuteurs sont abominables, disait-il Ă son ami Gordon. Je vous plains d'ĂÂȘtre opprimĂ©, mais je vous plains d'ĂÂȘtre jansĂ©niste. Toute secte me paraĂt le ralliement de l'erreur. Dites-moi s'il y a des sectes en gĂ©omĂ©trie? - Non, mon cher enfant, lui dit en soupirant le bon Gordon; tous les hommes sont d'accord sur la vĂ©ritĂ© quand elle est dĂ©montrĂ©e, mais ils sont trop partagĂ©s sur les vĂ©ritĂ©s obscures. - Dites sur les faussetĂ©s obscures. S'il y avait eu une seule vĂ©ritĂ© cachĂ©e dans vos amas d'arguments qu'on ressasse depuis tant de siĂšcles, on l'aurait dĂ©couverte sans doute; et l'univers aurait Ă©tĂ© d'accord au moins sur ce point-lĂ . Si cette vĂ©ritĂ© Ă©tait nĂ©cessaire comme le soleil l'est Ă la terre, elle serait brillante comme lui. C'est une absurditĂ©, c'est un outrage au genre humain, c'est un attentat contre l'Etre infini et suprĂÂȘme de dire il y a une vĂ©ritĂ© essentielle Ă l'homme, et Dieu l'a cachĂ©e." Tout ce que disait ce jeune ignorant instruit par la nature faisait une impression profonde sur l'esprit du vieux savant infortunĂ©. "Serait-il bien vrai, s'Ă©cria-t-il, que je me fusse rendu rĂ©ellement malheureux pour des chimĂšres? Je suis bien plus sĂ»r de mon malheur que de la grĂÂące efficace. J'ai consumĂ© mes jours Ă raisonner sur la libertĂ© de Dieu et du genre humain; mais j'ai perdu la mienne; ni saint Augustin ni saint Prosper ne me tireront de l'abĂme oĂÂč je suis." L'IngĂ©nu, livrĂ© Ă son caractĂšre, dit enfin "Voulez-vous que je vous parle avec une confiance hardie? Ceux qui se font persĂ©cuter pour ces vaines disputes de l'Ă©cole me semblent peu sages; ceux qui persĂ©cutent me paraissent des monstres." Les deux captifs Ă©taient fort d'accord sur l'injustice de leur captivitĂ©. "Je suis cent fois plus Ă plaindre que vous, disait l'IngĂ©nu; je suis nĂ© libre comme l'air; j'avais deux vies, la libertĂ© et l'objet de mon amour on me les ĂÂŽte. Nous sommes tous deux dans les fers, sans savoir qui nous y a mis, sans pouvoir mĂÂȘme le demander. J'ai vĂ©cu Huron vingt ans; on dit que ce sont des barbares, parce qu'ils se vengent de leurs ennemis; mais ils n'ont jamais opprimĂ© leurs amis. A peine ai-je mis le pied en France, que j'ai versĂ© mon sang pour elle; j'ai peut-ĂÂȘtre sauvĂ© une province, et pour rĂ©compense je suis englouti dans ce tombeau des vivants, oĂÂč je serais mort de rage sans vous. Il n'y a donc point de lois dans ce pays? On condamne les hommes sans les entendre! Il n'en est pas ainsi en Angleterre. Ah! ce n'Ă©tait pas contre les Anglais que je devais me battre." Ainsi sa philosophie naissante ne pouvait dompter la nature outragĂ©e dans le premier de ses droits, et laissait un libre cours Ă sa juste colĂšre. Son compagnon ne le contredit point. L'absence augmente toujours l'amour qui n'est pas satisfait, et la philosophie ne le diminue pas. Il parlait aussi souvent de sa chĂšre Saint-Yves que de morale et de mĂ©taphysique. Plus ses sentiments s'Ă©puraient, et plus il aimait. Il lut quelques romans nouveaux; il en trouva peu qui lui peignissent la situation de son ĂÂąme. Il sentait que son coeur allait toujours au-delĂ de ce qu'il lisait. "Ah! disait-il, presque tous ces auteurs-lĂ n'ont que de l'esprit et de l'art." Enfin le bon prĂÂȘtre jansĂ©niste devenait insensiblement le confident de sa tendresse. Il ne connaissait l'amour auparavant que comme un pĂ©chĂ© dont on s'accuse en confession. Il apprit Ă le connaĂtre comme un sentiment aussi noble que tendre, qui peut Ă©lever l'ĂÂąme autant que l'amollir, et produire mĂÂȘme quelquefois des vertus. Enfin, pour dernier prodige, un Huron convertissait un jansĂ©niste. Chapitre quinziĂšme. La belle Saint-Yves rĂ©siste Ă des propositions dĂ©licates La belle Saint-Yves rĂ©siste Ă des propositions dĂ©licates La belle Saint-Yves, plus tendre encore que son amant, alla donc chez monsieur de Saint-Pouange, accompagnĂ©e de l'amie chez qui elle logeait, toutes deux cachĂ©es dans leurs coiffes. La premiĂšre chose qu'elle vit Ă la porte ce fut l'abbĂ© de Saint-Yves, son frĂšre, qui en sortait. Elle fut intimidĂ©e; mais la dĂ©vote amie la rassura. "C'est prĂ©cisĂ©ment parce qu'on a parlĂ© contre vous qu'il faut que vous parliez. Soyez sĂ»re que dans ce pays les accusateurs ont toujours raison si on ne se hĂÂąte de les confondre. Votre prĂ©sence d'ailleurs, ou je me trompe fort, fera plus d'effet que les paroles de votre frĂšre." Pour peu qu'on encourage une amante passionnĂ©e, elle est intrĂ©pide. La Saint-Yves se prĂ©sente Ă l'audience. Sa jeunesse, ses charmes, ses yeux tendres, mouillĂ©s de quelques pleurs, attirĂšrent tous les regards. Chaque courtisan du sous-ministre oublia un moment l'idole du pouvoir pour contempler celle de la beautĂ©. Le Saint-Pouange la fit entrer dans un cabinet; elle parla avec attendrissement et avec grĂÂące. Saint-Pouange se sentit touchĂ©. Elle tremblait, il la rassura. "Revenez ce soir, lui dit-il; vos affaires mĂ©ritent qu'on y pense et qu'on en parle Ă loisir; il y a ici trop de monde; on expĂ©die les audiences trop rapidement il faut que je vous entretienne Ă fond de tout ce qui vous regarde." Ensuite, ayant fait l'Ă©loge de sa beautĂ© et de ses sentiments, il lui recommanda de venir Ă sept heures du soir. Elle n'y manqua pas; la dĂ©vote amie l'accompagna encore, mais elle se tint dans le salon, et lut le PĂ©dagogue chrĂ©tien, pendant que le Saint-Pouange et la belle Saint-Yves Ă©taient dans l'arriĂšre-cabinet. "Croiriez-vous bien, mademoiselle, lui dit-il d'abord, que votre frĂšre est venu me demander une lettre de cachet contre vous? En vĂ©ritĂ© j'en expĂ©dierais plutĂÂŽt une pour le renvoyer en basse-Bretagne. - HĂ©las! monsieur, on est donc bien libĂ©ral de lettres de cachet dans vos bureaux, puisqu'on en vient solliciter du fond du royaume, comme des pensions. Je suis bien loin d'en demander une contre mon frĂšre. J'ai beaucoup Ă me plaindre de lui, mais je respecte la libertĂ© des hommes; je demande celle d'un homme que je veux Ă©pouser, d'un homme Ă qui le roi doit la conservation d'une province, qui peut le servir utilement, et qui est fils d'un officier tuĂ© Ă son service. De quoi est-il accusĂ©? Comment a-t-on pu le traiter si cruellement sans l'entendre?" Alors le sous-ministre lui montra la lettre du jĂ©suite espion et celle du perfide bailli. "Quoi! il y a de pareils monstres sur la terre! et on veut me forcer ainsi Ă Ă©pouser le fils ridicule d'un homme ridicule et mĂ©chant! et c'est sur de pareils avis qu'on dĂ©cide ici de la destinĂ©e des citoyens!" Elle se jeta Ă genoux, elle demanda avec des sanglots la libertĂ© du brave homme qui l'adorait. Ses charmes dans cet Ă©tat parurent dans leur plus grand avantage. Elle Ă©tait si belle que le Saint-Pouange, perdant toute honte, lui insinua qu'elle rĂ©ussirait si elle commençait par lui donner les prĂ©mices de ce qu'elle rĂ©servait Ă son amant. La Saint-Yves, Ă©pouvantĂ©e et confuse, feignit longtemps de ne le pas entendre; il fallut s'expliquer plus clairement. Un mot lĂÂąchĂ© d'abord avec retenue en produisait un plus fort, suivi d'un autre plus expressif. On offrit non seulement la rĂ©vocation de la lettre de cachet, mais des rĂ©compenses, de l'argent, des honneurs, des Ă©tablissements; et plus on promettait, plus le dĂ©sir de n'ĂÂȘtre pas, refusĂ© augmentait. La Saint-Yves pleurait, elle Ă©tait suffoquĂ©e, Ă demi renversĂ©e sur un sofa, croyant Ă peine ce qu'elle voyait, ce qu'elle entendait. Le Saint-Pouange, Ă son tour, se jeta Ă ses genoux. Il n'Ă©tait pas sans agrĂ©ments, et aurait pu ne pas effaroucher un coeur moins prĂ©venu; mais Saint-Yves adorait son amant, et croyait que c'Ă©tait un crime horrible de le trahir pour le servir. Saint-Pouange redoublait les priĂšres et les promesses enfin la tĂÂȘte lui tourna au point qu'il lui dĂ©clara que c'Ă©tait le seul moyen de tirer de sa prison l'homme auquel elle prenait un intĂ©rĂÂȘt si violent et si tendre. Cet Ă©trange entretien se prolongeait. La dĂ©vote de l'antichambre, en lisant son PĂ©dagogue chrĂ©tien, disait "Mon Dieu! que peuvent-ils faire lĂ depuis deux heures? Jamais monseigneur de Saint-Pouange, n'a donnĂ© une si longue audience; peut-ĂÂȘtre qu'il a tout refusĂ© Ă cette pauvre fille, puisqu'elle le prie encore." Enfin sa compagne sortit de l'arriĂšre-cabinet tout Ă©perdue, sans pouvoir parler, rĂ©flĂ©chissant profondĂ©ment sur le caractĂšre des grands et des demi-grands qui sacrifient si lĂ©gĂšrement la libertĂ© des hommes et l'honneur des femmes. Elle ne dit pas un mot pendant tout le chemin. ArrivĂ©e chez l'amie, elle Ă©clata, elle lui conta tout. La dĂ©vote fit de grands signes de croix. "Ma chĂšre amie, il faut consulter dĂšs demain le pĂšre Tout-Ă -tous, notre directeur; il a beaucoup de crĂ©dit auprĂšs de monsieur de Saint-Pouange; il confesse plusieurs servantes de sa maison; c'est un homme pieux et accommodant, qui dirige aussi des femmes de qualitĂ©. Abandonnez-vous Ă lui, c'est ainsi que j'en use, je m'en suis toujours bien trouvĂ©e. Nous autres, pauvres femmes, nous avons besoin d'ĂÂȘtre conduites par un homme. - Eh bien donc! ma chĂšre amie, j'irai trouver demain le pĂšre Tout-Ă -tous." Chapitre seiziĂšme. Elle consulte un jĂ©suite Elle consulte un jĂ©suite DĂšs que la belle et dĂ©solĂ©e Saint-Yves fut avec son bon confesseur, elle lui confia qu'un homme puissant et voluptueux lui proposait de faire sortir de prison celui qu'elle devait Ă©pouser lĂ©gitimement, et qu'il demandait un grand prix de son servie; qu'elle avait une rĂ©pugnance horrible pour un telle infidĂ©litĂ©, et que, s'il ne s'agissait que de sa propre vie, elle la sacrifierait plutĂÂŽt que de succomber. "VoilĂ un abominable pĂ©cheur! lui dit le pĂšre Tout-Ă -tous. Vous devriez bien me dire le nom de ce vilain homme c'est Ă coup sĂ»r quelque jansĂ©niste; je le dĂ©noncerai Ă sa rĂ©vĂ©rence le pĂšre de La Chaise, qui le fera mettre dans le gĂte oĂÂč est Ă prĂ©sent la chĂšre personne que vous devez Ă©pouser." La pauvre fille, aprĂšs un long embarras et de grandes irrĂ©solutions, lui nomma enfin Saint-Pouange. "Monseigneur de Saint-Pouange! s'Ă©cria le jĂ©suite; ah! ma fille, c'est tout autre chose; il est cousin du plus grand ministre que nous ayons jamais eu, homme de bien, protecteur de la bonne cause, bon chrĂ©tien; il ne peut avoir eu une telle pensĂ©e; il faut que vous ayez mal entendu. - Ah! mon pĂšre, je n'ai entendu que trop bien; je suis perdue, quoi que je fasse; je n'ai que le choix du malheur et de la honte il faut que mon amant reste enseveli tout vivant, ou que je me rende indigne de vivre. Je ne puis le laisser pĂ©rir, et je ne puis le sauver." Le pĂšre Tout-Ă -tous tĂÂącha de la calmer par ces douces paroles "PremiĂšrement, ma fille, ne dites jamais ce mot mon amant; il y a quelque chose de mondain, qui pourrait offenser Dieu. Dites mon mari; car, bien qu'il ne le soit pas encore, vous le regardez comme tel; et rien n'est plus honnĂÂȘte. Secondement, bien qu'il soit votre Ă©poux en idĂ©e, en espĂ©rance, il ne l'est pas en effet ainsi vous ne commettriez pas un adultĂšre, pĂ©chĂ© Ă©norme qu'il faut toujours Ă©viter autant qu'il est possible. TroisiĂšmement, les actions ne sont pas d'une malice de couple, quand l'intention est pure, et rien n'est plus pur que de dĂ©livrer votre mari. QuatriĂšmement, vous avez des exemples dans la sainte antiquitĂ©, qui peuvent merveilleusement servir Ă votre conduite. Saint Augustin rapporte que sous le proconsulat de Septimius Acyndinus, en l'an 340 de notre salut, un pauvre homme, ne pouvant payer Ă CĂ©sar ce qui appartenait Ă CĂ©sar, fut condamnĂ© Ă la mort, comme il est juste, malgrĂ© la maxime OĂÂč il n'y a rien le roi perd ses droits. Il s'agissait d'une livre d'or; le condamnĂ© avait une femme en qui Dieu avait mis la beautĂ© et la prudence. Un vieux richard promit de donner une livre d'or, et mĂÂȘme plus, Ă la dame, Ă condition qu'il commettrait avec elle le pĂ©chĂ© immonde. La dame ne crut point mal faire en sauvant la vie Ă son mari. Saint Augustin approuve fort sa gĂ©nĂ©reuse rĂ©signation. Il est vrai que le vieux richard la trompa, et peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme son mari n'en fut pas moins pendu; mais elle avait fait tout ce qui Ă©tait en elle pour sauver sa vie. Soyez sĂ»re, ma fille, que quand un jĂ©suite vous cite saint Augustin, il faut bien que ce saint ait pleinement raison. Je ne vous conseille rien, vous ĂÂȘtes sage; il est Ă prĂ©sumer que vous serez utile Ă votre mari. Monseigneur de Saint-Pouange est un honnĂÂȘte homme, il ne vous trompera pas c'est tout ce que je puis vous dire; je prierai Dieu pour vous, et j'espĂšre que tout se passera Ă sa plus grande gloire." La belle Saint-Yves, non moins effrayĂ©e des discours du jĂ©suite que des propositions du sous-ministre, s'en retourna Ă©perdue chez son amie. Elle Ă©tait tentĂ©e de se dĂ©livrer, par lĂ mort, de l'horreur de laisser dans une captivitĂ© affreuse l'amant qu'elle adorait, et de la honte de le dĂ©livrer au prix de ce qu'elle avait de plus cher, et qui ne devait appartenir qu'Ă cet amant infortunĂ©. Chapitre dix-septiĂšme. Elle consulte un jĂ©suite Elle succombe par vertu Elle priait son amie de la tuer; mais cette femme, non moins indulgente que le jĂ©suite, lui parla plus clairement encore. "HĂ©las! dit-elle, les affaires ne se font guĂšre autrement dans cette cour si aimable, si galante, et si renommĂ©e. Les places les plus mĂ©diocres et les plus considĂ©rables n'ont souvent Ă©tĂ© donnĂ©es qu'au prix qu'on exige de vous. Ecoutez, vous m'avez inspirĂ© de l'amitiĂ© et de la confiance; je vous avouerai que si j'avais Ă©tĂ© aussi difficile que vous l'ĂÂȘtes, mon mari ne jouirait pas du petit poste qui le fait vivre; il le sait, et loin d'en ĂÂȘtre fĂÂąchĂ©, il voit en moi sa bienfaitrice, et il se regarde comme ma crĂ©ature. Pensez-vous que tous ceux qui ont Ă©tĂ© Ă la tĂÂȘte des provinces, ou mĂÂȘme des armĂ©es, aient dĂ» leurs honneurs et leur fortune Ă leurs seuls services? Il en est qui en sont redevables Ă mesdames leurs femmes. Les dignitĂ©s de la guerre ont Ă©tĂ© sollicitĂ©es par l'amour, et la place a Ă©tĂ© donnĂ©e au mari de la plus belle. Vous ĂÂȘtes dans une situation bien plus intĂ©ressante il s'agit de rendre votre amant au jour et de l'Ă©pouser; c'est un devoir sacrĂ© qu'il vous faut remplir. On n'a point blĂÂąmĂ© les belles et grandes dames dont je vous parle; on vous applaudira, on dira que vous ne vous ĂÂȘtes permise une faiblesse que par un excĂšs de vertu. - Ah! quelle vertu! s'Ă©cria la belle Saint-Yves; quel labyrinthe d'iniquitĂ©s! quel pays! et que j'apprends Ă connaĂtre les hommes! Un pĂšre de La Chaise et un bailli ridicule font mettre mon amant en prison, ma famille me persĂ©cute, on ne me tend la main dans mon dĂ©sastre que pour me dĂ©shonorer. Un jĂ©suite a perdu un brave homme, un autre jĂ©suite veut me perdre; je ne suis entourĂ©e que de piĂšges, et je touche au moment de tomber dans la misĂšre. Il faut que je me tue, ou que je parle au roi; je me jetterai Ă ses pieds sur son passage, quand il ira Ă la messe ou Ă la comĂ©die. - On ne vous laissera pas approcher, lui dit sa bonne amie; et si vous aviez le malheur de parler, mons de Louvois et le rĂ©vĂ©rend pĂšre de La Chaise pourraient vous enterrer dans le fond d'un couvent pour le reste de vos jours." Tandis que cette brave personne augmentait ainsi les perplexitĂ©s de cette ĂÂąme dĂ©sespĂ©rĂ©e, et enfonçait le poignard dans son coeur, arrive un exprĂšs de monsieur de Saint-Pouange avec une lettre et deux beaux pendants d'oreilles. Saint-Yves rejeta le tout en pleurant; mais l'amie s'en chargea. DĂšs que le messager fut parti, notre confidente lit la lettre dans laquelle on propose un petit souper aux deux amies pour le soir. Saint-Yves jure qu'elle n'ira point. La dĂ©vote veut lui essayer les deux boucles de diamants. Saint-Yves ne le put souffrir. Elle combattit la journĂ©e entiĂšre. Enfin, n'ayant en vue que son amant, vaincue, entraĂnĂ©e, ne sachant oĂÂč on la mĂšne, elle se laisse conduire au souper fatal. Rien n'avait pu la dĂ©terminer Ă se parer de ses pendants d'oreilles; la confidente les apporta, elle les lui ajusta malgrĂ© elle avant qu'on se mĂt Ă table. Saint-Yves Ă©tait si confuse, si troublĂ©e, qu'elle se laissait tourmenter; et le patron en tirait un augure trĂšs favorable. Vers la fin du repas, la confidente se retira discrĂštement. Le patron montra alors la rĂ©vocation de la lettre de cachet, le brevet d'une gratification considĂ©rable, celui d'une compagnie, et n'Ă©pargna pas les promesses. "Ah! lui dit Saint-Yves, que je vous aimerais si vous ne vouliez pas ĂÂȘtre tant aimĂ©!" Enfin, aprĂšs une longue rĂ©sistance, aprĂšs des sanglots, des cris, des larmes, affaiblie du combat, Ă©perdue, languissante, il fallut se rendre. Elle n'eut d'autre ressource que de se promettre de ne penser qu'Ă l'IngĂ©nu; tandis que le cruel jouirait impitoyablement de la nĂ©cessitĂ© oĂÂč elle Ă©tait rĂ©duite. Chapitre dix-huitiĂšme. Elle dĂ©livre son amant et un jansĂ©niste Elle dĂ©livre son amant et un jansĂ©niste Au point du jour elle vole Ă Paris, munie de l'ordre du ministre. Il est difficile de peindre ce qui se passait dans son coeur pendant ce voyage. Qu'on imagine une ĂÂąme vertueuse et noble, humiliĂ©e de son opprobre; enivrĂ©e de tendresse, dĂ©chirĂ©e des remords d'avoir trahi son amant, pĂ©nĂ©trĂ©e du plaisir de dĂ©livrer ce qu'elle adore! Ses amertumes, ses combats, son succĂšs partageaient toutes ses rĂ©flexions. Ce n'Ă©tait plus cette fille simple dont une Ă©ducation provinciale avait rĂ©trĂ©ci les idĂ©es. L'amour et le malheur l'avaient formĂ©e. Le sentiment avait fait autant de progrĂšs en elle que la raison en avait fait dans l'esprit de son amant infortunĂ©. Les filles apprennent Ă sentir plus aisĂ©ment que les hommes n'apprennent Ă penser. Son aventure Ă©tait plus instructive que quatre ans de couvent. Son habit Ă©tait d'une simplicitĂ© extrĂÂȘme. Elle voyait avec horreur les ajustements sous lesquels elle avait paru devant son funeste bienfaiteur; elle avait laissĂ© ses boucles de diamants Ă sa compagne sans mĂÂȘme les regarder. Confuse et charmĂ©e, idolĂÂątre de l'IngĂ©nu, et se haĂÂŻssant elle-mĂÂȘme, elle arrive enfin Ă la porte. De cet affreux chĂÂąteau, palais de la vengeance, Qui renferma souvent le crime et l'innocence. Quand il fallut descendre du carrosse, les forces lui manquĂšrent; on l'aida; elle entra, le coeur palpitant, les yeux humides, le front consternĂ©. On la prĂ©sente au gouverneur; elle veut lui parler, sa voix expire; elle montre son ordre en articulant Ă peine quelques paroles. Le gouverneur aimait son prisonnier; il fut trĂšs aise de sa dĂ©livrance. Son coeur n'Ă©tait pas endurci comme celui de quelques honorables geĂÂŽliers ses confrĂšres, qui, ne pensant qu'Ă la rĂ©tribution attachĂ©e Ă la garde de leurs captifs, fondant leurs revenus sur leurs victimes, et vivant du malheur d'autrui, se faisaient en secret une joie affreuse des larmes des infortunĂ©s. Il fait venir le prisonnier dans son appartement. Les deux amants se voient, et tous deux s'Ă©vanouissent. La belle Saint-Yves resta longtemps sans mouvement et sans vie l'autre rappela bientĂÂŽt son courage. "C'est apparemment lĂ madame votre femme, lui dit le gouverneur; vous ne m'aviez point dit que vous fussiez mariĂ©. On me mande que c'est Ă ses soins gĂ©nĂ©reux que vous devez votre dĂ©livrance - Ah! je ne suis pas digne d'ĂÂȘtre sa femme," dit la belle Saint-Yves d'une voix tremblante; et elle retomba encore en faiblesse. Quand elle eut repris ses sens, elle prĂ©senta, toujours tremblante, le brevet de la gratification, et la promesse par Ă©crit d'une compagnie. L'IngĂ©nu, aussi Ă©tonnĂ© qu'attendri, s'Ă©veillait d'un songe pour retomber dans un autre. "Pourquoi ai-je Ă©tĂ© enfermĂ© ici? comment avez-vous pu m'en tirer? oĂÂč sont les monstres qui m'y ont plongĂ©? Vous ĂÂȘtes une divinitĂ© qui descendez du ciel Ă mon secours." La belle Saint-Yves baissait la vue, regardait son amant, rougissait et dĂ©tournait, le moment d'aprĂšs, ses yeux mouillĂ©s de pleurs. Elle lui apprit enfin tout ce qu'elle savait, et tout ce qu'elle avait Ă©prouvĂ©, exceptĂ© ce qu'elle aurait voulu se cacher pour jamais, et ce qu'un autre que l'IngĂ©nu, plus accoutumĂ© au monde et plus instruit des usages de la cour, aurait devinĂ© facilement. "Est-il possible qu'un misĂ©rable comme ce bailli ait eu le pouvoir de me ravir ma libertĂ©? Ah! je vois bien qu'il en est des hommes comme des plus vils animaux; tous peuvent nuire. Mais est-il possible qu'un moine, un jĂ©suite confesseur du roi, ait contribuĂ© Ă mon infortune autant que ce bailli, sans que je puisse imaginer sous quel prĂ©texte ce dĂ©testable fripon m'a persĂ©cutĂ©? M'a-t-il fait passer pour un jansĂ©niste? Enfin, comment vous ĂÂȘtes-vous souvenue de moi? je ne le mĂ©ritais pas, je n'Ă©tais alors qu'un sauvage. Quoi? vous avez pu, sans conseil, sans secours, entreprendre le voyage de Versailles! Vous y avez paru, et on a brisĂ© mes fers! Il est donc dans la beautĂ© et dans la vertu un charme invincible qui fait tomber les portes de fer, et qui amollit les coeurs de bronze!" A ce mot de vertu, des sanglots Ă©chappĂšrent Ă la belle Saint-Yves. Elle ne savait pas combien elle Ă©tait vertueuse dans le crime qu'elle se reprochait. Son amant continua ainsi "Ange qui avez rompu mes liens, si vous avez eu ce que je ne comprends pas encore assez de crĂ©dit pour me faire rendre justice, faites-la donc rendre aussi Ă un vieillard qui m'a le premier appris Ă penser, comme vous m'avez appris Ă aimer. La calamitĂ© nous a unis; je l'aime comme un pĂšre, je ne peux vivre ni sans vous ni sans lui. - Moi! que je sollicite le mĂÂȘme homme qui... - Oui, je veux tout vous devoir, et je ne veux devoir jamais rien qu'Ă vous Ă©crivez Ă cet homme puissant; comblez-moi de vos bienfaits, achevez ce que vous avez commencĂ©, achevez vos prodiges." Elle sentait qu'elle devait faire tout ce que son amant exigeait elle voulut Ă©crire, sa main ne pouvait obĂ©ir. Elle recommença trois fois sa lettre, la dĂ©chira trois fois; elle Ă©crivit enfin, et les deux amants sortirent aprĂšs avoir embrassĂ© le vieux martyr de la grĂÂące efficace. L'heureuse et dĂ©solĂ©e Saint-Yves savait dans quelle maison logeait son frĂšre; elle y alla; son amant prit un appartement dans la mĂÂȘme maison. A peine y furent-ils arrivĂ©s que son protecteur lui envoya l'ordre de l'Ă©largissement du bonhomme Gordon, et lui demanda un rendez-vous pour le lendemain. Ainsi, Ă chaque action honnĂÂȘte et gĂ©nĂ©reuse qu'elle faisait, son dĂ©shonneur en Ă©tait le prix. Elle regardait avec exĂ©cration cet usage de vendre le malheur et le bonheur des hommes. Elle donna l'ordre de l'Ă©largissement Ă son amant, et refusa le rendez-vous d'un bienfaiteur qu'elle ne pouvait plus voir sans expirer de douleur et de honte. L'IngĂ©nu ne pouvait se sĂ©parer d'elle que pour aller dĂ©livrer un ami il y vola. Il remplit ce devoir en rĂ©flĂ©chissant sur les Ă©tranges Ă©vĂ©nements de ce monde, et en admirant la vertu courageuse d'une jeune fille Ă qui deux infortunĂ©s devaient plus que la vie. Chapitre dix-neuviĂšme. L'IngĂ©nu, la belle Saint-Yves, et leurs parents sont rassemblĂ©s L'IngĂ©nu, la belle Saint-Yves, et leurs parents sont rassemblĂ©s La gĂ©nĂ©reuse et respectable infidĂšle Ă©tait avec son frĂšre abbĂ© de Saint-Yves, le bon prieur de la Montagne, et la dame de Kerkabon. Tous Ă©taient Ă©galement Ă©tonnĂ©s; mais leur situation et leurs sentiments Ă©taient bien diffĂ©rents. L'abbĂ© de Saint-Yves pleurait ses torts aux pieds de sa soeur, qui lui pardonnait. Le prieur et sa tendre soeur pleuraient aussi, mais de joie; le vilain bailli et son insupportable fils ne troublaient point cette scĂšne touchante. Ils Ă©taient partis au premier bruit de l'Ă©largissement de leur ennemi; ils couraient ensevelir dans leur province leur sottise et leur crainte. Les quatre personnages, agitĂ©s de cent mouvements divers, attendaient que le jeune homme revĂnt avec l'ami qu'il devait dĂ©livrer. L'abbĂ© de Saint-Yves n'osait lever les yeux devant sa soeur; la bonne Kerkabon disait "Je reverrai donc mon cher neveu! - Vous le reverrez, dit la charmante Saint-Yves, mais ce n'est plus le mĂÂȘme homme; son maintien, son ton, ses idĂ©es, son esprit, tout est changĂ©; il est devenu aussi respectable qu'il Ă©tait naĂÂŻf et Ă©tranger Ă tout. Il sera l'honneur et la consolation de votre famille que ne puis-je ĂÂȘtre aussi l'honneur de la mienne! - Vous n'ĂÂȘtes point non plus la mĂÂȘme, dit le prieur; que vous est-il donc arrivĂ© qui ait fait en vous un si grand changement?" Au milieu de cette conversation l'IngĂ©nu arrive, tenant par la main son jansĂ©niste. La scĂšne alors devint plus neuve et plus intĂ©ressante. Elle commença par les tendres embrassements de l'oncle et de la tante. L'abbĂ© de Saint-Yves se mettait presque aux genoux de l'IngĂ©nu, qui n'Ă©tait plus l'IngĂ©nu. Les deux amants se parlaient par des regards qui exprimaient tous les sentiments dont ils Ă©taient pĂ©nĂ©trĂ©s. On voyait Ă©clater la satisfaction, la reconnaissance, sur le front de l'un; l'embarras Ă©tait peint dans les yeux tendres et un peu Ă©garĂ©s de l'autre. On Ă©tait Ă©tonnĂ© qu'elle mĂÂȘlĂÂąt de la douleur Ă tant de joie. Le vieux Gordon devint en peu de moments cher Ă toute la famille. Il avait Ă©tĂ© malheureux avec le jeune prisonnier, et c'Ă©tait un grand titre. Il devait sa dĂ©livrance aux deux amants, cela seul le rĂ©conciliait avec l'amour; l'ĂÂąpretĂ© de ses anciennes opinions sortait de son coeur, il Ă©tait changĂ© en homme, ainsi que le Huron. Chacun raconta ses aventures avant le souper. Les deux abbĂ©s, la tante, Ă©coutaient comme des enfants qui entendent des histoires de revenants, et comme des hommes qui s'intĂ©ressaient tous Ă tant de dĂ©sastres. "HĂ©las! dit Gordon, il y a peut-ĂÂȘtre plus de cinq cents personnes vertueuses qui sont Ă prĂ©sent dans les mĂÂȘmes fers que mademoiselle de Saint-Yves a brisĂ©s leurs malheurs sont inconnus. On trouve assez de mains qui frappent sur la foule des malheureux, et rarement une secourable." Cette rĂ©flexion si vraie augmentait sa sensibilitĂ© et sa reconnaissance tout redoublait le triomphe de la belle Saint-Yves; on admirait la grandeur et la fermetĂ© de son ĂÂąme. L'admiration Ă©tait mĂÂȘlĂ©e de ce respect qu'on sent malgrĂ© soi pour une personne qu'on croit avoir du crĂ©dit Ă la cour. Mais l'abbĂ© de Saint-Yves disait quelquefois "Comment ma soeur a-t-elle pu faire pour obtenir si tĂÂŽt ce crĂ©dit?" On allait se mettre Ă table de trĂšs bonne heure. VoilĂ que la bonne amie de Versailles arrive sans rien savoir de tout ce qui s'Ă©tait passĂ©; elle Ă©tait en carrosse Ă six chevaux, et on voit bien Ă qui appartenait l'Ă©quipage. Elle entre avec l'air imposant d'une personne de cour qui a de grandes affaires, salue trĂšs lĂ©gĂšrement la compagnie, et tirant la belle Saint-Yves Ă l'Ă©cart "Pourquoi vous faire tant attendre? Suivez-moi; voilĂ vos diamants que vous aviez oubliĂ©s." Elle ne put dire ces paroles si bas que l'IngĂ©nu ne les entendĂt il vit les diamants; le frĂšre fut interdit; l'oncle et la tante n'Ă©prouvĂšrent qu'une surprise de bonnes gens qui n'avaient jamais vu une telle magnificence. Le jeune homme, qui s'Ă©tait formĂ© par un an de rĂ©flexions, en fit malgrĂ© lui, et parut troublĂ© un moment. Son amante s'en aperçut; une pĂÂąleur mortelle se rĂ©pandit sur son beau visage, un frisson la saisit, elle se soutenait Ă peine. "Ah! madame, dit-elle Ă la fatale amie, vous m'avez perdue! vous me donnez la mort!" Ces paroles percĂšrent le coeur de l'IngĂ©nu; mais il avait dĂ©jĂ appris Ă se possĂ©der; il ne les releva point, de peur d'inquiĂ©ter sa maĂtresse devant son frĂšre; mais il pĂÂąlit comme elle. Saint-Yves, Ă©perdue de l'altĂ©ration qu'elle apercevait sur le visage de son amant, entraĂne cette femme hors de la chambre dans un petit passage, jette les diamants Ă terre devant elle. "Ah! ce ne sont pas eux qui m'ont sĂ©duite, vous le savez; mais celui qui les a donnĂ©s ne me reverra jamais." L'amie les ramassait, et Saint-Yves ajoutait "Qu'il les reprenne ou qu'il vous les donne; allez, ne me rendez plus honteuse de moi-mĂÂȘme." L'ambassadrice enfin, s'en retourna, ne pouvant comprendre les remords dont elle Ă©tait tĂ©moin. La belle Saint-Yves, oppressĂ©e, Ă©prouvant dans son corps une rĂ©volution qui la suffoquait, fut obligĂ©e de se mettre au lit; mais pour n'alarmer personne elle ne parla point de ce qu'elle souffrait, et, ne prĂ©textant que sa lassitude, elle demanda la permission de prendre du repos; mais ce fut aprĂšs avoir rassurĂ© la compagnie par des paroles consolantes et flatteuses, et jetĂ© sur son amant des regards qui portaient le feu dans son ĂÂąme. Le souper, qu'elle n'animait pas, fut triste dans le commencement, mais de cette tristesse intĂ©ressante qui fournit des conversations attachantes et utiles, si supĂ©rieures Ă la frivole joie qu'on recherche, et qui n'est d'ordinaire qu'un bruit importun. Gordon fit en peu de mots l'histoire du jansĂ©nisme et du molinisme, des persĂ©cutions dont un parti accablait l'autre, et de l'opiniĂÂątretĂ© de tous les deux. L'IngĂ©nu en fit la critique, et plaignit les hommes qui, non contents de tant de discorde que leurs intĂ©rĂÂȘts allument, se font de nouveaux maux pour des intĂ©rĂÂȘts chimĂ©riques, et pour des absurditĂ©s inintelligibles. Gordon racontait, l'autre jugeait; les convives Ă©coutaient avec Ă©motion, et s'Ă©clairaient d'une lumiĂšre nouvelle. On parla de la longueur de nos infortunes et de la briĂšvetĂ© de la vie. On remarqua que chaque profession a un vice et un danger qui lui sont attachĂ©s, et que, depuis le Prince jusqu'au dernier des mendiants, tout semble accuser la nature. Comment se trouve-t-il tant d'hommes qui, pour si peu d'argent, se font les persĂ©cuteurs, les satellites, les bourreaux des autres hommes? Avec quelle indiffĂ©rence inhumaine un homme en place signe la destruction d'une famille, et avec quelle joie plus barbare des mercenaires l'exĂ©cutent! "J'ai vu dans ma jeunesse, dit le bonhomme Gordon, un parent du marĂ©chal de Marillac, qui, Ă©tant poursuivi dans sa province pour la cause de cet illustre malheureux, se cachait dans Paris sous un nom supposĂ©. C'Ă©tait un vieillard de soixante et douze ans. Sa femme, qui l'accompagnait, Ă©tait Ă peu prĂšs de son ĂÂąge. Ils avaient eu un fils libertin qui, Ă l'ĂÂąge de quatorze ans, s'Ă©tait enfui de la maison paternelle devenu soldat, puis dĂ©serteur, il avait passĂ© par tous les degrĂ©s de la dĂ©bauche et de la misĂšre; enfin, ayant pris un nom de terre, il Ă©tait dans les gardes du cardinal de Richelieu car ce prĂÂȘtre, ainsi que le Mazarin, avait des gardes; il avait obtenu un bĂÂąton d'exempt dans cette compagnie de satellites. Cet aventurier fut chargĂ© d'arrĂÂȘter le vieillard et son Ă©pouse, et s'en acquitta avec toute la duretĂ© d'un homme qui voulait plaire Ă son maĂtre. Comme il les conduisait, il entendit ces deux victimes dĂ©plorer la longue suite des malheurs qu'elles avaient Ă©prouvĂ©s depuis leur berceau. Le pĂšre et la mĂšre comptaient parmi leurs plus grandes infortunes les Ă©garements et la perte de leur fils. Il les reconnut; il ne les conduisit pas moins en prison, en les assurant que Son Eminence devait ĂÂȘtre servie de prĂ©fĂ©rence Ă tout. Son Eminence rĂ©compensa son zĂšle. "J'ai vu un espion du pĂšre de La Chaise trahir son propre frĂšre, dans l'espĂ©rance d'un petit bĂ©nĂ©fice qu'il n'eut point; et je l'ai vu mourir, non de remords, mais de douleur d'avoir Ă©tĂ© trompĂ© par le jĂ©suite. L'emploi de confesseur que j'ai longtemps exercĂ© m'a fait connaĂtre l'intĂ©rieur des familles; je n'en ai guĂšre vu qui ne fussent plongĂ©es dans l'amertume, tandis qu'au dehors, couvertes du masque du bonheur, elles paraissaient nager dans la joie; et j'ai toujours remarquĂ© que les grands chagrins Ă©taient le fruit de notre cupiditĂ© effrĂ©nĂ©e. - Pour moi, dit l'IngĂ©nu, je pense qu'une ĂÂąme noble, reconnaissante et sensible, peut vivre heureuse; et je compte bien jouir d'une fĂ©licitĂ© sans mĂ©lange avec la belle et gĂ©nĂ©reuse Saint-Yves. Car je me flatte, ajouta-t-il, en s'adressant Ă son frĂšre avec le sourire de l'amitiĂ©, que vous ne me refuserez pas, comme l'annĂ©e passĂ©e, et que je m'y prendrai d'une maniĂšre plus dĂ©cente." L'abbĂ© se confondit en excuses du passĂ© et en protestations d'un attachement Ă©ternel. L'oncle Kerkabon dit que ce serait le plus beau jour de sa vie. La bonne tante, en s'extasiant et en pleurant de joie, s'Ă©criait "Je vous l'avais bien dit que vous ne seriez jamais sous-diacre! ce sacrement-ci vaut bien mieux que l'autre; plĂ»t Ă Dieu que j'en eusse Ă©tĂ© honorĂ©e! mais je vous servirai de mĂšre." Alors ce fut Ă qui renchĂ©rirait sur les louanges de tendre Saint-Yves. Son amant avait le coeur trop plein de ce qu'elle avait fait pour lui, il l'aimait trop pour que l'aventure des diamants eĂ»t fait sur son coeur une impression dominante. Mais ces mots qu'il avait trop entendus, vous me donnez la mort, l'effrayaient encore en secret et corrompaient toute sa joie, tandis que les Ă©loges de sa belle maĂtresse augmentaient encore son amour. Enfin on n'Ă©tait plus occupĂ© que d'elle; on ne parlait que du bonheur que ces deux amants mĂ©ritaient; on s'arrangeait pour vivre tous ensemble dans Paris; on faisait des projets de fortune et d'agrandissement; on se livrait Ă toutes ces espĂ©rances que la moindre lueur de fĂ©licitĂ© fait naĂtre si aisĂ©ment. Mais l'IngĂ©nu, dans le fond de son coeur, Ă©prouvait un sentiment secret qui repoussait cette illusion. Il relisait ces promesses signĂ©es Saint-Pouange, et les brevets signĂ©s Louvois; on lu dĂ©peignit ces deux hommes tels qu'ils Ă©taient, ou qu'on les croyait ĂÂȘtre. Chacun parla des ministres et du ministĂšre avec cette libertĂ© de table regardĂ©e en France comme la plus prĂ©cieuse libertĂ© qu'on puisse goĂ»ter sur la terre. "Si j'Ă©tais roi de France, dit l'IngĂ©nu, voici le ministre de la guerre que je choisirais je voudrais un homme de la plus haute naissance, par la raison qu'il donne des ordres Ă la noblesse. J'exigerais qu'il eĂ»t Ă©tĂ© lui-mĂÂȘme officier, qu'il eĂ»t passĂ© par tous les grades, qu'il fĂ»t au moins lieutenant gĂ©nĂ©ral des armĂ©es, et digne d'ĂÂȘtre marĂ©chal de France car n'est-il pas nĂ©cessaire qu'il ait servi lui-mĂÂȘme pour mieux connaĂtre les dĂ©tails du service? et les officiers n'obĂ©iront-ils pas avec cent fois plus d'allĂ©gresse Ă un homme de guerre, qui aura comme eux signalĂ© son courage, qu'Ă un homme de cabinet qui ne peut que deviner tout au plus les opĂ©rations d'une campagne, quelque esprit qu'il puisse avoir? Je ne serais pas fĂÂąchĂ© que mon ministre fĂ»t gĂ©nĂ©reux, quoique mon garde du trĂ©sor royal en fĂ»t quelquefois un peu embarrassĂ©. J'aimerais qu'il eĂ»t un travail facile, et que mĂÂȘme il se distinguĂÂąt par cette gaietĂ© d'esprit, partage d'un homme supĂ©rieur aux affaires, qui plaĂt tant Ă la nation, et qui rend tous les devoirs moins pĂ©nibles." Il dĂ©sirait qu'un ministre eĂ»t ce caractĂšre; parce qu'il avait toujours remarquĂ© que cette belle humeur est incompatible avec la cruautĂ©. Mons de Louvois n'aurait peut-ĂÂȘtre pas Ă©tĂ© satisfait des souhaits de l'IngĂ©nu; il avait une autre sorte de mĂ©rite. Mais pendant qu'on Ă©tait Ă table, la maladie de cette fille malheureuse prenait un caractĂšre funeste; son sang s'Ă©tait allumĂ©, une fiĂšvre dĂ©vorante s'Ă©tait dĂ©clarĂ©e, elle souffrait et ne se plaignait point, attentive Ă ne pas troubler la joie des convives. Son frĂšre, sachant qu'elle ne dormait pas, alla au chevet de son lit; il fut surpris de l'Ă©tat oĂÂč elle Ă©tait. Tout le monde accourut; l'amant se prĂ©sentait Ă la suite du frĂšre. Il Ă©tait, sans doute, le plus alarmĂ© et le plus attendri de tous; mais il avait appris Ă joindre la discrĂ©tion Ă tous les dons heureux que la nature lui avait prodiguĂ©s, et le sentiment prompt des biensĂ©ances commençait Ă dominer dans lui. On fit venir aussitĂÂŽt un mĂ©decin du voisinage. C'Ă©tait un de ceux qui visitent leurs malades en courant, qui confondent la maladie qu'ils viennent de voir avec celles qu'ils voient, qui mettent une pratique aveugle dans une science Ă laquelle toute la maturitĂ© d'un discernement sain et rĂ©flĂ©chi ne peut ĂÂŽter son incertitude et ses dangers. Il redoubla le mal par sa prĂ©cipitation Ă prescrire un remĂšde alors Ă la mode. De la mode jusque dans la mĂ©decine! Cette manie Ă©tait trop commune dans Paris. La triste Saint-Yves contribuait encore plus que son mĂ©decin Ă rendre sa maladie dangereuse. Son ĂÂąme tuait son corps. La foule des pensĂ©es qui l'agitaient portait dans ses veines un poison plus dangereux que celui de la fiĂšvre la plus brĂ»lante. Chapitre vingtiĂšme. La belle Saint-Yves meurt, et ce qui en arrive La belle Saint-Yves meurt, et ce qui en arrive On appela un autre mĂ©decin celui-ci, au lieu d'aider la nature et de la laisser agir dans une jeune personne dans qui tous les organes rappelaient la vie, ne fut occupĂ© que de contrecarrer son confrĂšre. La maladie devint mortelle en deux jours. Le cerveau, qu'on croit le siĂšge de l'entendement, fut attaquĂ© aussi violemment que le coeur, qui est, dit-on, le siĂšge des passions. Quelle mĂ©canique incomprĂ©hensible a soumis les organes au sentiment et Ă la pensĂ©e? Comment une seule idĂ©e douloureuse dĂ©range-t-elle le cours du sang? Et comment le sang Ă son tour porte-t-il ses irrĂ©gularitĂ©s dans l'entendement humain? Quel est ce fluide inconnu et dont l'existence est certaine, qui, plus prompt, plus actif que la lumiĂšre, vole, en moins d'un clin d'oeil, dans tous les canaux de la vie, produit les sensations, la mĂ©moire, la tristesse ou la joie, la raison ou le vertige, rappelle avec horreur ce qu'on voudrait oublier, et fait d'un animal pensant ou un objet d'admiration, ou un sujet de pitiĂ© et de larmes? C'Ă©tait lĂ ce que disait le bon Gordon; et cette rĂ©flexion si naturelle, que rarement font les hommes, ne dĂ©robait rien Ă son attendrissement; car il n'Ă©tait pas de ces malheureux philosophes qui s'efforcent d'ĂÂȘtre insensibles. Il Ă©tait touchĂ© du sort de cette jeune fille, comme un pĂšre qui voit mourir lentement son enfant chĂ©ri. L'abbĂ© de Saint-Yves Ă©tait dĂ©sespĂ©rĂ©, le prieur et sa soeur rĂ©pandaient des ruisseaux de larmes. Mais qui pourrait peindre l'Ă©tat de son amant? Nulle langue n'a des expressions qui rĂ©pondent Ă ce comble des douleurs; les langues sont trop imparfaites. La tante, presque sans vie, tenait la tĂÂȘte de la mourante dans ses faibles bras; son frĂšre Ă©tait Ă genoux au pied du lit; son amant pressait sa main, qu'il baignait de pleurs, et Ă©clatait en sanglots il la nommait sa bienfaitrice; son espĂ©rance, sa vie, la moitiĂ© de lui-mĂÂȘme, sa maĂtresse, son Ă©pouse. A ce mot d'Ă©pouse elle soupira, le regarda avec une tendresse inexprimable, et soudain jeta un cri d'horreur; puis, dans un de ces intervalles oĂÂč l'accablement, et l'oppression des sens, et les souffrances suspendues, laissent Ă l'ĂÂąme sa libertĂ© et sa force, elle s'Ă©cria "Moi, votre Ă©pouse! Ah! cher amant, ce nom, ce bonheur, ce prix, n'Ă©taient plus faits pour moi; je meurs, et je le mĂ©rite. O dieu de mon coeur! ĂÂŽ vous que j'ai sacrifiĂ© Ă des dĂ©mons infernaux, c'en est fait, je suis punie, vivez heureux." Ces paroles tendres et terribles ne pouvaient ĂÂȘtre comprises; mais elles portaient dans tous les coeurs l'effroi et l'attendrissement; elle eut le courage de s'expliquer. Chaque mot fit frĂ©mir d'Ă©tonnement, de douleur et de pitiĂ© tous les assistants. Tous se rĂ©unissaient Ă dĂ©tester l'homme puissant qui n'avait rĂ©parĂ© une horrible injustice que par un crime, et qui avait forcĂ© la plus respectable innocence Ă ĂÂȘtre sa complice. "Qui? vous coupable! lui dit son amant; non, vous ne l'ĂÂȘtes pas; le crime ne peut ĂÂȘtre que dans le coeur, le vĂÂŽtre est Ă la vertu et Ă moi." Il confirmait ce sentiment par des paroles qui semblaient ramener Ă la vie la belle Saint-Yves. Elle se sentit consolĂ©e, et s'Ă©tonnait d'ĂÂȘtre aimĂ©e encore. Le vieux Gordon l'aurait condamnĂ©e dans le temps qu'il n'Ă©tait que jansĂ©niste; mais, Ă©tant devenu sage, il l'estimait, et il pleurait. Au milieu de tant de larmes et de craintes, pendant que le danger de cette fille si chĂšre remplissait tous les coeurs, que tout Ă©tait consternĂ©, on annonce un courrier de la cour. Un courrier! et de qui? et pourquoi? C'Ă©tait de la part du confesseur du roi pour le prieur de la Montagne; ce n'Ă©tait pas le pĂšre de La Chaise qui Ă©crivait, c'Ă©tait le frĂšre Vadbled, son valet de chambre, homme trĂšs important dans ce temps-lĂ , lui qui mandait aux archevĂÂȘques les volontĂ©s du rĂ©vĂ©rend pĂšre, lui qui donnait audience, lui qui promettait des bĂ©nĂ©fices, lui qui faisait quelquefois expĂ©dier des lettres de cachet. Il Ă©crivait Ă l'abbĂ© de la Montagne que "Sa RĂ©vĂ©rence Ă©tait informĂ©e des aventures de son neveu, que sa prison n'Ă©tait qu'une mĂ©prise, que ces petites disgrĂÂąces arrivaient frĂ©quemment, qu'il ne fallait pas y faire attention, et qu'enfin il convenait que lu prieur vĂnt lui prĂ©senter son neveu le lendemain, qu'il devait amener avec lui le bonhomme Gordon, que lui frĂšre Vadbled les introduirait chez Sa RĂ©vĂ©rence et chez mons de Louvois, lequel leur dirait un mot dans son antichambre." Il ajoutait que l'histoire de l'IngĂ©nu et son combat contre les Anglais avaient Ă©tĂ© contĂ©s au roi, que sĂ»rement le roi daignerait le remarquer quand il passerait dans la galerie, et peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme lui ferait un signe de tĂÂȘte. La lettre finissait par l'espĂ©rance dont on le flattait que toutes les dames de la cour s'empresseraient de faire venir son neveu Ă leurs toilettes, que plusieurs d'entre elles lui diraient "Bonjour, monsieur l'IngĂ©nu"; et qu'assurĂ©ment il serait question de lui au souper du roi. La lettre Ă©tait signĂ©e "Votre affectionnĂ©, Vadbled frĂšre jĂ©suite." Le prieur ayant lu la lettre tout haut, son neveu furieux, et commandant un moment Ă sa colĂšre, ne dit rien au porteur; mais se tournant vers le compagnon de ses infortunes, il lui demanda ce qu'il pensait de ce style. Gordon lui rĂ©pondit "C'est donc ainsi qu'on traite les hommes comme des singes! On les bat et on les fait danser." L'IngĂ©nu, reprenant son caractĂšre, qui revient toujours dans les grands mouvements de l'ĂÂąme, dĂ©chira la lettre par morceaux, et les jeta au nez du courrier "VoilĂ ma rĂ©ponse." Son oncle, Ă©pouvantĂ©, crut voir le tonnerre et vingt lettres de cachet tomber sur lui. Il alla vite Ă©crire et excuser, comme il put; ce qu'il prenait pour l'emportement d'un jeune homme, et qui Ă©tait la saillie d'une grande ĂÂąme. Mais des soins plus douloureux s'emparaient de tous les coeurs. La belle et infortunĂ©e Saint-Yves sentait dĂ©jĂ sa fin approcher; elle Ă©tait dans le calme, mais dans ce calme affreux de la nature affaissĂ©e qui n'a plus la force de combattre. "O mon cher amant! dit-elle d'une voix tombante, la mort me punit de ma faiblesse; mais j'expire avec la consolation de vous savoir libre. Je vous ai adorĂ© en vous trahissant, et je vous adore en vous disant un Ă©ternel adieu." Elle ne se parait pas d'une vaine fermetĂ©; elle ne concevait pas cette misĂ©rable gloire de faire dire Ă quelques voisins "Elle est morte avec courage." Qui peut perdre Ă vingt ans son amant, sa vie, et ce qu'on appelle l'honneur, sans regrets et sans dĂ©chirements? Elle sentait toute l'horreur de son Ă©tat, et le faisait sentir par ces mots et par ces regards mourants qui parlent avec tant d'empire. Enfin elle pleurait comme les autres dans les moments oĂÂč elle eut la force de pleurer. Que d'autres cherchent Ă louer les morts fastueuses de ceux qui entrent dans la destruction avec insensibilitĂ© c'est le sort de tous les animaux. Nous ne mourons comme eux que quand l'ĂÂąge ou la maladie nous rend semblables Ă eux par la stupiditĂ© de nos organes. Quiconque fait une grande perte a de grands regrets; s'il les Ă©touffe, c'est qu'il porte la vanitĂ© jusque dans les bras de la mort. Lorsque le moment fatal fut arrivĂ©, tous les assistants jetĂšrent des larmes et des cris. L'IngĂ©nu perdit l'usage de ses sens. Les ĂÂąmes fortes ont des sentiments bien plus violents que les autres quand elles sont tendres. Le bon Gordon le connaissait assez pour craindre qu'Ă©tant revenu Ă lui il ne se donnĂÂąt la mort. On Ă©carta toutes les armes; le malheureux jeune homme s'en aperçut; il dit Ă ses parents et Ă Gordon, sans pleurer, sans gĂ©mir, sans s'Ă©mouvoir "Pensez-vous donc qu'il y ait quelqu'un sur la terre qui ait le droit et le pouvoir de m'empĂÂȘcher de finir ma vie?" Gordon se garda bien de lui Ă©taler ces lieux communs fastidieux par lesquels on essaye de prouver qu'il n'est pas permis d'user de sa libertĂ© pour cesser d'ĂÂȘtre quand on est horriblement mal, qu'il ne faut pas sortir de sa maison quand on ne peut plus y demeurer, que l'homme est sur la terre comme un soldat Ă son poste comme s'il importait Ă l'Etre des ĂÂȘtres que l'assemblage de quelques parties de matiĂšre fĂ»t dans un lieu ou dans un autre; raisons impuissantes qu'un dĂ©sespoir ferme et rĂ©flĂ©chi dĂ©daigne d'Ă©couter, et auxquelles Caton ne rĂ©pondit que par un coup de poignard. Le morne et terrible silence de l'IngĂ©nu; ses yeux sombres, ses lĂšvres tremblantes, les frĂ©missements de son corps, portaient dans l'ĂÂąme de tous ceux qui le regardaient ce mĂ©lange de compassion et d'effroi qui enchaĂne toutes les puissances de l'ĂÂąme, qui exclut tout discours, et qui ne se manifeste que par des mots entrecoupĂ©s. L'hĂÂŽtesse et sa famille Ă©taient accourues; on tremblait de son dĂ©sespoir, on le gardait Ă vue, on observait tous ses mouvements. DĂ©jĂ le corps glacĂ© de la belle Saint-Yves avait Ă©tĂ© portĂ© dans une salle basse, loin des yeux de son amant, qui semblait la chercher encore, quoiqu'il ne fĂ»t plus en Ă©tat de rien voir. Au milieu de ce spectacle de la mort, tandis que le corps est exposĂ© Ă la porte de la maison, que deux prĂÂȘtres Ă cĂÂŽtĂ© d'un bĂ©nitier rĂ©citent des priĂšres d'un air distrait, que des passants jettent quelques gouttes d'eau bĂ©nite sur la biĂšre par oisivetĂ©, que d'autres poursuivent leur chemin avec indiffĂ©rence, que les parents pleurent, et que les amants croient ne pas survivre Ă leur perte, le Saint-Pouange arrive avec l'amie de Versailles. Son goĂ»t passager, n'ayant Ă©tĂ© satisfait qu'une fois, Ă©tait devenu de l'amour. Le refus de ses bienfaits l'avait piquĂ©. Le pĂšre de La Chaise n'aurait jamais pensĂ© Ă venir dans cette maison; mais Saint-Pouange ayant tous les jours devant les yeux l'image de la belle Saint-Yves, brĂ»lant d'assouvir une passion qui par une seule jouissance avait enfoncĂ© dans son coeur l'aiguillon des dĂ©sirs, ne balança pas Ă venir lui-mĂÂȘme chercher celle qu'il n'aurait pas peut-ĂÂȘtre voulu revoir trois fois si elle Ă©tait venue d'elle-mĂÂȘme. Il descend de carrosse; le premier objet qui se prĂ©sente Ă lui est une biĂšre; il dĂ©tourne les yeux avec ce simple dĂ©goĂ»t d'un homme nourri dans les plaisirs, qui pense qu'on doit lui Ă©pargner tout spectacle qui pourrait le ramener Ă la contemplation de la misĂšre humaine. Il veut monter. La femme de Versailles demande par curiositĂ© qui on va enterrer; on prononce le nom de mademoiselle de Saint-Yves. A ce nom, elle pĂÂąlit et poussa un cri affreux; Saint-Pouange se retourne; la surprise et la douleur remplissent son ĂÂąme. Le bon Gordon Ă©tait lĂ , les yeux remplis de larmes. Il interrompt ses tristes priĂšres pour apprendre Ă l'homme de cour toute cette horrible catastrophe. Il lui parle avec cet empire que donnent la douleur et la vertu. Saint-Pouange n'Ă©tait point nĂ© mĂ©chant; le torrent des affaires et des amusements avait emportĂ© son ĂÂąme qui ne se connaissait pas encore. Il ne touchait point Ă la vieillesse, qui endurcit d'ordinaire le coeur des ministres; il Ă©coutait Gordon les yeux baissĂ©s, et il en essuyait quelques pleurs qu'il Ă©tait Ă©tonnĂ© de rĂ©pandre il connut le repentir. "Je veux voir absolument, dit-il, cet homme extraordinaire dont vous m'avez parlĂ©; il m'attendrit presque autant que cette innocente victime dont j'ai causĂ© la mort." Gordon le suit jusqu'Ă la chambre oĂÂč le prieur, la Kerkabon, l'abbĂ© de Saint-Yves et quelques voisins rappelaient Ă la vie le jeune homme retombĂ© en dĂ©faillance. "J'ai fait votre malheur, lui dit le sous-ministre, j'emploierai ma vie Ă le rĂ©parer." La premiĂšre idĂ©e qui vint Ă l'IngĂ©nu fut de le tuer, et de se tuer lui-mĂÂȘme aprĂšs. Rien n'Ă©tait plus Ă sa place; mais il Ă©tait sans armes et veillĂ© de prĂšs. Saint-Pouange ne se rebuta point des refus accompagnĂ©s du reproche, du mĂ©pris, et de l'horreur qu'il avait mĂ©ritĂ©s, et qu'on lui prodigua. Le temps adoucit tout. Mons de Louvois vint enfin Ă bout de faire un excellent officier de l'IngĂ©nu, qui a paru sous un autre nom Ă Paris et dans les armĂ©es, avec l'approbation de tous les honnĂÂȘtes gens, et qui a Ă©tĂ© Ă la fois un guerrier et un philosophe intrĂ©pide. Il ne parlait jamais de cette aventure sans gĂ©mir; et cependant sa consolation Ă©tait d'en parler. Il chĂ©rit la mĂ©moire de la tendre Saint-Yves jusqu'au dernier moment de sa vie. L'abbĂ© de Saint-Yves et le prieur eurent chacun un bon bĂ©nĂ©fice; la bonne Kerkabon aima mieux voir son neveu dans les honneurs militaires que dans le sous-diaconat. La dĂ©vote de Versailles garda les boucles de diamants, et reçut encore un beau prĂ©sent. Le pĂšre Tout-Ă -tous eut des boĂtes de chocolat, de cafĂ©, de sucre candi, de citrons confits, avec les MĂ©ditations du rĂ©vĂ©rend pĂšre Croiset et la Fleur des saints reliĂ©es en maroquin. Le bon Gordon vĂ©cut avec l'IngĂ©nu jusqu'Ă sa mort dans la plus intime amitiĂ©; il eut un bĂ©nĂ©fice aussi, et oublia pour jamais la grĂÂące efficace et le concours concomitant. Il prit pour sa devise malheur est bon Ă quelque chose. Combien d'honnĂÂȘtes gens dans le monde ont pu dire malheur n'est bon Ă rien! La Princesse de Babylone I Le vieux BĂ©lus, roi de Babylone, se croyait le premier homme de la terre car tous ses courtisans le lui disaient, et ses historiographes le lui prouvaient. Ce qui pouvait excuser en lui ce ridicule, c'est qu'en effet ses prĂ©dĂ©cesseurs avaient bĂÂąti Babylone plus de trente mille ans avant lui, et qu'il l'avait embellie. On sait que son palais et son parc, situĂ©s Ă quelques parasanges de Babylone, s'Ă©tendaient entre l'Euphrate et le Tigre, qui baignaient ces rivages enchantĂ©s. Sa vaste maison, de trois mille pas de façade, s'Ă©levait jusqu'aux nues. La plate-forme Ă©taient entourĂ©e d'une balustrade de marbre blanc de cinquante pieds de hauteur, qui portait les statues colossales de tous les rois et de tous les grands hommes de l'empire. Cette plate-forme, composĂ©e de deux rangs de briques couvertes d'une Ă©paisse surface de plomb d'une extrĂ©mitĂ© Ă l'autre, Ă©tait chargĂ©e de douze pieds de terre, et sur cette terre on avait Ă©levĂ© des forĂÂȘts d'oliviers, d'orangers, de citronniers, de palmiers, de gĂ©rofliers, de cocotiers, de cannelliers, qui formaient des allĂ©es impĂ©nĂ©trables aux rayons du soleil. Les eaux de l'Euphrate, Ă©levĂ©es par des pompes dans cent colonnes creusĂ©es, venaient dans ces jardins remplir de vastes bassins de marbre, et, retombant ensuite par d'autres canaux, allaient former dans le parc des cascades de six mille pieds de longueur, et cent mille jets d'eau dont la hauteur pouvait Ă peine ĂÂȘtre aperçue elles retournaient ensuite dans l'Euphrate, dont elles Ă©taient parties. Les jardins de SĂ©miramis, qui Ă©tonnĂšrent l'Asie plusieurs siĂšcles aprĂšs, n'Ă©taient qu'une faible imitation de ces antiques merveilles car, du temps de SĂ©miramis, tout commençait Ă dĂ©gĂ©nĂ©rer chez les hommes et chez les femmes. Mais ce qu'il y avait de plus admirable Ă Babylone, ce qui Ă©clipsait tout le reste, Ă©tait la fille unique du roi, nommĂ©e Formosante. Ce fut d'aprĂšs ses portraits et ses statues que dans la suite des siĂšcles PraxitĂšle sculpta son Aphrodite, et celle qu'on nomma la VĂ©nus aux belles fesses. Quelle diffĂ©rence, ĂÂŽ ciel! de l'original aux copies! Aussi BĂ©lus Ă©tait plus fier de sa fille que de son royaume. Elle avait dix-huit ans il lui fallait un Ă©poux digne d'elle; mais oĂÂč le trouver? Un ancien oracle avait ordonnĂ© que Formosante ne pourrait appartenir qu'Ă celui qui tendrait l'arc de Nembrod. Ce Nembrod, le fort chasseur devant le Seigneur, avait laissĂ© un arc de sept pieds babyloniques de haut, d'un bois d'Ă©bĂšne plus dur que le fer du mont Caucase qu'on travaille dans les forges de Derbent; et nul mortel, depuis Nembrod, n'avait pu bander cet arc merveilleux. Il Ă©tait dit encore que le bras qui aurait tendu cet arc tuerait le lion le plus terrible et le plus dangereux qui serait lĂÂąchĂ© dans le cirque de Babylone. Ce n'Ă©tait pas tout le bandeur de l'arc, le vainqueur du lion devait terrasser tous ses rivaux; mais il devait surtout avoir beaucoup d'esprit, ĂÂȘtre le plus magnifique des hommes, le plus vertueux, et possĂ©der la chose la plus rare qui fĂ»t dans l'univers entier. Il se prĂ©senta trois rois qui osĂšrent disputer Formosante le pharaon d'Egypte, le shac des Indes, et le grand kan des Scythes. BĂ©lus assigna le jour, et le lieu du combat Ă l'extrĂ©mitĂ© de son parc, dans le vaste espace bordĂ© par les eaux de l'Euphrate et du Tigre rĂ©unies. On dressa autour de la lice un amphithĂ©ĂÂątre de marbre qui pouvait contenir cinq cent mille spectateurs. Vis-Ă -vis l'amphithĂ©ĂÂątre Ă©tait le trĂÂŽne du roi, qui devait paraĂtre avec Formosante, accompagnĂ©e de toute la cour; et Ă droite et Ă gauche, entre le trĂÂŽne et l'amphithĂ©ĂÂątre, Ă©taient d'autres trĂÂŽnes et d'autres siĂšges pour les trois rois et pour tous les autres souverains qui seraient curieux de venir voir cette auguste cĂ©rĂ©monie. Le roi d'Egypte arriva le premier, montĂ© sur le boeuf Apis, et tenant en main le sistre d'Isis. Il Ă©tait suivi de deux mille prĂÂȘtres vĂÂȘtus de robes de lin plus blanches que la neige, de deux mille eunuques, de deux mille magiciens, et de deux mille guerriers. Le roi des Indes arriva bientĂÂŽt aprĂšs dans un char traĂnĂ© par douze Ă©lĂ©phants. Il avait une suite encore plus nombreuse et plus brillante que le pharaon d'Egypte. Le dernier qui parut Ă©tait le roi des Scythes. Il n'avait auprĂšs de lui que des guerriers choisis, armĂ©s d'arcs et de flĂšches. Sa monture Ă©tait un tigre superbe qu'il avait domptĂ©, et qui Ă©tait aussi haut que les plus beaux chevaux de Perse. La taille de ce monarque, imposante et majestueuse, effaçait celle de ses rivaux; ses bras nus, aussi nerveux que blancs, semblaient dĂ©jĂ tendre l'arc de Nembrod. Les trois princes se prosternĂšrent d'abord devant BĂ©lus et Formosante. Le roi d'Egypte offrit Ă la princesse les deux plus beaux crocodiles du Nil, deux hippopotames, deux zĂšbres, deux rats d'Egypte, et deux momies, avec les livres du grand HermĂšs, qu'il croyait ĂÂȘtre ce qu'il y avait de plus rare sur la terre. Le roi des Indes lui offrit cent Ă©lĂ©phants qui portaient chacun une tour de bois dorĂ©, et mit Ă ses pieds le Veidam, Ă©crit de la main de Xaca lui-mĂÂȘme. Le roi des Scythes, qui ne savait ni lire ni Ă©crire, prĂ©senta cent chevaux de bataille couverts de housses de peaux de renards noirs. La princesse baissa les yeux devant ses amants, et s'inclina avec des grĂÂąces aussi modestes que nobles. BĂ©lus fit conduire ces monarques sur les trĂÂŽnes qui leur Ă©taient prĂ©parĂ©s. "Que n'ai-je trois filles! leur dit-il, je rendrais aujourd'hui six personnes heureuses." Ensuite il fit tirer au sort Ă qui essayerait le premier l'arc de Nembrod. On mit dans un casque d'or les noms des trois prĂ©tendants. Celui du roi d'Egypte sortit le premier; ensuite parut le nom du roi des Indes. Le roi scythe, en regardant l'arc et ses rivaux, ne se plaignit point d'ĂÂȘtre le troisiĂšme. Tandis qu'on prĂ©parait ces brillantes Ă©preuves, vingt mille pages et vingt mille jeunes filles distribuaient sans confusion des rafraĂchissements aux spectateurs entre les rangs des siĂšges. Tout le monde avouait que les dieux n'avaient Ă©tabli les rois que pour donner tous les jours des fĂÂȘtes, pourvu qu'elles fussent diversifiĂ©es; que la vie est trop courte pour en user autrement; que les procĂšs, les intrigues, la guerre, les disputes des prĂÂȘtres, qui consument la vie humaine, sont des choses absurdes et horribles; que l'homme n'est nĂ© que pour la joie; qu'il n'aimerait pas les plaisirs passionnĂ©ment et continuellement s'il n'Ă©tait pas formĂ© pour eux; que l'essence de la nature humaine est de se rĂ©jouir, et que tout le reste est folie. Cette excellente morale n'a jamais Ă©tĂ© dĂ©mentie que par les faits. Comme on allait commencer ces essais, qui devaient dĂ©cider de la destinĂ©e de Formosante, un jeune inconnu montĂ© sur une licorne, accompagnĂ© de son valet montĂ© de mĂÂȘme, et portant sur le poing un gros oiseau, se prĂ©sente Ă la barriĂšre. Les gardes furent surpris de voir en cet Ă©quipage une figure qui avait l'air de la divinitĂ©. C'Ă©tait, comme on a dit depuis, le visage d'Adonis sur le corps d'Hercule; c'Ă©tait la majestĂ© avec les grĂÂąces. Ses sourcils noirs et ses longs cheveux blonds, mĂ©lange de beautĂ© inconnu Ă Babylone, charmĂšrent l'assemblĂ©e tout l'amphithĂ©ĂÂątre se leva pour le mieux regarder; toutes les femmes de la cour fixĂšrent sur lui des regards Ă©tonnĂ©s. Formosante elle-mĂÂȘme, qui baissait toujours les yeux, les releva et rougit; les trois rois pĂÂąlirent; tous les spectateurs, en comparant Formosante avec l'inconnu, s'Ă©criaient "Il n'y a dans le monde que ce jeune homme qui soit aussi beau que la princesse." Les huissiers, saisis d'Ă©tonnement, lui demandĂšrent s'il Ă©tait roi. L'Ă©tranger rĂ©pondit qu'il n'avait pas cet honneur, mais qu'il Ă©tait venu de fort loin par curiositĂ© pour voir s'il y avait des rois qui fussent dignes de Formosante. On l'introduisit dans le premier rang de l'amphithĂ©ĂÂątre, lui, son valet, ses deux licornes, et son oiseau. Il salua profondĂ©ment BĂ©lus, sa fille, les trois rois, et toute l'assemblĂ©e. Puis il prit place en rougissant. Ses deux licornes se couchĂšrent Ă ses pieds, son oiseau se percha sur son Ă©paule, et son valet, qui portait un petit sac, se mit Ă cĂÂŽtĂ© de lui. Les Ă©preuves commencĂšrent. On tira de son Ă©tui d'or l'arc de Nembrod. Le grand maĂtre des cĂ©rĂ©monies, suivi de cinquante pages et prĂ©cĂ©dĂ© de vingt trompettes, le prĂ©senta au roi d'Egypte, qui le fit bĂ©nir par ses prĂÂȘtres; et, l'ayant posĂ© sur la tĂÂȘte du boeuf Apis, il ne douta pas de remporter cette premiĂšre victoire. Il descend au milieu de l'arĂšne, il essaie, il Ă©puise ses forces, il fait des contorsions qui excitent le rire de l'amphithĂ©ĂÂątre, et qui font mĂÂȘme sourire Formosante. Son grand aumĂÂŽnier s'approcha de lui "Que Votre MajestĂ©, lui dit-il, renonce Ă ce vain honneur, qui n'est que celui des muscles et des nerfs; vous triompherez dans tout le reste. Vous vaincrez le lion, puisque vous avez le sabre d'Osiris. La princesse de Babylone doit appartenir au prince qui a le plus d'esprit, et vous avez devinĂ© des Ă©nigmes. Elle doit Ă©pouser le plus vertueux, vous l'ĂÂȘtes, puisque vous avez Ă©tĂ© Ă©levĂ© par les prĂÂȘtres d'Egypte. Le plus gĂ©nĂ©reux doit l'emporter, et vous avez donnĂ© les deux plus beaux crocodiles et les deux plus beaux rats qui soient dans le Delta. Vous possĂ©dez le boeuf Apis et les livres d'HermĂšs, qui sont la chose la plus rare de l'univers. Personne ne peut vous disputer Formosante. - Vous avez raison, dit le roi d'Egypte", et il se remit sur son trĂÂŽne. On alla mettre l'arc entre les mains du roi des Indes. Il en eut des ampoules pour quinze jours, et se consola en prĂ©sumant que le roi des Scythes ne serait pas plus heureux que lui. Le Scythe mania l'arc Ă son tour. Il joignait l'adresse Ă la force l'arc parut prendre quelque Ă©lasticitĂ© entre ses mains; il le fit un peu plier, mais jamais il ne put venir Ă bout de le tendre. L'amphithĂ©ĂÂątre, Ă qui la bonne mine de ce prince inspirait des inclinations favorables, gĂ©mit de son peu de succĂšs, et jugea que la belle princesse ne serait jamais mariĂ©e. Alors le jeune inconnu descendit d'un saut dans l'arĂšne, et, s'adressant au roi des Scythes "Que Votre MajestĂ©, lui dit-il, ne s'Ă©tonne point de n'avoir pas entiĂšrement rĂ©ussi. Ces arcs d'Ă©bĂšne se font dans mon pays; il n'y a qu'un certain tour Ă donner. Vous avez beaucoup plus de mĂ©rite Ă l'avoir fait plier que je n'en peux avoir Ă le tendre." AussitĂÂŽt il prit une flĂšche, l'ajusta sur la corde, tendit l'arc de Membrod, et fit voler la flĂšche bien au-delĂ des barriĂšres. Un million de mains applaudit Ă ce prodige. Babylone retentit d'acclamations, et toutes les femmes disaient "Quel bonheur qu'un si beau garçon ait tant de force!" Il tira ensuite de sa poche une petite lame d'ivoire, Ă©crivit sur cette lame avec une aiguille d'or, attacha la tablette d'ivoire Ă l'arc, et prĂ©senta le tout Ă la princesse avec une grĂÂące qui ravissait tous les assistants. Puis il alla modestement se remettre Ă sa place entre son oiseau et son valet. Babylone entiĂšre Ă©tait dans la surprise; les trois rois Ă©taient confondus, et l'inconnu ne paraissait pas s'en apercevoir. Formosante fut encore plus Ă©tonnĂ©e en lisant sur la tablette d'ivoire attachĂ©e Ă l'arc ces petits vers en beau langage chaldĂ©en L'arc de Nembrod est celui de la guerre; L'arc de l'amour est celui du bonheur; Vous le portez. Par vous ce dieu vainqueur Est devenu le maĂtre de la terre. Trois rois puissants, trois rivaux aujourd'hui, Osent prĂ©tendre Ă l'honneur de vous plaire. Je ne sais pas qui votre coeur prĂ©fĂšre, Mais l'univers sera jaloux de lui. Ce petit madrigal ne fĂÂącha point la princesse. Il fut critiquĂ© par quelques seigneurs de la vieille cour, qui dirent qu'autrefois dans le bon temps on aurait comparĂ© BĂ©lus au soleil, et Formosante Ă la lune, son cou Ă une tour, et sa gorge Ă un boisseau de froment. Ils dirent que l'Ă©tranger n'avait point d'imagination, et qu'il s'Ă©cartait des rĂšgles de la vĂ©ritable poĂ©sie; mais toutes les dames trouvĂšrent les vers fort galants. Elles s'Ă©merveillĂšrent qu'un homme qui bandait si bien un arc eĂ»t tant d'esprit. La dame d'honneur de la princesse lui dit "Madame, voilĂ bien des talents en pure perte. De quoi servira Ă ce jeune homme son esprit et l'arc de BĂ©lus? - A le faire admirer, rĂ©pondit Formosante. - Ah! dit la dame d'honneur entre ses dents, encore un madrigal, et il pourrait bien ĂÂȘtre aimĂ©." Cependant BĂ©lus, ayant consultĂ© ses mages, dĂ©clara qu'aucun des trois rois n'ayant pu bander l'arc de Nembrod, il n'en fallait pas moins marier sa fille, et qu'elle appartiendrait Ă celui qui viendrait Ă bout d'abattre le grand lion qu'on nourrissait exprĂšs dans sa mĂ©nagerie. Le roi d'Egypte, qui avait Ă©tĂ© Ă©levĂ© dans toute la sagesse de son pays, trouva qu'il Ă©tait fort ridicule d'exposer un roi aux bĂÂȘtes pour le marier. Il avouait que la possession de Formosante Ă©tait d'un grand prix; mais il prĂ©tendait que, si le lion l'Ă©tranglait, il ne pourrait jamais Ă©pouser cette belle Babylonienne. Le roi des Indes entra dans les sentiments de l'Egyptien; tous deux conclurent que le roi de Babylone se moquait d'eux; qu'il fallait faire venir des armĂ©es pour le punir; qu'ils avaient assez de sujets qui se tiendraient fort honorĂ©s de mourir au service de leurs maĂtres, sans qu'il en coĂ»tĂÂąt un cheveu Ă leurs tĂÂȘtes sacrĂ©es; qu'ils dĂ©trĂÂŽneraient aisĂ©ment le roi de Babylone, et qu'ensuite ils tireraient au sort la belle Formosante. Cet accord Ă©tant fait, les deux rois dĂ©pĂÂȘchĂšrent chacun dans leur pays un ordre exprĂšs d'assembler une armĂ©e de trois cent mille hommes pour enlever Formosante. Cependant le roi des Scythes descendit seul dans l'arĂšne, le cimeterre Ă la main. Il n'Ă©tait pas Ă©perdument Ă©pris des charmes de Formosante; la gloire avait Ă©tĂ© jusque-lĂ sa seule passion; elle l'avait conduit Ă Babylone. Il voulait faire voir que si les rois de l'Inde et de l'Egypte Ă©taient assez prudents pour ne se pas compromettre avec des lions, il Ă©tait assez courageux pour ne pas dĂ©daigner ce combat, et qu'il rĂ©parerait l'honneur du diadĂšme. Sa rare valeur ne lui permit pas seulement de se servir du secours de son tigre. Il s'avance seul, lĂ©gĂšrement armĂ©, couvert d'un casque d'acier garni d'or, ombragĂ© de trois queues de cheval blanches comme la neige. On lĂÂąche contre lui le plus Ă©norme lion qui ait jamais Ă©tĂ© nourri dans les montagnes de l'Anti-Liban. Ses terribles griffes semblaient capables de dĂ©chirer les trois rois Ă la fois, et sa vaste gueule de les dĂ©vorer. Ses affreux rugissements faisaient retentir l'amphithĂ©ĂÂątre. Les deux fiers champions se prĂ©cipitent l'un contre l'autre d'une course rapide. Le courageux Scythe enfonce son Ă©pĂ©e dans le gosier du lion, mais la pointe, rencontrant une de ces Ă©paisses dents que rien ne peut percer, se brise en Ă©clats, et le monstre des forĂÂȘts, furieux de sa blessure, imprimait dĂ©jĂ ses ongles sanglants dans les flancs du monarque. Le jeune inconnu, touchĂ© du pĂ©ril d'un si brave prince, se jette dans l'arĂšne plus prompt qu'un Ă©clair; il coupe la tĂÂȘte du lion avec la mĂÂȘme dextĂ©ritĂ© qu'on a vu depuis dans nos carrousels de jeunes chevaliers adroits enlever des tĂÂȘtes de maures ou des bagues. Puis, tirant une petite boĂte, il la prĂ©sente au roi scythe, en lui disant "Votre MajestĂ© trouvera dans cette petite boĂte le vĂ©ritable dictame qui croĂt dans mon pays. Vos glorieuses blessures seront guĂ©ries en un moment. Le hasard seul vous a empĂÂȘchĂ© de triompher du lion; votre valeur n'en est pas moins admirable." Le roi scythe, plus sensible Ă la reconnaissance qu'Ă la jalousie, remercia son libĂ©rateur, et, aprĂšs l'avoir tendrement embrassĂ©, rentra dans son quartier pour appliquer le dictame sur ses blessures. L'inconnu donna la tĂÂȘte du lion Ă son valet; celui-ci, aprĂšs l'avoir lavĂ©e Ă la grande fontaine qui Ă©tait au-dessous de l'amphithĂ©ĂÂątre, et en avoir fait Ă©coule tout le sang, tira un fer de son petit sac, arracha les quarante dents du lion, et mit Ă leur place quarante diamants d'une Ă©gale grosseur. Son maĂtre, avec sa modestie ordinaire, se remit Ă sa place; il donna la tĂÂȘte du lion Ă son oiseau "Bel oiseau, dit-il, allez porter aux pieds de Formosante ce faible hommage." L'oiseau part, tenant dans une de ses serres le terrible trophĂ©e; il le prĂ©sente Ă la princesse en baissant humblement le cou, et en s'aplatissant devant elle. Les quarante brillants Ă©blouirent tous les yeux. On ne connaissait pas encore cette magnificence dans la superbe Babylone l'Ă©meraude, la topaze, le saphir et le pyrope Ă©taient regardĂ©s encore comme les plus prĂ©cieux ornements. BĂ©lus et toute la cour Ă©taient saisis d'admiration. L'oiseau qui offrait ce prĂ©sent les surprit encore davantage. Il Ă©tait de la taille d'un aigle, mais ses yeux Ă©taient aussi doux et aussi tendres que ceux de l'aigle sont fiers et menaçants. Son bec Ă©tait couleur de rose, et semblait tenir quelque chose de la belle bouche de Formosante. Son cou rassemblait toutes les couleurs de l'iris, mais plus vives et plus brillantes. L'or en mille nuances Ă©clatait sur son plumage. Ses pieds paraissaient un mĂ©lange d'argent et de pourpre; et la queue des beaux oiseaux qu'on attela depuis au char de Junon n'approchait pas de la sienne. L'attention, la curiositĂ©, l'Ă©tonnement, l'extase de toute la cour se partageaient entre les quarante diamants et l'oiseau. Il s'Ă©tait perchĂ© sur la balustrade, entre BĂ©lus et sa fille Formosante; elle le flattait, le caressait, le baisait. Il semblait recevoir ses caresses avec un plaisir mĂÂȘlĂ© de respect. Quand la princesse lui donnait des baisers, il les rendait, et la regardait ensuite avec des yeux attendris. Il recevait d'elle des biscuits et des pistaches, qu'il prenait de sa patte purpurine et argentĂ©e, et qu'il portait Ă son bec avec des grĂÂąces inexprimables. BĂ©lus, qui avait considĂ©rĂ© les diamants avec attention, jugeait qu'une de ses provinces pouvait Ă peine payer un prĂ©sent si riche. Il ordonna qu'on prĂ©parĂÂąt pour l'inconnu des dons encore plus magnifiques que ceux qui Ă©taient destinĂ©s aux trois monarques. "Ce jeune homme, disait-il, est sans doute le fils du roi de la Chine, ou de cette partie du monde qu'on nomme Europe, dont j'ai entendu parler, ou de l'Afrique, qui est, dit-on, voisine du royaume d'Egypte." Il envoya sur-le-champ son grand Ă©cuyer complimenter l'inconnu, et lui demander s'il Ă©tait souverain ou fils du souverain d'un de ces empires, et pourquoi, possĂ©dant de si Ă©tonnants trĂ©sors, il Ă©tait venu avec un valet et un petit sac. Tandis que le grand Ă©cuyer avançait vers l'amphithĂ©ĂÂątre pour s'acquitter de sa commission, arriva un autre valet sur une licorne. Ce valet, adressant la parole au jeune homme, lui dit "Ormar, votre pĂšre touche Ă l'extrĂ©mitĂ© de sa vie, et je suis venu vous en avertir." L'inconnu leva les yeux au ciel, versa des larmes, et ne rĂ©pondit que par ce mot "Partons." Le grand Ă©cuyer, aprĂšs avoir fait les compliments de BĂ©lus au vainqueur du lion, au donneur des quarante diamants, au maĂtre du bel oiseau, demanda au valet de quel royaume Ă©tait souverain le pĂšre de ce jeune hĂ©ros. Le valet rĂ©pondit "Son pĂšre est un vieux berger qui est fort aimĂ© dans le canton." Pendant ce court entretien l'inconnu Ă©tait dĂ©jĂ montĂ© sur sa licorne. Il dit au grand Ă©cuyer "Seigneur, daignez me mettre aux pieds de BĂ©lus et de sa fille. J'ose la supplier d'avoir grand soin de l'oiseau que je lui laisse; il est unique comme elle." En achevant ces mots, il partit comme un Ă©clair; les deux valets le suivirent, et on les perdit de vue. Formosante ne put s'empĂÂȘcher de jeter un grand cri. L'oiseau, se retournant vers l'amphithĂ©ĂÂątre oĂÂč son maĂtre avait Ă©tĂ© assis, parut trĂšs affligĂ© de ne le plus voir. Puis regardant fixement la princesse, et frottant doucement sa belle main de son bec; il sembla se vouer Ă son service. BĂ©lus, plus Ă©tonnĂ© que jamais, apprenant que ce jeune homme si extraordinaire Ă©tait le fils d'un berger, ne put le croire. Il fit courir aprĂšs lui; mais bientĂÂŽt on lui rapporta que les licornes sur lesquelles ces trois hommes couraient ne pouvaient ĂÂȘtre atteintes, et qu'au galop dont elles allaient elles devaient faire cent lieues par jour. II Tout le monde raisonnait sur cette aventure Ă©trange, et s'Ă©puisait en vaines conjectures. Comment le fils d'un berger peut-il donner quarante gros diamants? Pourquoi est-il montĂ© sur une licorne? On s'y perdait; et Formosante, en caressant son oiseau, Ă©tait plongĂ©e dans une rĂÂȘverie profonde. La princesse AldĂ©e, sa cousine issue de germaine, trĂšs bien faite, et presque aussi belle que Formosante, lui dit "Ma cousine, je ne sais pas si ce jeune demi-dieu est le fils d'un berger; mais il me semble qu'il a rempli toutes les conditions attachĂ©es Ă votre mariage. Il a bandĂ© l'arc de Nembrod, il a vaincu le lion, il a beaucoup d'esprit puisqu'il a fait pour vous un assez joli impromptu. AprĂšs les quarante Ă©normes diamants qu'il vous a donnĂ©s, vous ne pouvez nier qu'il ne soit le plus gĂ©nĂ©reux des hommes. Il possĂ©dait dans son oiseau ce qu'il y a de plus rare sur la terre. Sa vertu n'a point d'Ă©gale, puisque, pouvant demeurer auprĂšs de vous, il est parti sans dĂ©libĂ©rer dĂšs qu'il a su que son pĂšre Ă©tait malade. L'oracle est accompli dans tous ses points, exceptĂ© dans celui qui exige qu'il terrasse ses rivaux; mais il fait plus, il a sauvĂ© la vie du seul concurrent qu'il pouvait craindre; et, quand il s'agira de battre les deux autres, je crois que vous ne doutez pas qu'il n'en vienne Ă bout aisĂ©ment. - Tout ce que vous dites est bien vrai, rĂ©pondit Formosante; mais est-il possible que le plus grand des hommes, et peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme le plus aimable, soit le fils d'un berger?" La dame d'honneur, se mĂÂȘlant de la conversation, dit que trĂšs souvent ce mot de berger Ă©tait appliquĂ© aux rois; qu'on les appelait bergers, parce qu'ils tondent de fort prĂšs leur troupeau; que c'Ă©tait sans doute une mauvaise plaisanterie de son valet; que ce jeune hĂ©ros n'Ă©tait venu si mal accompagnĂ© que pour faire voir combien son seul mĂ©rite Ă©tait au-dessus du faste des rois, et pour ne devoir Formosante qu'Ă lui-mĂÂȘme. La princesse ne rĂ©pondit qu'en donnant Ă son oiseau mille tendres baisers. On prĂ©parait cependant un grand festin pour les trois rois et pour tous les princes qui Ă©taient venus Ă la fĂÂȘte. La fille et la niĂšce du roi devaient en faire les honneurs. On portait chez les rois des prĂ©sents dignes de la magnificence de Babylone. BĂ©lus, en attendant qu'on servĂt, assembla son conseil sur le mariage de la belle Formosante, et voici comme il parla en grand politique "Je suis vieux, je ne sais plus que faire, ni Ă qui donner ma fille. Celui qui la mĂ©ritait n'est qu'un vil berger, le roi des Indes et celui d'Egypte sont des poltrons; le roi des Scythes me conviendrait assez, mais il n'a rempli aucune des conditions imposĂ©es. Je vais encore consulter l'oracle. En attendant, dĂ©libĂ©rez, et nous conclurons suivant ce que l'oracle aura dit car un roi ne doit se conduire que par l'ordre exprĂšs des dieux immortels." Alors il va dans sa chapelle; l'oracle lui rĂ©pond en peu de mots, suivant sa coutume "Ta fille ne sera mariĂ©e que quand elle aura couru le monde." BĂ©lus, Ă©tonnĂ©, revient au conseil, et rapporte cette rĂ©ponse. Tous les ministres avaient un profond respect pour les oracles; tous convenaient ou feignaient de convenir qu'ils Ă©taient le fondement de la religion; que la raison doit se taire devant eux; que c'est par eux que les rois rĂšgnent sur les peuples, et les mages sur les rois; que sans les oracles il n'y aurait ni vertu ni repos sur la terre. Enfin, aprĂšs avoir tĂ©moignĂ© la plus profonde vĂ©nĂ©ration pour eux, presque tous conclurent que celui-ci Ă©tait impertinent, qu'il ne fallait pas lui obĂ©ir; que rien n'Ă©tait plus indĂ©cent pour une fille, et surtout pour celle du grand roi de Babylone, que d'aller courir sans savoir oĂÂč; que c'Ă©tait le vrai moyen de n'ĂÂȘtre point mariĂ©e, ou de faire un mariage clandestin, honteux et ridicule; qu'en un mot cet oracle n'avait pas le sens commun. Le plus jeune des ministres, nommĂ© Onadase, qui avait plus d'esprit qu'eux, dit que l'oracle entendait sans doute quelque pĂšlerinage de dĂ©votion, et qu'il s'offrait Ă ĂÂȘtre le conducteur de la princesse. Le conseil revint Ă son avis, mais chacun voulut servir d'Ă©cuyer. Le roi dĂ©cida que la princesse pourrait aller Ă trois cents parasanges sur le chemin de l'Arabie, Ă un temple dont le saint avait la rĂ©putation de procurer d'heureux mariages aux filles, et que ce serait le doyen du conseil qui l'accompagnerait. AprĂšs cette dĂ©cision on alla souper. III Au milieu des jardins, entre deux cascades, s'Ă©levait un salon ovale de trois cents pieds de diamĂštre, dont la voĂ»te d'azur semĂ©e d'Ă©toiles d'or reprĂ©sentait toutes les constellations avec les planĂštes, chacune Ă leur vĂ©ritable place, et cette voĂ»te tournait, ainsi que le ciel, par des machines aussi invisibles que le sont celles qui dirigent les mouvements cĂ©lestes. Cent mille flambeaux enfermĂ©s dans des cylindres de cristal de roche Ă©clairaient les dehors et l'intĂ©rieur de la salle Ă manger. Un buffet en gradins portait vingt mille vases ou plats d'or; et vis-Ă -vis le buffet d'autres gradins Ă©taient remplis de musiciens. Deux autres amphithĂ©ĂÂątres Ă©taient chargĂ©s, l'un, des fruits de toutes les saisons; l'autre, d'amphores de cristal oĂÂč brillaient tous les vins de la terre. Les convives prirent leurs places autour d'une table de compartiments qui figuraient des fleurs et des fruits, tous en pierres prĂ©cieuses. La belle Formosante fut placĂ©e entre le roi des Indes et celui d'Egypte. La belle AldĂ©e auprĂšs du roi des Scythes. Il y avait une trentaine de princes, et chacun d'eux Ă©tait Ă cĂÂŽtĂ© d'une des plus belles dames du palais. Le roi de Babylone au milieu, vis-Ă -vis de sa fille, paraissait partagĂ© entre le chagrin de n'avoir pu la marier et le plaisir de la garder encore. Formosante lui demanda la permission de mettre son oiseau sur la table Ă cĂÂŽtĂ© d'elle. Le roi le trouva trĂšs bon. La musique, qui se fit entendre, donna une pleine libertĂ© Ă chaque prince d'entretenir sa voisine. Le festin parut aussi agrĂ©able que magnifique. On avait servi devant Formosante un ragoĂ»t que le roi son pĂšre aimait beaucoup. La princesse dit qu'il fallait le porter devant Sa MajestĂ©; aussitĂÂŽt l'oiseau se saisit du plat avec une dextĂ©ritĂ© merveilleuse et va le prĂ©senter au roi. Jamais on ne fut plus Ă©tonnĂ© Ă souper. BĂ©lus lui fit autant de caresses que sa fille. L'oiseau reprit ensuite son vol pour retourner auprĂšs d'elle. Il dĂ©ployait en volant une si belle queue, ses ailes Ă©tendues Ă©talaient tant de brillantes couleurs, l'or de son plumage jetait un Ă©clat si Ă©blouissant, que tous les yeux ne regardaient que lui. Tous les concertants cessĂšrent leur musique et demeurĂšrent immobiles. Personne ne mangeait, personne ne parlait, on n'entendait qu'un murmure d'admiration. La princesse de Babylone le baisa pendant tout le souper, sans songer seulement s'il y avait des rois dans le monde. Ceux des Indes et d'Egypte sentirent redoubler leur dĂ©pit et leur indignation, et chacun d'eux se promit bien de hĂÂąter la marche de ses trois cent mille hommes pour se venger. Pour le roi des Scythes, il Ă©tait occupĂ© Ă entretenir la belle AldĂ©e son coeur altier, mĂ©prisant sans dĂ©pit les inattentions de Formosante, avait conçu pour elle plus d'indiffĂ©rence que de colĂšre. "Elle est belle, disait-il, je l'avoue; mais elle me paraĂt de ces femmes qui ne sont occupĂ©es que de leur beautĂ©, et qui pensent que le genre humain doit leur ĂÂȘtre bien obligĂ© quand elles daignent se laisser voir en public. On n'adore point des idoles dans mon pays. J'aimerais mieux une laideron complaisante et attentive que cette belle statue. Vous avez, madame, autant de charmes qu'elle, et vous daignez au moins faire conversation avec les Ă©trangers. Je vous avoue, avec la franchise d'un Scythe, que je vous donne la prĂ©fĂ©rence sur votre cousine." Il se trompait pourtant sur le caractĂšre de Formosante elle n'Ă©tait pas si dĂ©daigneuse qu'elle le paraissait; mais son compliment fut trĂšs bien reçu de la princesse AldĂ©e. Leur entretien devint fort intĂ©ressant ils Ă©taient trĂšs contents, et dĂ©jĂ sĂ»rs l'un de l'autre avant qu'on sortĂt de table. AprĂšs le souper, on alla se promener dans les bosquets. Le roi des Scythes et AldĂ©e ne manquĂšrent pas de chercher un cabinet solitaire. AldĂ©e, qui Ă©tait la franchise mĂÂȘme, parla ainsi Ă ce prince "Je ne hais point ma cousine, quoiqu'elle soit plus belle que moi, et qu'elle soit destinĂ©e au trĂÂŽne de Babylone l'honneur de vous plaire me tient lieu d'attraits. Je prĂ©fĂšre la Scythie avec vous Ă la couronne de Babylone sans vous; mais cette couronne m'appartient de droit, s'il y a des droits dans le monde car je suis de la branche aĂnĂ©e de Nembrod; et Formosante n'est que de la cadette. Son grand-pĂšre dĂ©trĂÂŽna le mien, et le fit mourir. - Telle est donc la force du sang dans la maison de Babylone! dit le Scythe. Comment s'appelait votre grand-pĂšre? - Il se nommait AldĂ©e, comme moi. Mon pĂšre avait le mĂÂȘme nom il fut relĂ©guĂ© au fond de l'empire avec ma mĂšre; et BĂ©lus, aprĂšs leur mort, ne craignant rien de moi, voulut bien m'Ă©lever auprĂšs de sa fille; mais il a dĂ©cidĂ© que je ne serais jamais mariĂ©e. - Je veux venger votre pĂšre, et votre grand-pĂšre, et vous, dit le roi des Scythes. Je vous rĂ©ponds que vous serez mariĂ©e; je vous enlĂšverai aprĂšs-demain de grand matin, car il faut dĂner demain avec le roi de Babylone, et je reviendrai soutenir vos droits avec une armĂ©e de trois cent mille hommes. - Je le veux bien", dit la belle AldĂ©e; et, aprĂšs s'ĂÂȘtre donnĂ© leur parole d'honneur, ils se sĂ©parĂšrent. Il y avait longtemps que l'incomparable Formosante s'Ă©tait allĂ©e coucher. Elle avait fait placer Ă cĂÂŽtĂ© de son lit un petit oranger dans une caisse d'argent pour y faire reposer son oiseau. Ses rideaux Ă©taient fermĂ©s; mais elle n'avait nulle envie de dormir. Son coeur et son imagination Ă©taient trop Ă©veillĂ©s. Le charmant inconnu Ă©tait devant ses yeux; elle le voyait tirant une flĂšche avec l'arc de Nembrod; elle le contemplait coupant la tĂÂȘte du lion; elle rĂ©citait son madrigal; enfin elle le voyait s'Ă©chapper de la foule, montĂ© sur sa licorne; alors elle Ă©clatait en sanglots; elle s'Ă©criait avec larmes "Je ne le reverrai donc plus; il ne reviendra pas. - Il reviendra, madame, lui rĂ©pondit l'oiseau du haut de son oranger; peut-on vous avoir vue, et ne pas vous revoir? - O ciel! ĂÂŽ puissances Ă©ternelles! mon oiseau parle le pur chaldĂ©en!" En disant ces mots, elle tire ses rideaux, lui tend les bras; se met Ă genoux sur son lit "Etes-vous un dieu descendu sur la terre? ĂÂȘtes-vous le grand Orosmade cachĂ© sous ce beau plumage? Si vous ĂÂȘtes un dieu, rendez-moi ce beau jeune homme. - Je ne suis qu'une volatile, rĂ©pliqua l'autre; mais je naquis dans le temps que toutes les bĂÂȘtes parlaient encore, et que les oiseaux, les serpents, les ĂÂąnesses, les chevaux, et les griffons s'entretenaient familiĂšrement avec les hommes. Je n'ai pas voulu parler devant le monde, de peur que vos dames d'honneur ne me prissent pour un sorcier je ne veux me dĂ©couvrir qu'Ă vous." Formosante, interdite, Ă©garĂ©e, enivrĂ©e de tant de merveilles, agitĂ©e de l'empressement de faire cent questions Ă la fois, lui demanda d'abord quel ĂÂąge il avait. "Vingt-sept mille neuf cents ans et six mois, madame; je suis de l'ĂÂąge de la petite rĂ©volution du ciel que vos mages appellent la prĂ©cession des Ă©quinoxes et qui s'accomplit en prĂšs de vingt-huit mille de vos annĂ©es. Il y a des rĂ©volutions infiniment plus longues aussi nous avons des ĂÂȘtres beaucoup plus vieux que moi. Il y a vingt-deux mille ans que j'appris le chaldĂ©en dans un de mes voyages. J'ai toujours conservĂ© beaucoup de goĂ»t pour la langue chaldĂ©enne; mais les autres animaux mes confrĂšres ont renoncĂ© Ă parler dans vos climats. - Et pourquoi cela, mon divin oiseau? - HĂ©las! c'est parce que les hommes ont pris enfin l'habitude de nous manger, au lieu de converser et de s'instruire avec nous. Les barbares! ne devaient-ils pas ĂÂȘtre convaincus qu'ayant les mĂÂȘmes organes qu'eux, les mĂÂȘmes sentiments, les mĂÂȘmes besoins, les mĂÂȘmes dĂ©sirs, nous avions ce qui s'appelle une ĂÂąme tout comme eux; que nous Ă©tions leurs frĂšres, et qu'il ne fallait cuire et manger que les mĂ©chants? Nous sommes tellement vos frĂšres que le grand Etre, l'Etre Ă©ternel et formateur, ayant fait un pacte avec les hommes, nous comprit expressĂ©ment dans le traitĂ©. Il vous dĂ©fendit de vous nourrir de notre sang, et Ă nous, de sucer le vĂÂŽtre. "Les fables de votre ancien Locman, traduites en tant de langues, seront un tĂ©moignage Ă©ternellement subsistant de l'heureux commerce que vous avez eu autrefois avec nous. Elles commencent toutes par ces mots Du temps que les bĂÂȘtes parlaient. Il est vrai qu'il y a beaucoup de femmes parmi vous qui parlent toujours Ă leurs chiens; mais ils ont rĂ©solu de ne point rĂ©pondre depuis qu'on les a forcĂ©s Ă coups de fouet d'aller Ă la chasse, et d'ĂÂȘtre les complices du meurtre de nos anciens amis communs, les cerfs, les daims, les liĂšvres et les perdrix. Vous avez encore d'anciens poĂšmes dans lesquels les chevaux parlent, et vos cochers leur adressent la parole tous les jours; mais c'est avec tant de grossiĂšretĂ©, et en prononçant des mots si infĂÂąmes, que les chevaux, qui vous aimaient tant autrefois, vous dĂ©testent aujourd'hui. Le pays oĂÂč demeure votre charmant inconnu, le plus parfait des hommes, est demeurĂ© le seul oĂÂč votre espĂšce sache encore aimer la nĂÂŽtre et lui parler; et c'est la seule contrĂ©e de la terre oĂÂč les hommes soient justes. - Et oĂÂč est-il ce pays de mon cher inconnu? quel est le nom de ce hĂ©ros? comment se nomme son empire? car je ne croirai pas plus qu'il est un berger que je ne crois que vous ĂÂȘtes une chauve-souris. - Son pays, madame, est celui des Gangarides, peuple vertueux et invincible qui habite la rive orientale du Gange. Le nom de mon ami est Amazan. Il n'est pas roi, et je ne sais mĂÂȘme s'il voudrait s'abaisser Ă l'ĂÂȘtre; il aime trop ses compatriotes il est berger comme eux. Mais n'allez pas vous imaginer que ces bergers ressemblent aux vĂÂŽtres, qui, couverts Ă peine de lambeaux dĂ©chirĂ©s, gardent des moutons infiniment mieux habillĂ©s qu'eux; qui gĂ©missent sous le fardeau de la pauvretĂ©, et qui payent Ă un exacteur la moitiĂ© des gages chĂ©tifs qu'ils reçoivent de leurs maĂtres. Les bergers gangarides, nĂ©s tous Ă©gaux, sont les maĂtres des troupeaux innombrables qui couvrent leurs prĂ©s Ă©ternellement fleuris. On ne les tue jamais c'est un crime horrible vers le Gange de tuer et de manger son semblable. Leur laine, plus fine et plus brillante que la plus belle soie, est le plus grand commerce de l'Orient. D'ailleurs la terre des Gangarides produit tout ce qui peut flatter les dĂ©sirs de l'homme. Ces gros diamants qu'Amazan a eu l'honneur de vous offrir sont d'une mine qui lui appartient. Cette licorne que vous l'avez vu monter est la monture ordinaire des Gangarides. C'est le plus bel animal, le plus fier, le plus terrible, et le plus doux qui orne la terre. Il suffirait de cent Gangarides et de cent licornes pour dissiper des armĂ©es innombrables. Il y a environ deux siĂšcles qu'un roi des Indes fut assez fou pour vouloir conquĂ©rir cette nation il se prĂ©senta suivi de dix mille Ă©lĂ©phants et d'un million de guerriers. Les licornes percĂšrent les Ă©lĂ©phants; comme j'ai vu sur votre table des mauviettes enfilĂ©es dans des brochettes d'or. Les guerriers tombaient sous le sabre des Gangarides comme les moissons de riz sont coupĂ©es par les mains des peuples de l'Orient. On prit le roi prisonnier avec plus de six cent mille hommes. On le baigna dans les eaux salutaires du Gange; on le mit au rĂ©gime du pays, qui consiste Ă ne se nourrir que de vĂ©gĂ©taux prodiguĂ©s par la nature pour nourrir tout ce qui respire. Les hommes alimentĂ©s de carnage et abreuvĂ©s de liqueurs fortes ont tous un sang aigri et aduste qui les rend fous en cent maniĂšres diffĂ©rentes. Leur principale dĂ©mence est la fureur de verser le sang de leurs frĂšres, et de dĂ©vaster des plaines fertiles pour rĂ©gner sur des cimetiĂšres. On employa six mois entiers Ă guĂ©rir le roi des Indes de sa maladie. Quand les mĂ©decins eurent enfin jugĂ© qu'il avait le pouls plus tranquille et l'esprit plus rassis, ils en donnĂšrent le certificat au conseil des Gangarides. Ce conseil, ayant pris l'avis des licornes, renvoya humainement le roi des Indes, sa sotte cour et ses imbĂ©ciles guerriers dans leur pays. Cette leçon les rendit sages, et, depuis ce temps, les Indiens respectĂšrent les Gangarides, comme les ignorants qui voudraient s'instruire respectent parmi vous les philosophes chaldĂ©ens, qu'ils ne peuvent Ă©galer. - A propos, mon cher oiseau, lui dit la princesse, y a-t-il une religion chez les Gangarides? - S'il y en a une? Madame, nous nous assemblons pour rendre grĂÂąces Ă Dieu, les jours de la pleine lune, les hommes dans un grand temple de cĂšdre, les femmes dans un autre, de peur des distractions; tous les oiseaux dans un bocage, les quadrupĂšdes sur une belle pelouse. Nous remercions Dieu de tous les biens qu'il nous a faits. Nous avons surtout des perroquets qui prĂÂȘchent Ă merveille. "Telle est la patrie de mon cher Amazan; c'est lĂ que je demeure; j'ai autant d'amitiĂ© pour lui qu'il vous a inspirĂ© d'amour. Si vous m'en croyez, nous partirons ensemble, et vous irez lui rendre sa visite. - Vraiment, mon oiseau, vous faites lĂ un joli mĂ©tier, rĂ©pondit en souriant la princesse, qui brĂ»lait d'envie de faire le voyage, et qui n'osait le dire. - Je sers mon ami, dit l'oiseau; et, aprĂšs le bonheur de vous aimer, le plus grand est celui de servir vos amours." Formosante ne savait plus oĂÂč elle en Ă©tait; elle se croyait transportĂ©e hors de la terre. Tout ce qu'elle avait vu dans cette journĂ©e, tout ce qu'elle voyait, tout ce qu'elle entendait, et surtout ce qu'elle sentait dans son coeur, la plongeait dans un ravissement qui passait de bien loin celui qu'Ă©prouvent aujourd'hui les fortunĂ©s musulmans quand, dĂ©gagĂ©s de leurs liens terrestres, ils se voient dans le neuviĂšme ciel entre les bras de leurs houris, environnĂ©s et pĂ©nĂ©trĂ©s de la gloire et de la fĂ©licitĂ© cĂ©lestes. IV Elle passa toute la nuit Ă parler d'Amazan. Elle ne l'appelait plus que son berger; et c'est depuis ce temps-lĂ que les noms de berger et d'amant sont toujours employĂ©s l'un pour l'autre chez quelques nations. TantĂÂŽt elle demandait Ă l'oiseau si Amazan avait eu d'autres maĂtresses. Il rĂ©pondait que non, et elle Ă©tait au comble de la joie. TantĂÂŽt elle voulait savoir Ă quoi il passait sa vie; et elle apprenait avec transport qu'il l'employait Ă faire du bien, Ă cultiver les arts, Ă pĂ©nĂ©trer les secrets de la nature, Ă perfectionner son ĂÂȘtre. TantĂÂŽt elle voulait savoir si l'ĂÂąme de son oiseau Ă©tait de la mĂÂȘme nature que celle de son amant; pourquoi il avait vĂ©cu prĂšs de vingt-huit mille ans, tandis que son amant n'en avait que dix-huit ou dix-neuf. Elle faisait cent questions pareilles, auxquelles l'oiseau rĂ©pondait avec une discrĂ©tion qui irritait sa curiositĂ©. Enfin, le sommeil ferma leurs yeux, et livra Formosante Ă la douce illusion des songes envoyĂ©s par les dieux, qui surpassent quelquefois la rĂ©alitĂ© mĂÂȘme, et que toute la philosophie des ChaldĂ©ens a bien de la peine Ă expliquer. Formosante ne s'Ă©veilla que trĂšs tard. Il Ă©tait petit jour chez elle quand le roi son pĂšre entra dans sa chambre. L'oiseau reçut Sa MajestĂ© avec une politesse respectueuse, alla au-devant de lui, battit des ailes, allongea son cou, et se remit sur son oranger. Le roi s'assit sur le lit de sa fille, que ses rĂÂȘves avaient encore embellie. Sa grande barbe s'approcha de ce beau visage, et aprĂšs lui avoir donnĂ© deux baisers, il lui parla en ces mots "Ma chĂšre fille, vous n'avez pu trouver hier un mari, comme je l'espĂ©rais; il vous en faut un pourtant le salut de mon empire l'exige. J'ai consultĂ© l'oracle, qui, comme vous savez, ne ment jamais, et qui dirige toute ma conduite. Il m'a ordonnĂ© de vous faire courir le monde. Il faut que vous voyagiez. - Ah! chez les Gangarides sans doute", dit la princesse; et en prononçant ces mots, qui lui Ă©chappaient, elle sentit bien qu'elle disait une sottise. Le roi, qui ne savait pas un mot de gĂ©ographie, lui demanda ce qu'elle entendait par des Gangarides. Elle trouva aisĂ©ment une dĂ©faite. Le roi lui apprit qu'il fallait faire un pĂšlerinage; qu'il avait nommĂ© les personnes de sa suite, le doyen des conseillers d'Etat, le grand aumĂÂŽnier, une dame d'honneur, un mĂ©decin, un apothicaire, et son oiseau, avec tous les domestiques convenables. Formosante, qui n'Ă©tait jamais sortie du palais du roi son pĂšre, et qui jusqu'Ă la journĂ©e des trois rois et d'Amazan n'avait menĂ© qu'une vie trĂšs insipide dans l'Ă©tiquette du faste et dans l'apparence des plaisirs, fut ravie d'avoir un pĂšlerinage Ă faire. "Qui sait, disait-elle tout bas Ă son coeur, si les dieux n'inspireront pas Ă mon cher Gangaride le mĂÂȘme dĂ©sir d'aller Ă la mĂÂȘme chapelle, et si je n'aurai pas le bonheur de revoir le pĂšlerin?" Elle remercia tendrement son pĂšre, en lui disant qu'elle avait eu toujours une secrĂšte dĂ©votion pour le saint chez lequel on l'envoyait. BĂ©lus donna un excellent dĂner Ă ses hĂÂŽtes; il n'y avait que des hommes. C'Ă©taient tous gens fort mal assortis rois, princes, ministres, pontifes, tous jaloux les uns des autres, tous pesant leurs paroles, tous embarrassĂ©s de leurs voisins et d'eux-mĂÂȘmes. Le repas fut triste, quoiqu'on y bĂ»t beaucoup. Les princesses restĂšrent dans leurs appartements, occupĂ©es chacune de leur dĂ©part. Elles mangĂšrent Ă leur petit couvert. Formosante ensuite alla se promener dans les jardins avec son cher oiseau, qui, pour l'amuser, vola d'arbre en arbre en Ă©talant sa superbe queue et son divin plumage. Le roi d'Egypte, qui Ă©tait chaud de vin, pour ne pas dire ivre, demanda un arc et des flĂšches Ă un de ses pages. Ce prince Ă©tait Ă la vĂ©ritĂ© l'archer le plus maladroit de son royaume. Quand il tirait au blanc, la place oĂÂč l'on Ă©tait le plus en sĂ»retĂ© Ă©tait le but oĂÂč il visait. Mais le bel oiseau, en volant aussi rapidement que la flĂšche, se prĂ©senta lui-mĂÂȘme au coup, et tomba tout sanglant entre les bras de Formosante. L'Egyptien, en riant d'un sot rire, se retira dans son quartier. La princesse perça le ciel de ses cris, fondit en larmes, se meurtrit les joues et la poitrine. L'oiseau mourant lui dit tout bas "BrĂ»lez-moi, et ne manquez pas de porter mes cendres vers l'Arabie Heureuse, Ă l'orient de l'ancienne ville d'Aden ou d'Eden, et de les exposer au soleil sur un petit bĂ»cher de gĂ©rofle et de cannelle." AprĂšs avoir profĂ©rĂ© ces paroles, il expira. Formosante resta longtemps Ă©vanouie et ne revit le jour que pour Ă©clater en sanglots. Son pĂšre, partageant sa douleur et faisant des imprĂ©cations contre le roi d'Egypte, ne douta pas que cette aventure n'annonçĂÂąt un avenir sinistre. Il alla vite consulter l'oracle de sa chapelle. L'oracle rĂ©pondit "MĂ©lange de tout; mort vivant, infidĂ©litĂ© et constance, perte et gain, calamitĂ©s et bonheur." Ni lui ni son conseil n'y purent rien comprendre; mais enfin il Ă©tait satisfait d'avoir rempli ses devoirs de dĂ©votion. Sa fille, Ă©plorĂ©e, pendant qu'il consultait l'oracle, fit rendre Ă l'oiseau les honneurs funĂšbres qu'il avait ordonnĂ©s, et rĂ©solut de le porter en Arabie au pĂ©ril de ses jours. Il fut brĂ»lĂ© dans du lin incombustible avec l'oranger sur lequel il avait couchĂ©; elle en recueillit la cendre dans un petit vase d'or tout entourĂ© d'escarboucles et des diamants qu'on ĂÂŽta de la gueule du lion. Que ne put-elle, au lieu d'accomplir ce devoir funeste, brĂ»ler tout en vie le dĂ©testable roi d'Egypte! C'Ă©tait lĂ tout son dĂ©sir. Elle fit tuer, dans son dĂ©pit, les deux crocodiles, ses deux hippopotames, ses deux zĂšbres, ses deux rats, et fit jeter ses deux momies dans l'Euphrate; si elle avait tenu son boeuf Apis, elle ne l'aurait pas Ă©pargnĂ©. Le roi d'Egypte, outrĂ© de cet affront, partit sur-le-champ pour faire avancer ses trois cent mille hommes. Le roi des Indes, voyant partir son alliĂ©, s'en retourna le jour mĂÂȘme, dans le ferme dessein de joindre ses trois cent mille Indiens Ă l'armĂ©e Ă©gyptienne. Le roi de Scythie dĂ©logea dans la nuit avec la princesse AldĂ©e, bien rĂ©solu de venir combattre pour elle Ă la tĂÂȘte de trois cent mille Scythes, et de lui rendre l'hĂ©ritage de Babylone, qui lui Ă©tait dĂ», puisqu'elle descendait de la branche aĂnĂ©e. De son cĂÂŽtĂ© la belle Formosante se mit en route Ă trois heures du matin avec sa caravane de pĂšlerins, se flattant bien qu'elle pourrait aller en Arabie exĂ©cuter les derniĂšres volontĂ©s de son oiseau, et que la justice des dieux immortels lui rendrait son cher Amazan sans qui elle ne pouvait plus vivre. Ainsi, Ă son rĂ©veil, le roi de Babylone ne trouva plus personne. "Comme les grandes fĂÂȘtes se terminent, disait-il, et comme elles laissent un vide Ă©tonnant dans l'ĂÂąme, quand le fracas est passĂ©." Mais il fut transportĂ© d'une colĂšre vraiment royale lorsqu'il apprit qu'on avait enlevĂ© la princesse AldĂ©e. Il donna ordre qu'on Ă©veillĂÂąt tous ses ministres, et qu'on assemblĂÂąt le conseil. En attendant qu'ils vinssent, il ne manqua pas de consulter son oracle; mais il ne put jamais en tirer que ces paroles si cĂ©lĂšbres depuis dans tout l'univers Quand on ne marie pas les filles, elles se marient elles-mĂÂȘmes. AussitĂÂŽt l'ordre fut donnĂ© de faire marcher trois cent mille hommes contre le roi des Scythes. VoilĂ donc la guerre la plus terrible allumĂ©e de tous les cĂÂŽtĂ©s; et elle fut produite par les plaisirs de la plus belle fĂÂȘte qu'on ait jamais donnĂ©e sur la terre. L'Asie allait ĂÂȘtre dĂ©solĂ©e par quatre armĂ©es de trois cent mille combattants chacune. On sent bien que la guerre de Troie, qui Ă©tonna le monde quelques siĂšcles aprĂšs, n'Ă©tait qu'un jeu d'enfants en comparaison; mais aussi on doit considĂ©rer que dans la querelle des Troyens il ne s'agissait que d'une vieille femme fort libertine qui s'Ă©tait fait enlever deux fois, au lieu qu'ici il s'agissait de deux filles et d'un oiseau. Le roi des Indes allait attendre son armĂ©e sur le grand et magnifique chemin qui conduisait alors en droiture de Babylone Ă Cachemire. Le roi des Scythes courait avec AldĂ©e par la belle route qui menait au mont ImmaĂÂŒs. Tous ces chemins ont disparu dans la suite par le mauvais gouvernement. Le roi d'Egypte avait marchĂ© Ă l'occident, et cĂÂŽtoyait la petite mer MĂ©diterranĂ©e, que les ignorants HĂ©breux ont depuis nommĂ©e la Grande Mer. A l'Ă©gard de la belle Formosante, elle suivait le chemin de Bassora, plantĂ© de hauts palmiers qui fournissaient un ombrage Ă©ternel et des fruits dans toutes les saisons. Le temple oĂÂč elle allait en pĂšlerinage Ă©tait dans Bassora mĂÂȘme. Le saint Ă qui ce temple avait Ă©tĂ© dĂ©diĂ© Ă©tait Ă peu prĂšs dans le goĂ»t de celui qu'on adora depuis Ă Lampsaque. Non seulement il procurait des maris aux filles, mais il tenait lieu souvent de mari. C'Ă©tait le saint le plus fĂÂȘtĂ© de toute l'Asie. Formosante ne se souciait point du tout du saint de Bassora elle n'invoquait que son cher berger gangaride, son bel Amazan. Elle comptait s'embarquer Ă Bassora, et entrer dans l'Arabie Heureuse pour faire ce que l'oiseau mort avait ordonnĂ©. A la troisiĂšme couchĂ©e, Ă peine Ă©tait-elle entrĂ©e dans une hĂÂŽtellerie oĂÂč se fourriers avaient tout prĂ©parĂ© pour elle, qu'elle apprit que le roi d'Egypte y entrait aussi. Instruit de la marche de la princesse par ses espions, il avait sur-le-champ changĂ© de route, suivi d'une nombreuse escorte. Il arrive; il fait placer des sentinelles Ă toutes les portes; il monte dans la chambre de la belle Formosante, et lui dit "Mademoiselle, c'est vous prĂ©cisĂ©ment que je cherchais; vous avez fait trĂšs peu de cas de moi lorsque j'Ă©tais Ă Babylone; il est juste de punir les dĂ©daigneuses et les capricieuses vous aurez, s'il vous plaĂt, la bontĂ© de souper avec moi ce soir; vous n'aurez point d'autre lit que le mien, et je me conduirai avec vous selon que j'en serai content." Formosante vit bien qu'elle n'Ă©tait pas la plus forte; elle savait que le bon esprit consiste Ă se conformer Ă sa situation; elle prit le parti de se dĂ©livrer du roi d'Egypte par une innocente adresse elle le regarda du coin de l'oeil, ce qui plusieurs siĂšcles aprĂšs s'est appelĂ© lorgner; et voici comme elle lui parla avec une modestie, une grĂÂące, une douceur, un embarras, et une foule de charmes qui auraient rendu fou le plus sage des hommes, et aveuglĂ© le plus clairvoyant "Je vous avoue, monsieur, que je baissai toujours les yeux devant vous quand vous fĂtes l'honneur au roi mon pĂšre de venir chez lui. Je craignais mon coeur, je craignais ma simplicitĂ© trop naĂÂŻve je tremblais que mon pĂšre et vos rivaux ne s'aperçussent de la prĂ©fĂ©rence que je vous donnais, et que vous mĂ©ritez si bien. Je puis Ă prĂ©sent me livrer Ă mes sentiments. Je jure par le boeuf Apis, qui est, aprĂšs vous, tout ce que je respecte le plus au monde, que vos propositions m'ont enchantĂ©e. J'ai dĂ©jĂ soupĂ© avec vous chez le roi mon pĂšre; j'y souperai encore bien ici sans qu'il soit de la partie; tout ce que je vous demande, c'est que votre grand aumĂÂŽnier boive avec nous; il m'a paru Ă Babylone un trĂšs bon convive; j'ai d'excellent vin de Chiras, je veux vous en faire goĂ»ter Ă tous deux A l'Ă©gard de votre seconde proposition, elle est trĂšs engageante; mais il ne convient pas Ă une fille bien nĂ©e d'en parler qu'il vous suffise de savoir que je vous regarde comme le plus grand des rois et le plus aimable des hommes." Ce discours fit tourner la tĂÂȘte au roi d'Egypte; il voulut bien que l'aumĂÂŽnier fĂ»t en tiers. "J'ai encore une grĂÂące Ă vous demander, lui dit la princesse; c'est de permettre que mon apothicaire vienne me parler les filles ont toujours de certaines petites incommoditĂ©s qui demandent de certains soins, comme vapeurs de tĂÂȘte, battements de coeur, coliques, Ă©touffements, auxquels il faut mettre un certain ordre dans de certaines circonstances; en un mot, j'ai un besoin pressant de mon apothicaire, et j'espĂšre que vous ne me refuserez pas cette lĂ©gĂšre marque d'amour. - Mademoiselle, lui rĂ©pondit le roi d'Egypte, quoiqu'un apothicaire ait des vues prĂ©cisĂ©ment opposĂ©es aux miennes, et que les objets de son art soient le contraire de ceux du mien, je sais trop bien vivre pour vous refuser une demande si juste je vais ordonner qu'il vienne vous parler en attendant le souper; je conçois que vous devez ĂÂȘtre un peu fatiguĂ©e du voyage; vous devez aussi avoir besoin d'une femme de chambre, vous pourrez faire venir celle qui vous agrĂ©era davantage; j'attendrai ensuite vos ordres et votre commoditĂ©." Il se retira; l'apothicaire et la femme de chambre nommĂ©e Irla arrivĂšrent. La princesse avait en elle une entiĂšre confiance; elle lui ordonna de faire apporter six bouteilles de vin de Chiras pour le souper, et d'en faire boire de pareil Ă tous les sentinelles qui tenaient ses officiers aux arrĂÂȘts; puis elle recommanda Ă l'apothicaire de faire mettre dans toutes les bouteilles certaines drogues de sa pharmacie qui faisaient dormir les gens vingt-quatre heures, et dont il Ă©tait toujours pourvu. Elle fut ponctuellement obĂ©ie. Le roi revint avec le grand aumĂÂŽnier au bout d'une demi-heure; le souper fut trĂšs gai; le roi et le prĂÂȘtre vidĂšrent les six bouteilles, et avouĂšrent qu'il n'y avait pas de si bon vin en Egypte; la femme de chambre eut soin d'en faire boire aux domestiques qui avaient servi. Pour la princesse, elle eut grande attention de n'en point boire, disant que son mĂ©decin l'avait mise au rĂ©gime. Tout fut bientĂÂŽt endormi. L'aumĂÂŽnier du roi d'Egypte avait la plus belle barbe que pĂ»t porter un homme de sa sorte. Formosante la coupa trĂšs adroitement; puis, l'ayant fait coudre Ă un petit ruban, elle l'attacha Ă son menton. Elle s'affubla de la robe du prĂÂȘtre et de toutes les marques de sa dignitĂ©, habilla sa femme de chambre en sacristain de la dĂ©esse Isis; enfin, s'Ă©tant munie de son urne et de ses pierreries, elle sortit de l'hĂÂŽtellerie Ă travers les sentinelles, qui dormaient comme leur maĂtre. La suivante avait eu soin de faire tenir Ă la porte deux chevaux prĂÂȘts. La princesse ne pouvait mener avec elle aucun des officiers de sa suite ils auraient Ă©tĂ© arrĂÂȘtĂ©s par les grandes gardes. Formosante et Irla passĂšrent Ă travers des haies de soldats qui, prenant la princesse pour le grand prĂÂȘtre, l'appelaient mon rĂ©vĂ©rendissime pĂšre en Dieu, et lui demandaient sa bĂ©nĂ©diction. Les deux fugitives arrivent en vingt-quatre heures Ă Bassora, avant que le roi fĂ»t Ă©veillĂ©. Elles quittĂšrent alors leur dĂ©guisements; qui eĂ»t pu donner des soupçons. Elles frĂ©tĂšrent au plus vite un vaisseau qui les porta, par le dĂ©troit d'Ormus, au beau rivage d'Eden, dans l'Arabie Heureuse. C'est cet Eden dont les jardins furent si renommĂ©s qu'on en fit depuis la demeure des justes; ils furent le modĂšle des Champs ElysĂ©es, des jardins des HespĂ©rides, et de ceux des Ăles FortunĂ©es car, dans ces climats chauds, les hommes n'imaginĂšrent point de plus grande bĂ©atitude que les ombrages et les murmures de eaux. Vivre Ă©ternellement dans les cieux avec l'Etre suprĂÂȘme, ou aller se promener dans le jardin, dans le paradis, fut la mĂÂȘme chose pour les hommes, qui parlent toujours sans s'entendre, et qui n'ont pu guĂšre avoir encore d'idĂ©es nettes ni d'expressions justes. DĂšs que la princesse se vit dans cette terre, son premier soin fut de rendre Ă son cher oiseau les honneurs funĂšbres qu'il avait exigĂ©s d'elle. Ses belles mains dressĂšrent un petit bĂ»cher de gĂ©rofle et de cannelle. Quelle fut sa surprise lorsqu'ayant rĂ©pandu les cendres de l'oiseau sur ce bĂ»cher, elle le vit s'enflammer de lui-mĂÂȘme! Tout fut bientĂÂŽt consumĂ©. Il ne parut, Ă la place des cendres, qu'un gros oeuf dont elle vit sortir son oiseau plus brillant qu'il ne l'avait jamais Ă©tĂ©. Ce fut le plus beau des moments que la princesse eĂ»t Ă©prouvĂ©s dans toute sa vie; il n'y en avait qu'un qui pĂ»t lui ĂÂȘtre plus cher elle le dĂ©sirait, mais elle ne l'espĂ©rait pas. "Je vois bien, dit-elle Ă l'oiseau, que vous ĂÂȘtes le phĂ©nix dont on m'avait tant parlĂ©. Je suis prĂÂȘte Ă mourir d'Ă©tonnement et de joie. Je ne croyais point Ă la rĂ©surrection; mais mon bonheur m'en a convaincue. - La rĂ©surrection, madame, lui dit le phĂ©nix, est la chose du monde la plus simple. Il n'est pas plus surprenant de naĂtre deux fois qu'une. Tout est rĂ©surrection dans ce monde; les chenilles ressuscitent en papillons; un noyau mis en terre ressuscite en arbre; tous les animaux ensevelis dans la terre ressuscitent en herbes, en plantes, et nourrissent d'autres animaux dont ils font bientĂÂŽt une partie de la substance toutes les particules qui composaient les corps sont changĂ©es en diffĂ©rents ĂÂȘtres. Il est vrai que je suis le seul Ă qui le puissant Orosmade ait fait la grĂÂące de ressusciter dans sa propre nature." Formosante, qui, depuis le jour qu'elle vit Amazan et le phĂ©nix pour la premiĂšre fois, avait passĂ© toutes ses heures Ă s'Ă©tonner, lui dit "Je conçois bien que le grand Etre ait pu former de vos cendres un phĂ©nix Ă peu prĂšs semblable Ă vous; mais que vous soyez prĂ©cisĂ©ment la mĂÂȘme personne, que vous ayez la mĂÂȘme ĂÂąme, j'avoue que je ne le comprends pas bien clairement. Qu'est devenue votre ĂÂąme pendant que je vous portais dans ma poche aprĂšs votre mort? - Eh! mon Dieu! madame, n'est-il pas aussi facile au grand Orosmade de continuer son action sur une petite Ă©tincelle de moi-mĂÂȘme que de commencer cette action? Il m'avait accordĂ© auparavant le sentiment, la mĂ©moire et la pensĂ©e; il me les accorde encore; qu'il ait attachĂ© cette faveur Ă un atome de feu Ă©lĂ©mentaire cachĂ© dans moi, ou Ă l'assemblage de mes organes, cela ne fait rien au fond les phĂ©nix et les homme ignoreront toujours comment la chose se passe; mais la plus grande grĂÂące que l'Etre suprĂÂȘme m'ait accordĂ©e est de me faire renaĂtre pour vous. Que ne puis-je passer les vingt-huit mille ans que j'ai encore Ă vivre jusqu'Ă ma prochaine rĂ©surrection entre vous et mon cher Amazan! - Mon phĂ©nix, lui repartit la princesse, songez que les premiĂšres paroles que vous me dĂtes Ă Babylone, et que je n'oublierai jamais, me flattĂšrent de l'espĂ©rance de revoir ce cher berger que j'idolĂÂątre il faut absolument que nous allions ensemble chez les Gangarides, et que je le ramĂšne Ă Babylone. - C'est bien mon dessein, dit le phĂ©nix; il n'y a pas un moment Ă perdre. Il faut aller trouver Amazan par le plus court chemin, c'est-Ă -dire par les airs. Il y a dans l'Arabie Heureuse deux griffons, mes amis intimes, qui ne demeurent qu'Ă cent cinquante milles d'ici je vais leur Ă©crire par la poste aux pigeons; ils viendront avant la nuit. Nous aurons tout le temps de vous faire travailler un petit canapĂ© commode avec des tiroirs oĂÂč l'on mettra vos provisions de bouche. Vous serez trĂšs Ă votre aise dans cette voiture avec votre demoiselle. Les deux griffons sont les plus vigoureux de leur espĂšce; chacun d'eux tiendra un des bras du canapĂ© entre ses griffes. Mais, encore une fois, les moments sont chers." Il alla sur-le champ avec Formosante commander le canapĂ© Ă un tapissier de sa connaissance. Il fut achevĂ© en quatre heures. On mit dans le tiroirs des petits pains Ă la reine, des biscuits meilleurs que ceux de Babylone, des poncires, des ananas, des cocos, des pistaches, et du vin d'Eden, qui l'emporte sur le vin de Chiras autant que celui de Chiras est au-dessus de celui de Suresne. Le canapĂ© Ă©tait aussi lĂ©ger que commode et solide. Les deux griffons arrivĂšrent dans Eden Ă point nommĂ©. Formosante et Irla se placĂšrent dans la voiture. Les deux griffons l'enlevĂšrent comme une plume. Le phĂ©nix tantĂÂŽt volait auprĂšs, tantĂÂŽt se perchait sur le dossier. Les deux griffons cinglĂšrent vers le Gange avec la rapiditĂ© d'une flĂšche qui fend les airs. On ne se reposait que la nuit pendant quelques moments pour manger, et pour faire boire un coup aux deux voituriers. On arriva enfin chez les Gangarides. Le coeur de la princesse palpitait d'espĂ©rance, d'amour et de joie. Le phĂ©nix fit arrĂÂȘter la voiture devant la maison d'Amazan il demande Ă lui parler; mais il y avait trois heures qu'il en Ă©tait parti, sans qu'on sĂ»t oĂÂč il Ă©tait allĂ©. Il n'y a point de termes dans la langue mĂÂȘme des Gangarides qui puissent exprimer le dĂ©sespoir dont Formosante fut accablĂ©e. "HĂ©las! voilĂ ce que j'avais craint, dit le phĂ©nix; les trois heures que vous avez passĂ©es dans votre hĂÂŽtellerie sur le chemin de Bassora avec ce malheureux roi d'Egypte vous ont enlevĂ© peut-ĂÂȘtre pour jamais le bonheur de votre vie; j'ai bien peur que nous n'ayons perdu Amazan sans retour." Alors il demanda aux domestiques si on pouvait saluer madame sa mĂšre. Ils rĂ©pondirent que son mari Ă©tait mort l'avant-veille et qu'elle ne voyait personne. Le phĂ©nix, qui avait crĂ©dit dans la maison, ne laissa pas de faire entrer la princesse de Babylone dans un salon dont les murs Ă©taient revĂÂȘtus de bois d'oranger Ă filets d'ivoire; les sous-bergers et les sous-bergĂšres, en longues robes blanches ceintes de garnitures aurore, lui servirent dans cent corbeilles de simple porcelaine cent mets dĂ©licieux, parmi lesquels on ne voyait aucun cadavre dĂ©guisĂ© c'Ă©tait du riz, du sago, de la semoule, du vermicelle, des macaronis, de omelettes, des oeufs au lait, des fromages Ă la crĂšme, des pĂÂątisseries de toute espĂšce, des lĂ©gumes, des fruits d'un parfum et d'un goĂ»t dont on n'a point d'idĂ©e dans les autres climats; c'Ă©tait une profusion de liqueurs rafraĂchissantes, supĂ©rieures aux meilleurs vins. Pendant que la princesse mangeait, couchĂ©e sur un lit de roses, quatre pavons, ou paons, ou pans, heureusement muets, l'Ă©ventaient de leurs brillantes ailes; deux cents oiseaux, cent bergers et cent bergĂšres lui donnĂšrent un concert Ă deux choeurs; les rossignols, les serins, les fauvettes, les pinsons, chantaient le dessus avec les bergĂšres; les bergers faisaient la haute contre et la basse c'Ă©tait en tout la belle et simple nature. La princesse avoua que, s'il y avait plus de magnificence Ă Babylone, la nature Ă©tait mille fois plus agrĂ©able chez les Gangarides; mais, pendant qu'on lui donnait cette musique si consolante et si voluptueuse, elle versait des larmes; elle disait Ă la jeune Irla sa compagne "Ces bergers et ces bergĂšres; ces rossignols et ces serins font l'amour, et moi, je suis privĂ©e du hĂ©ros gangaride, digne objet de mes trĂšs tendres et trĂšs impatients dĂ©sirs." Pendant qu'elle faisait ainsi collation, qu'elle admirait et qu'elle pleurait, le phĂ©nix disait Ă la mĂšre d'Amazan "Madame, vous ne pouvez vous dispenser de voir la princesse de Babylone; vous savez... - Je sais tout, dit-elle, jusqu'Ă son aventure dans l'hĂÂŽtellerie sur le chemin de Bassora; un merle m'a tout contĂ© ce matin; et ce cruel merle est cause que mon fils, au dĂ©sespoir, est devenu fou, et a quittĂ© la maison paternelle. - Vous ne savez donc pas, reprit le phĂ©nix, que la princesse m'a ressuscitĂ©? - Non, mon cher enfant; je savais par le merle que vous Ă©tiez mort, et j'en Ă©tais inconsolable. J'Ă©tais si affligĂ©e de cette perte, de la mort de mon mari, et du dĂ©part prĂ©cipitĂ© de mon fils, que j'avais fait dĂ©fendre ma porte. Mais puisque la princesse de Babylone me fait l'honneur de me venir voir, faites-la entrer au plus vite; j'ai des choses de la derniĂšre consĂ©quence Ă lui dire, et je veux que vous y soyez prĂ©sent." Elle alla aussitĂÂŽt dans un autre salon au-devant de la princesse. Elle ne marchait pas facilement c'Ă©tait une dame d'environ trois cents annĂ©es; mais elle avait encore de beaux restes, et on voyait bien que vers les deux cent trente Ă quarante ans elle avait Ă©tĂ© charmante. Elle reçut Formosante avec une noblesse respectueuse, mĂÂȘlĂ©e d'un air d'intĂ©rĂÂȘt et de douleur qui fit sur la princesse une vive impression. Formosante lui fit d'abord ses tristes compliments sur la mort de son mari. "HĂ©las! dit la veuve, vous devez vous intĂ©resser Ă sa perte plus que vous ne pensez. - J'en suis touchĂ©e sans doute, dit Formosante; il Ă©tait le pĂšre de..." A ces mots elle pleura. "Je n'Ă©tais venue que pour lui et Ă travers bien des dangers. J'ai quittĂ© pour lui mon pĂšre et la plus brillante cour de l'univers; j'ai Ă©tĂ© enlevĂ©e par un roi d'Egypte que je dĂ©teste. EchappĂ©e Ă ce ravisseur, j'ai traversĂ© les airs pour venir voir ce que j'aime; j'arrive, et il me fuit!" Les pleurs et les sanglots l'empĂÂȘchĂšrent d'en dire davantage. La mĂšre lui dit alors "Madame, lorsque le roi d'Egypte vous ravissait, lorsque vous soupiez avec lui dans un cabaret sur le chemin de Bassora, lorsque vos belles mains lui versaient du vin de Chiras, vous souvenez-vous d'avoir vu un merle qui voltigeait dans la chambre? - Vraiment oui, vous m'en rappelez la mĂ©moire; je n'y avais pas fait d'attention; mais, en recueillant mes idĂ©es, je me souviens trĂšs bien qu'au moment que le roi d'Egypte se leva de table pour me donner un baiser, le merle s'envola par la fenĂÂȘtre en jetant un grand cri, et ne reparut plus. - HĂ©las! madame, reprit la mĂšre d'Amazan, voilĂ ce qui fait prĂ©cisĂ©ment le sujet de nos malheurs; mon fils avait envoyĂ© ce merle s'informer de l'Ă©tat de votre santĂ© et de tout ce qui se passait Ă Babylone; il comptait revenir bientĂÂŽt se mettre Ă vos pieds et vous consacrer sa vie. Vous ne savez pas Ă quel excĂšs il vous adore. Tous les Gangarides sont amoureux et fidĂšles; mais mon fils est le plus passionnĂ© et le plus constant de tous. Le merle vous rencontra dans un cabaret; vous buviez trĂšs gaiement avec le roi d'Egypte et un vilain prĂÂȘtre; il vous vit enfin donner un tendre baiser Ă ce monarque, qui avait tuĂ© le phĂ©nix, et pour qui mon fils conserve une horreur invincible. Le merle Ă cette vue fut saisi d'une juste indignation; il s'envola en maudissant vos funestes amours; il est revenu aujourd'hui, il a tout contĂ©; mais dans quels moments, juste ciel! dans le temps oĂÂč mon fils pleurait avec moi la mort de son pĂšre et celle du phĂ©nix; dans le temps qu'il apprenait de moi qu'il est votre cousin issu de germain! - O ciel! mon cousin! madame, est-il possible? par quelle aventure? comment? quoi! je serais heureuse Ă ce point! et je serais en mĂÂȘme temps assez infortunĂ©e pour l'avoir offensĂ©! - Mon fils est votre cousin, vous dis-je, reprit la mĂšre, et je vais bientĂÂŽt vous en donner la preuve; mais en devenant ma parente vous m'arrachez mon fils; il ne pourra survivre Ă la douleur que lui a causĂ©e votre baiser donnĂ© au roi d'Egypte. - Ah! ma tante, s'Ă©cria la belle Formosante, je jure par lui et par le puissant Orosmade que ce baiser funeste, loin d'ĂÂȘtre criminel, Ă©tait la plus forte preuve d'amour que je pusse donner Ă votre fils. Je dĂ©sobĂ©issais Ă mon pĂšre pour lui. J'allais pour lui de l'Euphrate au Gange. TombĂ©e entre les mains de l'indigne pharaon d'Egypte, je ne pouvais lui Ă©chapper qu'en le trompant. J'en atteste les cendres et l'ĂÂąme du phĂ©nix, qui Ă©taient alors dans ma poche; il peut me rendre justice; mais comment votre fils, nĂ© sur les bords du Gange, peut-il ĂÂȘtre mon cousin, moi dont la famille rĂšgne sur les bords de l'Euphrate depuis tant de siĂšcles? - Vous savez, lui dit la vĂ©nĂ©rable Gangaride, que votre grand-oncle AldĂ©e Ă©tait roi de Babylone, et qu'il fut dĂ©trĂÂŽnĂ© par le pĂšre de BĂ©lus. - Oui madame. - Vous savez que son fils AldĂ©e avait eu de son mariage la princesse AldĂ©e, Ă©levĂ©e dans votre cour. C'est ce prince, qui, Ă©tant persĂ©cutĂ© par votre pĂšre, vint se rĂ©fugier dans notre heureuse contrĂ©e, sous un autre nom; c'est lui qui m'Ă©pousa; j'en ai eu le jeune prince AldĂ©e-Amazan, le plus beau, le plus fort, le plus courageux, le plus vertueux des mortels, et aujourd'hui le plus fou. Il alla aux fĂÂȘtes de Babylone sur la rĂ©putation de votre beautĂ© depuis ce temps-lĂ il vous idolĂÂątre, et peut-ĂÂȘtre je ne reverrai jamais mon cher fils." Alors elle fit dĂ©ployer devant la princesse tous les titres de la maison des AldĂ©es; Ă peine Formosante daigna les regarder. "Ah! madame, s'Ă©cria-t-elle, examine-t-on ce qu'on dĂ©sire? Mon coeur vous en croit assez. Mais oĂÂč est AldĂ©e-Amazan? oĂÂč est mon parent, mon amant, mon roi? oĂÂč est ma vie? quel chemin a-t-il pris? J'irais le chercher dans tous les globes que l'Eternel a formĂ©s, et dont il est le plus bel ornement. J'irais dans l'Ă©toile Canope, dans Sheat, dans AldĂ©baran; j'irais le convaincre de mon amour et de mon innocence." Le phĂ©nix justifia la princesse du crime que lui imputait le merle d'avoir donnĂ© par amour un baiser au roi d'Egypte; mais il fallait dĂ©tromper Amazan et le ramener. Il envoie des oiseaux sur tous les chemins; il met en campagne les licornes on lui rapporte enfin qu'Amazan a pris la route de la Chine. "Eh bien! allons Ă la Chine, s'Ă©cria la princesse; le voyage n'est pas long; j'espĂšre bien vous ramener votre fils dans quinze jours au plus tard." A ces mots, que de larmes de tendresse versĂšrent la mĂšre gangaride et la princesse de Babylone! que d'embrassements! que d'effusion de coeur! Le phĂ©nix commanda sur-le-champ un carrosse Ă six licornes. La mĂšre fournit deux cents cavaliers, et fit prĂ©sent Ă la princesse, sa niĂšce, de quelques milliers des plus beaux diamants du pays. Le phĂ©nix, affligĂ© du mal que l'indiscrĂ©tion du merle avait causĂ©, fit ordonner Ă tous les merles de vider le pays; et c'est depuis ce temps qu'il ne s'en trouve plus sur les bords du Gange. V Les licornes, en moins de huit jours, amenĂšrent Formosante, Irla et le phĂ©nix Ă Cambalu, capitale de la Chine. C'Ă©tait une ville plus grande que Babylone, et d'une espĂšce de magnificence toute diffĂ©rente. Ces nouveaux objets, ces moeurs nouvelles, auraient amusĂ© Formosante si elle avait pu ĂÂȘtre occupĂ©e d'autre chose que d'Amazan. DĂšs que l'empereur de la Chine eut appris que la Princesse de Babylone Ă©tait Ă une porte de la ville, il lui dĂ©pĂÂȘcha quatre mille mandarins en robes de cĂ©rĂ©monie; tous se prosternĂšrent devant elle, et lui prĂ©sentĂšrent chacun un compliment Ă©crit en lettres d'or sur une feuille de soie pourpre. Formosante leur dit que si elle avait quatre mille langues, elle ne manquerait pas de rĂ©pondre sur-le-champ Ă chaque mandarin; mais que, n'en ayant qu'une, elle le priait de trouver bon qu'elle s'en servĂt pour les remercier tous en gĂ©nĂ©ral. Ils la conduisirent respectueusement chez l'empereur. C'Ă©tait le monarque de la terre le plus juste, le plus poli, et le plus sage. Ce fut lui qui, le premier, laboura un petit champ de ses mains impĂ©riales, pour rendre l'agriculture respectable Ă son peuple. Il Ă©tablit, le premier, des prix pour la vertu. Les lois, partout ailleurs, Ă©taient honteusement bornĂ©es Ă punir les crimes. Cet empereur venait de chasser de ses Etats une troupe de bonzes Ă©trangers qui Ă©taient venus du fond de l'Occident, dans l'espoir insensĂ© de forcer toute la Chine Ă penser comme eux, et qui, sous prĂ©texte d'annoncer des vĂ©ritĂ©s, avaient acquis dĂ©jĂ des richesses et des honneurs. Il leur avait dit, en les chassant, ces propres paroles enregistrĂ©es dans les annales de l'empire "Vous pourriez faire ici autant de mal que vous en avez fait ailleurs vous ĂÂȘtes venus prĂÂȘcher des dogmes d'intolĂ©rance chez la nation la plus tolĂ©rante de la terre. Je vous renvoie pour n'ĂÂȘtre jamais forcĂ© de vous punir. Vous serez reconduits honorablement sur mes frontiĂšres; on vous fournira tout pour retourner aux bornes de l'hĂ©misphĂšre dont vous ĂÂȘtes partis. Allez en paix si vous pouvez ĂÂȘtre en paix, et ne revenez plus." La princesse de Babylone apprit avec joie ce jugement et ce discours; elle en Ă©tait plus sĂ»re d'ĂÂȘtre bien reçue Ă la cour, puisqu'elle Ă©tait trĂšs Ă©loignĂ©e d'avoir des dogmes intolĂ©rants. L'empereur de la Chine, en dĂnant avec elle tĂÂȘte Ă tĂÂȘte, eut la politesse de bannir l'embarras de toute Ă©tiquette gĂÂȘnante; elle lui prĂ©senta le phĂ©nix, qui fut trĂšs caressĂ© de l'empereur, et qui se percha sur son fauteuil. Formosante, sur la fin du repas, lui confia ingĂ©nument le sujet de son voyage, et le pria de faire chercher dans Cambalu le bel Amazan, dont elle lui conta l'aventure, sans lui rien cacher de la fatale passion dont son coeur Ă©tait enflammĂ© pour ce jeune hĂ©ros. "A qui en parlez-vous? lui dit l'empereur de la Chine; il m'a fait le plaisir de venir dans ma cour; il m'a enchantĂ©; cet aimable Amazan il est vrai qu'il est profondĂ©ment affligĂ©; mais ses grĂÂąces n'en sont que plus touchantes; aucun de mes favoris n'a plus d'esprit que lui; nul mandarin de robe n'a de plus vastes connaissances; nul mandarin d'Ă©pĂ©e n'a l'air plus martial et plus hĂ©roĂÂŻque; son extrĂÂȘme jeunesse donne un nouveau prix Ă tous ses talents; si j'Ă©tais assez malheureux, assez abandonnĂ© du Tien et du Changti pour vouloir ĂÂȘtre conquĂ©rant, je prierais Amazan de se mettre Ă la tĂÂȘte de mes armĂ©es, et je serais sĂ»r de triompher de l'univers entier. C'est bien dommage que son chagrin lui dĂ©range quelquefois l'esprit. - Ah! monsieur, lui dit Formosante avec un air enflammĂ© et un ton de douleur, de saisissement et de reproche, pourquoi ne m'avez-vous pas fait dĂner avec lui? Vous me faites mourir; envoyez-le prier tout Ă l'heure. - Madame il est parti ce matin, et il n'a point dit dans quelle contrĂ©e il portait ses pas." Formosante se tourna vers le phĂ©nix "Eh bien; dit-elle, phĂ©nix, avez-vous jamais vu une fille plus malheureuse que moi? Mais, monsieur, continua-t-elle, comment, pourquoi a-t-il pu quitter si brusquement une cour aussi polie que la vĂÂŽtre, dans laquelle il me semble qu'on voudrait passer sa vie? - Voici, madame, ce qui est arrivĂ©. Une princesse du sang, des plus aimables, s'est Ă©prise de passion pour lui, et lui a donnĂ© un rendez-vous chez elle Ă midi; il est parti au point du jour, et il a laissĂ© ce billet, qui a coĂ»tĂ© bien des larmes Ă ma parente. "Belle princesse du sang de la Chine, vous mĂ©ritez un coeur qui n'ait jamais Ă©tĂ© qu'Ă vous; j'ai jurĂ© aux dieux immortels de n'aimer jamais que Formosante, princesse de Babylone, et de lui apprendre comment on peut dompter ses dĂ©sirs dans ses voyages; elle a eu le malheur de succomber avec un indigne roi d'Egypte je suis le plus malheureux des hommes; j'ai perdu mon pĂšre et le phĂ©nix, et l'espĂ©rance d'ĂÂȘtre aimĂ© de Formosante; j'ai quittĂ© ma mĂšre affligĂ©e, ma patrie, ne pouvant vivre un moment dans les lieux oĂÂč j'ai appris que Formosante en aimait un autre que moi; j'ai jurĂ© de parcourir la terre et d'ĂÂȘtre fidĂšle. Vous me mĂ©priseriez, et les dieux me puniraient, si je violais mon serment; prenez un amant, madame, et soyez aussi fidĂšle que moi." - Ah! laissez-moi cette Ă©tonnante lettre, dit la belle Formosante, elle fera ma consolation; je suis heureuse dans mon infortune. Amazan m'aime; Amazan renonce pour moi Ă la possession des princesses de la Chine; il n'y a que lui sur la terre capable de remporter une telle victoire; il me donne un grand exemple; le phĂ©nix sait que je n'en avais pas besoin; il est bien cruel d'ĂÂȘtre privĂ©e de son amant pour le plus innocent des baisers donnĂ© par pure fidĂ©litĂ©. Mais enfin oĂÂč est-il allĂ©? quel chemin a-t-il pris? daignez me l'enseigner, et je pars." L'empereur de la Chine lui rĂ©pondit qu'il croyait, sur les rapports qu'on lui avait faits, que son amant avait suivi une route qui menait en Scythie. AussitĂÂŽt les licornes furent attelĂ©es, et la princesse, aprĂšs les plus tendres compliments, prit congĂ© de l'empereur avec le phĂ©nix, sa femme de chambre Irla et toute sa suite. DĂšs qu'elle fut en Scythie, elle vit plus que jamais combien les hommes et les gouvernements diffĂšrent, et diffĂ©reront toujours jusqu'au temps oĂÂč quelque peuple plus Ă©clairĂ© que les autres communiquera la lumiĂšre de proche en proche aprĂšs mille siĂšcles de tĂ©nĂšbres, et qu'il se trouvera dans des climats barbares des ĂÂąmes hĂ©roĂÂŻques qui auront la force et la persĂ©vĂ©rance de changer les brutes en hommes. Point de villes en Scythie, par consĂ©quent point d'arts agrĂ©ables. On ne voyait que de vastes prairies et des nations entiĂšres sous des tentes et sur des chars. Cet aspect imprimait la terreur. Formosante demanda dans quelle tente ou dans quelle charrette logeait le roi. On lui dit que depuis huit jours il s'Ă©tait mis en marche Ă la tĂÂȘte de trois cent mille hommes de cavalerie pour aller Ă la rencontre du roi de Babylone, dont il avait enlevĂ© la niĂšce, la belle princesse AldĂ©e. "Il a enlevĂ© ma cousine! s'Ă©cria Formosante; je ne m'attendais pas Ă cette nouvelle aventure. Quoi! ma cousine, qui Ă©tait trop heureuse de me faire la cour, est devenue reine, et je ne suis pas encore mariĂ©e!" Elle se fit conduire incontinent aux tentes de la reine. Leur rĂ©union inespĂ©rĂ©e dans ces climats lointains, les choses singuliĂšres qu'elles avaient mutuellement Ă s'apprendre, mirent dans leur entrevue un charme qui leur fit oublier qu'elles ne s'Ă©taient jamais aimĂ©es; elles se revirent avec transport; une douce illusion se mit Ă la place de la vraie tendresse; elles s'embrassĂšrent en pleurant, et il y eut mĂÂȘme entre elles de la cordialitĂ© et de la franchise, attendu que l'entrevue ne se faisait pas dans un palais. AldĂ©e reconnut le phĂ©nix et la confidente Irla; elle donna des fourrures de zibeline Ă sa cousine, qui lui donna des diamants. On parla de la guerre que les deux rois entreprenaient; on dĂ©plora la condition des hommes que des monarques envoient par fantaisie s'Ă©gorger pour des diffĂ©rends que deux honnĂÂȘtes gens pourraient concilier en une heure; mais surtout on s'entretint du bel Ă©tranger vainqueur des lions, donneur des plus gros diamants de l'univers, faiseur de madrigaux, possesseur du phĂ©nix, devenu le plus malheureux des hommes sur le rapport d'un merle. "C'est mon cher frĂšre, disait AldĂ©e. - C'est mon amant! s'Ă©criait Formosante; vous l'avez vu sans doute, il est peut-ĂÂȘtre encore ici; car, ma cousine, il sait qu'il est votre frĂšre; il ne vous aura pas quittĂ©e brusquement comme il a quittĂ© le roi de la Chine. - Si je l'ai vu, grands dieux! reprit AldĂ©e; il a passĂ© quatre jours entiers avec moi. Ah! ma cousine, que mon frĂšre est Ă plaindre! Un faux rapport l'a rendu absolument fou; il court le monde sans savoir oĂÂč il va. Figurez-vous qu'il a poussĂ© la dĂ©mence jusqu'Ă refuser les faveurs de la plus belle Scythe de toute la Scythie. Il partit hier aprĂšs lui avoir Ă©crit une lettre dont elle a Ă©tĂ© dĂ©sespĂ©rĂ©e. Pour lui, il est allĂ© chez les CimmĂ©riens. - Dieu soit louĂ©! s'Ă©cria Formosante; encore un refus en ma faveur! mon bonheur a passĂ© mon espoir, comme mon malheur a surpassĂ© toutes mes craintes. Faites-moi donner cette lettre charmante, que je parte, que je le suive, les mains pleines de ses sacrifices. Adieu, ma cousine; Amazan est chez les CimmĂ©riens, j'y vole." AldĂ©e trouva que la princesse sa cousine Ă©tait encore plus folle que son frĂšre Amazan. Mais comme elle avait senti elle-mĂÂȘme les atteintes de cette Ă©pidĂ©mie, comme elle avait quittĂ© les dĂ©lices et la magnificence de Babylone pour le roi des Scythes, comme les femmes s'intĂ©ressent toujours aux folies dont l'amour est cause, elle s'attendrit vĂ©ritablement pour Formosante, lui souhaita un heureux voyage, et lui promit de servir sa passion si jamais elle Ă©tait assez heureuse pour revoir son frĂšre. VI BientĂÂŽt la princesse de Babylone et le phĂ©nix arrivĂšrent dans l'empire des CimmĂ©riens, bien moins peuplĂ©, Ă la vĂ©ritĂ©, que la Chine, mais deux fois plus Ă©tendu; autrefois semblable Ă la Scythie, et devenu depuis quelque temps aussi florissant que les royaumes qui se vantaient d'instruire les autres Etats. AprĂšs quelques jours de marche on entra dans une trĂšs grande ville que l'impĂ©ratrice rĂ©gnante faisait embellir; mais elle n'y Ă©tait pas elle voyageait alors des frontiĂšres de l'Europe Ă celles de l'Asie pour connaĂtre ses Etats par ses yeux, pour juger des maux et porter les remĂšdes, pour accroĂtre les avantages, pour semer l'instruction. Un des principaux officiers de cette ancienne capitale, instruit de l'arrivĂ©e de la Babylonienne et du phĂ©nix, s'empressa de rendre ses hommages Ă la princesse, et de lui faire les honneurs du pays, bien sĂ»r que sa maĂtresse, qui Ă©tait la plus polie et la plus magnifique des reines, lui saurait grĂ© d'avoir reçu une si grande dame avec les mĂÂȘmes Ă©gards qu'elle aurait prodiguĂ©s elle-mĂÂȘme. On logea Formosante au palais, dont on Ă©carta une foule importune de peuple; on lui donna des fĂÂȘtes ingĂ©nieuses. Le seigneur cimmĂ©rien, qui Ă©tait un grand naturaliste, s'entretint beaucoup avec le phĂ©nix dans les temps oĂÂč la princesse Ă©tait retirĂ©e dans son appartement. Le phĂ©nix lui avoua qu'il avait autrefois voyagĂ© chez les CimmĂ©riens, et qu'il ne reconnaissait plus le pays. "Comment de si prodigieux changements, disait-il, ont-ils pu ĂÂȘtre opĂ©rĂ©s dans un temps si court? Il n'y a pas trois cents ans que je vis ici la nature sauvage dans toute son horreur; j'y trouve aujourd'hui les arts, la splendeur, la gloire et la politesse. - Un seul homme a commencĂ© ce grand ouvrage, rĂ©pondit le CimmĂ©rien; une femme l'a perfectionnĂ©; une femme a Ă©tĂ© meilleure lĂ©gislatrice que l'Isis des Egyptiens et la CĂ©rĂšs des Grecs. La plupart des lĂ©gislateurs ont eu un gĂ©nie Ă©troit et despotique qui a resserrĂ© leurs vues dans le pays qu'ils ont gouvernĂ©; chacun a regardĂ© son peuple comme Ă©tant seul sur la terre, ou comme devant ĂÂȘtre l'ennemi du reste de la terre. Ils ont formĂ© des institutions pour ce seul peuple, introduit des usages pour lui seul, Ă©tabli une religion pour lui seul. C'est ainsi que les Egyptiens, si fameux par des monceaux de pierres, se sont abrutis et dĂ©shonorĂ©s par leurs superstitions barbares. Ils croient les autres nations profanes, ils ne communiquent point avec elles; et, exceptĂ© la cour, qui s'Ă©lĂšve quelquefois au-dessus des prĂ©jugĂ©s vulgaires, il n'y a pas un Egyptien qui voulĂ»t manger dans un plat dont un Ă©tranger se serait servi. Leurs prĂÂȘtres sont cruels et absurdes. Il vaudrait mieux n'avoir point de lois, et n'Ă©couter que la nature, qui a gravĂ© dans nos coeurs les caractĂšres du juste et de l'injuste, que de soumettre la sociĂ©tĂ© Ă des lois si insociables. "Notre impĂ©ratrice embrasse des projets entiĂšrement opposĂ©s elle considĂšre son vaste Etat, sur lequel tous les mĂ©ridiens viennent se joindre, comme devant correspondre Ă tous les peuples qui habitent sous ces diffĂ©rents mĂ©ridiens. La premiĂšre de ses lois a Ă©tĂ© la tolĂ©rance de toutes les religions, et la compassion pour toutes les erreurs. Son puissant gĂ©nie a connu que si les cultes sont diffĂ©rents, la morale est partout la mĂÂȘme par ce principe elle a liĂ© sa nation Ă toutes les nations du monde, et les CimmĂ©riens vont regarder le Scandinavien et le Chinois comme leurs frĂšres. Elle a fait plus elle a voulu que cette prĂ©cieuse tolĂ©rance, le premier lien des hommes, s'Ă©tablĂt chez ses voisins; ainsi elle a mĂ©ritĂ© le titre de mĂšre de la patrie, et elle aura celui de bienfaitrice du genre humain, si elle persĂ©vĂšre. "Avant elle, des hommes malheureusement puissants envoyaient des troupes de meurtriers ravir Ă des peuplades inconnues et arroser de leur sang les hĂ©ritages de leurs pĂšres on appelait ces assassins des hĂ©ros; leur brigandage Ă©tait de la gloire. Notre souveraine a une autre gloire elle a fait marcher des armĂ©es pour apporter la paix, pour empĂÂȘcher les hommes de se nuire, pour les forcer Ă se supporter les uns les autres; et ses Ă©tendards ont Ă©tĂ© ceux de la concorde publique." Le phĂ©nix, enchantĂ© de tout ce que lui apprenait ce seigneur, lui dit "Monsieur, il y a vingt-sept mille neuf cents annĂ©es et sept mois que je suis au monde; je n'ai encore rien vu de comparable Ă ce que vous me faites entendre." Il lui demanda des nouvelles de son ami Amazan; le CimmĂ©rien lui conta les mĂÂȘmes choses qu'on avait dites Ă la princesse chez les Chinois et chez les Scythes. Amazan s'enfuyait de toutes les cours qu'il visitait sitĂÂŽt qu'une dame lui avait donnĂ© un rendez-vous auquel il craignait de succomber. Le phĂ©nix instruisit bientĂÂŽt Formosante de cette nouvelle marque de fidĂ©litĂ© qu'Amazan lui donnait, fidĂ©litĂ© d'autant plus Ă©tonnante qu'il ne pouvait pas soupçonner que sa princesse en fĂ»t jamais informĂ©e. Il Ă©tait parti pour la Scandinavie. Ce fut dans ces climats que des spectacles nouveaux frappĂšrent encore ses yeux. Ici la royautĂ© et la libertĂ© subsistaient ensemble par un accord qui paraĂt impossible dans d'autres Etats les agriculteurs avaient part Ă la lĂ©gislation, aussi bien que les grands du royaume; et un jeune prince donnait les plus grandes espĂ©rances d'ĂÂȘtre digne de commander Ă une nation libre. LĂ c'Ă©tait quelque chose de plus Ă©trange le seul roi qui fĂ»t despotique de droit sur la terre par un contrat formel avec son peuple Ă©tait en mĂÂȘme temps le plus jeune et le plus juste des rois. Chez les Sarmates, Amazan vit un philosophe sur le trĂÂŽne on pouvait l'appeler le roi de l'anarchie, car il Ă©tait le chef de cent mille petits rois dont un seul pouvait d'un mot anĂ©antir les rĂ©solutions de tous les autres. Eole n'avait pas plus de peine Ă contenir tous les vents qui se combattent sans cesse, que ce monarque n'en avait Ă concilier les esprits c'Ă©tait un pilote environnĂ© d'un Ă©ternel orage; et cependant le vaisseau ne se brisait pas, car le prince Ă©tait un excellent pilote. En parcourant tous ces pays si diffĂ©rents de sa patrie, Amazan refusait constamment toutes les bonnes fortunes qui se prĂ©sentaient Ă lui, toujours dĂ©sespĂ©rĂ© du baiser que Formosante avait donnĂ© au roi d'Egypte, toujours affermi dans son inconcevable rĂ©solution de donner Ă Formosante l'exemple d'une fidĂ©litĂ© unique et inĂ©branlable. La princesse de Babylone avec le phĂ©nix le suivait partout Ă la piste; et ne le manquait jamais que d'un jour ou deux, sans que l'un se lassĂÂąt de courir, et sans que l'autre perdĂt un moment Ă le suivre. Ils traversĂšrent ainsi toute la Germanie; ils admirĂšrent les progrĂšs que la raison et la philosophie faisaient dans le Nord tous les princes y Ă©taient instruits, tous autorisaient la libertĂ© de penser; leur Ă©ducation n'avait point Ă©tĂ© confiĂ©e Ă des hommes qui eussent intĂ©rĂÂȘt de les tromper, ou qui fussent trompĂ©s eux-mĂÂȘmes on les avait Ă©levĂ©s dans la connaissance de la morale universelle, et dans le mĂ©pris des superstitions; on avait banni dans tous ces Etats un usage insensĂ©, qui Ă©nervait et dĂ©peuplait plusieurs pays mĂ©ridionaux cette coutume Ă©tait d'enterrer tout vivants, dans de vastes cachots, un nombre infini des deux sexes Ă©ternellement sĂ©parĂ©s l'un de l'autre, et de leur faire jurer de n'avoir jamais de communication ensemble. Cet excĂšs de dĂ©mence, accrĂ©ditĂ© pendant des siĂšcles, avait dĂ©vastĂ© la terre autant que les guerres les plus cruelles. Les princes du Nord avaient Ă la fin compris que, si on voulait avoir des haras, il ne fallait pas sĂ©parer les plus forts chevaux des cavales. Ils avaient dĂ©truit aussi des erreurs non moins bizarres et non moins pernicieuses. Enfin les hommes osaient ĂÂȘtre raisonnables dans ces vastes pays, tandis qu'ailleurs on croyait encore qu'on ne peut les gouverner qu'autant qu'ils sont imbĂ©ciles. VII Amazan arriva chez les Bataves; son coeur Ă©prouva une douce satisfaction dans son chagrin d'y retrouver quelque faible image du pays des heureux Gangarides; la libertĂ©, l'Ă©galitĂ©, la propretĂ©, l'abondance, la tolĂ©rance; mais les dames du pays Ă©taient si froides qu'aucune ne lui fit d'avances comme on lui en avait fait partout ailleurs; il n'eut pas la peine de rĂ©sister. S'il avait voulu attaquer ces dames, il les aurait toutes subjuguĂ©es l'une aprĂšs l'autre, sans ĂÂȘtre aimĂ© d'aucune; mais il Ă©tait bien Ă©loignĂ© de songer Ă faire des conquĂÂȘtes. Formosante fut sur le point de l'attraper chez cette nation insipide il ne s'en fallut que d'un moment. Amazan avait entendu parler chez les Bataves avec tant d'Ă©loges d'une certaine Ăle, nommĂ©e Albion, qu'il s'Ă©tait dĂ©terminĂ© Ă s'embarquer, lui et ses licornes, sur un vaisseau qui, par un vent d'orient favorable, l'avait portĂ© en quatre heures au rivage de cette terre plus cĂ©lĂšbre que Tyr et que l'Ăle Atlantide. La belle Formosante, qui l'avait suivi au bord de la Duina, de la Vistule, de l'Elbe, du VĂ©ser, arrive enfin aux bouches du Rhin, qui portait alors ses eaux rapides dans la mer Germanique. Elle apprend que son cher amant a voguĂ© aux cĂÂŽtes d'Albion; elle croit voir son vaisseau; elle pousse des cris de joie dont toutes les dames bataves furent surprises, n'imaginant pas qu'un jeune homme pĂ»t causer tant de joie. Et Ă l'Ă©gard du phĂ©nix, elles n'en firent pas grand cas, parce qu'elles jugĂšrent que ses plumes ne pourraient probablement se vendre aussi bien que celles des canards et des oisons de leurs marais. La princesse de Babylone loua ou nolisa deux vaisseaux pour la transporter avec tout son monde dans cette bienheureuse Ăle qui allait possĂ©der l'unique objet de tous ses dĂ©sirs, l'ĂÂąme de sa vie, le dieu de son coeur. Un vent funeste d'occident s'Ă©leva tout Ă coup dans le moment mĂÂȘme oĂÂč le fidĂšle et malheureux Amazan mettait pied Ă terre en Albion; les vaisseaux de la princesse de Babylone ne purent dĂ©marrer. Un serrement de coeur, une douleur amĂšre, une mĂ©lancolie profonde, saisirent Formosante; elle se mit au lit, dans sa douleur, en attendant que le vent changeĂÂąt; mais il souffla huit jours entiers avec une violence dĂ©sespĂ©rante. La princesse, pendant ce siĂšcle de huit jours, se faisait lire par Irla des romans ce n'est pas que les Bataves en sussent faire; mais, comme ils Ă©taient les facteurs de l'univers, ils vendaient l'esprit des autres nations ainsi que leurs denrĂ©es. La princesse fit acheter chez Marc-Michel Rey tous les contes que l'on avait Ă©crits chez les Ausoniens et chez les Velches, et dont le dĂ©bit Ă©tait dĂ©fendu sagement chez ces peuples pour enrichir les Bataves; elle espĂ©rait qu'elle trouverait dans ces histoires quelque aventure qui ressemblerait Ă la sienne, et qui charmerait sa douleur. Irla lisait, le phĂ©nix disait son avis, et la princesse ne trouvait rien dans la Paysanne parvenue, ni dans TansaĂÂŻ, ni dans le Sopha, ni dans les Quatre Facardins, qui eĂ»t le moindre rapport Ă ses aventures; elle interrompait Ă tout moment la lecture pour demander de quel cĂÂŽtĂ© venait le vent. VIII Cependant Amazan Ă©tait dĂ©jĂ sur le chemin de la capitale d'Albion, dans son carrosse Ă six licornes, et rĂÂȘvait Ă sa princesse. Il aperçut un Ă©quipage versĂ© dans un fossĂ©; les domestiques s'Ă©taient Ă©cartĂ©s pour aller chercher du secours; le maĂtre de l'Ă©quipage restait tranquillement dans sa voiture, ne tĂ©moignant pas la plus lĂ©gĂšre impatience, et s'amusant Ă fumer, car on fumait alors il se nommait milord What-then, ce qui signifie Ă peu prĂšs milord Qu'importe en la langue dans laquelle je traduis ces mĂ©moires. Amazan se prĂ©cipita pour lui rendre service; il releva tout seul la voiture, tant sa force Ă©tait supĂ©rieure Ă celle des autres hommes. Milord Qu'importe se contenta de dire "VoilĂ un homme bien vigoureux." Des rustres du voisinage; Ă©tant accourus, se mirent en colĂšre de ce qu'on les avait fait venir inutilement, et s'en prirent Ă l'Ă©tranger ils le menacĂšrent en l'appelant chien d'Ă©tranger, et ils voulurent le battre. Amazan en saisit deux de chaque main, et les jeta Ă vingt pas; les autres le respectĂšrent, le saluĂšrent, lui demandĂšrent pour boire il leur donna plus d'argent qu'ils n'en avaient jamais vu. Milord Qu'importe lui dit "Je vous estime; venez dĂner avec moi dans ma maison de campagne, qui n'est qu'Ă trois milles"; il monta dans la voiture d'Amazan, parce que la sienne Ă©tait dĂ©rangĂ©e par la secousse. AprĂšs un quart d'heure de silence, il regarda un moment Amazan, et lui dit How dye do; Ă la lettre Comment faites-vous faire? et dans la langue du traducteur Comment vous portez-vous? ce qui ne veut rien dire du tout en aucune langue; puis il ajouta "Vous avez lĂ six jolies licornes"; et il se remit Ă fumer. Le voyageur lui dit que ses licornes Ă©taient Ă son service; qu'il venait avec elles du pays des Gangarides; et il en prit occasion de lui parler de la princesse de Babylone, et du fatal baiser qu'elle avait donnĂ© au roi d'Egypte; Ă quoi l'autre ne rĂ©pliqua rien du tout, se souciant trĂšs peu qu'il y eĂ»t dans le monde un roi d'Egypte et une princesse de Babylone. Il fut encore un quart d'heure sans parler; aprĂšs quoi il redemanda Ă son compagnon comment il faisait faire, et si on mangeait du bon roast-beef dans le pays des Gangarides. Le voyageur lui rĂ©pondit avec sa politesse ordinaire qu'on ne mangeait point ses frĂšres sur les bords du Gange. Il lui expliqua le systĂšme qui fut, aprĂšs tant de siĂšcles, celui de Pythagore, de Porphyre, de Iamblique. Sur quoi milord s'endormit, et ne fit qu'un somme jusqu'Ă ce qu'on fĂ»t arrivĂ© Ă sa maison. Il avait une femme jeune et charmante, Ă qui la nature avait donnĂ© une ĂÂąme aussi vive et aussi sensible que celle de son mari Ă©tait indiffĂ©rente. Plusieurs seigneurs albioniens Ă©taient venus ce jour-lĂ dĂner avec elle. Il y avait des caractĂšres de toutes les espĂšces car le pays n'ayant presque jamais Ă©tĂ© gouvernĂ© que par des Ă©trangers, les familles venues avec ces princes avaient toutes apportĂ© des moeurs diffĂ©rentes. Il se trouva dans la compagnie des gens trĂšs aimables, d'autres d'un esprit supĂ©rieur, quelques-uns d'une science profonde. La maĂtresse de la maison n'avait rien de cet air empruntĂ© et gauche, de cette roideur, de cette mauvaise honte qu'on reprochait alors aux jeunes femmes d'Albion; elle ne cachait point, par un maintien dĂ©daigneux et par un silence affectĂ©, la stĂ©rilitĂ© de ses idĂ©es et l'embarras humiliant de n'avoir rien Ă dire nulle femme n'Ă©tait plus engageante. Elle reçut Amazan avec la politesse et les grĂÂąces qui lui Ă©taient naturelles. L'extrĂÂȘme beautĂ© de ce jeune Ă©tranger, et la comparaison soudaine qu'elle fit entre lui et son mari, la frappĂšrent d'abord sensiblement. On servit. Elle fit asseoir Amazan Ă cĂÂŽtĂ© d'elle, et lui fit manger des poudings de toute espĂšce, ayant su de lui que les Gangarides ne se nourrissaient de rien qui eĂ»t reçu des dieux le don cĂ©leste de la vie. Sa beautĂ©, sa force, les moeurs des Gangarides, les progrĂšs des arts, la religion et le gouvernement furent le sujet d'une conversation aussi agrĂ©able qu'instructive pendant le repas, qui dura jusqu'Ă la nuit, et pendant lequel milord Qu'importe but beaucoup et ne dit mot. AprĂšs le dĂner, pendant que milady versait du thĂ© et qu'elle dĂ©vorait des yeux le jeune homme, il s'entretenait avec un membre du parlement car chacun sait que dĂšs lors il y avait un parlement, et qu'il s'appelait wittenagemot, ce qui signifie l'assemblĂ©e des gens d'esprit. Amazan s'informait de la constitution, des moeurs, des lois, des forces, des usages, des arts, qui rendaient ce pays si recommandable; et ce seigneur lui parlait en ces termes "Nous avons longtemps marchĂ© tout nus, quoique le climat ne soit pas chaud. Nous avons Ă©tĂ© longtemps traitĂ©s en esclaves par des gens venus de l'antique terre de Saturne, arrosĂ©e des eaux du Tibre; mais nous nous sommes fait nous-mĂÂȘmes beaucoup plus de maux que nous n'en avions essuyĂ©s de nos premiers vainqueurs. Un de nos rois poussa la bassesse jusqu'Ă se dĂ©clarer sujet d'un prĂÂȘtre qui demeurait aussi sur les bords du Tibre, et qu'on appelait le Vieux des sept montagnes tant la destinĂ©e de ces sept montagnes a Ă©tĂ© longtemps de dominer sur une grande partie de l'Europe habitĂ©e alors par des brutes! AprĂšs ces temps d'avilissement sont venus des siĂšcles de fĂ©rocitĂ© et d'anarchie. Notre terre, plus orageuse que les mers qui l'environnent, a Ă©tĂ© saccagĂ©e et ensanglantĂ©e par nos discordes; plusieurs tĂÂȘtes couronnĂ©es ont pĂ©ri par le dernier supplice. Plus de cent princes du sang des rois ont fini leurs jours sur l'Ă©chafaud. On a arrachĂ© le coeur de tous leurs adhĂ©rents, et on en a battu leurs joues. C'Ă©tait au bourreau qu'il appartenait d'Ă©crire l'histoire de notre Ăle, puisque c'Ă©tait lui qui avait terminĂ© toutes les grandes affaires. Il n'y a pas longtemps que, pour comble d'horreur, quelques personnes portant un manteau noir, et d'autres qui mettaient une chemise blanche par-dessus leur jaquette, ayant Ă©tĂ© mordues par des chiens enragĂ©s, communiquĂšrent la rage Ă la nation entiĂšre. Tous les citoyens furent ou meurtriers ou Ă©gorgĂ©s, ou bourreaux ou suppliciĂ©s, ou dĂ©prĂ©dateurs ou esclaves, au nom du ciel et en cherchant le Seigneur. Qui croirait que de cet abĂme Ă©pouvantable, de ce chaos de dissensions, d'atrocitĂ©s, d'ignorance et de fanatisme, il est enfin rĂ©sultĂ© le plus parfait gouvernement peut-ĂÂȘtre qui soit aujourd'hui dans le monde? Un roi honorĂ© et riche, tout-puissant pour faire le bien, impuissant pour faire le mal, est Ă la tĂÂȘte d'une nation libre, guerriĂšre, commerçante et Ă©clairĂ©e. Les grands d'un cĂÂŽtĂ©, et les reprĂ©sentants des villes de l'autre, partagent la lĂ©gislation avec le monarque. On avait vu; par une fatalitĂ© singuliĂšre, le dĂ©sordre, les guerres civiles, l'anarchie et la pauvretĂ© dĂ©soler le pays quand les rois affectaient le pouvoir arbitraire. La tranquillitĂ©, la richesse, la fĂ©licitĂ© publique, n'ont rĂ©gnĂ© chez nous que quand les rois ont reconnu qu'ils n'Ă©taient pas absolus. Tout Ă©tait subverti quand on disputait sur des choses inintelligibles; tout a Ă©tĂ© dans l'ordre quand on les a mĂ©prisĂ©es. Nos flottes victorieuses portent notre gloire sur toutes les mers; et les lois mettent en sĂ»retĂ© nos fortunes jamais un juge ne peut les expliquer arbitrairement; jamais on ne rend un arrĂÂȘt qui ne soit motivĂ©. Nous punirions comme des assassins des juges qui oseraient envoyer Ă la mort un citoyen sans manifester les tĂ©moignages qui l'accusent et la loi qui le condamne. Il est vrai qu'il y a toujours chez nous deux partis qui se combattent avec la plume et avec des intrigues; mais aussi ils se rĂ©unissent toujours quand il s'agit de prendre les armes pour dĂ©fendre la patrie et la libertĂ©. Ces deux partis veillent l'un sur l'autre; ils s'empĂÂȘchent mutuellement de violer le dĂ©pĂÂŽt sacrĂ© des lois; ils se haĂÂŻssent, mais ils aiment l'Etat ce sont des amants jaloux qui servent Ă l'envi la mĂÂȘme maĂtresse. Du mĂÂȘme fonds d'esprit qui nous a fait connaĂtre et soutenir les droits de la nature humaine, nous avons portĂ© les sciences au plus haut point oĂÂč elles puissent parvenir chez les hommes. Vos Egyptiens, qui passent pour de si grands mĂ©caniciens; vos Indiens, qu'on croit de si grands philosophes; vos Babyloniens, qui se vantent d'avoir observĂ© les astres pendant quatre cent trente mille annĂ©es; les Grecs, qui ont Ă©crit tant de phrases et si peu de choses, ne savent prĂ©cisĂ©ment rien en comparaison de nos moindres Ă©coliers qui ont Ă©tudiĂ© les dĂ©couvertes de nos grands maĂtres. Nous avons arrachĂ© plus de secrets Ă la nature dans l'espace de cent annĂ©es que le genre humain n'en avait dĂ©couvert dans la multitude des siĂšcles. VoilĂ au vrai l'Ă©tat oĂÂč nous sommes. Je ne vous ai cachĂ© ni le bien, ni le mal, ni nos opprobres, ni notre gloire; et je n'ai rien exagĂ©rĂ©." Amazan, Ă ce discours, se sentit pĂ©nĂ©trĂ© du dĂ©sir de s'instruire dans ces sciences sublimes dont on lui parlait; et si sa passion pour la princesse de Babylone, son respect filial pour sa mĂšre, qu'il avait quittĂ©e, et l'amour de sa patrie, n'eussent fortement parlĂ© Ă son coeur dĂ©chirĂ©, il aurait voulu passer sa vie dans l'Ăle d'Albion. Mais ce malheureux baiser donnĂ© par sa princesse au roi d'Egypte ne lui laissait pas assez de libertĂ© dans l'esprit pour Ă©tudier les hautes sciences. "Je vous avoue, dit-il, que m'ayant imposĂ© la loi de courir le monde et de m'Ă©viter moi-mĂÂȘme, je serais curieux de voir cette antique terre de Saturne, ce peuple du Tibre et des sept montagnes Ă qui vous avez obĂ©i autrefois; il faut, sans doute, que ce soit le premier peuple de la terre. - Je vous conseille de faire ce voyage, lui rĂ©pondit l'Albionien, pour peu que vous aimiez la musique et la peinture. Nous allons trĂšs souvent nous-mĂÂȘmes porter quelquefois notre ennui vers les sept montagnes. Mais vous serez bien Ă©tonnĂ© en voyant les descendants de nos vainqueurs." Cette conversation fut longue. Quoique le bel Amazan eĂ»t la cervelle un peu attaquĂ©e, il parlait avec tant d'agrĂ©ments, sa voix Ă©tait si touchante, son maintien si noble et si doux, que la maĂtresse de la maison ne put s'empĂÂȘcher de l'entretenir Ă son tour tĂÂȘte Ă tĂÂȘte. Elle lui serra tendrement la main en lui parlant, et ne le regardant avec des yeux humides et Ă©tincelants qui portaient les dĂ©sirs dans tous les ressorts de la vie. Elle le retint Ă souper et Ă coucher. Chaque instant, chaque parole, chaque regard, enflammĂšrent sa passion. DĂšs que tout le monde fut retirĂ©, elle lui Ă©crivit un petit billet, ne doutant pas qu'il ne vĂnt lui faire la cour dans son lit, tandis que milord Qu'importe dormait dans le sien. Amazan eut encore le courage de rĂ©sister tant un grain de folie produit d'effets miraculeux dans une ĂÂąme forte et profondĂ©ment blessĂ©e. Amazan, selon sa coutume, fit Ă la dame une rĂ©ponse respectueuse, par laquelle il lui reprĂ©sentait la saintetĂ© de son serment, et l'obligation Ă©troite oĂÂč il Ă©tait d'apprendre Ă la princesse de Babylone Ă dompter ses passions; aprĂšs quoi il fit atteler ses licornes, et repartit pour la Batavie, laissant toute la compagnie Ă©merveillĂ©e de lui, et la dame du logis dĂ©sespĂ©rĂ©e. Dans l'excĂšs de sa douleur, elle laissa traĂner la lettre d'Amazan; milord Qu'importe la lut le lendemain matin. "VoilĂ , dit-il en levant les Ă©paules, de bien plates niaiseries"; et il alla chasser au renard avec quelques ivrognes du voisinage. Amazan voguait dĂ©jĂ sur la mer; muni d'une carte gĂ©ographique dont lui avait fait prĂ©sent le savant Albionien qui s'Ă©tait entretenu avec lui chez milord Qu'importe. Il voyait avec surprise une grande partie de la terre sur une feuille de papier. Ses yeux et son imagination s'Ă©garaient dans ce petit espace; il regardait le Rhin, le Danube, les Alpes du Tyrol, marquĂ©s alors par d'autres noms, et tous les pays par oĂÂč il devait passer avant d'arriver Ă la ville des sept montagnes; mais surtout il jetait les yeux sur la contrĂ©e des Gangarides, sur Babylone, oĂÂč il avait vu sa chĂšre princesse, et sur le fatal pays de Bassora, oĂÂč elle avait donnĂ© un baiser au roi d'Egypte. Il soupirait, il versait des larmes; mais il convenait que l'Albionien, qui lui avait fait prĂ©sent de l'univers en raccourci, n'avait pas eu tort en disant qu'on Ă©tait mille fois plus instruit sur les bords de la Tamise que sur ceux du Nil, de l'Euphrate et du Gange. Comme il retournait en Batavie, Formosante volait vers Albion avec ses deux vaisseaux qui cinglaient Ă pleines voiles; celui d'Amazan et celui de la princesse se croisĂšrent, se touchĂšrent presque les deux amants Ă©taient prĂšs l'un de l'autre, et ne pouvaient s'en douter ah, s'ils l'avaient su! mais l'impĂ©rieuse destinĂ©e ne le permit pas. IX SitĂÂŽt qu'Amazan fut dĂ©barquĂ© sur le terrain Ă©gal et fangeux de la Batavie, il partit comme un Ă©clair pour la ville aux sept montagnes. Il fallut traverser la partie mĂ©ridionale de la Germanie. De quatre milles en quatre milles on trouvait un prince et une princesse, des filles d'honneur, et des gueux. Il Ă©tait Ă©tonnĂ© des coquetteries que ces dames et ces filles d'honneur lui faisaient partout avec la bonne foi germanique, et il n'y rĂ©pondait que par de modestes refus. AprĂšs avoir franchi les Alpes, il s'embarqua sur la mer de Dalmatie, et aborda dans une ville qui ne ressemblait Ă rien du tout de ce qu'il avait vu jusqu'alors. La mer formait les rues, les maisons Ă©taient bĂÂąties dans l'eau. Le peu de places publiques qui ornaient cette ville Ă©tait couvert d'hommes et de femmes qui avaient un double visage, celui que la nature leur avait donnĂ© et une face de carton mal peint qu'ils appliquaient par-dessus en sorte que la nation semblait composĂ©e de spectres. Les Ă©trangers qui venaient dans cette contrĂ©e commençaient par acheter un visage, comme on se pourvoit ailleurs de bonnets et de souliers. Amazan dĂ©daigna cette mode contre nature; il se prĂ©senta tel qu'il Ă©tait. Il y avait dans la ville douze mille filles enregistrĂ©es dans le grand livre de la rĂ©publique; filles utiles Ă l'Etat, chargĂ©es du commerce le plus avantageux et le plus agrĂ©able qui ait jamais enrichi une nation. Les nĂ©gociants ordinaires envoyaient Ă grands frais et Ă grands risques des Ă©toffes dans l'Orient; ces belles nĂ©gociantes faisaient sans aucun risque un trafic toujours renaissant de leurs attraits. Elles vinrent toutes se prĂ©senter au bel Amazan et lui offrir le choix. Il s'enfuit au plus vite en prononçant le nom de l'incomparable princesse de Babylone, et en jurant par les dieux immortels qu'elle Ă©tait plus belle que toutes les douze mille filles vĂ©nitiennes. "Sublime friponne, s'Ă©criait-il dans ses transports, je vous apprendrai Ă ĂÂȘtre fidĂšle!" Enfin les ondes jaunes du Tibre, des marais empestĂ©s, des habitants hĂÂąves, dĂ©charnĂ©s et rares, couverts de vieux manteaux trouĂ©s qui laissaient voir leur peau sĂšche et tannĂ©e, se prĂ©sentĂšrent Ă ses yeux, et lui annoncĂšrent qu'il Ă©tait Ă la porte de la ville aux sept montagnes, de cette ville de hĂ©ros et de lĂ©gislateurs qui avaient conquis et policĂ© une grande partie du globe. Il s'Ă©tait imaginĂ© qu'il verrait Ă la porte triomphale cinq cents bataillons commandĂ©s par des hĂ©ros, et, dans le sĂ©nat, une assemblĂ©e de demi-dieux, donnant des lois Ă la terre; il trouva, pour toute armĂ©e, une trentaine de gredins montant la garde avec un parasol, de peur du soleil. Ayant pĂ©nĂ©trĂ© jusqu'Ă un temple qui lui parut trĂšs beau, mais moins que celui de Babylone, il fut assez surpris d'y entendre une musique exĂ©cutĂ©e par des hommes qui avaient des voix de femmes. "VoilĂ , dit-il, un plaisant pays que cette antique terre de Saturne! J'ai vu une ville oĂÂč personne n'avait son visage; en voici une autre oĂÂč les hommes n'ont ni leur voix ni leur barbe." On lui dit que ces chantres n'Ă©taient plus hommes, qu'on les avait dĂ©pouillĂ©s de leur virilitĂ© afin qu'ils chantassent plus agrĂ©ablement les louanges d'une prodigieuse quantitĂ© de gens de mĂ©rite. Amazan ne comprit rien Ă ce discours. Ces messieurs le priĂšrent de chanter; il chanta un air gangaride avec sa grĂÂące ordinaire. Sa voix Ă©tait une trĂšs belle haute-contre. "Ah! monsignor, lui dirent-ils, quel charmant soprano vous auriez! Ah! si... - Comment, si? Que prĂ©tendez-vous dire? - Ah! monsignor!... - Eh bien? - Si vous n'aviez point de barbe!" Alors ils lui expliquĂšrent trĂšs plaisamment, et avec des gestes fort comiques, selon leur coutume, de quoi il Ă©tait question. Amazan demeura tout confondu. "J'ai voyagĂ©, dit-il, et jamais je n'ai entendu parler d'une telle fantaisie." Lorsqu'on eut bien chantĂ©, le Vieux des sept montagnes alla en grand cortĂšge Ă la porte du temple; il coupa l'air en quatre avec le pouce Ă©levĂ©, deux doigts Ă©tendus et deux autres pliĂ©s, en disant ces mots dans une langue qu'on ne parlait plus A la ville et Ă l'univers. Le Gangaride ne pouvait comprendre que deux doigts pussent atteindre si loin. Il vit bientĂÂŽt dĂ©filer toute la cour du maĂtre du monde elle Ă©tait composĂ©e de graves personnages, les uns en robes rouges, les autres en violet; presque tous regardaient le bel Amazan en adoucissant les yeux; ils lui faisaient des rĂ©vĂ©rences; et se disaient l'un Ă l'autre San Martino, che bel ragazzo! San Pancratio, che bel fanciullo! Les ardents, dont le mĂ©tier Ă©tait de montrer aux Ă©trangers les curiositĂ©s de la ville, s'empressĂšrent de lui faire voir des masures oĂÂč un muletier ne voudrait pas passer la nuit, mais qui avaient Ă©tĂ© autrefois de dignes monuments de la grandeur d'un peuple roi. Il vit encore des tableaux de deux cents ans, et des statues de plus de vingt siĂšcles, qui lui parurent des chefs-d'oeuvre. "Faites-vous encore de pareils ouvrages? - Non, Votre Excellence, lui rĂ©pondit un des ardents; mais nous mĂ©prisons le reste de la terre; parce que nous conservons ces raretĂ©s. Nous sommes des espĂšces de fripiers qui tirons notre gloire des vieux habits qui restent dans nos magasins." Amazan voulut voir le palais du prince on l'y conduisit. Il vit des hommes en violet qui comptaient l'argent des revenus de l'Etat tant d'une terre situĂ©e sur le Danube, tant d'une autre sur la Loire, ou sur le Guadalquivir, ou sur la Vistule "Oh! oh! dit Amazan aprĂšs avoir consultĂ© sa carte de gĂ©ographie, votre maĂtre possĂšde donc toute l'Europe comme ces anciens hĂ©ros des sept montagnes? - Il doit possĂ©der l'univers entier de droit divin, lui rĂ©pondit un violet; et mĂÂȘme il a Ă©tĂ© un temps oĂÂč ses prĂ©dĂ©cesseurs ont approchĂ© de la monarchie universelle; mais leurs successeurs ont la bontĂ© de se contenter aujourd'hui de quelque argent que les rois leurs sujets leur font payer en forme de tribut. - Votre maĂtre est donc en effet le roi des rois? C'est donc lĂ son titre? dit Amazan. - Non, Votre Excellence; son titre est serviteur des serviteurs; il est originairement poissonnier et portier, et c'est pourquoi les emblĂšmes de sa dignitĂ© sont des clefs et des filets; mais il donne toujours des ordres Ă tous les rois. Il n'y a pas longtemps qu'il envoya cent et un commandements Ă un roi du pays des Celtes, et le roi obĂ©it. - Votre poissonnier, dit Amazan, envoya donc cinq ou six cent mille hommes pour faire exĂ©cuter ses cent et une volontĂ©s? - Point du tout, Votre Excellence; notre saint maĂtre n'est point assez riche pour soudoyer dix mille soldats; mais il a quatre Ă cinq cent mille prophĂštes divins distribuĂ©s dans les autres pays. Ces prophĂštes de toutes couleurs sont, comme de raison, nourris aux dĂ©pens des peuples; ils annoncent de la part du ciel que mon maĂtre peut avec ses clefs ouvrir et fermer toutes les serrures, et surtout celles des coffres-forts. Un prĂÂȘtre normand, qui avait auprĂšs du roi dont je vous parle la charge de confident de ses pensĂ©es, le convainquit qu'il devait obĂ©ir sans rĂ©plique aux cent et une pensĂ©es de mon maĂtre car il faut que vous sachiez qu'une des prĂ©rogatives du Vieux des sept montagnes est d'avoir toujours raison, soit qu'il daigne parler, soit qu'il daigne Ă©crire. - Parbleu, dit Amazan, voilĂ un singulier homme! je serais curieux de dĂner avec lui. - Votre Excellence; quand vous seriez roi, vous ne pourriez manger Ă sa table; tout ce qu'il pourrait faire pour vous, ce serait de vous en faire servir une Ă cĂÂŽtĂ© de lui plus petite et plus basse que la sienne. Mais, si vous voulez avoir l'honneur de lui parler, je lui demanderai audience pour vous, moyennant la buona mancia que vous aurez la bontĂ© de me donner. - TrĂšs volontiers", dit le Gangaride. Le violet s'inclina. "Je vous introduirai demain, dit-il; vous ferez trois gĂ©nuflexions, et vous baiserez les pieds du Vieux des sept montagnes." A ces mots, Amazan fit de si prodigieux Ă©clats de rire qu'il fut prĂšs de suffoquer; il sortit en se tenant les cĂÂŽtĂ©s, et rit aux larmes pendant tout le chemin, jusqu'Ă ce qu'il fĂ»t arrivĂ© Ă son hĂÂŽtellerie, oĂÂč il rit encore trĂšs longtemps. A son dĂner, il se prĂ©senta vingt hommes sans barbe et vingt violons qui lui donnĂšrent un concert. Il fut courtisĂ© le reste de la journĂ©e par les seigneurs les plus importants de la ville ils lui firent des propositions encore plus Ă©tranges que celle de baiser les pieds du Vieux des sept montagnes. Comme il Ă©tait extrĂÂȘmement poli, il crut d'abord que ces messieurs le prenaient pour une dame, et les avertit de leur mĂ©prise avec l'honnĂÂȘtetĂ© la plus circonspecte. Mais, Ă©tant pressĂ© un peu vivement par deux ou trois des plus dĂ©terminĂ©s violets, il les jeta par les fenĂÂȘtres, sans croire faire un grand sacrifice Ă la belle Formosante. Il quitta au plus vite cette ville des maĂtres du monde, oĂÂč il fallait baiser un vieillard Ă l'orteil, comme si sa joue Ă©tait Ă son pied, et oĂÂč l'on n'abordait les jeunes gens qu'avec des cĂ©rĂ©monies encore plus bizarres. X De province en province, ayant toujours repoussĂ© les agaceries de toute espĂšce, toujours fidĂšle Ă la princesse de Babylone, toujours en colĂšre contre le roi d'Egypte, ce modĂšle de constance parvint Ă la capitale nouvelle des Gaules. Cette ville avait passĂ©, comme tant d'autres, par tous les degrĂ©s de la barbarie, de l'ignorance, de la sottise et de la misĂšre. Son premier nom avait Ă©tĂ© la boue et la crotte; ensuite elle avait pris celui d'Isis, du culte d'Isis parvenu jusque chez elle. Son premier sĂ©nat avait Ă©tĂ© une compagnie de bateliers. Elle avait Ă©tĂ© longtemps esclave des hĂ©ros dĂ©prĂ©dateurs des sept montagnes; et, aprĂšs quelques siĂšcles, d'autres hĂ©ros brigands, venus de la rive ultĂ©rieure du Rhin, s'Ă©taient emparĂ©s de son petit terrain. Le temps, qui change tout, en avait fait une ville dont la moitiĂ© Ă©tait trĂšs noble et trĂšs agrĂ©able, l'autre un peu grossiĂšre et ridicule c'Ă©tait l'emblĂšme de ses habitants. Il y avait dans son enceinte environ cent mille personnes au moins qui n'avaient rien Ă faire qu'Ă jouer et Ă se divertir. Ce peuple d'oisifs jugeait des arts que les autres cultivaient. Ils ne savaient rien de ce qui se passait Ă la cour; quoiqu'elle ne fĂ»t qu'Ă quatre petits milles d'eux, il semblait qu'elle en fĂ»t Ă six cents milles au moins. La douceur de la sociĂ©tĂ©, la gaietĂ©, la frivolitĂ©, Ă©taient leur importante et leur unique affaire; on les gouvernait comme des enfants Ă qui l'on prodigue des jouets pour les empĂÂȘcher de crier. Si on leur parlait des horreurs qui avaient, deux siĂšcles auparavant, dĂ©solĂ© leur patrie, et des temps Ă©pouvantables oĂÂč la moitiĂ© de la nation avait massacrĂ© l'autre pour des sophismes, ils disaient qu'en effet cela n'Ă©tait pas bien, et puis ils se mettaient Ă rire et Ă chanter des vaudevilles. Plus les oisifs Ă©taient polis, plaisants et aimables, plus on observait un triste contraste entre eux et des compagnies d'occupĂ©s. Il Ă©tait, parmi ces occupĂ©s, ou qui prĂ©tendaient l'ĂÂȘtre, une troupe de sombres fanatiques, moitiĂ© absurdes, moitiĂ© fripons, dont le seul aspect contristait la terre, et qui l'auraient bouleversĂ©e, s'ils l'avaient pu, pour se donner un peu de crĂ©dit; mais la nation des oisifs, en dansant et en chantant, les faisait rentrer dans leurs cavernes, comme les oiseaux obligent les chats-huants Ă se replonger dans les trous des masures. D'autres occupĂ©s, en plus petit nombre, Ă©taient les conservateurs d'anciens usages barbares contre lesquels la nature effrayĂ©e rĂ©clamait Ă haute voix; ils ne consultaient que leurs registres rongĂ©s des vers. S'ils y voyaient une coutume insensĂ©e et horrible, ils la regardaient comme une loi sacrĂ©e. C'est par cette lĂÂąche habitude de n'oser penser par eux-mĂÂȘmes, et de puiser leurs idĂ©es dans les dĂ©bris des temps oĂÂč l'on ne pensait pas, que, dans la ville des plaisirs, il Ă©tait encore des moeurs atroces. C'est par cette raison qu'il n'y avait nulle proportion entre les dĂ©lits et les peines. On faisait quelquefois souffrir mille morts Ă un innocent pour lui faire avouer un crime qu'il n'avait pas commis. On punissait une Ă©tourderie de jeune homme comme on aurait puni un empoisonnement ou un parricide. Les oisifs en poussaient des cris perçants, et le lendemain ils n'y pensaient plus, et ne parlaient que de modes nouvelles. Ce peuple avait vu s'Ă©couler un siĂšcle entier pendant lequel les beaux-arts s'Ă©levĂšrent Ă un degrĂ© de perfection qu'on n'aurait jamais osĂ© espĂ©rer; les Ă©trangers venaient alors, comme Ă Babylone, admirer les grands monuments d'architecture, les prodiges des jardins, les sublimes efforts de la sculpture et de la peinture. Ils Ă©taient enchantĂ©s d'une musique qui allait Ă l'ĂÂąme sans Ă©tonner les oreilles. La vraie poĂ©sie, c'est-Ă -dire celle qui est naturelle et harmonieuse, celle qui parle au coeur autant qu'Ă l'esprit, ne fut connue de la nation que dans cet heureux siĂšcle. De nouveaux genres d'Ă©loquence dĂ©ployĂšrent des beautĂ©s sublimes. Les thĂ©ĂÂątres surtout retentirent de chefs-d'oeuvre dont aucun peuple n'approcha jamais. Enfin le bon goĂ»t se rĂ©pandit dans toutes les professions, au point qu'il y eut de bons Ă©crivains mĂÂȘme chez les druides. Tant de lauriers, qui avaient levĂ© leurs tĂÂȘtes jusqu'aux nues, se sĂ©chĂšrent bientĂÂŽt dans une terre Ă©puisĂ©e. Il n'en resta qu'un trĂšs petit nombre dont les feuilles Ă©taient d'un vert pĂÂąle et mourant. La dĂ©cadence fut produite par la facilitĂ© de faire et par la paresse de bien faire, par la satiĂ©tĂ© du beau et par le goĂ»t du bizarre. La vanitĂ© protĂ©gea des artistes qui ramenaient les temps de la barbarie; et cette mĂÂȘme vanitĂ©, en persĂ©cutant les talents vĂ©ritables, les força de quitter leur patrie; les frelons firent disparaĂtre les abeilles. Presque plus de vĂ©ritables arts, presque plus de gĂ©nie; le mĂ©rite consistait Ă raisonner Ă tort et Ă travers sur le mĂ©rite du siĂšcle passĂ© le barbouilleur des murs d'un cabaret critiquait savamment les tableaux des grands peintres; les barbouilleurs de papier dĂ©figuraient les ouvrages des grands Ă©crivains. L'ignorance et le mauvais goĂ»t avaient d'autres barbouilleurs Ă leurs gages; on rĂ©pĂ©tait les mĂÂȘmes choses dans cent volumes sous des titres diffĂ©rents. Tout Ă©tait ou dictionnaire ou brochure. Un gazetier druide Ă©crivait deux fois par semaine les annales obscures de quelques Ă©nergumĂšnes ignorĂ©s de la nation, et de prodiges cĂ©lestes opĂ©rĂ©s dans des galetas par de petits gueux et de petites gueuses; d'autres ex-druides, vĂÂȘtus de noir, prĂÂȘts de mourir de colĂšre et de faim, se plaignaient dans cent Ă©crits qu'on ne leur permĂt plus de tromper les hommes, et qu'on laissĂÂąt ce droit Ă des boucs vĂÂȘtus de gris. Quelques archi-druides imprimaient des libelles diffamatoires. Amazan ne savait rien de tout cela; et, quand il l'aurait su, il ne s'en serait guĂšre embarrassĂ©, n'ayant la tĂÂȘte remplie que de la princesse de Babylone, du roi de l'Egypte, et de son serment inviolable de mĂ©priser toutes les coquetteries des dames, dans quelque pays que le chagrin conduisĂt ses pas. Toute la populace lĂ©gĂšre, ignorante, et toujours poussant Ă l'excĂšs cette curiositĂ© naturelle au genre humain, s'empressa longtemps autour de ses licornes; les femmes, plus sensĂ©es; forcĂšrent les portes de son hĂÂŽtel pour contempler sa personne. Il tĂ©moigna d'abord Ă son hĂÂŽte quelque dĂ©sir d'aller Ă la cour; mais des oisifs de bonne compagnie, qui se trouvĂšrent lĂ par hasard, lui dirent que ce n'Ă©tait plus la mode, que les temps Ă©taient bien changĂ©s, et qu'il n'y avait plus de plaisir qu'Ă la ville. Il fut invitĂ© le soir mĂÂȘme Ă souper par une dame dont l'esprit et les talents Ă©taient connus hors de sa patrie, et qui avait voyagĂ© dans quelques pays oĂÂč Amazan avait passĂ©. Il goĂ»ta fort cette dame et la sociĂ©tĂ© rassemblĂ©e chez elle. La libertĂ© y Ă©tait dĂ©cente, la gaietĂ© n'y Ă©tait point bruyante, la science n'y avait rien de rebutant, et l'esprit rien d'apprĂÂȘtĂ©. Il vit que le nom de bonne compagnie n'est pas un vain nom, quoiqu'il soit souvent usurpĂ©. Le lendemain il dĂna dans une sociĂ©tĂ© non moins aimable, mais beaucoup plus voluptueuse. Plus il fut satisfait des convives, plus on fut content de lui. Il sentait son ĂÂąme s'amollir et se dissoudre comme les aromates de son pays se fondent doucement Ă un feu modĂ©rĂ©, et s'exhalent en parfums dĂ©licieux. AprĂšs le dĂner, on le mena Ă un spectacle enchanteur, condamnĂ© par les druides parce qu'il leur enlevait les auditeurs dont ils Ă©taient les plus jaloux. Ce spectacle Ă©tait un composĂ© de vers agrĂ©ables, de chants dĂ©licieux, de danses qui exprimaient les mouvements de l'ĂÂąme, et de perspectives qui charmaient les yeux en les trompant. Ce genre de plaisir, qui rassemblait tant de genres, n'Ă©tait connu que sous un nom Ă©tranger il s'appelait OpĂ©ra, ce qui signifiait autrefois dans la langue des sept montagnes, travail, soin, occupation, industrie, entreprise, besogne, affaire. Cette affaire l'enchanta. Une fille surtout le charma par sa voix mĂ©lodieuse et par les grĂÂąces qui l'accompagnaient cette fille d'affaire, aprĂšs le spectacle, lui fut prĂ©sentĂ©e par ses nouveaux amis. Il lui fit prĂ©sent d'une poignĂ©e de diamants. Elle en fut si reconnaissante qu'elle ne put le quitter du reste du jour. Il soupa avec elle, et, pendant le repas, il oublia sa sobriĂ©tĂ©; et, aprĂšs le repas, il oublia son serment d'ĂÂȘtre toujours insensible Ă la beautĂ©, et inexorable aux tendres coquetteries. Quel exemple de la faiblesse humaine! La belle princesse de Babylone arrivait alors avec le phĂ©nix, sa femme de chambre Irla, et ses deux cents cavaliers gangarides montĂ©s sur leurs licornes. Il fallut attendre assez longtemps pour qu'on ouvrĂt les portes. Elle demanda d'abord si le plus beau des hommes, le plus courageux, le plus spirituel et le plus fidĂšle, Ă©tait encore dans cette ville. Les magistrats virent bien qu'elle voulait parler d'Amazan. Elle se fit conduire Ă son hĂÂŽtel; elle entra, le coeur palpitant d'amour toute son ĂÂąme Ă©tait pĂ©nĂ©trĂ©e de l'inexprimable joie de revoir enfin dans son amant le modĂšle de la constance. Rien ne put l'empĂÂȘcher d'entrer dans sa chambre; les rideaux Ă©taient ouverts; elle vit le bel Amazan dormant entre les bras d'une jolie brune Ils avaient tous deux un trĂšs grand besoin de repos. Formosante jeta un cri de douleur qui retentit dans toute la maison, mais qui ne put Ă©veiller ni son cousin ni la fille d'affaire. Elle tomba pĂÂąmĂ©e entre les bras d'Irla DĂšs qu'elle eut repris ses sens, elle sortit de cette chambre fatale avec une douleur mĂÂȘlĂ©e de rage. Irla s'informa quelle Ă©tait cette jeune demoiselle qui passait des heures si douces avec le bel Amazan. On lui dit que c'Ă©tait une fille d'affaire fort complaisante, qui joignait Ă ses talents celui de chanter avec assez de grĂÂące. "O juste ciel, ĂÂŽ puissant Orosmade! s'Ă©criait la belle princesse de Babylone tout en pleurs, par qui suis-je trahie, et pour qui! Ainsi donc celui qui a refusĂ© pour moi tant de princesses m'abandonne pour une farceuse des Gaules! Non, je ne pourrai survivre Ă cet affront. - Madame, lui dit Irla, voilĂ comme sont faits tous les jeunes gens d'un bout du monde Ă l'autre fussent-ils amoureux d'une beautĂ© descendue du ciel, ils lui feraient, dans de certains moments, des infidĂ©litĂ©s pour une servante de cabaret. - C'en est fait, dit la princesse, je ne le reverrai de ma vie; partons dans l'instant mĂÂȘme, et qu'on attelle mes licornes." Le phĂ©nix la conjura d'attendre au moins qu'Amazan fĂ»t Ă©veillĂ©, et qu'il pĂ»t lui parler. "Il ne le mĂ©rite pas, dit la princesse; vous m'offenseriez cruellement il croirait que je vous ai priĂ© de lui faire des reproches, et que je veux me raccommoder avec lui. Si vous m'aimez, n'ajoutez pas cette injure Ă l'injure qu'il m'a faite." Le phĂ©nix, qui aprĂšs tout devait la vie Ă la fille du roi de Babylone, ne put lui dĂ©sobĂ©ir. Elle repartit avec tout son monde. "OĂÂč allons-nous, madame? lui demandait Irla. - Je n'en sais rien, rĂ©pondait la princesse; nous prendrons le premier chemin que nous trouverons pourvu que je fuie Amazan pour jamais, je suis contente." Le phĂ©nix, qui Ă©tait plus sage que Formosante, parce qu'il Ă©tait sans passion, la consolait en chemin; il lui remontrait avec douceur qu'il Ă©tait triste de se punir pour les fautes d'un autre; qu'Amazan lui avait donnĂ© des preuves assez Ă©clatantes et assez nombreuses de fidĂ©litĂ© pour qu'elle pĂ»t lui pardonner de s'ĂÂȘtre oubliĂ© un moment; que c'Ă©tait un juste Ă qui la grĂÂące d'Orosmade avait manquĂ©; qu'il n'en serait que plus constant dĂ©sormais dans l'amour et dans la vertu; que le dĂ©sir d'expier sa faute le mettrait au-dessus de lui-mĂÂȘme; qu'elle n'en serait que plus heureuse que plusieurs grandes princesses avant elle avaient pardonnĂ© de semblables Ă©carts, et s'en Ă©taient bien trouvĂ©es; il lui en rapportait des exemples, et il possĂ©dait tellement l'art de conter que le coeur de Formosante fut enfin plus calme et plus paisible; elle aurait voulu n'ĂÂȘtre point si tĂÂŽt partie; elle trouvait que ses licornes allaient trop vite, mais elle n'osait revenir sur ses pas; combattue entre l'envie de pardonner et celle de montrer sa colĂšre, entre son amour et sa vanitĂ©, elle laissait aller ses licornes; elle courait le monde selon la prĂ©diction de l'oracle de son pĂšre. Amazan, Ă son rĂ©veil, apprend l'arrivĂ©e et le dĂ©part de Formosante et du phĂ©nix; il apprend le dĂ©sespoir et le courroux de la princesse; on lui dit qu'elle a jurĂ© de ne lui pardonner jamais. "Il ne me reste plus, s'Ă©cria-t-il, qu'Ă la suivre et Ă me tuer Ă ses pieds." Ses amis de la bonne compagnie des oisifs accoururent au bruit de cette aventure; tous lui remontrĂšrent qu'il valait infiniment mieux demeurer avec eux; que rien n'Ă©tait comparable Ă la douce vie qu'ils menaient dans le sein des arts et d'une voluptĂ© tranquille et dĂ©licate; que plusieurs Ă©trangers et des rois mĂÂȘmes avaient prĂ©fĂ©rĂ© ce repos, si agrĂ©ablement occupĂ© et si enchanteur, Ă leur patrie et Ă leur trĂÂŽne; que d'ailleurs sa voiture Ă©tait brisĂ©e, et qu'un sellier lui en faisait une Ă la nouvelle mode; que le meilleur tailleur de la ville lui avait dĂ©jĂ coupĂ© une douzaine d'habits du dernier goĂ»t; que les dames les plus spirituelles et les plus aimables de la ville, chez qui on jouait trĂšs bien la comĂ©die, avaient retenu chacune leur jour pour lui donner des fĂÂȘtes. La fille d'affaire, pendant ce temps-lĂ , prenait son chocolat Ă sa toilette, riait, chantait, et faisait des agaceries au bel Amazan, qui s'aperçut enfin qu'elle n'avait pas le sens d'un oison. Comme la sincĂ©ritĂ©, la cordialitĂ©, la franchise, ainsi que la magnanimitĂ© et le courage, composaient le caractĂšre de ce grand prince, il avait contĂ© ses malheurs et ses voyages Ă ses amis; ils savaient qu'il Ă©tait cousin issu de germain de la princesse; ils Ă©taient informĂ©s du baiser funeste donnĂ© par elle au roi d'Egypte. "On se pardonne, lui dirent-ils, ces petites frasques entre parents, sans quoi il faudrait passer sa vie dans d'Ă©ternelles querelles." Rien n'Ă©branla son dessein de courir aprĂšs Formosante; mais, sa voiture n'Ă©tant pas prĂÂȘte, il fut obligĂ© de passer trois jours parmi les oisifs dans les fĂÂȘtes et dans les plaisirs; enfin il prit congĂ© d'eux en les embrassant, en leur faisant accepter les diamants de son pays les mieux montĂ©s, en leur recommandant d'ĂÂȘtre toujours lĂ©gers et frivoles, puisqu'ils n'en Ă©taient que plus aimables et plus heureux. "Les Germains, disait-il, sont les vieillards de l'Europe; les peuples d'Albion sont les hommes faits; les habitants de la Gaule sont les enfants, et j'aime Ă jouer avec eux." XI Ses guides n'eurent pas de peine Ă suivre la route de la princesse; on ne parlait que d'elle et de son gros oiseau. Tous les habitants Ă©taient encore dans l'enthousiasme de l'admiration. Les peuples de la Dalmatie et de la Marche d'AncĂÂŽne Ă©prouvĂšrent depuis une surprise moins dĂ©licieuse quand ils virent une maison voler dans les airs; les bords de la Loire, de la Dordogne, de la Garonne, de la Gironde, retentissaient encore d'acclamations. Quand Amazan fut au pied des PyrĂ©nĂ©es, les magistrats et les druides du pays lui firent danser malgrĂ© lui un tambourin; mais sitĂÂŽt qu'il eut franchi les PyrĂ©nĂ©es, il ne vit plus de gaietĂ© et de joie. S'il entendit quelques chansons de loin Ă loin, elles Ă©taient toutes sur un ton triste les habitants marchaient gravement avec des grains enfilĂ©s et un poignard Ă leur ceinture. La nation, vĂÂȘtue de noir, semblait ĂÂȘtre en deuil. Si les domestiques d'Amazan interrogeaient les passants, ceux-ci rĂ©pondaient par signes; si on entrait dans une hĂÂŽtellerie, le maĂtre de la maison enseignait aux gens en trois paroles qu'il n'y avait rien dans la maison, et qu'on pouvait envoyer chercher Ă quelques milles les choses dont on avait un besoin pressant. Quand on demandait Ă ces silenciaires s'ils avaient vu passer la belle princesse de Babylone, il rĂ©pondaient avec moins de briĂšvetĂ© "Nous l'avons vue, elle n'est pas si belle il n'y a de beau que les teints basanĂ©s; elle Ă©tale une gorge d'albĂÂątre qui est la chose du monde la plus dĂ©goĂ»tante, et qu'on ne connaĂt presque point dans nos climats." Amazan avançait vers la province arrosĂ©e du BĂ©tis. Il ne s'Ă©tait pas Ă©coulĂ© plus de douze mille annĂ©es depuis que ce pays avait Ă©tĂ© dĂ©couvert par les Tyriens, vers le mĂÂȘme temps qu'il firent la dĂ©couverte de la grande Ăle Atlantique, submergĂ© quelques siĂšcles aprĂšs. Les Tyriens cultivĂšrent la BĂ©tique, que les naturels du pays laissaient en friche, prĂ©tendant qu'ils ne devaient se mĂÂȘler de rien, et que c'Ă©tait aux Gaulois leurs voisins Ă venir cultiver leurs terres. Les Tyriens avaient amenĂ© avec eux des Palestins, qui, dĂšs ce temps-lĂ , couraient dans tous les climats, pour peu qu'il y eĂ»t de l'argent Ă gagner. Ces Palestins, en prĂÂȘtant sur gages Ă cinquante pour cent, avaient attirĂ© Ă eux presque toutes les richesses du pays. Cela fit croire aux peuples de la BĂ©tique que les Palestins Ă©taient sorciers; et tous ceux qui Ă©taient accusĂ©s de magie Ă©taient brĂ»lĂ©s sans misĂ©ricorde par une compagnie de druides qu'on appelait les rechercheurs, ou les anthropokaies. Ces prĂÂȘtres les revĂÂȘtaient d'abord d'un habit de masque, s'emparaient de leurs biens, et rĂ©citaient dĂ©votement les propres priĂšres des Palestins, tandis qu'on les cuisait Ă petit feu por l'amor de Dios. La princesse de Babylone avait mis pied Ă terre dans la ville qu'on appela depuis Sevilla. Son dessein Ă©tait de s'embarquer sur le BĂ©tis pour retourner par Tyr Ă Babylone revoir le roi BĂ©lus son pĂšre, et oublier, si elle pouvait, son infidĂšle amant, ou bien le demander en mariage. Elle fit venir chez elle deux Palestins qui faisaient toutes les affaires de la cour. Ils devaient lui fournir trois vaisseaux. Le phĂ©nix fit avec eux tous les arrangements nĂ©cessaires, et convint du prix aprĂšs avoir un peu disputĂ©. L'hĂÂŽtesse Ă©tait fort dĂ©vote, et son mari, non moins dĂ©vot, Ă©tait familier, c'est-Ă -dire espion des druides rechercheurs anthropokaies; il ne manqua pas de les avertir qu'il avait dans sa maison une sorciĂšre et deux Palestins qui faisaient un pacte avec le diable, dĂ©guisĂ© en gros oiseau dorĂ©. Les rechercheurs, apprenant que la dame avait une prodigieuse quantitĂ© de diamants, la jugĂšrent incontinent sorciĂšre; ils attendirent la nuit pour enfermer les deux cents cavaliers et les licornes, qui dormaient dans de vastes Ă©curies car les rechercheurs sont poltrons. AprĂšs avoir bien barricadĂ© les portes, ils se saisirent de la princesse et d'Irla; mais ils ne purent prendre le phĂ©nix, qui s'envola Ă tire d'ailes il se doutait bien qu'il trouverait Amazan sur le chemin des Gaules Ă Sevilla. Il le rencontra sur la frontiĂšre de la BĂ©tique, et lui apprit le dĂ©sastre de la princesse. Amazan ne put parler il Ă©tait trop saisi, trop en fureur. Il s'arme d'une cuirasse d'acier damasquinĂ©e d'or, d'une lance de douze pieds, de deux javelots, et d'une Ă©pĂ©e tranchante, appelĂ©e la fulminante, qui pouvait fendre d'un seul coup des arbres, des rochers et des druides; il couvre sa belle tĂÂȘte d'un casque d'or ombragĂ© de plumes de hĂ©ron et d'autruche. C'Ă©tait l'ancienne armure de Magog, dont sa soeur AldĂ©e lui avait fait prĂ©sent dans son voyage en Scythie; le peu de suivants qui l'accompagnaient montent comme lui chacun sur sa licorne. Amazan, en embrassant son cher phĂ©nix, ne lui dit que ces tristes paroles "Je suis coupable; si je n'avais pas couchĂ© avec une fille d'affaire dans la ville des oisifs, la belle princesse de Babylone ne serait pas dans cet Ă©tat Ă©pouvantable; courons aux anthropokaies." Il entre bientĂÂŽt dans Sevilla quinze cents alguazils gardaient les portes de l'enclos oĂÂč les deux cents Gangarides et leurs licornes Ă©taient renfermĂ©s sans avoir Ă manger; tout Ă©tait prĂ©parĂ© pour le sacrifice qu'on allait faire de la princesse de Babylone, de sa femme de chambre Irla, et des deux riches Palestins. Le grand anthropokaie, entourĂ© de ses petits anthropokaies, Ă©tait dĂ©jĂ sur son tribunal sacrĂ©; une foule de SĂ©villois portant des grains enfilĂ©s Ă leurs ceintures joignaient les deux mains sans dire un mot, et l'on amenait la belle princesse, Irla, et les deux Palestins, les mains liĂ©es derriĂšre le dos et vĂÂȘtus d'un habit de masque. Le phĂ©nix entre par une lucarne dans la prison oĂÂč les Gangarides commençaient dĂ©jĂ Ă enfoncer les portes. L'invincible Amazan les brisait en dehors. Ils sortent tout armĂ©s, tous sur leurs licornes; Amazan se met Ă leur tĂÂȘte. Il n'eut pas de peine Ă renverser les alguazils, les familiers, les prĂÂȘtres anthropokaies; chaque licorne en perçait des douzaines Ă la fois. La fulminante d'Amazan coupait en deux tous ceux qu'il rencontrait; le peuple fuyait en manteau noir et en fraise sale, toujours tenant Ă la main ses grains bĂ©nits por l'amor de Dios. Amazan saisit de sa main le grand rechercheur sur son tribunal, et le jette sur le bĂ»cher qui Ă©tait prĂ©parĂ© Ă quarante pas; il y jeta aussi les autres petits rechercheurs l'un aprĂšs l'autre. Il se prosterne ensuite aux pieds de Formosante. "Ah! que vous ĂÂȘtes aimable, dit-elle, et que je vous adorerais si vous ne m'aviez pas fait une infidĂ©litĂ© avec une fille d'affaire!" Tandis qu'Amazan faisait sa paix avec la princesse, tandis que ses Gangarides entassaient dans le bĂ»cher les corps de tous les anthropokaies, et que les flammes s'Ă©levaient juqu'aux nues, Amazan vit de loin comme une armĂ©e qui venait Ă lui. Un vieux monarque, la couronne en tĂÂȘte, s'avançait sur un char traĂnĂ© par huit mules attelĂ©es avec des cordes; cent autres chars suivaient. Ils Ă©taient accompagnĂ©s de graves personnages en manteau noir et en fraise, montĂ©s sur de trĂšs beaux chevaux; une multitude de gens Ă pied suivait en cheveux gras et en silence. D'abord Amazan fit ranger autour de lui ses Gangarides, et s'avança, la lance en arrĂÂȘt. DĂšs que le roi l'aperçut, il ĂÂŽta sa couronne, descendit de son char, embrassa l'Ă©trier d'Amazan, et lui dit "Homme envoyĂ© de Dieu, vous ĂÂȘtes le vengeur du genre humain, le libĂ©rateur de ma patrie, mon protecteur. Ces monstres sacrĂ©s dont vous avez purgĂ© la terre Ă©taient mes maĂtres au nom du Vieux des sept montagnes; j'Ă©tais forcĂ© de souffrir leur puissance criminelle. Mon peuple m'aurait abandonnĂ© si j'avais voulu seulement modĂ©rer leurs abominables atrocitĂ©s. D'aujourd'hui je respire, je rĂšgne, et je vous le dois." Ensuite il baisa respectueusement la main de Formosante, et la supplia de vouloir bien monter avec Amazan, Irla, et le phĂ©nix, dans son carrosse Ă huit mules. Les deux Palestins, banquiers de la cour, encore prosternĂ©s Ă terre de frayeur et de reconnaissance, se relevĂšrent, et la troupe des licornes suivit le roi de la BĂ©tique dans son palais. Comme la dignitĂ© du roi d'un peuple grave exigeait que ses mules allassent au petit pas, Amazan et Formosante eurent le temps de lui conter leurs aventures. Il entretint aussi le phĂ©nix; il l'admira et le baisa cent fois. Il comprit combien les peuples d'Occident, qui mangeaient les animaux, et qui n'entendaient plus leur langage, Ă©taient ignorants, brutaux et barbares; que les seuls Gangarides avaient conservĂ© la nature et la dignitĂ© primitive de l'homme; mais il convenait surtout que les plus barbares des mortels Ă©taient ces rechercheurs anthropokaies, dont Amazan venait de purger le monde. Il ne cessait de le bĂ©nir et de le remercier. La belle Formosante oubliait dĂ©jĂ l'aventure de la fille d'affaire, et n'avait l'ĂÂąme remplie que de la valeur du hĂ©ros qui lui avait sauvĂ© la vie. Amazan, instruit de l'innocence du baiser donnĂ© au roi d'Egypte, et de la rĂ©surrection du phĂ©nix, goĂ»tait une joie pure, et Ă©tait enivrĂ© du plus violent amour. On dĂna au palais, et on y fit assez mauvaise chĂšre. Les cuisiniers de la BĂ©tique Ă©taient les plus mauvais de l'Europe. Amazan conseilla d'en faire venir des Gaules. Les musiciens du roi exĂ©cutĂšrent pendant le repas cet air cĂ©lĂšbre qu'on appela dans la suite des siĂšcles les Folies d'Espagne. AprĂšs le repas on parla d'affaires. Le roi demanda au bel Amazan, Ă la belle Formosante et au beau phĂ©nix ce qu'ils prĂ©tendaient devenir. "Pour moi, dit Amazan, mon intention est de retourner Ă Babylone, dont je suis l'hĂ©ritier prĂ©somptif, et de demander Ă mon oncle BĂ©lus ma cousine issue de germaine, l'incomparable Formosante, Ă moins qu'elle n'aime mieux vivre avec moi chez les Gangarides. - Mon dessein, dit la princesse, est assurĂ©ment de ne jamais me sĂ©parer de mon cousin issu de germain. Mais je crois qu'il convient que je me rende auprĂšs du roi mon pĂšre, d'autant plus qu'il ne m'a donnĂ© permission que d'aller en pĂšlerinage Ă Bassora, et que j'ai couru le monde. - Pour moi, dit le phĂ©nix, je suivrai partout ces deux tendres et gĂ©nĂ©reux amants. - Vous avez raison, dit le roi de la BĂ©tique; mais le retour Ă Babylone n'est pas si aisĂ© que vous le pensez. Je sais tous les jours des nouvelles de ce pays-lĂ par les vaisseaux tyriens, et par mes banquiers palestins, qui sont en correspondance avec tous les peuples de la terre. Tout est en armes vers l'Euphrate et le Nil. Le roi de Scythie redemande l'hĂ©ritage de sa femme, Ă la tĂÂȘte de trois cent mille guerriers tous Ă cheval. Le roi d'Egypte et le roi des Indes dĂ©solent aussi les bords du Tigre et de l'Euphrate, chacun Ă la tĂÂȘte de trois cent mille hommes, pour se venger de ce qu'on s'est moquĂ© d'eux. Pendant que le roi d'Egypte est hors de son pays, son ennemi le roi d'Ethiopie ravage l'Egypte avec trois cent mille hommes, et le roi de Babylone n'a encore que six cent mille hommes sur pied pour se dĂ©fendre. "Je vous avoue, continua le roi, que lorsque j'entends parler de ces prodigieuses armĂ©es que l'Orient vomit de son sein, et de leur Ă©tonnante magnificence; quand je les compare Ă nos petits corps de vingt Ă trente mille soldats, qu'il est si difficile de vĂÂȘtir et de nourrir, je suis tentĂ© de croire que l'Orient a Ă©tĂ© fait bien longtemps avant l'Occident. Il semble que nous soyons sortis avant-hier du chaos, et hier de la barbarie. - Sire, dit Amazan, les derniers venus l'emportent quelquefois sur ceux qui sont entrĂ©s les premiers dans la carriĂšre. On pense dans mon pays que l'homme est originaire de l'Inde, mais je n'en ai aucune certitude. - Et vous, dit le roi de la BĂ©tique au phĂ©nix, qu'en pensez-vous? - Sire, rĂ©pondit le phĂ©nix, je suis encore trop jeune pour ĂÂȘtre instruit de l'antiquitĂ©. Je n'ai vĂ©cu qu'environ vingt-sept mille ans; mais mon pĂšre, qui avait vĂ©cu cinq fois cet ĂÂąge, me disait qu'il avait appris de son pĂšre que les contrĂ©es de l'Orient avaient toujours Ă©tĂ© plus peuplĂ©es et plus riches que les autres. Il tenait de ses ancĂÂȘtres que les gĂ©nĂ©rations de tous les animaux avaient commencĂ© sur les bords du Gange. Pour moi, je n'ai pas la vanitĂ© d'ĂÂȘtre de cette opinion. Je ne puis croire que les renards d'Albion, les marmottes des Alpes et les loups de la Gaule viennent de mon pays; de mĂÂȘme que je ne crois pas que les sapins et les chĂÂȘnes de vos contrĂ©es descendent des palmiers et des cocotiers des Indes. - Mais d'oĂÂč venons-nous donc? dit le roi. - Je n'en sais rien, dit le phĂ©nix; je voudrais seulement savoir oĂÂč la belle princesse de Babylone et mon cher ami Amazan pourront aller. - Je doute fort, repartit le roi, qu'avec ses deux cents licornes il soit en Ă©tat de percer Ă travers tant d'armĂ©es de trois cent mille hommes chacune. - Pourquoi non?", dit Amazan. Le roi de la BĂ©tique sentit le sublime du Pourquoi non; mais il crut que le sublime seul ne suffisait pas contre des armĂ©es innombrables. "Je vous conseille; dit-il, d'aller trouver le roi d'Ethiopie; je suis en relation avec ce prince noir par le moyen de mes Palestins. Je vous donnerai des lettres pour lui. Puisqu'il est l'ennemi du roi d'Egypte, il sera trop heureux d'ĂÂȘtre fortifiĂ© par votre alliance. Je puis vous aider de deux mille hommes trĂšs sobres et trĂšs braves; il ne tiendra qu'Ă vous d'en engager autant chez les peuples qui demeurent, ou plutĂÂŽt qui sautent au pied des PyrĂ©nĂ©es, et qu'on appelle Vasques ou Vascons. Envoyez un de vos guerriers sur une licorne avec quelques diamants il n'y a point de Vascon qui ne quitte le castel, c'est-Ă -dire la chaumiĂšre de son pĂšre, pour vous servir. Ils sont infatigables, courageux et plaisants; vous en serez trĂšs satisfait. En attendant qu'ils soient arrivĂ©s, nous vous donnerons des fĂÂȘtes et nous vous prĂ©parerons des vaisseaux. Je ne puis trop reconnaĂtre le service que vous m'avez rendu." Amazan jouissait du bonheur d'avoir retrouvĂ© Formosante, et de goĂ»ter en paix dans sa conversation tous les charmes de l'amour rĂ©conciliĂ©, qui valent presque ceux de l'amour naissant. BientĂÂŽt une troupe fiĂšre et joyeuse de Vascons arriva en dansant un tambourin; l'autre troupe fiĂšre et sĂ©rieuse de BĂ©tiquois Ă©tait prĂÂȘte. Le vieux roi tannĂ© embrassa tendrement les deux amants; il fit charger leurs vaisseaux d'armes, de lits, de jeux d'Ă©checs, d'habits noirs, de golilles, d'oignons, de moutons, de poules, de farine et de beaucoup d'ail, en leur souhaitant une heureuse traversĂ©e, un amour constant et des victoires. La flotte aborda le rivage oĂÂč l'on dit que tant de siĂšcles aprĂšs la PhĂ©nicienne Didon, soeur d'un Pygmalion, Ă©pouse d'un SichĂ©e, ayant quittĂ© cette ville de Tyr, vint fonder la superbe ville de Carthage, en coupant un cuir de boeuf en laniĂšres, selon le tĂ©moignage des plus graves auteurs de l'antiquitĂ©, lesquels n'ont jamais contĂ© de fables, et selon les professeurs qui ont Ă©crit pour les petits garçons; quoique aprĂšs tout il n'y ait jamais eu personne Ă Tyr qui se soit appelĂ© Pygmalion, ou Didon, ou SichĂ©e, qui sont des noms entiĂšrement grecs, et quoique enfin il n'y eĂ»t point de roi Ă Tyr en ces temps-lĂ . La superbe Carthage n'Ă©tait point encore un port de mer; il n'y avait lĂ que quelques Numides qui faisaient sĂ©cher des poissons au soleil. On cĂÂŽtoya la ByzacĂšne et les Syrtes, les bords fertiles oĂÂč furent depuis CyrĂšne et la grande ChersonĂšse. Enfin on arriva vers la premiĂšre embouchure du fleuve sacrĂ© du Nil. C'est Ă l'extrĂ©mitĂ© de cette terre fertile que le port de Canope recevait dĂ©jĂ les vaisseaux de toutes les nations commerçantes, sans qu'on sĂ»t si le dieu Canope avait fondĂ© le port, ou si les habitants avaient fabriquĂ© le dieu, ni si l'Ă©toile Canope avait donnĂ© son nom Ă la ville, ou si la ville avait donnĂ© le sien Ă l'Ă©toile. Tout ce qu'on en savait, c'est que la ville et l'Ă©toile Ă©taient fort anciennes, et c'est tout ce qu'on peut savoir de l'origine des choses, de quelque nature qu'elles puissent ĂÂȘtre. Ce fut lĂ que le roi d'Ethiopie, ayant ravagĂ© toute l'Egypte, vit dĂ©barquer l'invincible Amazan et l'adorable Formosante. Il prit l'un pour le dieu des combats, et l'autre pour la dĂ©esse de la beautĂ©. Amazan lui prĂ©senta la lettre de recommandation d'Espagne. Le roi d'Ethiopie donna d'abord des fĂÂȘtes admirables, suivant la coutume indispensable des temps hĂ©roĂÂŻques; ensuite on parla d'aller exterminer les trois cent mille hommes du roi d'Egypte, les trois cent mille de l'empereur des Indes, et les trois cent mille du grand kan des Scythes, qui assiĂ©geaient l'immense, l'orgueilleuse, la voluptueuse ville de Babylone. Les deux mille Espagnols qu'Amazan avait amenĂ©s avec lui dirent qu'ils n'avaient que faire du roi d'Ethiopie pour secourir Babylone; que c'Ă©tait assez que leur roi leur eĂ»t ordonnĂ© d'aller la dĂ©livrer; qu'il suffisait d'eux pour cette expĂ©dition. Les Vascons dirent qu'ils en avaient bien fait d'autres; qu'ils battraient tout seuls les Egyptiens, les Indiens et les Scythes, et qu'ils ne voulaient marcher avec les Espagnols qu'Ă condition que ceux-ci seraient Ă l'arriĂšre-garde. Les deux cents Gangarides se mirent Ă rire des prĂ©tentions de leurs alliĂ©s, et ils soutinrent qu'avec cent licornes seulement ils feraient fuir tous les rois de la terre. La belle Formosante les apaisa par sa prudence et par ses discours enchanteurs. Amazan prĂ©senta au monarque noir ses Gangarides, ses licornes, les Espagnols, les Vascons, et son bel oiseau. Tout fut prĂÂȘt bientĂÂŽt pour marcher par Memphis, par HĂ©liopolis, par ArsinoĂ©, par PĂ©tra, par ArtĂ©mite, par Sora, par ApamĂ©e, pour aller attaquer les trois rois, et pour faire cette guerre mĂ©morable devant laquelle toutes les guerres que les hommes ont fait depuis n'ont Ă©tĂ© que des combats de coqs et de cailles. Chacun sait comment le roi d'Ethiopie devint amoureux de la belle Formosante, et comment il la surprit au lit, lorsqu'un doux sommeil fermait ses longues paupiĂšres. On se souvient qu'Amazan, tĂ©moin de ce spectacle, crut voir le jour et la nuit couchant ensemble. On n'ignore pas qu'Amazan, indignĂ© de l'affront, tira soudain sa fulminante, qu'il coupa la tĂÂȘte perverse du nĂšgre insolent, et qu'il chassa tous les Ethiopiens d'Egypte. Ces prodiges ne sont-ils pas Ă©crits dans le livre des chroniques d'Egypte? La renommĂ©e a publiĂ© de ses cent bouches les victoires qu'il remporta sur les trois rois avec ses Espagnols, ses Vascons et ses licornes. Il rendit la belle Formosante Ă son pĂšre; il dĂ©livra toute la suite de sa maĂtresse, que le roi d'Egypte avait rĂ©duite en esclavage. Le grand kan des Scythes se dĂ©clara son vassal, et son mariage avec la princesse AldĂ©e fut confirmĂ©. L'invincible et gĂ©nĂ©reux Amazan, reconnu pour hĂ©ritier du royaume de Babylone, entra dans la ville en triomphe avec le phĂ©nix, en prĂ©sence de cent rois tributaires. La fĂÂȘte de son mariage surpassa en tout celle que le roi BĂ©lus avait donnĂ©e. On servit Ă table le boeuf Apis rĂÂŽti. Le roi d'Egypte et celui des Indes donnĂšrent Ă boire aux deux Ă©poux, et ces noces furent cĂ©lĂ©brĂ©es par cinq cents grands poĂštes de Babylone. O muses! qu'on invoque toujours au commencement de son ouvrage, je ne vous implore qu'Ă la fin. C'est en vain qu'on me reproche de dire grĂÂąces sans avoir dit benedicte. Muses! vous n'en serez pas moins mes protectrices. EmpĂÂȘchez que des continuateurs tĂ©mĂ©raires ne gĂÂątent par leurs fables les vĂ©ritĂ©s que j'ai enseignĂ©es aux mortels dans ce fidĂšle rĂ©cit, ainsi qu'ils ont osĂ© falsifier Candide, l'IngĂ©nu, et les chastes aventures de la chaste Jeanne; qu'un ex-capucin a dĂ©figurĂ©es par des vers dignes des capucins; dans des Ă©ditions bataves. Qu'ils ne fassent pas ce tort Ă mon typographe, chargĂ© d'une nombreuse famille, et qui possĂšde Ă peine de quoi avoir des caractĂšres, du papier et de l'encre. O muses! imposez silence au dĂ©testable Coger, professeur de bavarderie au collĂšge Mazarin, qui n'a pas Ă©tĂ© content des discours moraux de BĂ©lisaire et de l'empereur Justinien, et qui a Ă©crit de vilains libelles diffamatoires contre ces deux grands hommes. Mettez un bĂÂąillon au pĂ©dant Larcher, qui, sans savoir un mot de l'ancien babylonien, sans avoir voyagĂ© comme moi sur les bords de l'Euphrate et du Tigre, a eu l'imprudence de soutenir que la belle Formosante, fille du plus grand roi du monde, et la princesse AldĂ©e, et toutes les femmes de cette respectable cour, allaient coucher avec tous les palefreniers de l'Asie pour de l'argent, dans le grand temple de Babylone, par principe de religion. Ce libertin de collĂšge, votre ennemi et celui de la pudeur, accuse les belles Egyptiennes de MendĂšs de n'avoir aimĂ© que des boucs, se proposant en secret, par cet exemple, de faire un tour en Egypte pour avoir enfin de bonnes aventures. Comme il ne connaĂt pas plus le moderne que l'antique, il insinue, dans l'espĂ©rance de s'introduire auprĂšs de quelque vieille, que notre incomparable Ninon, Ă l'ĂÂąge de quatre-vingts ans, coucha avec l'abbĂ© GĂ©doin, de l'AcadĂ©mie française et de celle des inscriptions et belles-lettres. Il n'a jamais entendu parler de l'abbĂ© de ChĂÂąteauneuf, qu'il prend pour l'abbĂ© GĂ©doin. Il ne connaĂt pas plus Ninon que les filles de Babylone. Muses, filles du ciel, votre ennemi Larcher fait plus il se rĂ©pand en Ă©loges sur la pĂ©dĂ©rastie; il ose dire que tous les bambins de mon pays sont sujets Ă cette infamie. Il croit se sauver en augmentant le nombre des coupables. Nobles et chastes muses, qui dĂ©testez Ă©galement le pĂ©dantisme et la pĂ©dĂ©rastie, protĂ©gez-moi contre maĂtre Larcher! Et vous, maĂtre Aliboron, dit FrĂ©ron, ci-devant soi-disant jĂ©suite, vous dont le Parnasse est tantĂÂŽt Ă BicĂÂȘtre et tantĂÂŽt au cabaret du coin; vous Ă qui l'on a rendu tant de justice sur tous les thĂ©ĂÂątres de l'Europe dans l'honnĂÂȘte comĂ©die de L'Ecossaise; vous, digne fils du prĂÂȘtre Desfontaines, qui naquĂtes de ses amours avec un de ces beaux enfants qui portent un fer et un bandeau comme le fils de VĂ©nus, et qui s'Ă©lancent comme lui dans les airs, quoiqu'ils n'aillent jamais qu'au haut des cheminĂ©es; mon cher Aliboron, pour qui j'ai toujours eu tant de tendresse, et qui m'avez fait rire un mois de suite du temps de cette Ecossaise, je vous recommande ma princesse de Babylone; dites-en bien du mal afin qu'on la lise. Je ne vous oublierai point ici, gazetier ecclĂ©siastique, illustre orateur des convulsionnaires, pĂšre de l'Eglise fondĂ©e par l'abbĂ© BĂ©cherand et par Abraham Chaumeix, ne manquez pas de dire dans vos feuilles, aussi pieuses qu'Ă©loquentes et sensĂ©es, que la Princesse de Babylone est hĂ©rĂ©tique, dĂ©iste et athĂ©e. TĂÂąchez surtout d'engager le sieur Riballier Ă faire condamner la Princesse de Babylone par la Sorbonne; vous ferez grand plaisir Ă mon libraire, Ă qui j'ai donnĂ© cette petite histoire pour ses Ă©trennes. L'Homme aux quarante Ă©cus Un vieillard,... Un vieillard, qui toujours plaint le prĂ©sent et vante le passĂ©, me disait "Mon ami, la France n'est pas aussi riche qu'elle l'a Ă©tĂ© sous Henri IV. Pourquoi? C'est que les terres ne sont pas si bien cultivĂ©es; c'est que les hommes manquent Ă la terre, et que le journalier ayant enchĂ©ri son travail, plusieurs colons laissent leurs hĂ©ritages en friche. - D'oĂÂč vient cette disette de manoeuvres? - De ce que quiconque s'est senti un peu d'industrie a embrassĂ© les mĂ©tiers de brodeur, de ciseleur, d'horloger, d'ouvrier en soie, de procureur, ou de thĂ©ologien. C'est que la rĂ©vocation de l'Ă©dit de Nantes a laissĂ© un trĂšs grand vide dans le royaume; que les religieuses et les mendiants se sont multipliĂ©s, et qu'enfin chacun a fui, autant qu'il a pu, le travail pĂ©nible de la culture, pour laquelle Dieu nous a fait naĂtre, et que nous avons rendue ignominieuse, tant nous sommes sensĂ©s! "Une autre cause de notre pauvretĂ© est dans nos besoins nouveaux. Il faut payer Ă nos voisins quatre millions d'un article, et cinq ou six d'un autre, pour mettre dans notre nez une poudre puante venue de l'AmĂ©rique; le cafĂ©, le thĂ©, le chocolat, la cochenille, l'indigo, les Ă©piceries, nous coĂ»tent plus de soixante millions par an. Tout cela Ă©tait inconnu du temps de Henri IV, aux Ă©piceries prĂšs, dont la consommation Ă©tait bien moins grande. Nous brĂ»lons cent fois plus de bougie, et nous tirons plus de la moitiĂ© de notre cire de l'Ă©tranger, parce que nous nĂ©gligeons les ruches. Nous voyons cent fois plus de diamants aux oreilles, au cou, aux mains de nos citoyennes de Paris et de nos grandes villes qu'il n'y en avait chez toutes les dames de la cour de Henri IV, en comptant la reine. Il a fallu payer presque toutes ces superfluitĂ©s argent comptant. Observez surtout que nous payons plus de quinze millions de rentes sur l'HĂÂŽtel de Ville aux Ă©trangers; et que Henri IV, Ă son avĂšnement, en ayant trouvĂ© pour deux millions en tout sur cet hĂÂŽtel imaginaire, en remboursa sagement une partie pour dĂ©livrer l'Etat de ce fardeau. ConsidĂ©rez que nos guerres civiles avaient fait verser en France les trĂ©sors du Mexique, lorsque don Phelippo el discreto voulait acheter la France, et que depuis ce temps-lĂ les guerres Ă©trangĂšres nous ont dĂ©barrassĂ©s de la moitiĂ© de notre argent. VoilĂ en partie les causes de notre pauvretĂ©. Nous la cachons sous des lambris vernis, et par l'artifice des marchandes de modes nous sommes pauvres avec goĂ»t. Il y a des financiers, des entrepreneurs, des nĂ©gociants trĂšs riches; leurs enfants, leurs gendres, sont trĂšs riches; en gĂ©nĂ©ral la nation ne l'est pas." Le raisonnement de ce vieillard, bon ou mauvais, fit sur moi une impression profonde car le curĂ© de ma paroisse, qui a toujours eu de l'amitiĂ© pour moi, m'a enseignĂ© un peu de gĂ©omĂ©trie et d'histoire, et je commence Ă rĂ©flĂ©chir, ce qui est trĂšs rare dans ma province. Je ne sais s'il avait raison en tout; mais, Ă©tant fort pauvre, je n'eus pas grand peine Ă croire que j'avais beaucoup de compagnons. DĂ©sastre de l'Homme aux quarante Ă©cus Je suis bien aise d'apprendre Ă l'univers que j'ai une terre qui me vaudrait net quarante Ă©cus de rente, n'Ă©tait la taxe Ă laquelle elle est imposĂ©e. Il parut plusieurs Ă©dits de quelques personnes qui, se trouvant de loisir, gouvernent l'Etat au coin de leur feu. Le prĂ©ambule de ces Ă©dits Ă©tait que la puissance lĂ©gislatrice et exĂ©cutrice est nĂ©e de droit divin copropriĂ©taire de ma terre, et que je lui dois au moins la moitiĂ© de ce que je mange. L'Ă©normitĂ© de l'estomac de la puissance lĂ©gislatrice et exĂ©cutrice me fit faire un grand signe de croix. Que serait-ce si cette puissance, qui prĂ©side Ă l'ordre essentiel des sociĂ©tĂ©s, avait ma terre en entier! L'un est encore plus divin que l'autre. Monsieur le contrĂÂŽleur gĂ©nĂ©ral sait que je ne payais en tout que douze livres; que c'Ă©tait un fardeau trĂšs pesant pour moi, et que j'y aurais succombĂ© si Dieu ne m'avait donnĂ© le gĂ©nie de faire des paniers d'osier, qui m'aidaient Ă supporter ma misĂšre. Comment donc pourrai-je tout d'un coup donner au roi vingt Ă©cus? Les nouveaux ministres disaient encore dans leur prĂ©ambule qu'on ne doit taxer que les terres, parce que tout vient de la terre, jusqu'Ă la pluie, et que par consĂ©quent il n'y a que les fruits de la terre qui doivent l'impĂÂŽt. Un de leurs huissiers vint chez moi dans la derniĂšre guerre; il me demanda pour ma quote-part trois setiers de blĂ© et un sac de fĂšves, le tout valant vingt Ă©cus, pour soutenir la guerre qu'on faisait, et dont je n'ai jamais su la raison, ayant seulement entendu dire que, dans cette guerre, il n'y avait rien Ă gagner du tout pour mon pays, et beaucoup Ă perdre. Comme je n'avais alors ni blĂ©, ni fĂšves, ni argent, la puissance lĂ©gislatrice et exĂ©cutrice me fit traĂner en prison, et on fit la guerre comme on put. En sortant de mon cachot, n'ayant que la peau sur les os, je rencontrai un homme joufflu et vermeil dans un carrosse Ă six chevaux; il avait six laquais, et donnait Ă chacun d'eux pour gages le double de mon revenu. Son maĂtre d'hĂÂŽtel, aussi vermeil que lui, avait deux mille francs d'appointements, et lui en volait par an vingt mille. Sa maĂtresse lui coĂ»tait quarante mille Ă©cus en six mois; je l'avais connu autrefois dans le temps qu'il Ă©tait moins riche que moi il m'avoua, pour me consoler, qu'il jouissait de quatre cent mille livres de rente. "Vous en payez donc deux cent mille Ă l'Etat, lui dis-je, pour soutenir la guerre avantageuse que nous avons; car moi, qui n'ai juste que mes cent vingt livres, il faut que j'en paye la moitiĂ©. - Moi, dit-il, que je contribue aux besoins de l'Etat! Vous voulez rire, mon ami; j'ai hĂ©ritĂ© d'un oncle qui avait gagnĂ© huit millions Ă Cadix et Ă Surate; je n'ai pas un pouce de terre, tout mon bien est en contrats, en billets sur la place je ne dois rien Ă l'Etat; c'est Ă vous de donner la moitiĂ© de votre subsistance, vous qui ĂÂȘtes un seigneur terrien. Ne voyez-vous pas que, si le ministre des finances exigeait de moi quelques secours pour la patrie, il serait un imbĂ©cile qui ne saurait pas calculer? Car tout vient de la terre; l'argent et les billets ne sont que des gages d'Ă©change au lieu de mettre sur une carte au pharaon cent setiers de blĂ©, cent boeufs, mille moutons, et deux cents sacs d'avoine, je joue des rouleaux d'or qui reprĂ©sentent ces denrĂ©es dĂ©goĂ»tantes. Si, aprĂšs avoir mis l'impĂÂŽt unique sur ces denrĂ©es, on venait encore me demander de l'argent, ne voyez-vous pas que ce serait un double emploi? que ce serait demander deux fois la mĂÂȘme chose? Mon oncle vendit Ă Cadix pour deux millions de votre blĂ©, et pour deux millions d'Ă©toffes fabriquĂ©es avec votre laine il gagna plus de cent pour cent dans ces deux affaires. Vous concevez bien que ce profit fut fait sur des terres dĂ©jĂ taxĂ©es ce que mon oncle achetait dix sous de vous, il le revendait plus de cinquante francs au Mexique; et, tous frais faits, il est revenu avec huit millions. Vous sentez bien qu'il serait d'une horrible injustice de lui redemander quelques oboles sur les dix sous qu'il vous donna. Si vingt neveux comme moi, dont les oncles auraient gagnĂ© dans le bon temps chacun huit millions au Mexique, Ă Buenos-Ayres, Ă Lima, Ă Surate ou Ă PondichĂ©ry, prĂÂȘtaient seulement Ă l'Etat chacun deux cent mille franc dans les besoins urgents de la patrie, cela produirait quatre millions quelle horreur! Payez mon ami, vous qui jouissez en paix d'un revenu clair et net de quarante Ă©cus; servez bien la patrie, et venez quelquefois dĂner avec ma livrĂ©e." Ce discours plausible me fit beaucoup rĂ©flĂ©chir, et ne me consola guĂšre. Entretien avec un gĂ©omĂštre Il arrive quelquefois qu'on ne peut rien rĂ©pondre, et qu'on n'est pas persuadĂ©. On est atterrĂ© sans pouvoir ĂÂȘtre convaincu. On sent dans le fond de son ĂÂąme un scrupule, une rĂ©pugnance qui nous empĂÂȘche de croire ce qu'on nous a prouvĂ©. Un gĂ©omĂštre vous dĂ©montre qu'entre un cercle et une tangente vous pouvez faire passer une infinitĂ© de lignes courbes, et que vous n'en pouvez faire passer une droite vos yeux, votre raison, vous disent le contraire. Le gĂ©omĂštre vous rĂ©pond gravement que c'est lĂ un infini du second ordre. Vous vous taisez, et vous vous en retournez tout stupĂ©fait, sans avoir aucune idĂ©e nette, sans rien comprendre, et sans rien rĂ©pliquer. Vous consultez un gĂ©omĂštre de meilleure foi, qui vous explique le mystĂšre. "Nous supposons, dit-il, ce qui ne peut ĂÂȘtre dans la nature, des lignes qui ont de la longueur sans largeur il est impossible, physiquement parlant, qu'une ligne rĂ©elle en pĂ©nĂštre une autre. Nulle courbe, ni nulle droite rĂ©elle ne peut passer entre deux lignes rĂ©elles qui se touchent ce ne sont lĂ que des jeux de l'entendement, des chimĂšres idĂ©ales; et la vĂ©ritable gĂ©omĂ©trie est l'art de mesurer les choses existantes." Je fus trĂšs content de l'aveu de ce sage mathĂ©maticien, et je me mis Ă rire, dans mon malheur, d'apprendre qu'il y avait de la charlatanerie jusque dans la science qu'on appelle la haute science. Mon gĂ©omĂštre Ă©tait un citoyen philosophe qui avait daignĂ© quelquefois causer avec moi dans ma chaumiĂšre. Je lui dis "Monsieur, vous avez tĂÂąchĂ© d'Ă©clairer les badauds de Paris sur le plus grand intĂ©rĂÂȘt des hommes, la durĂ©e de la vie humaine. Le ministĂšre a connu par vous seul ce qu'il doit donner aux rentiers viagers, selon leurs diffĂ©rents ĂÂąges. Vous avez proposĂ© de donner aux maisons de la ville l'eau qui leur manque, et de nous sauver enfin de l'opprobre et du ridicule d'entendre toujours crier Ă l'eau, et de voir des femmes enfermĂ©es dans un cerceau oblong porter deux seaux d'eau, pesant ensemble trente livres, Ă un quatriĂšme Ă©tage auprĂšs d'un privĂ©. Faites-moi, je vous prie, l'amitiĂ© de me dire combien il y a d'animaux Ă deux mains et Ă deux pieds en France. Le gĂ©omĂštre On prĂ©tend qu'il y en a environ vingt millions, et je veux bien adopter ce calcul trĂšs probable, en attendant qu'on le vĂ©rifie; ce qui serait trĂšs aisĂ©, et qu'on n'a pas encore fait, parce qu'on ne s'avise jamais de tout. L'homme aux quarante Ă©cus Combien croyez-vous que le territoire de France contienne d'arpents? Le gĂ©omĂštre Cent trente millions, dont presque la moitiĂ© est en chemins, en villes, villages, landes, bruyĂšres, marais, sables, terres stĂ©riles, couvents inutiles, jardins de plaisance plus agrĂ©ables qu'utiles, terrains incultes, mauvais terrains mal cultivĂ©s. On pourrait rĂ©duire les terres d'un bon rapport Ă soixante et quinze millions d'arpents carrĂ©s; mais comptons-en quatre-vingt millions on ne saurait trop faire pour sa patrie. L'homme aux quarante Ă©cus Combien croyez-vous que chaque arpent rapporte l'un dans l'autre, annĂ©e commune, en blĂ©s, en semence de toute espĂšce, vins, Ă©tangs, bois, mĂ©taux, bestiaux, fruits, laines, soies, lait, huiles, tous frais faits, sans compter l'impĂÂŽt? Le gĂ©omĂštre Mais, s'ils produisent chacun vingt-cinq livres, c'est beaucoup; cependant mettons trente livres, pour ne pas dĂ©courager nos concitoyens. Il y a des arpents qui produisent des valeurs renaissantes estimĂ©es trois cents livres; il y en a qui produisent trois livres. La moyenne proportionnelle entre trois et trois cents est trente car vous voyez bien que trois est Ă trente comme trente est Ă trois cents. Il est vrai que, s'il y avait beaucoup d'arpents Ă trente livres, et trĂšs peu Ă trois cents livres, notre compte ne s'y trouverait pas; mais, encore une fois, je ne veux point chicaner. L'homme aux quarante Ă©cus Eh bien! monsieur, combien les quatre-vingt millions d'arpents donneront-ils de revenu, estimĂ© en argent? Le gĂ©omĂštre Le compte est tout fait cela produit par an deux milliards quatre cents millions de livres numĂ©raires au cours de ce jour. L'homme aux quarante Ă©cus J'ai lu que Salomon possĂ©dait lui seul vingt-cinq milliards d'argent comptant; et certainement il n'y a pas deux milliards quatre cents millions d'espĂšces circulantes dans la France, qu'on m'a dit ĂÂȘtre beaucoup plus grande et plus riche que le pays de Salomon. Le gĂ©omĂštre C'est lĂ le mystĂšre il y a peut-ĂÂȘtre Ă prĂ©sent environ neuf cents millions d'argent circulant dans le royaume, et cet argent, passant de main en main, suffit pour payer toutes les denrĂ©es et tous les travaux; le mĂÂȘme Ă©cu peut passer mille fois de la poche du cultivateur dans celle du cabaretier et du commis des aides. L'homme aux quarante Ă©cus J'entends. Mais vous m'avez dit que nous sommes vingt millions d'habitants, hommes et femmes, vieillards et enfants combien pour chacun, s'il vous plaĂt? Le gĂ©omĂštre Cent vingt livres, ou quarante Ă©cus. L'homme aux quarante Ă©cus Vous avez devinĂ© tout juste mon revenu j'ai quatre arpents qui, en comptant les annĂ©es de repos mĂÂȘlĂ©es avec les annĂ©es de produit, me valent cent vingt livres; c'est peu de chose. Quoi! si chacun avait une portion Ă©gale, comme dans l'ĂÂąge d'or, chacun n'aurait que cinq louis d'or par an? Le gĂ©omĂštre Pas davantage, suivant notre calcul, que j'ai un peu enflĂ©. Tel est l'Ă©tat de la nature humaine. La vie et la fortune sont bien bornĂ©es on ne vit Ă Paris, l'un portant l'autre, que vingt-deux Ă vingt-trois ans; et l'un portant l'autre, on n'a tout au plus que cent vingt livres par an Ă dĂ©penser c'est-Ă -dire que votre nourriture, votre vĂÂȘtement, votre logement, vos meubles, sont reprĂ©sentĂ©s par la somme de cent vingt livres. L'homme aux quarante Ă©cus HĂ©las! que vous ai-je fait pour m'ĂÂŽter ainsi la fortune et la vie? Est-il vrai que je n'aie que vingt-trois ans Ă vivre, Ă moins que je ne vole la part de mes camarades? Le gĂ©omĂštre Cela est incontestable dans la bonne ville de Paris; mais de ces vingt-trois ans il en faut retrancher au moins dix de votre enfance car l'enfance n'est pas une jouissance de la vie, c'est une prĂ©paration, c'est le vestibule de l'Ă©difice, c'est l'arbre qui n'a pas encore donnĂ© de fruits, c'est le crĂ©puscule d'un jour. Retranchez des treize annĂ©es qui vous restent le temps du sommeil et celui de l'ennui, c'est au moins la moitiĂ© reste six ans et demi que vous passez dans le chagrin, les douleurs, quelques plaisirs, et l'espĂ©rance. L'homme aux quarante Ă©cus MisĂ©ricorde! votre compte ne va pas Ă trois ans d'une existence supportable. Le gĂ©omĂštre Ce n'est pas ma faute. La nature se soucie fort peu des individus. Il y a d'autres insectes qui ne vivent qu'un jour, mais dont l'espĂšce dure Ă jamais. La nature est comme ces grands princes qui comptent pour rien la perte de quatre cent mille hommes, pourvu qu'ils viennent Ă bout de leurs augustes desseins. L'homme aux quarante Ă©cus Quarante Ă©cus, et trois ans Ă vivre! quelle ressource imagineriez-vous contre ces deux malĂ©dictions? Le gĂ©omĂštre Pour la vie, il faudrait rendre dans Paris l'air plus pur, que les hommes mangeassent moins, qu'ils fissent plus d'exercice, que les mĂšres allaitassent leurs enfants, qu'on ne fĂ»t plus assez malavisĂ© pour craindre l'inoculation c'est ce que j'ai dĂ©jĂ dit, et pour la fortune, il n'y a qu'Ă se marier, et faire des garçons et des filles. L'homme aux quarante Ă©cus Quoi! le moyen de vivre commodĂ©ment est d'associer ma misĂšre Ă celle d'un autre? Le gĂ©omĂštre Cinq ou six misĂšres ensemble font un Ă©tablissement trĂšs tolĂ©rable. Ayez une brave femme, deux garçons et deux filles seulement, cela fait sept cent vingt livres pour votre petit mĂ©nage, supposĂ© que justice soit faite, et que chaque individu ait cent vingt livres de rente. Vos enfants en bas ĂÂąge ne vous coĂ»tent presque rien; devenus grands, ils vous soulagent; leurs secours mutuels vous sauvent presque toutes les dĂ©penses, et vous vivez trĂšs heureusement en philosophe, pourvu que ces messieurs qui gouvernent l'Etat n'aient pas la barbarie de vous extorquer Ă chacun vingt Ă©cus par an; mais le malheur est que nous ne sommes plus dans l'ĂÂąge d'or, oĂÂč les hommes, nĂ©s tous Ă©gaux, avaient Ă©galement part aux productions succulentes d'une terre non cultivĂ©e. Il s'en faut beaucoup aujourd'hui que chaque ĂÂȘtre Ă deux mains et Ă deux pieds possĂšde un fonds de cent vingt livres de revenu. L'homme aux quarante Ă©cus Ah! vous nous ruinez. Vous nous disiez tout Ă l'heure que dans un pays oĂÂč il y a quatre-vingt millions d'arpents de terre assez bonne, et vingt millions d'habitants, chacun doit jouir de cent vingt livres de rente, et vous nous les ĂÂŽtez! Le gĂ©omĂštre Je comptais suivant les registres du siĂšcle d'or, et il faut compter suivant le siĂšcle de fer. Il y a beaucoup d'habitants qui n'ont que la valeur de dix Ă©cus de rente, d'autres qui n'en ont que quatre ou cinq, et plus de six millions d'hommes qui n'ont absolument rien. L'homme aux quarante Ă©cus Mais ils mourraient de faim au bout de trois jours. Le gĂ©omĂštre Point du tout les autres qui possĂšdent leurs portions les font travailler, et partagent avec eux; c'est ce qui paye le thĂ©ologien, le confiturier, l'apothicaire, le prĂ©dicateur, le comĂ©dien, le procureur et le fiacre. Vous vous ĂÂȘtes cru Ă plaindre de n'avoir que cent vingt livres Ă dĂ©penser par an, rĂ©duites Ă cent huit livres Ă cause de votre taxe de douze francs; mais regardez les soldats qui donnent leur sang pour la patrie ils ne disposent, Ă quatre sous par jour, que de soixante et treize livres, et ils vivent gaiement en s'associant par chambrĂ©es. L'homme aux quarante Ă©cus Ainsi donc un ex-jĂ©suite a plus de cinq fois la paye de soldat. Cependant les soldats ont rendu plus de services Ă l'Etat sous les yeux du roi Ă Fontenoy, Ă Laufelt, au siĂšge de Fribourg, que n'en a jamais rendu le rĂ©vĂ©rend pĂšre La Valette. Le gĂ©omĂštre Rien n'est plus vrai; et mĂÂȘme chaque jĂ©suite devenu libre a plus Ă dĂ©penser qu'il ne coĂ»tait Ă son couvent il y en a mĂÂȘme qui ont gagnĂ© beaucoup d'argent Ă faire des brochures contre les parlements, comme le rĂ©vĂ©rend pĂšre Patouiller et le rĂ©vĂ©rend pĂšre Nonotte. Chacun s'ingĂ©nie dans ce monde l'un est Ă la tĂÂȘte d'une manufacture d'Ă©toffes; l'autre de porcelaine; un autre entreprend l'opĂ©ra; celui-ci fait la gazette ecclĂ©siastique; cet autre, une tragĂ©die bourgeoise, ou un roman dans le goĂ»t anglais; il entretient le papetier, le marchand d'encre, le libraire, le colporteur, qui sans lui demanderaient l'aumĂÂŽne. Ce n'est enfin que la restitution de cent vingt livres Ă ceux qui n'ont rien qui fait fleurir l'Etat. L'homme aux quarante Ă©cus Parfaite maniĂšre de fleurir! Le gĂ©omĂštre Il n'y en a point d'autre par tout pays le riche fait vivre le pauvre. VoilĂ l'unique source de l'industrie du commerce. Plus la nation est industrieuse, plus elle gagne sur l'Ă©tranger. Si nous attrapions de l'Ă©tranger dix millions par an pour la balance du commerce, il y aurait dans vingt ans deux cents millions de plus dans l'Etat ce serait dix francs de plus Ă rĂ©partir loyalement sur chaque tĂÂȘte, c'est-Ă -dire que les nĂ©gociants feraient gagner Ă chaque pauvre dix francs de plus dans l'espĂ©rance de faire des gains encore plus considĂ©rables; mais le commerce a ses bornes, comme la fertilitĂ© de la terre autrement la progression irait Ă l'infini; et puis il n'est pas sĂ»r que la balance de notre commerce nous soit toujours favorable il y a des temps oĂÂč nous perdons. L'homme aux quarante Ă©cus J'ai entendu parler beaucoup de population. Si nous nous avisions de faire le double d'enfants de ce que nous en faisons, si notre patrie Ă©tait peuplĂ©e du double, si nous avions quarante millions d'habitants au lieu de vingt, qu'arriverait-il? Le gĂ©omĂštre Il arriverait que chacun n'aurait Ă dĂ©penser que vingt Ă©cus, l'un portant l'autre, ou qu'il faudrait que la terre rendĂt le double de ce qu'elle rend, ou qu'il y aurait le double de pauvres, ou qu'il faudrait avoir le double d'industrie, et gagner le double sur l'Ă©tranger, ou envoyer la moitiĂ© de la nation en AmĂ©rique, ou que la moitiĂ© de la nation mangeĂÂąt l'autre. L'homme aux quarante Ă©cus Contentons-nous donc de nos vingt millions d'hommes et de nos cent vingt livres par tĂÂȘte, rĂ©parties comme il plaĂt Ă Dieu; mais cette situation est triste, et votre siĂšcle de fer est bien dur. Le gĂ©omĂštre Il n'y a aucune nation qui soit mieux, et il en est beaucoup qui sont plus mal. Croyez-vous qu'il y ait dans le Nord de quoi donner la valeur de cent vingt de mes livres Ă chaque habitant? S'ils avaient eu l'Ă©quivalent, les Huns, les Goths, les Vandales et les Francs n'auraient pas dĂ©sertĂ© leur patrie pour aller s'Ă©tablir ailleurs, le fer et la flamme Ă la main. L'homme aux quarante Ă©cus Si je vous laissais dire, vous me persuaderiez bientĂÂŽt que je suis heureux avec mes cent vingt francs. Le gĂ©omĂštre Si vous pensiez ĂÂȘtre heureux, en ce cas vous le seriez. L'homme aux quarante Ă©cus On ne peut s'imaginer ĂÂȘtre ce qu'on n'est pas, Ă moins qu'on ne soit fou. Le gĂ©omĂštre Je vous ai dĂ©jĂ dit que, pour ĂÂȘtre plus Ă votre aise et plus heureux que vous n'ĂÂȘtes, il faut que vous preniez une femme; mais j'ajouterai qu'elle doit avoir comme vous cent vingt livres de rente, c'est-Ă -dire quatre arpents Ă dix Ă©cus l'arpent. Les anciens Romains n'en avaient chacun que trois. Si vos enfants sont industrieux, ils pourront en gagner chacun autant en travaillant pour les autres. L'homme aux quarante Ă©cus Ainsi ils ne pourront avoir de l'argent sans que d'autres en perdent. Le gĂ©omĂštre C'est la loi de toutes les nations; on ne respire qu'Ă ce prix. L'homme aux quarante Ă©cus Et il faudra que ma femme et moi nous donnions chacun la moitiĂ© de notre rĂ©colte Ă la puissance lĂ©gislatrice et exĂ©cutrice, et que les nouveaux ministres d'Etat nous enlĂšvent la moitiĂ© du prix de nos sueurs et de la substance de nos pauvres enfants avant qu'ils puissent gagner leur vie! Dites-moi, je vous prie, combien nos nouveaux ministres font entrer d'argent de droit divin dans les coffres du roi. Le gĂ©omĂštre Vous payez vingt Ă©cus pour quatre arpents qui vous en rapportent quarante. L'homme riche qui possĂšde quatre cents arpents payera deux mille Ă©cus par ce nouveau tarif, et les quatre-vingt millions d'arpents rendront au roi douze cents millions de livres par annĂ©e, ou quatre cents millions d'Ă©cus. L'homme aux quarante Ă©cus Cela me paraĂt impraticable et impossible. Le gĂ©omĂštre Vous avez trĂšs grande raison, et cette impossibilitĂ© est une dĂ©monstration gĂ©omĂ©trique qu'il y a un vice fondamental de raisonnement dans nos nouveaux ministres. L'homme aux quarante Ă©cus N'y a-t-il pas aussi une prodigieuse injustice dĂ©montrĂ©e Ă me prendre la moitiĂ© de mon blĂ©, de mon chanvre, de la laine de mes moutons, etc., et de n'exiger aucun secours de ceux qui auront gagnĂ© dix ou vingt, ou trente mille livres de rente avec mon chanvre, dont ils ont tissu de la toile; avec ma laine, dont ils ont fabriquĂ© des draps; avec mon blĂ©, qu'ils auront vendu plus cher qu'ils ne l'ont achetĂ©? Le gĂ©omĂštre L'injustice de cette administration est aussi Ă©vidente que son calcul est erronĂ©. Il faut que l'industrie soit favorisĂ©e; mais il faut que l'industrie opulente secoure l'Etat. Cette industrie vous a certainement ĂÂŽtĂ© une partie de vos cent vingt livres, et se les est appropriĂ©es en vous vendant vos chemises et votre habit vingt fois plus cher qu'ils ne vous auraient coĂ»tĂ© si vous les aviez faits vous-mĂÂȘme. Le manufacturier, qui s'est enrichi Ă vos dĂ©pens, a, je l'avoue, donnĂ© un salaire Ă ses ouvriers, qui n'avaient rien par eux-mĂÂȘmes; mais il a retenu pour lui, chaque annĂ©e, une somme qui lui a valu enfin trente mille livres de rente; il a donc acquis cette fortune Ă vos dĂ©pens; vous ne pourrez jamais lui vendre vos denrĂ©es assez cher pour vous rembourser de ce qu'il a gagnĂ© sur vous; car, si vous tentiez ce surhaussement, il en ferait venir de l'Ă©tranger Ă meilleur prix. Une preuve que cela est ainsi, c'est qu'il reste toujours possesseur de ses trente mille livres de rente, et vous restez avec vos cent vingt livres, qui diminuent souvent, bien loin d'augmenter. Il est donc nĂ©cessaire et Ă©quitable que l'industrie raffinĂ©e du nĂ©gociant paye plus que l'industrie grossiĂšre du laboureur. Il en est de mĂÂȘme des receveurs des deniers publics. Votre taxe avait Ă©tĂ© jusqu'ici de douze francs avant que nos grands ministres vous eussent pris vingt Ă©cus. Sur ces douze francs, le publicain retenait dix sols pour lui. Si dans votre province il y a cinq cent mille ĂÂąmes, il aura gagnĂ© deux cent cinquante mille francs par an. Qu'il en dĂ©pense cinquante, il est clair qu'au bout de dix ans il aura deux millions de bien. Il est trĂšs juste qu'il contribue Ă proportion, sans quoi tout serait perverti et bouleversĂ©. L'homme aux quarante Ă©cus Je vous remercie d'avoir taxĂ© ce financier, cela soulage mon imagination; mais puisqu'il a si bien augmentĂ© son superflu, comment puis-je faire pour accroĂtre aussi ma petite fortune? Le gĂ©omĂštre Je vous l'ai dĂ©jĂ dit, en vous mariant, en travaillant, en tĂÂąchant de tirer de votre terre quelques gerbes de plus que ce qu'elle vous produisait. L'homme aux quarante Ă©cus Je suppose que j'aie bien travaillĂ©; que toute la nation en ait fait autant; que la puissance lĂ©gislatrice et exĂ©cutrice en ait reçu un plus gros tribut combien la nation a-t-elle gagnĂ© au bout de l'annĂ©e? Le gĂ©omĂštre Rien du tout; Ă moins qu'elle n'ait fait un commerce Ă©tranger utile; mais elle aura vĂ©cu plus commodĂ©ment. Chacun aura eu Ă proportion plus d'habits, de chemises, de meubles, qu'il n'en avait auparavant. Il y aura eu dans l'Etat une circulation plus abondante; les salaires auront Ă©tĂ© augmentĂ©s avec le temps Ă peu prĂšs en proportion du nombre de gerbes de blĂ©, de toisons de moutons, de cuirs de boeufs, de cerfs et de chĂšvres qui auront Ă©tĂ© employĂ©s, de grappes de raisin qu'on aura foulĂ©es dans le pressoir. On aura payĂ© au roi plus de valeurs de denrĂ©es en argent, et le roi aura rendu plus de valeurs Ă tous ceux qu'il aura fait travailler sous ses ordres; mais il n'y aura pas un Ă©cu de plus dans le royaume. L'homme aux quarante Ă©cus Que restera-t-il donc Ă la puissance au bout de l'annĂ©e? Le gĂ©omĂštre Rien, encore une fois; c'est ce qui arrive Ă toute puissance elle ne thĂ©saurise pas; elle a Ă©tĂ© nourrie, vĂÂȘtue, logĂ©e, meublĂ©e; tout le monde l'a Ă©tĂ© aussi, chacun suivant son Ă©tat; et, si elle thĂ©saurise, elle a arrachĂ© Ă la circulation autant d'argent qu'elle en a entassĂ©; elle a fait autant de malheureux qu'elle a mis de fois quarante Ă©cus dans ses coffres. L'homme aux quarante Ă©cus Mais ce grand Henri IV n'Ă©tait donc qu'un vilain, un ladre, un pillard car on m'a contĂ© qu'il avait encaquĂ© dans la Bastille plus de cinquante millions de notre monnaie d'aujourd'hui? Le gĂ©omĂštre C'Ă©tait un homme aussi bon, aussi prudent que valeureux. Il allait faire une juste guerre, et en amassant dans ses coffres vingt-deux millions de son temps, en ayant encore Ă recevoir plus de vingt autres qu'il laissait circuler, il Ă©pargnait Ă son peuple plus de cent millions qu'il en aurait coĂ»tĂ© s'il n'avait pas pris ces utiles mesures. Il se rendait moralement sĂ»r du succĂšs contre un ennemi qui n'avait pas les mĂÂȘmes prĂ©cautions. Le calcul des probabilitĂ©s Ă©tait prodigieusement en sa faveur. Ces vingt-deux millions encaissĂ©s prouvaient qu'il y avait alors dans le royaume la valeur de vingt-deux millions d'excĂ©dent dans les biens de la terre ainsi personne ne souffrait. L'homme aux quarante Ă©cus Mon vieillard me l'avait bien dit qu'on Ă©tait Ă proportion plus riche sous l'administration du duc de Sully que sous celle des nouveaux ministres, qui ont mis l'impĂÂŽt unique, et qui m'ont pris vingt Ă©cus sur quarante. Dites-moi, je vous prie, y a-t-il une nation au monde qui jouisse de ce beau bĂ©nĂ©fice de l'impĂÂŽt unique? Le gĂ©omĂštre Pas une nation opulente. Les Anglais, qui ne rient guĂšre, se sont mis Ă rire quand ils ont appris que des gens d'esprit avaient proposĂ© parmi nous cette administration. Les Chinois exigent une taxe de tous les vaisseaux marchands qui abordent Ă Canton; les Hollandais payent Ă Nangasaki, quand ils sont reçus au Japon sous prĂ©texte qu'ils ne sont pas chrĂ©tiens; les Lapons et les SamoyĂšdes, Ă la vĂ©ritĂ©, sont soumis Ă un impĂÂŽt unique en peaux de martres; la rĂ©publique de Saint-Marin ne paye que des dĂmes pour entretenir l'Etat dans sa splendeur. Il y a dans notre Europe une nation cĂ©lĂšbre par son Ă©quitĂ© et par sa valeur qui ne paye aucune taxe c'est le peuple helvĂ©tien. Mais voici ce qui est arrivĂ© ce peuple s'est mis Ă la place des ducs d'Autriche et de Zeringue, les petits cantons sont dĂ©mocratiques et trĂšs pauvres; chaque habitant y paye une somme trĂšs modique pour les besoins de la petite rĂ©publique. Dans les cantons riches, on est chargĂ© envers l'Etat des redevances que les archiducs d'Autriche et les seigneurs fonciers exigeaient les cantons protestants sont Ă proportion du double plus riches que les catholiques, parce que l'Etat y possĂšde les biens des moines. Ceux qui Ă©taient sujets des archiducs d'Autriche, des ducs de Zeringue, et des moines, le sont aujourd'hui de la patrie; ils payent Ă cette patrie les mĂÂȘmes dĂmes, les mĂÂȘmes droits, les mĂÂȘmes lods et ventes qu'ils payent Ă leurs anciens maĂtres; et, comme les sujets en gĂ©nĂ©ral ont trĂšs peu de commerce, le nĂ©goce n'est assujetti Ă aucune charge, exceptĂ© de petits droits d'entrepĂÂŽt les hommes trafiquent de leur valeur avec les puissances Ă©trangĂšres, et se vendent pour quelques annĂ©es, ce qui fait entrer quelque argent dans leur pays Ă nos dĂ©pens; et c'est un exemple aussi unique dans le monde policĂ© que l'est l'impĂÂŽt Ă©tabli par vos nouveaux lĂ©gislateurs. L'homme aux quarante Ă©cus Ainsi, monsieur, les Suisses ne sont pas de droit divin dĂ©pouillĂ©s de la moitiĂ© de leurs biens; et celui qui possĂšde quatre vaches n'en donne pas deux Ă l'Etat? Le gĂ©omĂštre Non, sans doute. Dans un canton, sur treize tonneaux de vin on en donne un et on en boit douze. Dans un autre canton, on paye la douziĂšme partie et on en boit onze. L'homme aux quarante Ă©cus Ah! qu'on me fasse Suisse! Le maudit impĂÂŽt que l'impĂÂŽt unique et inique qui m'a rĂ©duit Ă demander l'aumĂÂŽne! Mais trois ou quatre cents impĂÂŽts, dont les noms mĂÂȘme me sont impossibles Ă retenir et Ă prononcer, sont-ils plus justes et plus honnĂÂȘtes? Y a-t-il jamais eu un lĂ©gislateur qui, en fondant un Etat, ait imaginĂ© de crĂ©er des conseillers du roi mesureurs de charbons, jaugeurs de vin, mouleurs de bois, langueyeurs de porcs, contrĂÂŽleurs de beurre salĂ©? d'entretenir une armĂ©e de faquins deux fois plus nombreuse que celle d'Alexandre, commandĂ©e par soixante gĂ©nĂ©raux qui mettent le pays Ă contribution, qui remportent des victoires signalĂ©es tous les jours, qui font des prisonniers, et qui quelquefois les sacrifient en l'air ou sur un petit thĂ©ĂÂątre de planches, comme faisaient les anciens Scythes, Ă ce que m'a dit mon curĂ©? Une telle lĂ©gislation, contre laquelle tant de cris s'Ă©levaient, et qui faisait verser tant de larmes, valait-elle mieux que celle qui m'ĂÂŽte tout d'un coup nettement et paisiblement la moitiĂ© de mon existence? J'ai peur qu'Ă bien compter on ne m'en prĂt en dĂ©tail les trois quarts sous l'ancienne finance. Le gĂ©omĂštre Iliacos intra muros peccatur et extra. Est modus in rebus. Caveas ne quid nimis. L'homme aux quarante Ă©cus J'ai appris un peu d'histoire et de gĂ©omĂ©trie, mais je ne sais pas le latin. Le gĂ©omĂštre Cela signifie Ă peu prĂšs "On a tort des deux cĂÂŽtĂ©s. Gardez le milieu en tout. Rien de trop." L'homme aux quarante Ă©cus. Oui, rien de trop, c'est ma situation; mais je n'ai pas assez. Le gĂ©omĂštre Je conviens que vous pĂ©rirez de faim, et moi aussi, et l'Etat aussi, supposĂ© que la nouvelle administration dure seulement deux ans; mais il faut espĂ©rer que Dieu aura pitiĂ© de nous. L'homme aux quarante Ă©cus On passe sa vie Ă espĂ©rer, et on meurt en espĂ©rant. Adieu, monsieur; vous m'avez instruit, mais j'ai le coeur navrĂ©. Le gĂ©omĂštre C'est souvent le fruit de la science. Aventure avec un carme. Quand j'eus bien remerciĂ© l'acadĂ©micien de l'AcadĂ©mie des Science de m'avoir mis au fait, je m'en allai tout pantois, louant la Providence, mais grommelant entre mes dents ces tristes paroles "Vingt Ă©cus de rente seulement pour vivre, et n'avoir que vingt-deux ans Ă vivre! HĂ©las! puisse notre vie ĂÂȘtre encore plus courte, puisqu'elle est si malheureuse!" Je me trouvai bientĂÂŽt vis-Ă -vis d'une maison superbe. Je sentais dĂ©jĂ la faim; je n'avais pas seulement la cent vingtiĂšme partie de la somme qui appartient de droit Ă chaque individu; mais dĂšs qu'on m'eut appris que ce palais Ă©tait le couvent des rĂ©vĂ©rends pĂšres carmes dĂ©chaussĂ©s, je conçus de grandes espĂ©rances, et je dis "Puisque ces saints sont assez humbles pour marcher pieds nus, ils seront assez charitables pour me donner Ă dĂner." Je sonnai; un carme vint "Que voulez-vous, mon fils? - Du pain, mon rĂ©vĂ©rend pĂšre; les nouveaux Ă©dits m'ont tout ĂÂŽtĂ©. - Mon fils, nous demandons nous-mĂÂȘmes l'aumĂÂŽne; nous ne la faisons pas. - Quoi! votre saint institut vous ordonne de n'avoir pas de souliers, et vous avez une maison de prince! et vous me refusez Ă manger! - Mon fils, il est vrai que nous sommes sans souliers et sans bas c'est une dĂ©pense de moins; mais nous n'avons pas plus froid aux pieds qu'aux mains; et si notre saint institut nous avait ordonnĂ© d'aller cul nu, nous n'aurions point froid au derriĂšre. A l'Ă©gard de notre belle maison, nous l'avons aisĂ©ment bĂÂątie, parce que nous avons cent mille livres de rente en maisons dans la mĂÂȘme rue. - Ah! ah! vous me laissez mourir de faim, et vous avez cent mille livres de rente! Vous en rendez donc cinquante mille au nouveau gouvernement? - Dieu nous prĂ©serve de payer une obole! Le seul produit de la terre cultivĂ©e par des mains laborieuses, endurcies de calus et mouillĂ©es de larmes, doit des tributs Ă la puissance lĂ©gislatrice et exĂ©cutrice. Les aumĂÂŽnes qu'on nous a donnĂ©es nous ont mis en Ă©tat de faire bĂÂątir ces maisons, dont nous tirons cent mille livres par an; mais ces aumĂÂŽnes venant des fruits de la terre, ayant dĂ©jĂ payĂ© le tribut, elles ne doivent pas payer deux fois elles ont sanctifiĂ© les fidĂšles qui se sont appauvris en nous enrichissant, et nous continuons Ă demander l'aumĂÂŽne et Ă mettre Ă contribution le faubourg St-Germain pour sanctifier encore les fidĂšles." Ayant dit ces mots, le carme me ferma la porte au nez. Je passai par-devant l'hĂÂŽtel des mousquetaires gris; je contai la chose Ă un de ces messieurs ils me donnĂšrent un bon dĂner et un Ă©cu. L'un d'eux proposa d'aller brĂ»ler le couvent; mais un mousquetaire plus sage lui montra que le temps n'Ă©tait pas encore venu, et le pria d'attendre encore deux ou trois ans. Audience de M. le ContrĂÂŽleur gĂ©nĂ©ral J'allai, avec mon Ă©cu, prĂ©senter un placet Ă M. le ContrĂÂŽleur gĂ©nĂ©ral, qui donnait audience ce jour-lĂ . Son antichambre Ă©tait remplie de gens de toute espĂšce. Il y avait surtout des visages encore plus pleins, des ventres plus rebondis, des mines plus fiĂšres que mon homme aux huit millions. Je n'osais m'approcher; je les voyais, et ils ne me voyaient pas. Un moine, gros dĂ©cimateur, avait intentĂ© un procĂšs Ă des citoyens qu'il appelait ses paysans. Il avait dĂ©jĂ plus de revenu que la moitiĂ© de ses paroissiens ensemble, et de plus il Ă©tait seigneur de fief. Il prĂ©tendait que ses vassaux, ayant converti avec des peines extrĂÂȘmes leurs bruyĂšres en vignes, ils lui devaient la dixiĂšme partie de leur vin, ce qui faisait, en comptant le prix du travail et des Ă©chalas, et des futailles, et du cellier, plus du quart de la rĂ©colte. "Mais comme les dĂmes, disait-il, sont de droit divin, je demande le quart de la substance de mes paysans au nom de Dieu." Le ministre lui dit "Je vois combien vous ĂÂȘtes charitable!" Un fermier gĂ©nĂ©ral, fort intelligent dans les aides, lui dit alors "Monseigneur, ce village ne peut rien donner Ă ce moine car, ayant fait payer aux paroissiens l'annĂ©e passĂ©e trente-deux impĂÂŽts pour leur vin, et les ayant fait condamner ensuite Ă payer le trop bu, ils sont entiĂšrement ruinĂ©s. J'ai fait vendre leurs bestiaux et leurs meubles, ils sont encore mes redevables. Je m'oppose aux prĂ©tentions du rĂ©vĂ©rend pĂšre. - Vous avez raison d'ĂÂȘtre son rival, repartit le ministre; vous aimez l'un et l'autre Ă©galement votre prochain, et vous m'Ă©difiez tous deux." Un troisiĂšme, moine et seigneur, dont les paysans sont mainmortables, attendait aussi un arrĂÂȘt du conseil qui le mĂt en possession de tout le bien d'un badaud de Paris, qui, ayant par inadvertance demeurĂ© un an et un jour dans une maison sujette Ă cette servitude et enclavĂ©e dans les Etats de ce prĂÂȘtre, y Ă©tait mort au bout de l'annĂ©e. Le moine rĂ©clamait tout le bien du badaud, et cela de droit divin. Le ministre trouva le coeur du moine aussi juste et aussi tendre que les deux premiers. Un quatriĂšme, qui Ă©tait contrĂÂŽleur du domaine, prĂ©senta un beau mĂ©moire par lequel il se justifiait d'avoir rĂ©duit vingt familles Ă l'aumĂÂŽne. Elles avaient hĂ©ritĂ© de leurs oncles ou tantes, ou frĂšres, ou cousins; il avait fallu payer les droits. Le domanier leur avait prouvĂ© gĂ©nĂ©reusement qu'elles n'avaient pas assez estimĂ© leurs hĂ©ritages, qu'elles Ă©taient beaucoup plus riches qu'elles ne croyaient; et, en consĂ©quence, les ayant condamnĂ©es Ă l'amende du triple, les ayant ruinĂ©es en frais, et fait mettre en prison les pĂšres de famille, il avait achetĂ© leurs meilleures possessions sans bourse dĂ©lier. Le ContrĂÂŽleur gĂ©nĂ©ral lui dit d'un ton un peu amer Ă la vĂ©ritĂ© "Euge! contrĂÂŽleur bone et fidelis; quia supra pauca fuisti fidelis, fermier gĂ©nĂ©ral te constituam." Cependant il dit tout bas Ă un maĂtre des requĂÂȘtes qui Ă©tait Ă cĂÂŽtĂ© de lui "Il faudra bien faire rendre gorge Ă ces sangsues sacrĂ©es et Ă ces sangsues profanes il est temps de soulager le peuple, qui, sans nos soins et notre Ă©quitĂ©, n'aurait jamais de quoi vivre que dans l'autre monde." Des hommes d'un gĂ©nie profond lui prĂ©sentĂšrent des projets. L'un avait imaginĂ© de mettre des impĂÂŽts sur l'esprit. "Tout le monde, disait-il, s'empressera de payer, personne ne voulant passer pour un sot." Le ministre lui dit "Je vous dĂ©clare exempt de la taxe." Un autre proposa d'Ă©tablir l'impĂÂŽt unique sur les chansons et sur le rire, attendu que la nation Ă©tait la plus gaie du monde, et qu'une chanson la consolait de tout; mais le ministre observa que depuis quelque temps on ne faisait plus guĂšre de chansons plaisantes, et il craignit que, pour Ă©chapper Ă la taxe, on ne devĂnt trop sĂ©rieux. Vint un sage et brave citoyen qui offrit de donner au roi trois fois plus, en faisant payer par la nation trois fois moins. Le ministre lui conseilla d'apprendre l'arithmĂ©tique. Un cinquiĂšme prouvait au roi, par amitiĂ©, qu'il ne pouvait recueillir que soixante et quinze millions; mais qu'il allait lui en donner deux cent vingt-cinq. "Vous me ferez plaisir, dit le ministre, quand nous aurons payĂ© les dettes de l'Etat." Enfin arriva un commis de l'auteur nouveau qui fait la puissance lĂ©gislatrice copropriĂ©taire de toutes nos terres par le droit divin, et qui donnait au roi douze cents millions de rente. Je reconnus l'homme qui m'avait mis en prison pour n'avoir pas payĂ© mes vingt Ă©cus. Je me jetai aux pieds de monsieur le contrĂÂŽleur gĂ©nĂ©ral, et je lui demandai justice; il fit un grand Ă©clat de rire, et me dit que c'Ă©tait un tour qu'on m'avait jouĂ©. Il ordonna Ă ces mauvais plaisants de me donner cent Ă©cus de dĂ©dommagement, et m'exempta de taille pour le reste de ma vie. Je lui dis "Monseigneur, Dieu vous bĂ©nisse!" Lettre Ă l'Homme aux quarante Ă©cus Quoique je sois trois fois aussi riche que vous, c'est-Ă -dire quoique je possĂšde trois cent soixante livres ou francs de revenu, je vous Ă©cris cependant comme d'Ă©gal Ă Ă©gal, sans affecter l'orgueil des grandes fortunes. J'ai lu l'histoire de votre dĂ©sastre et de la justice que M. le ContrĂÂŽleur gĂ©nĂ©ral vous a rendue; je vous en fais mon compliment; mais par malheur je viens de lire. Le Financier citoyen, malgrĂ© la rĂ©pugnance que m'avait inspirĂ©e le titre, qui paraĂt contradictoire Ă bien des gens. Ce citoyen vous ĂÂŽte vingt francs de vos rentes, et Ă moi soixante il n'accorde que cent francs Ă chaque individu sur la totalitĂ© des habitants; mais, en rĂ©compense, un homme non moins illustre enfle nos rentes jusqu'Ă cent cinquante livres; je vois que votre gĂ©omĂštre a pris un juste milieu. Il n'est point de ces magnifiques seigneurs qui d'un trait de plume peuplent Paris d'un million d'habitants, et vous font rouler quinze cents millions d'espĂšces sonnantes dans le royaume, aprĂšs tout ce que nous en avons perdu dans nos guerres derniĂšres. Comme vous ĂÂȘtes grand lecteur, je vous prĂÂȘterai le Financier citoyen; mais n'allez pas le croire en tout il cite le testament du grand ministre Colbert, et il ne sait pas que c'est une rapsodie ridicule faite par un Gatien de Courtilz; il cite la DĂme du marĂ©chal de Vauban, et il ne sait pas qu'elle est d'un Boisguilbert; il cite le testament du cardinal de Richelieu, et il ne sait pas qu'il est de l'abbĂ© de Bourzeis. Il suppose que ce cardinal assure que quand la viande enchĂ©rit, on donne une paye plus forte au soldat. Cependant la viande enchĂ©rit beaucoup sous son ministĂšre, et la paye du soldat n'augmenta point ce qui prouve, indĂ©pendamment de cent autres preuves, que ce livre reconnu pour supposĂ© dĂšs qu'il parut, et ensuite attribuĂ© au cardinal mĂÂȘme, ne lui appartient pas plus que les testaments du cardinal Albertoni et du marĂ©chal de Belle-Isle ne leur appartiennent. DĂ©fiez-vous toute votre vie des testaments et des systĂšmes j'en ai Ă©tĂ© la victime comme vous. Si les Solons et les Lycurgues modernes se sont moquĂ©s de vous, les nouveaux TriptolĂšmes se sont encore plus moquĂ©s de moi, et, sans une petite succession qui m'a ranimĂ©, j'Ă©tais mort de misĂšre. J'ai cent vingt arpents labourables dans le plus beau pays de la nature, et le sol le plus ingrat. Chaque arpent ne rend, tous frais faits, dans mon pays, qu'un Ă©cu de trois livres. DĂšs que j'eus lu dans les journaux qu'un cĂ©lĂšbre agriculteur avait inventĂ© un nouveau semoir, et qu'il labourait sa terre par planches, afin qu'en semant moins il recueillĂt davantage, j'empruntai vite de l'argent, j'achetai un semoir, je labourai par planches; je perdis ma peine et mon argent, aussi bien que l'illustre agriculteur qui ne sĂšme plus par planches. Mon malheur voulut que je lusse le Journal Ă©conomique, qui se vend Ă Paris chez Boudot. Je tombai sur l'expĂ©rience d'un Parisien ingĂ©nieux qui, pour se rĂ©jouir, avait fait labourer son parterre quinze fois, et y avait semĂ© du froment, au lieu d'y planter des tulipes; il eut une rĂ©colte trĂšs abondante. J'empruntai encore de l'argent. "Je n'ai qu'Ă donner trente labours, me disais-je, j'aurai le double de la rĂ©colte de ce digne Parisien, qui s'est formĂ© des principes d'agriculture Ă l'OpĂ©ra et Ă la ComĂ©die; et me voilĂ enrichi par ses leçons et par son exemple." Labourer seulement quatre fois dans mon pays est une chose impossible; la rigueur et les changements soudains des saisons ne le permettent pas; et d'ailleurs le malheur que j'avais eu de semer par planches, comme l'illustre agriculteur dont j'ai parlĂ©, m'avait forcĂ© Ă vendre mon attelage. Je fais labourer trente fois mes cent vingt arpents par toutes les charrues qui sont Ă quatre lieues Ă la ronde. Trois labours pour chaque arpent coĂ»tent douze livres, c'est un prix fait; il fallut donner trente façons par arpent; le labour de chaque arpent me coĂ»ta cent vingt livres la façon de mes cent vingt arpents me revint Ă quatorze mille quatre cents livres. Ma rĂ©colte, qui se monte, annĂ©e commune, dans mon maudit pays, Ă trois cents setiers, monta, il est vrai, Ă trois cent trente, qui, Ă vingt livres le setier, me produisirent six mille six cents livres je perdis sept mille huit cents livres; il est vrai, que j'eus la paille. J'Ă©tais ruinĂ©, abĂmĂ©, sans une vieille tante qu'un grand mĂ©decin dĂ©pĂÂȘcha dans l'autre monde, en raisonnant aussi bien en mĂ©decine que moi en agriculture. Qui croirait que j'eus encore la faiblesse de me laisser sĂ©duire par le Journal de Boudot? Cet homme-lĂ , aprĂšs tout, n'avait pas jurĂ© ma perte. Je lis dans son recueil qu'il n'y a qu'Ă faire une avance de quatre mille francs pour avoir quatre mille livres de rente en artichauts certainement Boudot me rendra en artichauts ce qu'il m'a fait perdre en blĂ©. VoilĂ mes quatre mille francs dĂ©pensĂ©s, et mes artichauts mangĂ©s par des rats de campagne. Je fus huĂ© dans mon canton comme le diable de PapefiguiĂšre. J'Ă©crivais une lettre de reproche fulminante Ă Boudot. Pour toute rĂ©ponse le traĂtre s'Ă©gaya dans son Journal Ă mes dĂ©pens. Il me nia impudemment que les CaraĂÂŻbes fussent nĂ©s rouges; je fus obligĂ© de lui envoyer une attestation d'un ancien procureur du roi de la Guadeloupe, comme quoi Dieu a fait les CaraĂÂŻbes rouges ainsi que les NĂšgres noirs. Mais cette petite victoire ne m'empĂÂȘcha pas de perdre jusqu'au dernier sou toute la succession de ma tante, pour avoir trop cru les nouveaux systĂšmes. Mon cher monsieur, encore une fois, gardez-vous des charlatans. Nouvelles douleurs occasionnĂ©es par les nouveaux systĂšmes Ce petit morceau est tirĂ© des manuscrits d'un vieux solitaire. Je vois que si de bons citoyens se sont amusĂ©s Ă gouverner les Etats, et Ă se mettre Ă la place des rois; si d'autres se sont crus des TriptolĂšmes et des CĂ©rĂšs, il y en a de plus fiers qui se sont mis sans façon Ă la place de Dieu, et qui ont créé l'univers avec leur plume, comme Dieu le crĂ©a autrefois par la parole. Un des premiers qui se prĂ©senta Ă mes adorations fut un descendant de ThalĂšs, nommĂ© Telliamed, qui m'apprit que les montagnes et les hommes sont produits par les eaux de la mer. Il y eut d'abord de beaux hommes marins qui ensuite devinrent amphibies. Leur belle queue fourchue se changea en cuisses et en jambes. J'Ă©tais encore tout plein des MĂ©tamorphoses d'Ovide, et d'un livre oĂÂč il Ă©tait dĂ©montrĂ© que la race des hommes Ă©tait bĂÂątarde d'une race de babouins j'aimais autant descendre d'un poisson que d'un singe. Avec le temps j'eus quelques doutes sur cette gĂ©nĂ©alogie, et mĂÂȘme sur la formation des montagnes. "Quoi! me dit-il, vous ne savez pas que les courants de la mer, qui jettent toujours du sable Ă droite et Ă gauche Ă dix ou douze pieds de hauteur, tout au plus, ont produit, dans une suite infinie de siĂšcles, des montagnes de vingt mille pieds de haut, lesquelles ne sont pas de sable? Apprenez que la mer a nĂ©cessairement couvert tout le globe. La preuve en est qu'on a vu des ancres de vaisseau sur le mont Saint-Bernard, qui Ă©taient lĂ plusieurs siĂšcles avant que les hommes eussent dĂšs vaisseaux. Figurez-vous que la terre est un globe de verre qui a Ă©tĂ© longtemps tout couvert d'eau." Plus il m'endoctrinait, plus je devenais incrĂ©dule. "Quoi donc! me dit-il, n'avez-vous pas vu le falun de Touraine Ă trente-six lieues de la mer? C'est un amas de coquilles avec lesquelles on engraisse la terre comme avec du fumier. Or, si la mer a dĂ©posĂ© dans la succession des temps une mine entiĂšre de coquilles Ă trente-six lieues de l'OcĂ©an, pourquoi n'aura-t-elle pas Ă©tĂ© jusqu'Ă trois mille lieues pendant plusieurs siĂšcles sur notre globe de verre?" Je lui rĂ©pondis "Monsieur Telliamed, il y a des gens qui font quinze lieues par jour Ă pied; mais ils ne peuvent en faire cinquante. Je ne crois pas que mon jardin soit de verre; et quant Ă votre falun, je doute encore qu'il soit un lit de coquilles de mer. Il se pourrait bien que ce ne fĂ»t qu'une mine de petites pierres calcaires qui prennent aisĂ©ment la forme des fragments de coquilles, comme il y a des pierres qui sont figurĂ©es en langues, et qui ne sont point des langues; en Ă©toiles, et qui ne sont point des astres; en serpents roulĂ©s sur eux-mĂÂȘmes, et qui ne sont point des serpents; en parties naturelles du beau sexe, et qui ne sont point pourtant les dĂ©pouilles des dames. On voit des dendrites, des pierres figurĂ©es, qui reprĂ©sentent des arbres et des maisons, sans que jamais ces petites pierres aient Ă©tĂ© des maisons et des chĂÂȘnes. "Si la mer avait dĂ©posĂ© tant de lits de coquilles en Touraine, pourquoi aurait-elle nĂ©gligĂ© la Bretagne, la Normandie, la Picardie, et toutes les autres cĂÂŽtes? J'ai bien peur que ce falun tant vantĂ© ne vienne pas plus de la mer que les hommes. Et quand la mer se serait rĂ©pandue Ă trente-six lieues, ce n'est pas Ă dire qu'elle ait Ă©tĂ© jusqu'Ă trois mille, et mĂÂȘme jusqu'Ă trois cents, et que toutes les montagnes aient Ă©tĂ© produites par les eaux. J'aimerais autant dire que le Caucase a formĂ© la mer, que de prĂ©tendre que la mer a fait le Caucase. - Mais, monsieur l'incrĂ©dule; que rĂ©pondrez-vous aux huĂtres pĂ©trifiĂ©es qu'on a trouvĂ©es sur le sommet des Alpes? - Je rĂ©pondrai, monsieur le crĂ©ateur, que je n'ai pas vu plus d'huĂtres pĂ©trifiĂ©es que d'ancres de vaisseau sur le haut du mont Cenis. Je rĂ©pondrai ce qu'on a dĂ©jĂ dit, qu'on a trouvĂ© des Ă©cailles d'huĂtres qui se pĂ©trifient aisĂ©ment Ă de trĂšs grandes distances de la mer, comme on a dĂ©terrĂ© des mĂ©dailles romaines Ă cent lieus de Rome; et j'aime mieux croire que des pĂšlerins de Saint-Jacques ont laissĂ© quelques coquilles vers Saint-Maurice que d'imaginer que la mer a formĂ© le mont Saint-Bernard. "Il y a des coquillages partout; mais est-il bien sĂ»r qu'ils ne soient pas les dĂ©pouilles des testacĂ©s et des crustacĂ©s de nos lacs et de nos riviĂšres, aussi bien que des petits poissons marins? - Monsieur l'incrĂ©dule, je vous tournerai en ridicule dans le monde que je me propose de crĂ©er. - Monsieur le crĂ©ateur, Ă vous permis; chacun est le maĂtre dans son mode; mais vous ne me ferez jamais croire que celui oĂÂč nous sommes soit de verre, ni que quelques coquilles soient des dĂ©monstrations que la mer a produit les Alpes et le mont Taurus. Vous savez qu'il n'y a aucune coquille dans les montagnes d'AmĂ©rique. Il faut que ce ne soit pas vous qui ayez créé cet hĂ©misphĂšre, et que vous vous soyez contentĂ© de former l'ancien monde c'est bien assez. - Monsieur, monsieur, si on n'a pas dĂ©couvert de coquilles sur les montagnes d'AmĂ©rique, on en dĂ©couvrira. - Monsieur, c'est parler en crĂ©ateur qui sait son secret, et qui est sĂ»r de son fait. Je vous abandonne, si vous voulez, votre falun, pourvu que vous me laissiez mes montagnes. Je suis d'ailleurs le trĂšs humble et trĂšs obĂ©issant serviteur de votre providence." Dans le temps que je m'instruisais ainsi avec Telliamed, un jĂ©suite irlandais dĂ©guisĂ© en homme, d'ailleurs grand observateur, et ayant de bons microscopes, fit des anguilles avec de la farine de blĂ© ergotĂ©. On ne douta pas alors qu'on ne fĂt des hommes avec de la farine de bon froment. AussitĂÂŽt on crĂ©a des particules organiques qui composĂšrent des hommes. Pourquoi non? Le grand gĂ©omĂštre Fatio avait bien ressuscitĂ© des morts Ă Londres on pouvait tout aussi aisĂ©ment faire Ă Paris des vivants avec des particules organiques; mais, malheureusement, les nouvelles anguilles de Needham ayant disparu, les nouveaux hommes disparurent aussi, et s'enfuirent chez les monades, qu'ils rencontrĂšrent dans le plein au milieu de la matiĂšre subtile, globuleuse et cannelĂ©e. Ce n'est pas que ces crĂ©ateurs de systĂšmes n'aient rendu de grands services Ă la physique; Ă Dieu ne plaise que je mĂ©prise leurs travaux! On les a comparĂ©s Ă des alchimistes qui, en faisant de l'or qu'on ne fait point, ont trouvĂ© de bons remĂšdes, ou du moins des choses trĂšs curieuses. On peut ĂÂȘtre un homme d'un rare mĂ©rite, et se tromper sur la formation des animaux et sur la structure du globe. Les poissons changĂ©s en hommes, et les eaux changĂ©es en montagnes, ne m'avaient pas fait autant de mal que M. Boudot. Je me bornais tranquillement Ă douter, lorsqu'un Lapon me prit sous sa protection. C'Ă©tait un profond philosophe, mais qui ne pardonnait jamais aux gens qui n'Ă©taient pas de son avis. Il me fit d'abord connaĂtre clairement l'avenir en exaltant mon ĂÂąme. Je fis de si prodigieux efforts d'exaltation que j'en tombai malade; mais il me guĂ©rit en m'enduisant de poix-rĂ©sine de la tĂÂȘte aux pieds. A peine fus-je en Ă©tat de marcher qu'il me proposa un voyage aux terres australes pour y dissĂ©quer des tĂÂȘtes de gĂ©ants, ce qui nous ferait connaĂtre clairement la nature de l'ĂÂąme. Je ne pouvais supporter la mer; il eut la bontĂ© de me mener par terre. Il fit creuser un grand trou dans le globe terraquĂ© ce trou allait droit chez les Patagons. Nous partĂmes; je me cassai une jambe Ă l'entrĂ©e du trou; on eut beaucoup de peine Ă me redresser la jambe il s'y forma un calus qui m'a beaucoup soulagĂ©. J'ai dĂ©jĂ parlĂ© de tout cela dans une de mes diatribes pour instruire l'univers trĂšs attentif Ă ces grandes choses. Je suis bien vieux; j'aime quelquefois Ă rĂ©pĂ©ter mes contes, afin de les inculquer mieux dans la tĂÂȘte des petits garçons pour lesquels je travaille depuis si longtemps. Mariage de l'Homme aux quarante Ă©cus L'homme aux quarante Ă©cus s'Ă©tant beaucoup formĂ©, et ayant fait une petite fortune, Ă©pousa une jolie fille qui possĂ©dait cent Ă©cus de rente. Sa femme devint bientĂÂŽt grosse. Il alla trouver son gĂ©omĂštre, et lui demanda si elle lui donnerait un garçon ou une fille. Le gĂ©omĂštre lui rĂ©pondit que les sages-femmes, les femmes de chambre, le savaient pour l'ordinaire; mais que les physiciens, qui prĂ©disent les Ă©clipses, n'Ă©taient pas si Ă©clairĂ©s qu'elles. Il voulut savoir ensuite si son fils ou sa fille avait dĂ©jĂ une ĂÂąme. Le gĂ©omĂštre dit que ce n'Ă©tait pas son affaire, et qu'il en fallait parler au thĂ©ologien du coin. L'homme aux quarante Ă©cus, qui Ă©tait dĂ©jĂ l'homme aux deux cents Ă©cus pour le moins, demanda en quel endroit Ă©tait son enfant. "Dans une petite poche, lui dit son ami, entre la vessie et l'intestin rectum. - O Dieu paternel! s'Ă©cria-t-il, l'ĂÂąme immortelle de mon fils nĂ©e et logĂ©e entre de l'urine et quelque chose de pis! - Oui, mon cher voisin, l'ĂÂąme d'un cardinal n'a point eu d'autre berceau; et avec cela on fait le fier, on se donne des airs. - Ah! monsieur le savant, ne pourriez-vous point me dire comment les enfants se font? - Non, mon ami; mais, si vous voulez, je vous dirai ce que les philosophes ont imaginĂ©, c'est-Ă -dire comment les enfants ne se font point. "PremiĂšrement, le rĂ©vĂ©rend pĂšre Sanchez, dans son excellent livre de Matrimonio, est entiĂšrement de l'avis d'Hippocrate; il croit comme un article de foi que les deux vĂ©hicules fluides de l'homme et de la femme s'Ă©lancent et s'unissent ensemble, et que dans le moment l'enfant est conçu par cette union; et il est si persuadĂ© de ce systĂšme physique, devenu thĂ©ologique, qu'il examine, chapitre XXI du livre second, utrum virgo Maria semen emiserit in copulatione cum Spiritu Sancto. - Eh! monsieur, je vous ai dĂ©jĂ dit que je n'entends pas le latin; expliquez-moi en français l'oracle du pĂšre Sanchez." Le gĂ©omĂštre lui traduisit le texte, et tous deux frĂ©mirent d'horreur. Le nouveau mariĂ©, en trouvant Sanchez prodigieusement ridicule, fut pourtant assez content d'Hippocrate; et il se flattait que sa femme avait rempli toutes les conditions imposĂ©es par ce mĂ©decin pour faire un enfant. Malheureusement, lui dit le voisin, il y a beaucoup de femmes qui ne rĂ©pandent aucune liqueur, qui ne reçoivent qu'avec aversion les embrassements de leurs maris, et qui cependant en ont des enfants. Cela seul dĂ©cide contre Hippocrate et Sanchez. De plus, il y a trĂšs grande apparence que la nature agit toujours dans les mĂÂȘmes cas par les mĂÂȘmes principes or il y a beaucoup d'espĂšces d'animaux qui engendrent sans copulation, comme les poissons Ă©caillĂ©s, les huĂtres, les pucerons. Il a donc fallu que les physiciens cherchassent une mĂ©canique de gĂ©nĂ©ration qui convĂnt Ă tous les animaux. Le cĂ©lĂšbre Harvey, qui le premier dĂ©montra la circulation, et qui Ă©tait digne de dĂ©couvrir le secret de la nature, crut l'avoir trouvĂ© dans les poules elles pondent des oeufs; il jugea que les femmes pondaient aussi. Les mauvais plaisants dirent que c'est pour cela que le bourgeois, et mĂÂȘme quelques gens de cour, appellent leur femme ou leur maĂtresse ma poule, et qu'on dit que toutes les femmes sont coquettes, parce qu'elles voudraient que les coqs les trouvassent belles. MalgrĂ© ces railleries, Harvey ne changea point d'avis, et il fut Ă©tabli dans toute l'Europe que nous venons d'un oeuf. L'homme aux quarante Ă©cus Mais, monsieur, vous m'avez dit que la nature est toujours semblable Ă elle-mĂÂȘme, qu'elle agit toujours par le mĂÂȘme principe dans le mĂÂȘme cas les femmes, les juments, les ĂÂąnesses, les anguilles, ne pondent point; vous vous moquez de moi. Le gĂ©omĂštre Elles ne pondent point en dehors, mais elles pondent en dedans; elles ont des ovaires comme tous les oiseaux; les juments, les anguilles en ont aussi. Un oeuf se dĂ©tache de l'ovaire; il est couvĂ© dans la matrice. Voyez tous les poissons Ă©caillĂ©s, les grenouilles ils jettent des oeufs, que le mĂÂąle fĂ©conde. Les baleines et les autres animaux marins de cette espĂšce font Ă©clore leurs oeufs dans leur matrice. Les mites, les teignes, les plus vils insectes, sont visiblement formĂ©s d'un oeuf. Tout vient d'un oeuf; et notre globe est un grand oeuf qui contient tous les autres. L'homme aux quarante Ă©cus Mais vraiment ce systĂšme porte tous les caractĂšres de la vĂ©ritĂ©; il est simple, il est uniforme, il est dĂ©montrĂ© aux yeux dans plus de la moitiĂ© des animaux; j'en suis fort content, je n'en veux point d'autre les oeufs de ma femme me sont fort chers. Le gĂ©omĂštre On s'est lassĂ© Ă la longue de ce systĂšme on a fait les enfants d'une autre façon. L'homme aux quarante Ă©cus Et pourquoi, puisque celle-lĂ est si naturelle? Le gĂ©omĂštre C'est qu'on a prĂ©tendu que nos femmes n'ont point d'ovaire, mais seulement de petites glandes. L'homme aux quarante Ă©cus Je soupçonne que des gens qui avaient un autre systĂšme Ă dĂ©biter ont voulu dĂ©crĂ©diter les oeufs. Le gĂ©omĂštre Cela pourrait bien ĂÂȘtre. Deux Hollandais s'avisĂšrent d'examiner la liqueur sĂ©minale au microscope, celle de l'homme, celle de plusieurs animaux, et ils crurent y apercevoir des animaux dĂ©jĂ tout formĂ©s qui couraient avec une vitesse inconcevable. Ils en virent mĂÂȘme dans le fluide sĂ©minal du coq. Alors on jugea que les mĂÂąles faisaient tout, et les femmes rien; elles ne servirent plus qu'Ă porter le trĂ©sor que le mĂÂąle leur avait confiĂ©. L'homme aux quarante Ă©cus VoilĂ qui est bien Ă©trange. J'ai quelques doutes sur tous ces petits animaux qui frĂ©tillent si prodigieusement dans une liqueur, pour ĂÂȘtre ensuite immobiles dans les oeufs des oiseaux, et pour ĂÂȘtre non moins immobiles neuf mois, Ă quelques culbutes prĂšs, dans le ventre de la femme; cela ne me paraĂt pas consĂ©quent. Ce n'est pas, autant que j'en puis juger, la marche de la nature. Comment sont faits, s'il vous plaĂt, ces petits hommes qui sont si bons nageurs dans la liqueur dont vous me parlez? Le gĂ©omĂštre Comme des vermisseaux. Il y avait surtout un mĂ©decin, nommĂ© Andry, qui voyait des vers partout, et qui voulait absolument dĂ©truire le systĂšme d'Harvey. Il aurait, s'il l'avait pu, anĂ©anti la circulation du sang, parce qu'un autre l'avait dĂ©couverte. Enfin deux Hollandais et M. Andry, Ă force de tomber dans le pĂ©chĂ© d'Onan et de voir les choses au microscope, rĂ©duisirent l'homme Ă ĂÂȘtre chenille. Nous sommes d'abord un ver comme elle; de lĂ , dans notre enveloppe, nous devenons comme elle, pendant neuf mois, une vraie chrysalide, que les paysans appellent fĂšve. Ensuite, si la chenille devient papillon, nous devenons hommes voilĂ nos mĂ©tamorphoses. L'homme aux quarante Ă©cus Eh bien! s'en est-on tenu lĂ ? N'y a-t-il point eu depuis de nouvelle mode? Le gĂ©omĂštre On s'est dĂ©goĂ»tĂ© d'ĂÂȘtre chenille. Un philosophe extrĂÂȘmement plaisant a dĂ©couvert dans une VĂ©nus physique que l'attraction faisait les enfants; et voici comment la chose s'opĂšre. Le germe Ă©tant tombĂ© dans la matrice, l'oeil droit attire l'oeil gauche, qui arrive pour s'unir Ă lui en qualitĂ© d'oeil; mais il en est empĂÂȘchĂ© par le nez, qu'il rencontre en chemin, et qui l'oblige de se placer Ă gauche. Il en est de mĂÂȘme des bras, des cuisses et des jambes, qui tiennent aux cuisses. Il est difficile d'expliquer, dans cette hypothĂšse, la situation des mamelles et des fesses. Ce grand philosophe n'admet aucun dessein de l'Etre crĂ©ateur dans la formation des animaux; il est bien loin de croire que le coeur soit fait pour recevoir le sang et pour le chasser, l'estomac pour digĂ©rer, les yeux pour voir, les oreilles pour entendre cela lui paraĂt trop vulgaire; tout se fait par attraction. L'homme aux quarante Ă©cus VoilĂ un maĂtre fou. Je me flatte que personne n'a pu adopter une idĂ©e aussi extravagante. Le gĂ©omĂštre On en rit beaucoup; mais ce qu'il y eut de triste, c'est que cet insensĂ© ressemblait aux thĂ©ologiens, qui persĂ©cutent autant qu'ils le peuvent ceux qu'ils font rire. D'autres philosophes ont imaginĂ© d'autres maniĂšres qui n'ont pas fait une plus grande fortune ce n'est plus le bras qui va chercher le bras; ce n'est plus la cuisse qui court aprĂšs la cuisse; ce sont de petites molĂ©cules, de petites particules de bras et de cuisse qui se placent les unes sur les autres. On sera peut-ĂÂȘtre enfin obligĂ© d'en revenir aux oeufs, aprĂšs avoir perdu bien du temps. L'homme aux quarante Ă©cus J'en suis ravi; mais quel a Ă©tĂ© le rĂ©sultat de toutes ces disputes? Le gĂ©omĂštre Le doute. Si la question avait Ă©tĂ© dĂ©battue entre des thĂ©ologaux, il y aurait eu des excommunications et du sang rĂ©pandu; mais entre des physiciens la paix est bientĂÂŽt faite chacun a couchĂ© avec sa femme, sans penser le moins du monde Ă son ovaire, ni Ă ses trompes de Fallope. Les femmes sont devenues grosses ou enceintes, sans demander seulement comment ce mystĂšre s'opĂšre. C'est ainsi que vous semez du blĂ©, et que vous ignorez comment le blĂ© germe en terre. L'homme aux quarante Ă©cus Oh! je le sais bien; on me l'a dit il y a longtemps c'est par pourriture. Cependant il me prend quelquefois des envies de rire de tout ce qu'on m'a dit. Le gĂ©omĂštre C'est une fort bonne envie. Je vous conseille de douter de tout, exceptĂ© que les trois angles d'un triangle sont Ă©gaux Ă deux droits, et que les triangles qui ont mĂÂȘme base et mĂÂȘme hauteur sont Ă©gaux entre eux, ou autres propositions pareilles, comme, par exemple, que deux et deux font quatre. L'homme aux quarante Ă©cus Oui, je crois qu'il est fort sage de douter; mais je sens que je suis curieux depuis que j'ai fait fortune et que j'ai du loisir. Je voudrais, quand ma volontĂ© remue mon bras ou ma jambe, dĂ©couvrir le ressort par lequel ma volontĂ© les remue car sĂ»rement il y en a un. Je suis quelquefois tout Ă©tonnĂ© de pouvoir lever et abaisser mes yeux, et de ne pouvoir dresser mes oreilles. Je pense, et je voudrais connaĂtre un peu... lĂ ... toucher au doigt ma pensĂ©e. Cela doit ĂÂȘtre fort curieux. Je cherche si je pense par moi-mĂÂȘme, si Dieu me donne mes idĂ©es, si mon ĂÂąme est venue dans mon corps Ă six semaines ou Ă un jour, comment elle s'est logĂ©e dans mon cerveau; si je pense beaucoup quand je dors profondĂ©ment, et quand je suis en lĂ©thargie. Je me creuse la cervelle pour savoir comment un corps en pousse un autre. Mes sensations ne m'Ă©tonnent pas moins j'y trouve du divin, et surtout dans le plaisir. J'ai fait quelquefois mes efforts pour imaginer un nouveau sens, et je n'ai jamais pu y parvenir. Les gĂ©omĂštres savent toutes ces choses; ayez la bontĂ© de m'instruire. Le gĂ©omĂštre HĂ©las! nous sommes aussi ignorants que vous; adressez-vous Ă la Sorbonne." L'Homme aux quarante Ă©cus, devenu pĂšre, raisonne sur les moines Quand l'homme aux quarante Ă©cus se vit pĂšre d'un garçon, il commença Ă se croire un homme de quelque poids dans l'Etat; il espĂ©ra donner au moins dix sujets au roi, qui seraient tous utiles. C'Ă©tait l'homme du monde qui faisait le mieux des paniers; et sa femme Ă©tait une excellente couturiĂšre. Elle Ă©tait nĂ©e dans le voisinage d'une grosse abbaye de cent mille livres de rente. Son mari me demanda un jour pourquoi ces messieurs, qui Ă©taient en petit nombre; avaient englouti tant de parts de quarante Ă©cus. "Sont-ils plus utiles que moi Ă la patrie? - Non, mon cher voisin - Servent-ils comme moi Ă la population du pays? - Non, au moins en apparence. - Cultivent-ils la terre? dĂ©fendent-ils l'Etat quand il est attaquĂ©? - Non, ils prient Dieu pour vous. - Eh bien! je prierai Dieu pour eux, et partageons. Combien croyez-vous que les couvents renferment de ces gens utiles, soit en hommes, soit en filles, dans le royaume? - Par les mĂ©moires des intendants, faits sur la fin du dernier siĂšcle, il y en avait environ quatre-vingt-dix mille. - Par notre ancien compte, ils ne devraient, Ă quarante Ă©cus par tĂÂȘte, possĂ©der que dix millions huit cent mille livres combien en ont-ils? - Cela va Ă cinquante millions, en comptant les messes et les quĂÂȘtes des moines mendiants, qui mettent rĂ©ellement un impĂÂŽt considĂ©rable sur le peuple. Un frĂšre quĂÂȘteur d'un couvent de Paris s'est vantĂ© publiquement que sa besace valait quatre-vingt mille livres de rente. - Voyons combien cinquante millions rĂ©partis entre quatre-vingt-dix mille tĂÂȘtes tondues donnent Ă chacune. - Cinq cent cinquante-cinq livres. - C'est une somme considĂ©rable dans une sociĂ©tĂ© nombreuse, oĂÂč les dĂ©penses diminuent par la quantitĂ© mĂÂȘme des consommateurs car il en coĂ»te bien moins Ă dix personnes pour vivre ensemble que si chacun avait sĂ©parĂ©ment son logis et sa table. Les ex-jĂ©suites, Ă qui on donne aujourd'hui quatre cents livres de pension, ont donc rĂ©ellement perdu Ă ce marchĂ©? - Je ne le crois pas car ils sont presque tous retirĂ©s chez des parents qui les aident; plusieurs disent la messe pour de l'argent, ce qu'ils ne faisaient pas auparavant; d'autres se sont faits prĂ©cepteurs; d'autres ont Ă©tĂ© soutenus par des dĂ©votes; chacun s'est tirĂ© d'affaire, et peut-ĂÂȘtre y en a-t-il peu aujourd'hui qui, ayant goĂ»tĂ© du monde et de la libertĂ©, voulussent reprendre leurs anciennes chaĂnes. La vie monacale, quoi qu'on en dise, n'est point du tout Ă envier. C'est une maxime assez connue que les moines sont des gens qui s'assemblent sans se connaĂtre, vivent sans s'aimer, et meurent sans se regretter. - Vous pensez donc qu'on leur rendrait un trĂšs grand service de les dĂ©froquer tous? - Ils y gagneraient beaucoup sans doute, et l'Etat encore davantage; on rendrait Ă la patrie des citoyens et des citoyennes qui ont sacrifiĂ© tĂ©mĂ©rairement leur libertĂ© dans un ĂÂąge oĂÂč les lois ne permettent pas qu'on dispose d'un fonds de dix sous de rente; on tirerait ces cadavres de leurs tombeaux ce serait une vraie rĂ©surrection. Leurs maisons deviendraient des hĂÂŽtels de ville, des hĂÂŽpitaux, des Ă©coles publiques, ou seraient affectĂ©es Ă des manufactures; la population deviendrait plus grande, tous les arts seraient mieux cultivĂ©s. On pourrait du moins diminuer le nombre de ces victimes volontaires en fixant le nombre des novices la patrie aurait plus d'hommes utiles et moins de malheureux. C'est le sentiment de tous les magistrats, c'est le voeu unanime du public, depuis que les esprits sont Ă©clairĂ©s. L'exemple de l'Angleterre et de tant d'autres Etats est une preuve Ă©vidente de la nĂ©cessitĂ© de cette rĂ©forme. Que ferait aujourd'hui l'Angleterre, si au lieu de quarante mille hommes de mer, elle avait quarante mille moines? Plus les arts se sont multipliĂ©s, plus le nombre des sujets laborieux est devenu nĂ©cessaire. Il y a certainement dans les cloĂtres beaucoup de talents ensevelis qui sont perdus pour l'Etat. Il faut, pour faire fleurir un royaume, le moins de prĂÂȘtres possible, et le plus d'artisans possible. L'ignorance et la barbarie de nos pĂšres, loin d'ĂÂȘtre une rĂšgle pour nous, n'est qu'un avertissement de faire ce qu'ils feraient s'ils Ă©taient en notre place avec nos lumiĂšres. - Ce n'est donc point par haine contre les moines que vous voulez les abolir, c'est par pitiĂ© pour eux, c'est par amour pour la patrie? Je pense comme vous. Je ne voudrais point que mon fils fĂ»t moine; et si je croyais que je dusse avoir des enfants pour le cloĂtre, je ne coucherais plus avec ma femme. - Quel est en effet le bon pĂšre de famille qui ne gĂ©misse de voir son fils et sa fille perdus pour la sociĂ©tĂ©? Cela s'appelle se sauver; mais un soldat qui se sauve quand il faut combattre est puni. Nous sommes tous des soldats de l'Etat; nous sommes Ă la solde de la sociĂ©tĂ©, nous devenons des dĂ©serteurs quand nous la quittons. Que dis-je? les moines sont des parricides qui Ă©touffent une postĂ©ritĂ© tout entiĂšre. Quatre-vingt-dix mille cloĂtrĂ©s, qui braillent ou qui nasillent du latin, pourraient donner Ă l'Etat chacun deux sujets cela fait cent soixante mille hommes qu'ils font pĂ©rir dans leur germe. Au bout de cent ans la perte est immense cela est dĂ©montrĂ©. Pourquoi donc le monachisme a-t-il prĂ©valu? parce que le gouvernement fut presque partout dĂ©testable et absurde depuis Constantin; parce que l'empire romain eut plus de moines que de soldats; parce qu'il y en avait cent mille dans la seule Egypte; parce qu'ils Ă©taient exempts de travail et de taxe; parce que les chefs des nations barbares qui dĂ©truisirent l'empire, s'Ă©tant faits chrĂ©tiens pour gouverner des chrĂ©tiens, exercĂšrent la plus horrible tyrannie; parce qu'on se jetait en foule dans les cloĂtres pour Ă©chapper aux fureurs de ces tyrans, et qu'on se plongeait dans un esclavage pour en Ă©viter un autre, parce que les papes, en instituant tant d'ordres diffĂ©rents de fainĂ©ants sacrĂ©s, se firent autant de sujets dans les autres Etats; parce qu'un paysan aime mieux ĂÂȘtre appelĂ© mon rĂ©vĂ©rend pĂšre, et donner des bĂ©nĂ©dictions, que de conduire la charrue; parce qu'il ne sait pas que la charrue est plus noble que le froc; parce qu'il aime mieux vivre aux dĂ©pens des sots que par un travail honnĂÂȘte; enfin parce qu'il ne sait pas qu'en se faisant moine il se prĂ©pare des jours malheureux, tissus d'ennui et de repentir. - Allons, monsieur, plus de moines, pour leur bonheur et pour le nĂÂŽtre. Mais je suis fĂÂąchĂ© d'entendre dire au seigneur de mon village, pĂšre de quatre garçons et de trois filles, qu'il ne saura oĂÂč les placer s'il ne fait pas ses filles religieuses. - Cette allĂ©gation trop souvent rĂ©pĂ©tĂ©e est inhumaine, antipatriotique, destructive de la sociĂ©tĂ©. Toutes les fois qu'on peut dire d'un Ă©tat de vie, quel qu'il puisse ĂÂȘtre si tout le monde embrassait cet Ă©tat le genre humain serait perdu; il est dĂ©montrĂ© que cet Ă©tat ne vaut rien, et que celui qui le prend nuit au genre humain autant qu'il est en lui. Or il est clair que si tous les garçons et toutes les filles s'encloĂtraient le monde pĂ©rirait donc la moinerie est par cela seul l'ennemie de la nature humaine, indĂ©pendamment des maux affreux qu'elle a causĂ©s quelquefois. - Ne pourrait-on pas en dire autant des soldats? - Non assurĂ©ment car si chaque citoyen porte les armes Ă son tour, comme autrefois dans toutes les rĂ©publiques, et surtout dans celle de Rome, le soldat n'en est que meilleur cultivateur; le soldat citoyen se marie, il combat pour sa femme et pour ses enfants. PlĂ»t Ă Dieu que tous les laboureurs fussent soldats et mariĂ©s! ils seraient d'excellents citoyens. Mais un moine, en tant que moine, n'est bon qu'Ă dĂ©vorer la substance de ses compatriotes. Il n'y a point de vĂ©ritĂ© plus reconnue. - Mais les filles, monsieur, les filles des pauvres gentilshommes, qu'on ne peut marier, que feront-elles? - Elles feront, on l'a dit mille fois, comme les filles d'Angleterre, d'Ecosse, d'Irlande, de Suisse, de Hollande, de la moitiĂ© de l'Allemagne, de SuĂšde, de NorvĂšge, du Danemark, de Tartarie, de Turquie, d'Afrique, et de presque tout le reste de la terre; elles seront bien meilleures Ă©pouses, bien meilleures mĂšres, quand on se sera accoutumĂ©, ainsi qu'en Allemagne, Ă prendre des femmes sans dot. Une femme mĂ©nagĂšre et laborieuse fera plus de bien dans une maison que la fille d'un financier, qui dĂ©pense plus en superfluitĂ©s qu'elle n'a portĂ© de revenu chez son mari. Il faut qu'il y ait des maisons de retraite pour la vieillesse, pour l'infirmitĂ©, pour la difformitĂ©. Mais, par le plus dĂ©testable des abus, les fondations ne sont que pour la jeunesse et pour les personnes bien conformĂ©es. On commence, dans le cloĂtre, par faire Ă©taler aux novices des deux sexes leur nuditĂ©, malgrĂ© toutes les lois de la pudeur; on les examine attentivement devant et derriĂšre. Qu'une vieille bossue aille se prĂ©senter pour entrer dans un cloĂtre, on la chassera avec mĂ©pris, Ă moins qu'elle ne donne une dot immense. Que dis-je? toute religieuse doit ĂÂȘtre dotĂ©e, sans quoi elle est le rebut du couvent. Il n'y eut jamais d'abus plus intolĂ©rable. - Allez, allez, monsieur, je vous jure que mes filles ne seront jamais religieuses. Elles apprendront Ă filer, Ă coudre, Ă faire de la dentelle, Ă broder, Ă se rendre utiles. Je regarde les voeux comme un attentat contre la patrie et contre soi-mĂÂȘme. Expliquez-moi, je vous prie, comment il se peut faire qu'un de mes amis, pour contredire le genre humain, prĂ©tendre que les moines sont trĂšs utiles Ă la population d'un Etat, parce que leurs bĂÂątiments sont mieux entretenus que ceux des seigneurs, et leurs terres mieux cultivĂ©es? - Eh! quel est donc votre ami qui avance une proposition si Ă©trange? - C'est l'Ami des hommes, ou plutĂÂŽt celui des moines. - Il a voulu rire; il sait trop bien que dix familles qui ont chacune cinq mille livres de rente en terre sont cent fois, mille fois plus utiles qu'un couvent qui jouit d'un revenu de cinquante mille livres, et qui a toujours un trĂ©sor secret. Il vante les belles maisons bĂÂąties par les moines, et c'est prĂ©cisĂ©ment ce qui irrite les citoyens c'est le sujet des plaintes de l'Europe. Le voeu de pauvretĂ© condamne les palais, comme le voeu d'humilitĂ© contredit l'orgueil, et comme le voeu d'anĂ©antir sa race contredit la nature. - Je commence Ă croire qu'il faut beaucoup se dĂ©fier des livres. - Il faut en user avec eux comme avec les hommes choisir les plus raisonnables, les examiner, et ne se rendre jamais qu'Ă l'Ă©vidence." Des impĂÂŽts payĂ©s Ă l'Ă©tranger Il y a un mois que l'homme aux quarante Ă©cus vint me trouver en se tenant les cĂÂŽtĂ©s de rire, et il riait de si grand coeur que je me mis Ă rire aussi sans savoir de quoi il Ă©tait question tant l'homme est nĂ© imitateur! tant l'instinct nous maĂtrise! tant les grands mouvements de l'ĂÂąme sont contagieux! Ut ridentibus arrident, ita flentibus adflent Humani vultus. Quand il eut bien ri, il me dit qu'il venait de rencontrer un homme qui se disait protonotaire du Saint-SiĂšge, et que cet homme envoyait une grosse somme d'argent Ă trois cents lieues d'ici, Ă un Italien, au nom d'un Français Ă qui le roi avait donnĂ© un petit fief, et que ce Français ne pourrait jamais jouir des bienfaits du roi s'il ne donnait Ă cet Italien la premiĂšre annĂ©e de son revenu. "La chose est trĂšs vraie, lui dis-je; mais elle n'est pas si plaisante. Il en coĂ»te Ă la France environ quatre cent mille livres par an en menus droits de cette espĂšce; et, depuis environ deux siĂšcles et demi que cet usage dure, nous avons dĂ©jĂ portĂ© en Italie quatre-vingts millions. - Dieu paternel! s'Ă©cria-t-il, que de fois quarante Ă©cus! Cet Italien-lĂ nous subjugua donc, il y a deux siĂšcles et demi? Il nous imposa ce tribut? - Vraiment, rĂ©pondis-je, il nous en imposait autrefois d'une façon bien plus onĂ©reuse. Ce n'est lĂ qu'une bagatelle en comparaison de ce qu'il leva longtemps sur notre pauvre nation et sur les autres pauvres nations de l'Europe." Alors je lui racontai comment ces saintes usurpations s'Ă©taient Ă©tablies. Il sait un peu d'histoire; il a du bon sens il comprit aisĂ©ment que nous avions Ă©tĂ© des esclaves auxquels il restait encore un petit bout de chaĂne. Il parla longtemps avec Ă©nergie contre cet abus; mais avec quel respect pour la religion en gĂ©nĂ©ral! Comme il rĂ©vĂ©rait les Ă©vĂÂȘques! comme il leur souhaitait beaucoup de quarante Ă©cus, afin qu'ils les dĂ©pensassent dans leurs diocĂšses en bonnes oeuvres! Il voulait aussi que tous les curĂ©s de campagne eussent un nombre de quarante Ă©cus suffisant pour les faire vivre avec dĂ©cence. "Il est triste, disait-il, qu'un curĂ© soit obligĂ© de disputer trois gerbes de blĂ© Ă son ouaille, et qu'il ne soit pas largement payĂ© par la province. Il est honteux que ces messieurs soient toujours en procĂšs avec leurs seigneurs. Ces contestations Ă©ternelles pour des droits imaginaires, pour des dĂmes, dĂ©truisent la considĂ©ration qu'on leur doit. Le malheureux cultivateur, qui a dĂ©jĂ payĂ© aux prĂ©posĂ©s son dixiĂšme, et les deux sous pour livre, et la taille, et la capitation, et le rachat du logement des gens de guerre, aprĂšs qu'il a logĂ© des gens de guerre, etc., etc., etc.; cet infortunĂ©, dis-je, qui se voit encore enlever le dixiĂšme de sa rĂ©colte par son curĂ©, ne le regarde plus comme son pasteur, mais comme son Ă©corcheur, qui lui arrache le peu de peau qui lui reste. Il sent bien qu'en lui enlevant la dixiĂšme gerbe de droit divin, on a la cruautĂ© diabolique de ne pas lui tenir compte de ce qu'il lui en a coĂ»tĂ© pour faire croĂtre cette gerbe. Que lui reste-t-il, pour lui et pour sa famille? Les pleurs, la disette, le dĂ©couragement, le dĂ©sespoir; et il meurt de fatigue et de misĂšre. Si le curĂ© Ă©tait payĂ© par la province, il serait la consolation de ses paroissiens, au lieu d'ĂÂȘtre regardĂ© par eux comme leur ennemi." Ce digne homme s'attendrissait en prononçant ces paroles; il aimait sa patrie, et Ă©tait idolĂÂątre du bien public. Il s'Ă©criait quelquefois "Quelle nation que la française, si on voulait!" Nous allĂÂąmes voir son fils, Ă qui sa mĂšre, bien propre et bien lavĂ©e, donnait un gros tĂ©ton blanc. L'enfant Ă©tait fort joli. "HĂ©las! dit le pĂšre, te voilĂ donc, et tu n'as que vingt-trois ans de vie, et quarante Ă©cus Ă prĂ©tendre!" Des proportions Le produit des extrĂÂȘmes est Ă©gal au produit des moyens; mais deux sacs de blĂ© volĂ©s ne sont pas Ă ceux qui les ont pris comme la perte de leur vie l'est Ă l'intĂ©rĂÂȘt de la personne volĂ©e. Le prieur de D***, Ă qui deux de ses domestiques de campagne avaient dĂ©robĂ© deux setiers de blĂ©, vient de faire pendre les deux dĂ©linquants. Cette exĂ©cution lui a plus coĂ»tĂ© que toute sa rĂ©colte ne lui a valu, et, depuis ce temps, il ne trouve plus de valets. Si les lois avaient ordonnĂ© que ceux qui voleraient le blĂ© de leur maĂtre laboureraient son champ toute leur vie, les fers aux pieds et une sonnette au cou, attachĂ©e Ă un carcan, ce prieur aurait beaucoup gagnĂ©. Il faut effrayer le crime oui, sans doute; mais le travail forcĂ© et la honte durable l'intimident plus que la potence. Il y a quelques mois qu'Ă Londres un malfaiteur fut condamnĂ© Ă ĂÂȘtre transportĂ© en AmĂ©rique pour y travailler aux sucreries avec les nĂšgres. Tous les criminels en Angleterre, comme en bien d'autres pays, sont reçus Ă prĂ©senter requĂÂȘte au roi, soit pour obtenir grĂÂące entiĂšre, soit pour diminution de peine. Celui-ci prĂ©senta requĂÂȘte pour ĂÂȘtre pendu il allĂ©guait qu'il haĂÂŻssait mortellement le travail, et qu'il aimait mieux ĂÂȘtre Ă©tranglĂ© une minute que de faire du sucre toute sa vie. D'autres peuvent penser autrement, chacun a son goĂ»t; mais on a dĂ©jĂ dit, et il faut rĂ©pĂ©ter, qu'un pendu n'est bon Ă rien, et que les supplices doivent ĂÂȘtre utiles. Il y a quelques annĂ©es que l'on condamna dans la Tartarie deux jeunes gens Ă ĂÂȘtre empalĂ©s, pour avoir regardĂ©, leur bonnet sur la tĂÂȘte, passer une procession de lamas. L'empereur de la Chine, qui est un homme de beaucoup d'esprit, dit qu'il les aurait condamnĂ©s Ă marcher nu-tĂÂȘte Ă la procession pendant trois mois. Proportionnez les peines aux dĂ©lits, a dit le marquis Beccaria; ceux qui ont fait les lois n'Ă©taient pas gĂ©omĂštres. Si l'abbĂ© Guyon, ou Coger, ou l'ex-jĂ©suite Nonotte, ou l'ex-jĂ©suite Patouillet, ou le prĂ©dicant La Beaumelle, font de misĂ©rables libelles oĂÂč il n'y a ni vĂ©ritĂ©, ni raison, ni esprit, irez-vous les faire pendre, comme le prieur de D*** a fait pendre ses deux domestiques; et cela, sous prĂ©texte que les calomniateurs sont plus coupables que les voleurs? Condamnerez-vous FrĂ©ron mĂÂȘme aux galĂšres, pour avoir insultĂ© le bon goĂ»t, et pour avoir menti toute sa vie dans l'espĂ©rance de payer son cabaretier? Ferez-vous mettre au pilori le sieur Larcher, parce qu'il a Ă©tĂ© trĂšs pesant, parce qu'il a entassĂ© erreur sur erreur, parce qu'il n'a jamais su distinguer aucun degrĂ© de probabilitĂ©, parce qu'il veut que, dans une antique et immense citĂ© renommĂ©e par sa police et par la jalousie des maris, dans Babylone enfin, oĂÂč les femmes Ă©taient gardĂ©es par des eunuques, toutes les princesses allassent par dĂ©votion donner publiquement leurs faveurs dans la cathĂ©drale aux Ă©trangers pour de l'argent? Contentons-nous de l'envoyer sur les lieux courir les bonnes fortunes; soyons modĂ©rĂ©s en tout; mettons de la proportion entre les dĂ©lits et les peines. Pardonnons Ă ce pauvre Jean-Jacques, lorsqu'il n'Ă©crit que pour se contredire, lorsqu'aprĂšs avoir donnĂ© une comĂ©die sifflĂ©e sur le thĂ©ĂÂątre de Paris, et qu'il injurie ceux qui en font jouer Ă cent lieues de lĂ ; lorsqu'il cherche des protecteurs, et qu'il les outrage; lorsqu'il dĂ©clame contre les romans, et qu'il fait des romans dont le hĂ©ros est un sot prĂ©cepteur qui reçoit l'aumĂÂŽne d'une Suissesse Ă laquelle il a fait un enfant, et qui va dĂ©penser son argent dans un bordel de Paris; laissons-le croire qu'il a surpassĂ© FĂ©nelon et XĂ©nophon, en Ă©levant un jeune homme de qualitĂ© dans le mĂ©tier de menuisier ces extravagantes platitudes ne mĂ©ritent pas un dĂ©cret de prise de corps; les petites maisons suffisent avec de bons bouillons, de la saignĂ©e, et du rĂ©gime. Je hais les lois de Dracon, qui punissaient Ă©galement les crimes et les fautes, la mĂ©chancetĂ© et la folie. Ne traitons point le jĂ©suite Nonotte, qui n'est coupable que d'avoir Ă©crit des bĂÂȘtises et des injures, comme on a traitĂ© les jĂ©suites Malagrida, Oldcorn, Garnet, Guignard, Gueret, et comme on devait traiter le jĂ©suite Le Tellier, qui trompa son roi, et qui troubla la France. Distinguons principalement dans tout procĂšs, dans toute contention, dans toute querelle, l'agresseur de l'outragĂ©, l'oppresseur de l'opprimĂ©. La guerre offensive est d'un tyran; celui qui se dĂ©fend est un homme juste. Comme j'Ă©tais plongĂ© dans ces rĂ©flexions, l'homme aux quarante Ă©cus me vint voir tout en larmes. Je lui demandai avec Ă©motion si son fils, qui devait vivre vingt-trois ans, Ă©tait mort. "Non, dit-il, le petit se porte bien, et ma femme aussi; mais j'ai Ă©tĂ© appelĂ© en tĂ©moignage contre un meunier Ă qui on a fait subir la question ordinaire et extraordinaire, et qui s'est trouvĂ© innocent; je l'ai vu s'Ă©vanouir dans les tortures redoublĂ©es; j'ai entendu craquer ses os; j'entends encore ses cris et ses hurlements, ils me poursuivent; je pleure de pitiĂ©, et je tremble d'horreur." Je me mis Ă pleurer et Ă frĂ©mir aussi, car je suis extrĂÂȘmement sensible. Ma mĂ©moire alors me reprĂ©senta l'aventure Ă©pouvantable des Calas une mĂšre vertueuse dans les fers, ses filles Ă©plorĂ©es et fugitives, sa maison au pillage; un pĂšre de famille respectable brisĂ© par la torture, agonisant sur la roue, et expirant dans les flammes; un fils chargĂ© de chaĂnes, traĂnĂ© devant les juges, dont un lui dit "Nous venons de rouer votre pĂšre, nous allons vous rouer aussi." Je me souvins de la famille des Sirven, qu'un de mes amis rencontra dans des montagnes couvertes de glaces, lorsqu'elle fuyait la persĂ©cution d'un juge aussi inique qu'ignorant. "Ce juge, me dit-il, a condamnĂ© toute cette famille innocente au supplice, en supposant, sans la moindre apparence de preuve, que le pĂšre et la mĂšre, aidĂ©s de deux de leurs filles, avaient Ă©gorgĂ© et noyĂ© la troisiĂšme, de peur qu'elle n'allĂÂąt Ă la messe." Je voyais Ă la fois, dans des jugements de cette espĂšce, l'excĂšs de la bĂÂȘtise, de l'injustice et de la barbarie. Nous plaignions la nature humaine, l'homme aux quarante Ă©cus et moi. J'avais dans ma poche le discours d'un avocat gĂ©nĂ©ral de DauphinĂ©, qui roulait en partie sur ces matiĂšres intĂ©ressantes; je lui en lus les endroits suivants "Certes, ce furent des hommes vĂ©ritablement grands qui osĂšrent les premiers se charger de gouverner leurs semblables, et s'imposer le fardeau de la fĂ©licitĂ© publique; qui, pour le bien qu'ils voulaient faire aux hommes, s'exposĂšrent Ă leur ingratitude, et, pour le repos d'un peuple, renoncĂšrent au leur; qui se mirent, pour ainsi dire, entre les hommes et la Providence, pour leur composer, par artifice, un bonheur qu'elle semblait leur avoir refusĂ©. ... Quel magistrat, un peu sensible Ă ses devoirs, Ă la seule humanitĂ©, pourrait soutenir ces idĂ©es? Dans la solitude d'un cabinet pourra-t-il, sans frĂ©mir d'horreur et de pitiĂ©, jeter les yeux sur ces papiers, monuments infortunĂ©s du crime ou de l'innocence? Ne lui semble-t-il pas entendre des voix gĂ©missantes sortir de ces fatales Ă©critures, et le presser de dĂ©cider du sort d'un citoyen, d'un Ă©poux, d'un pĂšre, d'une famille? Quel juge impitoyable s'il est chargĂ© d'un seul procĂšs criminel pourra passer de sang-froid devant une prison? C'est donc moi, dira-t-il, qui retiens dans ce dĂ©testable sĂ©jour mon semblable, peut-ĂÂȘtre mon Ă©gal, mon concitoyen, un homme enfin! c'est moi qui le lie tous les jours, qui ferme sur lui ces odieuses portes! Peut-ĂÂȘtre le dĂ©sespoir s'est emparĂ© de son ĂÂąme; il pousse vers le ciel mon nom avec des malĂ©dictions, et sans doute il atteste contre moi le grand Juge qui nous observe et doit nous juger tous les deux. ... Ici un spectacle effrayant se prĂ©sente tout Ă coup Ă mes yeux; le juge se lasse d'interroger par la parole; il veut interroger par les supplices impatient dans ses recherches, et peut-ĂÂȘtre irritĂ© de leur inutilitĂ©, on apporte des torches, des chaĂnes, des leviers, et tous ces instruments inventĂ©s pour la douleur. Un bourreau vient se mĂÂȘler aux fonctions de la magistrature, et terminer par la violence un interrogatoire commencĂ© par la libertĂ©. Douce philosophie! toi qui ne cherches la vĂ©ritĂ© qu'avec l'attention et la patience, t'attendais-tu que, dans ton siĂšcle, on employĂÂąt de tels instruments pour la dĂ©couvrir? Est-il bien vrai que nos lois approuvent cette mĂ©thode inconcevable, et que l'usage la consacre? ... Leurs lois imitent leurs prĂ©jugĂ©s; les punitions publiques sont aussi cruelles que les vengeances particuliĂšres, et les actes de leur raison ne sont guĂšre moins impitoyables que ceux de leurs passions. Quelle est donc la cause de cette bizarre opposition? C'est que nos prĂ©jugĂ©s sont anciens, et que notre morale est nouvelle; c'est que nous sommes aussi pĂ©nĂ©trĂ©s de nos sentiments qu'inattentifs Ă nos idĂ©es; c'est que l'aviditĂ© des plaisirs nous empĂÂȘche de rĂ©flĂ©chir sur nos besoins, et que nous sommes plus empressĂ©s de vivre que de nous diriger; c'est, en un mot, que nos moeurs sont douces, et qu'elles ne sont pas bonnes; c'est que nous sommes polis, et nous ne sommes seulement pas humains." Ces fragments que l'Ă©loquence avait dictĂ©s Ă l'humanitĂ© remplirent le coeur de mon ami d'une douce consolation. Il admirait avec tendresse. "Quoi! disait-il dans son transport, on fait des chefs-d'oeuvre en province! on m'avait dit qu'il n'y a que Paris dans le monde. - Il n'y a que Paris, lui dis-je, oĂÂč l'on fasse des opĂ©ras-comiques; mais il y a aujourd'hui dans les provinces beaucoup de magistrats qui pensent avec la mĂÂȘme vertu, et qui s'expriment avec la mĂÂȘme force. Autrefois les oracles de la justice, ainsi que ceux de la morale, n'Ă©taient que ridicules. Le docteur Balouard dĂ©clamait au barreau, et Arlequin dans la chaire. La philosophie est enfin venue, elle a dit "Ne parlez en public que pour dire des vĂ©ritĂ©s neuves et utiles, avec l'Ă©loquence du sentiment et de la raison. - Mais si nous n'avons rien de neuf Ă dire? se sont Ă©criĂ©s les parleurs. - Taisez-vous alors, a rĂ©pondu la philosophie; tous ces vains discours d'appareil, qui ne contiennent que des phrases, sont comme le feu de la Saint-Jean, allumĂ© le jour de l'annĂ©e oĂÂč l'on a le moins besoin de se chauffer il ne cause aucun plaisir, et il n'en reste pas mĂÂȘme la cendre. Que toute la France lise les bons livres. Mais, malgrĂ© les progrĂšs de l'esprit humain, on lit trĂšs peu; et, parmi ceux qui veulent quelquefois s'instruire, la plupart lisent trĂšs mal. Mes voisins et mes voisines jouent, aprĂšs dĂner, un jeu anglais, que j'ai beaucoup de peine Ă prononcer, car on l'appelle wisk. Plusieurs bons bourgeois, plusieurs grosses tĂÂȘtes, qui se croient de bonnes tĂÂȘtes, vous disent avec un air d'importance que les livres ne sont bons Ă rien. Mais, messieurs les Welches, savez-vous que vous n'ĂÂȘtes gouvernĂ©s que par des livres? Savez-vous que l'ordonnance civile, le code militaire et l'Evangile sont des livres dont vous dĂ©pendez continuellement? Lisez, Ă©clairez-vous; ce n'est que par la lecture qu'on fortifie son ĂÂąme; la conversation la dissipe, le jeu la resserre. - J'ai bien peu d'argent, me rĂ©pondit l'homme aux quarante Ă©cus; mais, si jamais je fais une petite fortune, j'achĂšterai des livres chez Marc-Michel Rey." De la vĂ©role L'homme aux quarante Ă©cus demeurait dans un petit canton oĂÂč l'on n'avait jamais mis de soldats en garnison depuis cent cinquante annĂ©es. Les moeurs, dans ce coin de terre inconnu, Ă©taient pures comme l'air qui l'environne. On ne savait pas qu'ailleurs l'amour pĂ»t ĂÂȘtre infectĂ© d'un poison destructeur, que les gĂ©nĂ©rations fussent attaquĂ©es dans leur germe, et que la nature, se contredisant elle-mĂÂȘme, pĂ»t rendre la tendresse horrible et le plaisir affreux; on se livrait Ă l'amour avec la sĂ©curitĂ© de l'innocence. Des troupes vinrent, et tout changea. Deux lieutenants, l'aumĂÂŽnier du rĂ©giment, un caporal, et un soldat de recrue qui sortait du sĂ©minaire, suffirent pour empoisonner douze villages en moins de trois mois. Deux cousines de l'homme aux quarante Ă©cus se virent couvertes de pustules calleuses; leurs beaux cheveux tombĂšrent; leur voix devint rauque; les paupiĂšres de leurs yeux, fixes et Ă©teints, se chargĂšrent d'une couleur livide, et ne se fermĂšrent plus pour laisser entrer le repos dans des membres disloquĂ©s, qu'une carie secrĂšte commençait Ă ronger comme ceux de l'Arabe Job, quoique Job n'eĂ»t jamais eu cette maladie. Le chirurgien-major du rĂ©giment, homme d'une grande expĂ©rience, fut obligĂ© de demander des aides Ă la cour pour guĂ©rir toutes les filles du pays. Le ministre de la guerre, toujours portĂ© d'inclination Ă soulager le beau sexe, envoya une recrue de fraters, qui gĂÂątĂšrent d'une main ce qu'ils rĂ©tablirent de l'autre. L'homme aux quarante Ă©cus lisait alors l'histoire philosophique de Candide, traduite de l'allemand du docteur Ralph, qui prouve Ă©videmment que tout est bien, et qu'il Ă©tait absolument impossible, dans le meilleur des mondes possibles, que la vĂ©role, la peste, la pierre, la gravelle, les Ă©crouelles, la chambre de Valence, et l'Inquisition, n'entrassent dans la composition de l'univers, de cet univers uniquement fait pour l'homme, roi des animaux et image de Dieu, auquel on voit bien qu'il ressemble comme deux gouttes d'eau. Il lisait, dans l'histoire vĂ©ritable de Candide, que le fameux docteur Pangloss avait perdu dans le traitement un oeil et une oreille. "HĂ©las! dit-il, mes deux cousines, mes deux pauvres cousines, seront-elles borgnes ou borgnesses et essorillĂ©es? - Non, lui dit le major consolateur; les Allemands ont la main lourde; mais, nous autres, nous guĂ©rissons les filles promptement, sĂ»rement et agrĂ©ablement." En effet les deux jolies cousines en furent quittes pour avoir la tĂÂȘte enflĂ©e comme un ballon pendant six semaines, pour perdre la moitiĂ© de leurs dents en tirant la langue d'un demi-pied, et pour mourir de la poitrine au bout de six mois. Pendant l'opĂ©ration, le cousin et le chirurgien-major raisonnĂšrent ainsi. L'homme aux quarante Ă©cus Est-il possible, monsieur, que la nature ait attachĂ© de si Ă©pouvantables tourments Ă un plaisir si nĂ©cessaire, tant de honte Ă tant de gloire, et qu'il y ait plus de risque Ă faire un enfant qu'Ă tuer un homme? Serait-il vrai au moins, pour notre consolation, que ce flĂ©au diminue un peu sur la terre, et qu'il devienne moins dangereux de jour en jour? Le chirurgien-major Au contraire, il se rĂ©pand de plus en plus dans toute l'Europe ChrĂ©tienne; il s'est Ă©tendu jusqu'en SibĂ©rie; j'en ai vu mourir plus de cinquante personnes, et surtout un grand gĂ©nĂ©ral d'armĂ©e et un ministre d'Etat fort sage. Peu de poitrines faibles rĂ©sistent Ă la maladie et au remĂšde. Les deux soeurs, la petite et la grosse, se sont liguĂ©es encore plus que les moines pour dĂ©truire le genre humain. L'homme aux quarante Ă©cus Nouvelle raison pour abolir les moines, afin que, remis au rang des hommes, ils rĂ©parent un peu le mal que font les deux soeurs. Dites-moi, je vous prie, si les bĂÂȘtes ont la vĂ©role. Le chirurgien Ni la petite, ni la grosse, ni les moines, ne sont connus chez elles. L'homme aux quarante Ă©cus Il faut donc avouer qu'elles sont plus heureuses et plus prudentes que nous dans ce meilleur des mondes. Le chirurgien Je n'en ai jamais doutĂ©; elles Ă©prouvent bien moins de maladies que nous leur instinct est bien plus sĂ»r que notre raison; jamais ni le passĂ© ni l'avenir ne les tourmentent. L'homme aux quarante Ă©cus Vous avez Ă©tĂ© chirurgien d'un ambassadeur de France en Turquie y a-t-il beaucoup de vĂ©role Ă Constantinople? Le chirurgien Les Francs l'ont apportĂ©e dans le faubourg de PĂ©ra, oĂÂč ils demeurent. J'y ai connu un capucin qui en Ă©tait mangĂ© comme Pangloss; mais elle n'est point parvenue dans la ville les Francs n'y couchent presque jamais. Il n'y a presque point de filles publiques dans cette ville immense. Chaque homme riche a des femmes esclaves de Circassie, toujours gardĂ©es, toujours surveillĂ©es, dont la beautĂ© ne peut ĂÂȘtre dangereuse. Les Turcs appellent la vĂ©role le mal chrĂ©tien, et cela redouble le profond mĂ©pris qu'ils ont pour notre thĂ©ologie; mais, en rĂ©compense, ils ont la peste, maladie d'Egypte, dont ils font peu de cas, et qu'ils ne se donnent jamais la peine de prĂ©venir. L'homme aux quarante Ă©cus En quel temps croyez-vous que ce flĂ©au commença dans l'Europe? Le chirurgien Au retour du premier voyage de Christophe Colomb chez des peuples innocents qui ne connaissaient ni l'avarice ni la guerre, vers l'an 1494. Ces nations, simples et justes, Ă©taient attaquĂ©es de ce mal de temps immĂ©morial, comme la lĂšpre rĂ©gnait chez les Arabes et chez les Juifs, et la peste chez les Egyptiens. Le premier fruit que les Espagnols recueillirent de cette conquĂÂȘte du nouveau monde fut la vĂ©role; elle se rĂ©pandit plus promptement que l'argent du Mexique, qui ne circula que longtemps aprĂšs en Europe. La raison en est que, dans toutes les villes, il y avait alors de belles maisons publiques appelĂ©es bordels, Ă©tablies par l'autoritĂ© des souverains pour conserver l'honneur des dames. Les Espagnols portĂšrent le venin dans ces maisons privilĂ©giĂ©es dont les princes et les Ă©vĂÂȘques tiraient les filles qui leur Ă©taient nĂ©cessaires. On a remarquĂ© qu'Ă Constance il y avait eu sept cent dix-huit filles pour le service du concile qui fit brĂ»ler si dĂ©votement Jean Hus et JĂ©rĂÂŽme de Prague. On peut juger par ce seul trait avec quelle rapiditĂ© le mal parcourut tous les pays. Le premier seigneur qui en mourut fut l'illustrissime et rĂ©vĂ©rendissime Ă©vĂÂȘque et vice-roi de Hongrie, en 1499, que Bartholomeo Montanagua, grand mĂ©decin de Padoue, ne put guĂ©rir. Gualtieri assure que l'archevĂÂȘque de Mayence Berthold de Henneberg, "attaquĂ© de la grosse vĂ©role, rendit son ĂÂąme Ă Dieu en 1504". On sait que notre roi François Ier en mourut. Henri III la prit Ă Venise; mais le jacobin Jacques ClĂ©ment prĂ©vint l'effet de la maladie. Le parlement de Paris, toujours zĂ©lĂ© pour le bien public, fut le premier qui donna un arrĂÂȘt contre la vĂ©role; en 1497. Il dĂ©fendit Ă tous les vĂ©rolĂ©s de rester dans Paris sous peine de la hart; mais, comme il n'Ă©tait pas facile de prouver juridiquement aux bourgeois et bourgeoises qu'ils Ă©taient en dĂ©lit, cet arrĂÂȘt n'eut pas plus d'effet que ceux qui furent rendus depuis contre l'Ă©mĂ©tique; et, malgrĂ© le parlement, le nombre des coupables augmenta toujours. Il est certain que, si on les avait exorcisĂ©s, au lieu de les faire pendre, il n'y en aurait plus aujourd'hui sur la terre; mais c'est Ă quoi malheureusement on ne pensa jamais. L'homme aux quarante Ă©cus Est-il bien vrai ce que j'ai lu dans Candide, que, parmi nous, quand deux armĂ©es de trente mille hommes chacune marchent ensemble en front de bandiĂšre, on peut parier qu'il y a vingt mille vĂ©rolĂ©s de chaque cĂÂŽtĂ©? Le chirurgien Il n'est que trop vrai. Il en est de mĂÂȘme dans les licences de Sorbonne. Que voulez-vous que fassent de jeunes bacheliers Ă qui la nature parle plus haut et plus ferme que la thĂ©ologie? Je puis vous jurer que, proportion gardĂ©e, mes confrĂšres et moi nous avons traitĂ© plus de jeunes prĂÂȘtres que de jeunes officiers. L'homme aux quarante Ă©cus N'y aurait-il point quelque maniĂšre d'extirper cette contagion qui dĂ©sole l'Europe? On a dĂ©jĂ tĂÂąchĂ© d'affaiblir le poison d'une vĂ©role, ne pourra-t-on rien tenter sur l'autre? Le chirurgien Il n'y aurait qu'un seul moyen, c'est que tous les princes de l'Europe se liguassent ensemble, comme dans les temps de Godefroy de Bouillon. Certainement une croisade contre la vĂ©role serait beaucoup plus raisonnable que ne l'ont Ă©tĂ© celles qu'on entreprit autrefois si malheureusement contre Saladin, Melecsala, et les Albigeois. Il vaudrait bien mieux s'entendre pour repousser l'ennemi commun du genre humain que d'ĂÂȘtre continuellement occupĂ© Ă guetter le moment favorable de dĂ©vaster la terre et de couvrir les champs de morts, pour arracher Ă son voisin deux ou trois villes et quelques villages. Je parle contre mes intĂ©rĂÂȘts car la guerre et la vĂ©role font ma fortune; mais il faut ĂÂȘtre homme avant d'ĂÂȘtre chirurgien-major. C'est ainsi que l'homme aux quarante Ă©cus se formait, comme on dit, l'esprit et le coeur. Non seulement il hĂ©rita de ses deux cousines, qui moururent en six mois; mais il eut encore la succession d'un parent fort Ă©loignĂ©, qui avait Ă©tĂ© sous-fermier des hĂÂŽpitaux des armĂ©es, et qui s'Ă©tait fort engraissĂ© en mettant les soldats blessĂ©s Ă la diĂšte. Cet homme n'avait jamais voulu se marier; il avait un assez joli sĂ©rail. Il ne reconnut aucun de ses parents, vĂ©cut dans la crapule, et mourut Ă Paris d'indigestion. C'Ă©tait un homme, comme on voit, fort utile Ă l'Etat. Notre nouveau philosophe fut obligĂ© d'aller Ă Paris pour recueillir l'hĂ©ritage de son parent. D'abord les fermiers du domaine le lui disputĂšrent. Il eut le bonheur de gagner son procĂšs, et la gĂ©nĂ©rositĂ© de donner aux pauvres de son canton, qui n'avaient pas leur contingent de quarante Ă©cus de rente, une partie des dĂ©pouilles du richard. AprĂšs quoi il se mit Ă satisfaire sa grande passion d'avoir une bibliothĂšque. Il lisait tous les matins, faisait des extraits, et le soir il consultait les savants pour savoir en quelle langue le serpent avait parlĂ© Ă notre bonne mĂšre; si l'ĂÂąme est dans le corps calleux ou dans la glande pinĂ©ale; si saint Pierre avait demeurĂ© vingt-cinq ans Ă Rome; quelle diffĂ©rence spĂ©cifique est entre un trĂÂŽne et une domination, et pourquoi les nĂšgres ont le nez Ă©patĂ©. D'ailleurs il se proposa de ne jamais gouverner l'Etat, et de ne faire aucune brochure contre les piĂšces nouvelles. On l'appelait monsieur AndrĂ©; c'Ă©tait son nom de baptĂÂȘme. Ceux qui l'ont connu rendent justice Ă sa modestie et Ă ses qualitĂ©s, tant acquises que naturelles. Il a bĂÂąti une maison commode dans son ancien domaine de quatre arpents. Son fils sera bientĂÂŽt en ĂÂąge d'aller au collĂšge; mais il veut qu'il aille au collĂšge d'Harcourt, et non Ă celui de Mazarin, Ă cause du professeur Coger, qui fait des libelles, et parce qu'il ne faut pas qu'un professeur de collĂšge fasse des libelles. Madame AndrĂ© lui a donnĂ© une fille fort jolie, qu'il espĂšre marier Ă un conseiller de la cour des aides, pourvu que ce magistrat n'ait pas la maladie que le chirurgien-major veut extirper dans l'Europe chrĂ©tienne. Grande querelle Pendant le sĂ©jour de monsieur AndrĂ© Ă Paris, il y eut une querelle importante. Il s'agissait de savoir si Marc-Antonin Ă©tait un honnĂÂȘte homme, et s'il Ă©tait en enfer ou en purgatoire, ou dans les limbes, en attendant qu'il ressuscitĂÂąt. Tous les honnĂÂȘtes gens prirent le parti de Marc-Antonin. Ils disaient "Antonin a toujours Ă©tĂ© juste, sobre, chaste, bienfaisant. Il est vrai qu'il n'a pas en paradis une place aussi belle que saint Antoine; car il faut des proportions, comme nous l'avons vu. Mais certainement l'ĂÂąme de l'empereur Antonin n'est point Ă la broche dans l'enfer. Si elle est en purgatoire, il faut l'en tirer; il n'y a qu'Ă dire des messes pour lui. Les jĂ©suites n'ont plus rien Ă faire; qu'ils disent trois mille messes pour le repos de l'ĂÂąme de Marc-Antonin; ils y gagneront, Ă quinze sous la piĂšce, deux mille deux cent cinquante livres. D'ailleurs, on doit du respect Ă une tĂÂȘte couronnĂ©e; il ne faut pas la damner lĂ©gĂšrement." Les adversaires de ces bonnes gens prĂ©tendaient au contraire qu'il ne fallait accorder aucune composition Ă Marc-Antonin; qu'il Ă©tait un hĂ©rĂ©tique; que les carpocratiens et les aloges n'Ă©taient pas si mĂ©chants que lui; qu'il Ă©tait mort sans confession; qu'il fallait faire un exemple; qu'il Ă©tait bon de le damner pour apprendre Ă vivre aux empereurs de la Chine et du Japon, Ă ceux de Perse, de Turquie et de Maroc, aux rois d'Angleterre, de SuĂšde, de Danemark, de Prusse, au stathouder de Hollande, et aux avoyers du canton de Berne, qui n'allaient pas plus Ă confesse que l'empereur Marc-Antonin; et qu'enfin c'est un plaisir indicible de donner des dĂ©crets contre des souverains morts, quand on ne peut en lancer contre eux de leur vivant, de peur de perdre ses oreilles. La querelle devint aussi sĂ©rieuse que le fut autrefois celle des Ursulines et des Annonciades, qui disputĂšrent Ă qui porterait plus longtemps des oeufs Ă la coque entre les fesses sans les casser. On craignit un schisme, comme du temps des cent et un contes de ma mĂšre l'oie, et de certains billets payables au porteur dans l'autre monde. C'est une chose bien Ă©pouvantable qu'un schisme cela signifie division dans les opinions, et, jusqu'Ă ce moment fatal, tous les hommes avaient pensĂ© de mĂÂȘme. Monsieur AndrĂ©, qui est un excellent citoyen, pria les chefs des deux partis Ă souper. C'est un des bons convives que nous ayons; son humeur est douce et vive, sa gaietĂ© n'est point bruyante; il est facile et ouvert; il n'a point cette sorte d'esprit qui semble vouloir Ă©touffer celui des autres; l'autoritĂ© qu'il se concilie n'est due qu'Ă ses grĂÂąces, Ă sa modĂ©ration, et Ă une physionomie ronde qui est tout Ă fait persuasive. Il aurait fait souper gaiement ensemble un Corse et un GĂ©nois, un reprĂ©sentant de GenĂšve et un nĂ©gatif, le muphti et un archevĂÂȘque. Il fit tomber habilement les premiers coups que les disputants se portaient, en dĂ©tournant la conversation, et en faisant un conte trĂšs agrĂ©able qui rĂ©jouit Ă©galement les damnants et les damnĂ©s. Enfin, quand ils furent un peu en pointe de vin, il leur fit signer que l'ĂÂąme de l'empereur Marc-Antonin resterait in statu quo, c'est-Ă -dire je ne sais oĂÂč, en attendant un jugement dĂ©finitif. Les ĂÂąmes des docteurs s'en retournĂšrent dans leurs limbes paisiblement aprĂšs le souper tout fut tranquille. Cet accommodement fit un trĂšs grand honneur Ă l'homme aux quarante Ă©cus; et toutes les fois qu'il s'Ă©levait une dispute bien acariĂÂątre, bien virulente entre des gens lettrĂ©s ou non lettrĂ©s, on disait aux deux partis "Messieurs, allez souper chez monsieur AndrĂ©." Je connais deux factions acharnĂ©es qui, faute d'avoir Ă©tĂ© souper chez monsieur AndrĂ©, se sont attirĂ© de grands malheurs. ScĂ©lĂ©rat chassĂ© La rĂ©putation qu'avait acquise monsieur AndrĂ© d'apaiser les querelles en donnant de bons soupers lui attira, la semaine passĂ©e, une singuliĂšre visite. Un homme noir, assez mal mis, le dos voĂ»tĂ©, la tĂÂȘte penchĂ©e sur une Ă©paule, l'oeil hagard, les mains fort sales, vint le conjurer de lui donner Ă souper avec ses ennemis. "Quels sont vos ennemis, lui dit monsieur AndrĂ©, et qui ĂÂȘtes-vous? - HĂ©las! dit-il, j'avoue, monsieur, qu'on me prend pour un de ces maroufles qui font des libelles pour gagner du pain, et qui crient Dieu, Dieu, Dieu, religion, religion, pour attraper quelque petit bĂ©nĂ©fice. On m'accuse d'avoir calomniĂ© les citoyens les plus vĂ©ritablement religieux, les plus sincĂšres adorateurs de la DivinitĂ©, les plus honnĂÂȘtes gens du royaume. Il est vrai, monsieur, que, dans la chaleur de la composition, il Ă©chappe souvent aux gens de mon mĂ©tier de petites inadvertances qu'on prend pour des erreurs grossiĂšres, des Ă©carts que l'on qualifie de mensonges impudents. Notre zĂšle est regardĂ© comme un mĂ©lange affreux de friponnerie et de fanatisme. On assure que, tandis que nous surprenons la bonne foi de quelques vieilles imbĂ©ciles, nous sommes le mĂ©pris et l'exĂ©cration de tous les honnĂÂȘtes gens qui savent lire. "Mes ennemis sont les principaux membres des plus illustres acadĂ©mies de l'Europe, des Ă©crivains honorĂ©s, des citoyens bienfaisants. Je viens de mettre en lumiĂšre un ouvrage que j'ai intitulĂ© Antiphilosophique. Je n'avais que de bonnes intentions mais personne n' a voulu acheter mon livre. Ceux Ă qui je l'ai prĂ©sentĂ© l'ont jetĂ© dans le feu, en me disant qu'il n'Ă©tait pas seulement anti-raisonnable, mais anti-chrĂ©tien et trĂšs anti-honnĂÂȘte. - Eh bien! lui dit monsieur AndrĂ©, imitez ceux Ă qui vous avez prĂ©sentĂ© votre libelle; jetez-le dans le feu, et qu'il n'en soit plus parlĂ©. Je loue fort votre repentir; mais il n'est pas possible que je vous fasse souper avec des gens d'esprit qui ne peuvent ĂÂȘtre vos ennemis, attendu qu'ils ne vous liront jamais. - Ne pourriez-vous pas du moins, monsieur, dit le cafard, me rĂ©concilier avec les parents de feu monsieur de Montesquieu, dont j'ai outragĂ© la mĂ©moire pour glorifier le rĂ©vĂ©rend pĂšre Routh, qui vint assiĂ©ger ses derniers moments, et qui fut chassĂ© de sa chambre? - Morbleu! lui dit monsieur AndrĂ©, il y a longtemps que le rĂ©vĂ©rend pĂšre Routh est mort; allez-vous-en souper avec lui." C'est un rude homme que monsieur AndrĂ©, quand il a affaire Ă cette espĂšce mĂ©chante et sotte. Il sentit que le cafard ne voulait souper chez lui avec des gens de mĂ©rite que pour engager une dispute, pour les aller ensuite calomnier, pour Ă©crire contre eux, pour imprimer de nouveaux mensonges. Il le chassa de sa maison comme on avait chassĂ© Routh de l'appartement du prĂ©sident de Montesquieu. On ne peut guĂšre tromper monsieur AndrĂ©. Plus il Ă©tait simple et naĂÂŻf quand il Ă©tait l'homme aux quarante Ă©cus, plus il est devenu avisĂ© quand il a connu les hommes. Le bon sens de monsieur AndrĂ© Comme le bon sens de monsieur AndrĂ© s'est fortifiĂ© depuis qu'il a une bibliothĂšque! Il vit avec les livres comme avec les hommes; il choisit; et il n'est jamais la dupe des noms. Quel plaisir de s'instruire et d'agrandir son ĂÂąme pour un Ă©cu, sans sortir de chez soi! Il se fĂ©licite d'ĂÂȘtre nĂ© dans un temps oĂÂč la raison humaine commence Ă se perfectionner. "Que je serais malheureux, dit-il, si l'ĂÂąge oĂÂč je vis Ă©tait celui du jĂ©suite Garasse, du jĂ©suite Guignard, ou du docteur Boucher, du docteur Aubry, du docteur Guincestre, ou du temps que l'on condamnait aux galĂšres ceux qui Ă©crivaient contre les catĂ©gories d'Aristote." La misĂšre avait affaibli les ressorts de l'ĂÂąme de monsieur AndrĂ©, le bien-ĂÂȘtre leur a rendu leur Ă©lasticitĂ©. Il y a mille AndrĂ©s dans le monde auxquels il n'a manquĂ© qu'un tour de roue de la fortune pour en faire des hommes d'un vrai mĂ©rite. Il est aujourd'hui au fait de toutes les affaires de l'Europe, et surtout des progrĂšs de l'esprit humain. "Il me semble, me disait-il mardi dernier, que la Raison voyage Ă petites journĂ©es, du nord au midi, avec ses deux intimes amies, l'ExpĂ©rience et la TolĂ©rance. L'Agriculture et le Commerce l'accompagnent. Elle s'est prĂ©sentĂ©e en Italie; mais la CongrĂ©gation de l'Indice l'a repoussĂ©e. Tout ce qu'elle a pu faire a Ă©tĂ© d'envoyer secrĂštement quelques-uns de ses facteurs, qui ne laissent pas de faire du bien. Encore quelques annĂ©es, et le pays des Scipions ne sera plus celui des Arlequins enfroquĂ©s. Elle a de temps en temps de cruels ennemis en France; mais elle y a tant d'amis qu'il faudra bien Ă la fin qu'elle y soit premier ministre. Quand elle s'est prĂ©sentĂ©e en BaviĂšre et en Autriche, elle a trouvĂ© deux ou trois grosses tĂÂȘtes Ă perruque qui l'ont regardĂ©e avec des yeux stupides et Ă©tonnĂ©s. Ils lui ont dit "Madame, nous n'avons jamais entendu parler de vous; nous ne vous connaissons pas. - Messieurs, leur a-t-elle rĂ©pondu, avec le temps vous me connaĂtrez et vous m'aimerez. Je suis trĂšs bien reçue Ă Berlin, Ă Moscou, Ă Copenhague, Ă Stockholm. Il y a longtemps que, par le crĂ©dit de Locke, de Gordon, de Trenchard, de milord Shaftesbury, et de tant d'autres, j'ai reçu mes lettres de naturalitĂ© en Angleterre. Vous m'en accorderez un jour. Je suis la fille du Temps, et j'attends tout de mon pĂšre." Quand elle a passĂ© sur les frontiĂšres de l'Espagne et du Portugal, elle a bĂ©ni Dieu de voir que les bĂ»chers de l'Inquisition n'Ă©taient plus si souvent allumĂ©s; elle a espĂ©rĂ© beaucoup en voyant chasser les jĂ©suites, mais elle a craint qu'en purgeant le pays de renards on ne le laissĂÂąt exposĂ© aux loups. Si elle fait encore des tentatives pour entrer en Italie, on croit qu'elle commencera par s'Ă©tablir Ă Venise, et qu'elle sĂ©journera dans le royaume de Naples, malgrĂ© toutes les liquĂ©factions de ce pays-lĂ , qui lui donnent des vapeurs. On prĂ©tend qu'elle a un secret infaillible pour dĂ©tacher les cordons d'une couronne qui sont embarrassĂ©s, je ne sais comment, dans ceux d'une tiare, et pour empĂÂȘcher les haquenĂ©es d'aller faire la rĂ©vĂ©rence aux mules." Enfin la conversation de monsieur AndrĂ© me rĂ©jouit beaucoup; et plus je le vois, plus je l'aime. D'un bon souper chez monsieur AndrĂ© Nous soupĂÂąmes hier ensemble avec un docteur de Sorbonne, monsieur Pinto, cĂ©lĂšbre juif, le chapelain de la chapelle rĂ©formĂ©e de l'ambassadeur batave, le secrĂ©taire de monsieur le prince Gallitzin, du rite grec, un capitaine suisse calviniste, deux philosophes, et trois dames d'esprit. Le souper fut fort long, et cependant on ne disputa pas plus sur la religion que si aucun des convives n'en avait jamais eu tant il faut avouer que nous sommes devenus polis; tant on craint Ă souper de contrister ses frĂšres! Il n'en est pas ainsi du rĂ©gent Coger, et de l'ex-jĂ©suite Nonotte, et de l'ex-jĂ©suite Patouillet, et de l'ex-jĂ©suite Rotalier, et de tous les animaux de cette espĂšce. Ces croquants-lĂ vous disent plus de sottises dans une brochure de deux pages que la meilleure compagnie de Paris ne peut dire de choses agrĂ©ables et instructives dans un souper de quatre heures. Et, ce qu'il y a d'Ă©trange, c'est qu'ils n'oseraient dire en face Ă personne ce qu'ils ont l'impudence d'imprimer. La conversation roula d'abord sur une plaisanterie des Lettres persanes, dans laquelle on rĂ©pĂšte, d'aprĂšs plusieurs graves personnages, que le monde va non seulement en empirant, mais en se dĂ©peuplant tous les jours; de sorte que si le proverbe plus on est de fous, plus on rit a quelque vĂ©ritĂ©, le rire sera incessamment banni de la terre. Le docteur de Sorbonne assura qu'en effet le monde Ă©tait rĂ©duit presque Ă rien. Il citĂ© le pĂšre Petau, qui dĂ©montre qu'en moins de trois cents ans un seul des fils de NoĂ© je ne sais si c'est Sem ou Japhet avait procréé de son corps une sĂ©rie d'enfants qui se montait Ă six cent vingt-trois milliards six cent douze millions trois cent cinquante-huit mille fidĂšles, l'an 285 aprĂšs le dĂ©luge universel. Monsieur AndrĂ© demanda pourquoi, du temps de Philippe le Bel, c'est-Ă -dire environ trois cents ans aprĂšs Hugues Capet, il n'y avait pas six cent vingt-trois milliards de princes de la maison royale. "C'est que la foi est diminuĂ©e" dit le docteur de Sorbonne. On parla beaucoup de ThĂšbes-aux-cent-portes, et du million de soldats qui sortait par ces portes avec vingt mille chariots de guerre. "Serrez, serrez, disait monsieur AndrĂ©; je soupçonne, depuis que je me suis mis Ă lire, que le mĂÂȘme gĂ©nie qui a Ă©crit Gargantua Ă©crivait autrefois toutes les histoires. - Mais enfin, lui dit un des convives, ThĂšbes, Memphis, Babylone, Ninive, Troie, SĂ©leucie, Ă©taient de grandes villes, et n'existent plus. - Cela est vrai, rĂ©pondit le secrĂ©taire de monsieur le prince Gallitzin; mais Moscou, Constantinople, Londres, Paris, Amsterdam, Lyon qui vaut mieux que Troie, toutes les villes de France, d'Allemagne, d'Espagne et du Nord Ă©taient alors des dĂ©serts." Le capitaine suisse, homme trĂšs instruit, nous avoua que quand ses ancĂÂȘtres voulurent quitter leurs montagnes et leurs prĂ©cipices pour aller s'emparer, comme de raison, d'un pays plus agrĂ©able, CĂ©sar, qui vit de ses yeux le dĂ©nombrement de ces Ă©migrants, trouva qu'il se montait Ă trois cent soixante et huit mille, en comptant les vieillards, les enfants, et les femmes. Aujourd'hui, le seul canton de Berne possĂšde autant d'habitants il n'est pas tout Ă fait la moitiĂ© de la Suisse, et je puis vous assurer que les treize cantons ont au-delĂ de sept cent vingt mille ĂÂąmes, en comptant les natifs qui servent ou qui nĂ©gocient en pays Ă©trangers. AprĂšs cela, messieurs les savants, faites des calculs et des systĂšmes, ils seront aussi faux les uns que les autres. Ensuite on agita la question si les bourgeois de Rome, du temps des CĂ©sars, Ă©taient plus riches que les bourgeois de Paris, du temps de monsieur Silhouette. "Ah! ceci me regarde, dit Monsieur AndrĂ©. J'ai Ă©tĂ© longtemps l'homme aux quarante Ă©cus; je crois bien que les citoyens romains en avaient davantage. Ces illustres voleurs de grand chemin avaient pillĂ© les plus beaux pays de l'Asie, de l'Afrique, et de l'Europe. Ils vivaient fort splendidement du fruit de leurs rapines; mais enfin il y avait des gueux Ă Rome. Et je suis persuadĂ© que parmi ces vainqueurs du monde il y eut des gens rĂ©duits Ă quarante Ă©cus de rente comme je l'ai Ă©tĂ©. - Savez-vous bien, lui dit un savant de l'AcadĂ©mie des inscriptions et belles-lettres, que Lucullus dĂ©pensait, Ă chaque souper qu'il donnait dans le salon d'Apollon, trente-neuf mille trois cent soixante et douze livres treize sous de notre monnaie courante? mais qu'Atticus, le cĂ©lĂšbre Ă©picurien Atticus, ne dĂ©pensait point par mois, pour sa table, au-delĂ de deux cent trente-cinq livres tournois? - Si cela est, dis-je, il Ă©tait digne de prĂ©sider Ă la confrĂ©rie de la lĂ©sine, Ă©tablie depuis peu en Italie. J'ai lu comme vous, dans Florus, cette incroyable anecdote; mais apparemment que Florus n'avait jamais soupĂ© chez Atticus, ou que son texte a Ă©tĂ© corrompu, comme tant d'autres, par les copistes. Jamais Florus ne me fera croire que l'ami de CĂ©sar et de PompĂ©e, de CicĂ©ron et d'Antoine, qui mangeaient souvent chez lui, en fĂ»t quitte pour un peu moins de dix louis d'or par mois. Et voilĂ justement comme on Ă©crit l'histoire." Madame AndrĂ©, prenant la parole, dit au savant que, s'il voulait dĂ©frayer sa table pour dix fois autant, il lui ferait grand plaisir. Je suis persuadĂ© que cette soirĂ©e de monsieur AndrĂ© valait bien un mois d'Atticus; et les dames doutĂšrent fort que les soupers de Rome fussent plus agrĂ©ables que ceux de Paris. La conversation fut trĂšs gaie, quoique un peu savante. Il ne fut parlĂ© ni des modes nouvelles, ni des ridicules d'autrui, ni de l'histoire scandaleuse du jour. La question du luxe fut traitĂ©e Ă fond. On demanda si c'Ă©tait le luxe qui avait dĂ©truit l'empire romain, et il fut prouvĂ© que les deux empires d'Occident et d'Orient n'avaient Ă©tĂ© dĂ©truits que par la controverse et par les moines. En effet, quand Alaric prit Rome, on n'Ă©tait occupĂ© que de disputes thĂ©ologiques; et quand Mahomet II prit Constantinople, les moines dĂ©fendaient beaucoup plus l'Ă©ternitĂ© de la lumiĂšre du Tabor, qu'ils voyaient Ă leur nombril, qu'ils ne dĂ©fendaient la ville contre les Turcs. Un de nos savants fit une rĂ©flexion qui me frappa beaucoup c'est que ces deux grands empires sont anĂ©antis, et que les ouvrages de Virgile, d'Horace, et d'Ovide, subsistent. On ne fit qu'un saut du siĂšcle d'Auguste au siĂšcle de Louis XIV. Une dame demanda pourquoi, avec beaucoup d'esprit, on ne faisait plus guĂšre aujourd'hui d'ouvrages de gĂ©nie? Monsieur AndrĂ© rĂ©pondit que c'est parce qu'on en avait fait dans le siĂšcle passĂ©. Cette idĂ©e Ă©tait fine et pourtant vraie; elle fut approfondie. Ensuite on tomba rudement sur un Ecossais, qui s'est avisĂ© de donner des rĂšgles de goĂ»t de critiquer les plus admirables endroits de Racine sans savoir le français. On traita encore plus sĂ©vĂšrement un Italien nommĂ© Denina, qui a dĂ©nigrĂ© l'Esprit des lois sans le comprendre, et qui surtout a censurĂ© ce que l'on aime le mieux dans cet ouvrage. Cela fit souvenir du mĂ©pris affectĂ© que Boileau Ă©talait pour le Tasse. Quelqu'un des convives avança que le Tasse, avec ses dĂ©fauts, Ă©tait autant au-dessus d'HomĂšre, que Montesquieu, avec ses dĂ©fauts encore plus grands, est au-dessus du fatras de Grotius. On s'Ă©leva contre ces mauvaises critiques, dictĂ©es par la haine nationale et le prĂ©jugĂ©. Le signor Denina fut traitĂ© comme il le mĂ©ritait, et comme les pĂ©dants le sont par les gens d'esprit. On remarqua surtout avec beaucoup de sagacitĂ© que la plupart des ouvrages littĂ©raires du siĂšcle prĂ©sent, ainsi que les conversations, roulent sur l'examen des chefs-d'oeuvre du dernier siĂšcle. Notre mĂ©rite est de discuter leur mĂ©rite. Nous sommes comme des enfants dĂ©shĂ©ritĂ©s qui font le compte du bien de leurs pĂšres. On avoua que la philosophie avait fait de trĂšs grands progrĂšs; mais que la langue et le style s'Ă©taient un peu corrompus. C'est le sort de toutes les conversations de passer d'un sujet Ă un autre. Tous ces objets de curiositĂ©, de science, et de goĂ»t disparurent bientĂÂŽt devant le grand spectacle que l'impĂ©ratrice de Russie et le roi de Pologne donnaient au monde. Ils venaient de relever l'humanitĂ© Ă©crasĂ©e, et d'Ă©tablir la libertĂ© de conscience dans une partie de la terre beaucoup plus vaste que ne le fut jamais l'empire romain. Ce service rendu au genre humain, cet exemple donnĂ© Ă tant de cours qui se croient politiques, fut cĂ©lĂ©brĂ© comme il devait l'ĂÂȘtre. On but Ă la santĂ© de l'impĂ©ratrice, du roi philosophe, et du primat philosophe, et on leur souhaita beaucoup d'imitateurs. Le docteur de Sorbonne mĂÂȘme les admira car il y a quelques gens de bon sens dans ce corps, comme il y eut autrefois des gens d'esprit chez les BĂ©otiens. Le secrĂ©taire russe nous Ă©tonna par le rĂ©cit de tous les grands Ă©tablissements qu'on faisait en Russie. On demanda pourquoi on aimait mieux lire l'histoire de Charles XII, qui a passĂ© sa vie Ă dĂ©truire, que celle de Pierre le Grand, qui a consumĂ© la sienne Ă crĂ©er. Nous conclĂ»mes que la faiblesse et la frivolitĂ© sont la cause de cette prĂ©fĂ©rence; que Charles XII fut le don Quichotte du Nord, et que Pierre en fut le Solon; que les esprits superficiels prĂ©fĂšrent l'hĂ©roĂÂŻsme extravagant aux grandes vues d'un lĂ©gislateur; que les dĂ©tails de la fondation d'une ville leur plaisent moins que la tĂ©mĂ©ritĂ© d'un homme qui brave dix mille Turcs avec ses seuls domestiques; et qu'enfin la plupart des lecteurs aiment mieux s'amuser que s'instruire. De lĂ vient que cent femmes lisent les Mille et une Nuits contre une qui lit deux chapitres de Locke. De quoi ne parla-t-on point dans ce repas, dont je me souviendrai longtemps! Il fallut bien enfin dire un mot des acteurs et des actrices, sujet Ă©ternel des entretiens de table de Versailles et de Paris. On convint qu'un bon dĂ©clamateur Ă©tait aussi rare qu'un bon poĂšte. Le souper finit par une chanson trĂšs jolie qu'un des convives fit pour les dames. Pour moi, j'avoue que le banquet de Platon ne m'aurait pas fait plus de plaisir que celui de monsieur et de madame AndrĂ©. Nos petits-maĂtres et nos petites-maĂtresses s'y seraient ennuyĂ©s sans doute ils prĂ©tendent ĂÂȘtre la bonne compagnie; mais ni monsieur AndrĂ© ni moi ne soupons jamais avec cette bonne compagnie-lĂ . Les Lettres d'Amabed Traduites par l'abbĂ© Tamponet PremiĂšre lettre. D'Amabed Ă Shastasid, grand brame de MadurĂ© A BĂ©narĂšs, le second du mois de la souris, l'an du renouvellement du monde 115652 LumiĂšre de mon ĂÂąme, pĂšre de mes pensĂ©es, toi qui conduis les hommes dans les voies de l'Eternel, Ă toi, savant Shastasid, respect et tendresse. Je me suis dĂ©jĂ rendu la langue chinoise si familiĂšre, suivant tes sages conseils, que je lis avec fruit leurs cinq Kings, qui me semblent Ă©galer en antiquitĂ© notre Shastah, dont tu es l'interprĂšte, les sentences du premier Zoroastre, et les livres de l'Egyptien Thaut. Il paraĂt Ă mon ĂÂąme, qui s'ouvre toujours devant toi, que ces Ă©crits et ces cultes n'ont rien pris les uns des autres car nous sommes les seuls Ă qui Brama, confident de l'Eternel, ait enseignĂ© la rĂ©bellion des crĂ©atures cĂ©lestes, le pardon que l'Eternel leur accorde, et la formation de l'homme; les autres peuples n'ont rien dit, ce me semble de ces choses sublimes. Je crois surtout que nous ne tenons rien, ni nous, ni les Chinois, des Egyptiens. Ils n'ont pu former une sociĂ©tĂ© policĂ©e et savante que longtemps aprĂšs nous, puisqu'il leur a fallu dompter leur Nil avant de pouvoir cultiver les campagnes et bĂÂątir leurs villes. Notre Shastah divin n'a, je l'avoue, que quatre mille cinq cent cinquante-deux ans d'antiquitĂ©; mais il est prouvĂ© par nos monuments que cette doctrine avait Ă©tĂ© enseignĂ©e de pĂšre en fils plus de cent siĂšcles avant la publication de ce sacrĂ© livre. J'attends sur cela les instructions de ta paternitĂ©. Depuis la prise de Goa par les Portugais, il est venu quelques docteurs d'Europe Ă BĂ©narĂšs. Il y en a un Ă qui j'enseigne la langue indienne, il m'apprend en rĂ©compense un jargon qui a cours dans l'Europe, et qu'on nomme l'italien. C'est une plaisante langue. Presque tous les mots se terminent en a, en e, en i, en o; je l'apprends facilement, et j'aurai bientĂÂŽt le plaisir de lire les livres europĂ©ans. Ce docteur s'appelle le pĂšre Fa tutto; il paraĂt poli et insinuant; je l'ai prĂ©sentĂ© Ă Charme des yeux, la belle AdatĂ©, que mes parents et les siens me destinent pour Ă©pouse; elle apprend l'italien avec moi. Nous avons conjuguĂ© ensemble le verbe j'aime dĂšs le premier jour. Il nous a fallu deux jours pour tous les autres verbes. AprĂšs elle, tu es le mortel le plus prĂšs de mon coeur. Je prie Birmah et Bramah de conserver tes jours jusqu'Ă l'ĂÂąge de cent trente ans, passĂ© lequel la vie n'est plus qu'un fardeau. RĂ©ponse de Shastasid J'ai reçu ta lettre, esprit enfant de mon esprit. Puisse Drugha, montĂ©e sur son dragon, Ă©tendre toujours sur toi ses dix bras vainqueurs des vices! Il est vrai et nous n'en devons tirer aucune vanitĂ© que nous sommes le peuple de la terre le plus anciennement policĂ©. Les Chinois eux-mĂÂȘmes n'en disconviennent pas. Les Egyptiens sont un peuple tout nouveau qui fut lui-mĂÂȘme enseignĂ© par les ChaldĂ©ens. Ne nous glorifions pas d'ĂÂȘtre les plus anciens, et songeons Ă ĂÂȘtre toujours les plus justes. Tu sauras, mon cher Amabed, que depuis trĂšs peu de temps une faible image de notre rĂ©vĂ©lation sur la chute des ĂÂȘtres cĂ©lestes et le renouvellement du monde a pĂ©nĂ©trĂ© jusqu'aux Occidentaux. Je trouve, dans une traduction arabe d'un livre syriaque, qui n'est composĂ© que depuis environ quatorze cents ans, ces propres paroles L'Eternel tient liĂ©es de chaĂnes Ă©ternelles, jusqu'au grand jour du jugement, les puissances cĂ©lestes qui ont souillĂ© leur dignitĂ© premiĂšre. L'auteur cite en preuve un livre composĂ© par un de leurs premiers hommes, nommĂ© Enoch. Tu vois par lĂ que les nations barbares n'ont jamais Ă©tĂ© Ă©clairĂ©es que par un rayon faible et trompeur qui s'est Ă©garĂ© vers eux du sein de notre lumiĂšre. Mon cher fils, je crains mortellement l'irruption des barbares d'Europe dans nos heureux climats. Je sais trop quel est cet Albuquerque qui est venu des bords de l'Occident dans ce pays cher Ă l'astre du jour. C'est un des plus illustres brigands qui aient dĂ©solĂ© la terre. Il s'est emparĂ© de Goa contre la foi publique. Il a noyĂ© dans leur sang des hommes justes et paisibles. Ces Occidentaux habitent un pays pauvre qui ne leur produit que trĂšs peu de soie point de coton, point de sucre, nulle Ă©picerie. La terre mĂÂȘme dont nous fabriquons la porcelaine leur manque. Dieu leur a refusĂ© le cocotier, qui ombrage, loge, vĂÂȘtit, nourrit, abreuve les enfants de Brama. Ils ne connaissent qu'une liqueur qui leur fait perdre la raison. Leur vraie divinitĂ© est l'or; ils vont chercher ce dieu Ă une autre extrĂ©mitĂ© du monde. Je veux croire que ton docteur est un homme de bien; mais l'Eternel nous permet de nous dĂ©fier de ces Ă©trangers. S'ils sont moutons Ă BĂ©narĂšs, on dit qu'ils sont tigres dans les contrĂ©es oĂÂč les EuropĂ©ans se sont Ă©tablis. Puissent ni la belle AdatĂ© ni toi n'avoir jamais Ă se plaindre du pĂšre Fa tutto! Mais un secret pressentiment m'alarme. Adieu. Que bientĂÂŽt AdatĂ©, unie Ă toi par un saint mariage, puisse goĂ»ter dans tes bras les joies cĂ©lestes. Cette lettre te parviendra par un banian, qui ne partira qu'Ă la pleine lune de l'Ă©lĂ©phant. Seconde lettre. D'Amabed Ă Shastasid PĂšre de mes pensĂ©es, j'ai eu le temps d'apprendre ce jargon d'Europe avant que ton marchand banian ait pu arriver sur le rivage du Gange. Le pĂšre Fa tutto me tĂ©moigne toujours une amitiĂ© sincĂšre. En vĂ©ritĂ© je commence Ă croire qu'il ne ressemble point aux perfides dont tu crains, avec raison, la mĂ©chancetĂ©. La seule chose qui pourrait me donner de la dĂ©fiance, c'est qu'il me loue trop, et qu'il ne loue jamais assez Charme, des yeux; mais d'ailleurs il me paraĂt rempli de vertu et d'onction. Nous avons lu ensemble un livre de son pays, qui m'a paru bien Ă©trange. C'est une histoire universelle du monde entier, dans laquelle il n'est pas dit un mot de notre antique empire, rien des immenses contrĂ©es au-delĂ du Gange, rien de la Chine, rien de la vaste Tartarie. Il faut que les auteurs, dans cette partie de l'Europe, soient bien ignorants. Je les compare Ă des villageois qui parlent avec emphase de leurs chaumiĂšres, et qui ne savent pas oĂÂč est la capitale; ou plutĂÂŽt Ă ceux qui pensent que le monde finit aux bornes de leur horizon. Ce qui m'a le plus surpris, c'est qu'ils comptent les temps depuis la crĂ©ation de leur monde tout autrement que nous. Mon docteur europĂ©an m'a montrĂ© un de ses almanachs sacrĂ©s, par lequel ses compatriotes sont Ă prĂ©sent dans l'annĂ©e de leur crĂ©ation 5552, ou dans l'annĂ©e 6244, ou bien dans l'annĂ©e 6940, comme on voudra. Cette bizarrerie m'a surpris. Je lui ai demandĂ© comment on pouvait avoir trois Ă©poques diffĂ©rentes de la mĂÂȘme aventure. "Tu ne peux, lui ai-je dit, avoir Ă la fois trente ans, quarante ans, et cinquante ans. Comment ton monde peut-il avoir trois dates qui se contrarient?" Il m'a rĂ©pondu que ces trois dates se trouvent dans le mĂÂȘme livre, et qu'on est obligĂ© chez eux de croire les contradictions pour humilier la superbe de l'esprit. Ce mĂÂȘme livre traite d'un premier homme qui s'appelait Adam, d'un CaĂÂŻn, d'un Mathusalem, d'un NoĂ© qui planta des vignes aprĂšs que l'ocĂ©an eut submergĂ© tout le globe; enfin d'une infinitĂ© de choses dont je n'ai jamais entendu parler et que je n'ai lues dans aucun de nos livres. Nous en avons ri, la belle AdatĂ© et moi, en l'absence du pĂšre Fa tutto car nous sommes trop bien Ă©levĂ©s et trop pĂ©nĂ©trĂ©s de tes maximes pour rire des gens en leur prĂ©sence. Je plains ces malheureux d'Europe, qui n'ont Ă©tĂ© créés que depuis 6 940 ans tout au plus, tandis que notre Ăšre est de 115 652 annĂ©es. Je les plains davantage de manquer de poivre, de cannelle, de gĂ©rofle, de thĂ©, de cafĂ©, de soie, de coton, de vernis, d'encens, d'aromates, et de tout ce qui peut rendre la vie agrĂ©able il faut que la Providence les ait longtemps oubliĂ©s. Mais je les plains encore plus de venir de si loin, parmi tant de pĂ©rils, ravir nos denrĂ©es, les armes Ă la main. On dit qu'ils ont commis Ă Calicut des cruautĂ©s Ă©pouvantables pour du poivre cela fait frĂ©mir la nature indienne, qui est en tout diffĂ©rente de la leur, car leurs poitrines et leurs cuisses sont velues. Ils portent de longues barbes, leurs estomacs sont carnassiers. Ils s'enivrent avec le jus fermentĂ© de la vigne, plantĂ©e, disent-ils, par leur NoĂ©. Le pĂšre Fa tutto lui-mĂÂȘme, tout poli qu'il est, a Ă©gorgĂ© deux petits poulets; il les a fait cuire dans une chaudiĂšre, et il les a mangĂ©s impitoyablement. Cette action barbare lui a attirĂ© la haine de tout le voisinage, que nous n'avons apaisĂ© qu'avec peine. Dieu me pardonne! je crois que cet Ă©tranger aurait mangĂ© nos vaches sacrĂ©es, qui nous donnent du lait, si on l'avait laissĂ© faire. Il a bien promis qu'il ne commettrait plus de meurtres envers les poulets, et qu'il se contenterait d'oeufs frais, de laitage, de riz, de nos excellents lĂ©gumes, de pistaches, de dattes, de cocos, de gĂÂąteaux, d'amandes, de biscuits, d'ananas, d'oranges, et de tout ce que produit notre climat bĂ©nit de l'Eternel. Depuis quelques jours, il paraĂt plus attentif auprĂšs de Charme des yeux. Il a mĂÂȘme fait pour elle deux vers italiens qui finissent en o. Cette politesse me plaĂt beaucoup, car tu sais que mon bonheur est qu'on rende justice Ă ma chĂšre AdatĂ©. Adieu. Je me mets Ă tes pieds, qui t'ont toujours conduit dans la voie droite, et je baise tes mains, qui n'ont jamais Ă©crit que la vĂ©ritĂ©. RĂ©ponse de Shastasid Mon cher fils en Birmah, en Brama, je n'aime point ton Fa tutto, qui tue des poulets, et qui fait des vers pour ta chĂšre AdatĂ©. Veuille Birmah rendre vains mes soupçons! Je puis te jurer qu'on n'a jamais connu son Adam ni son NoĂ© dans aucune partie du monde, tout rĂ©cents qu'ils sont. La GrĂšce mĂÂȘme, qui Ă©tait le rendez-vous de toutes les fables quand Alexandre approcha de nos frontiĂšres, n'entendit jamais parler de ces noms-lĂ . Je ne m'Ă©tonne pas que des amateurs du vin, tels que les peuples occidentaux, fassent un si grand cas de celui qui, selon eux, planta la vigne; mais sois sĂ»r que NoĂ© a Ă©tĂ© ignorĂ© de toute l'antiquitĂ© connue. Il est vrai que du temps d'Alexandre il y avait dans un coin de la PhĂ©nicie un petit peuple de courtiers et d'usuriers, qui avait Ă©tĂ© longtemps esclave Ă Babylone. Il se forgea une histoire pendant sa captivitĂ©, et c'est dans cette seule histoire qu'il ait jamais Ă©tĂ© question de NoĂ©. Quand ce petit peuple obtint depuis des privilĂšges dans Alexandrie, il y traduisit ses annales en grec. Elles furent ensuite traduites en arabe, et ce n'est que dans nos derniers temps que nos savants en ont eu quelque connaissance; mais cette histoire est aussi mĂ©prisĂ©e par eux que la misĂ©rable horde qui l'a Ă©crite. Il serait plaisant, en effet, que tous les hommes, qui sont frĂšres, eussent perdu leurs titres de famille, et que ces titres ne se retrouvassent que dans une petite branche composĂ©e d'usuriers et de lĂ©preux. J'ai peur, mon cher ami, que les concitoyens de ton pĂšre Fa tutto, qui ont, comme tu me le mandes, adoptĂ© ces idĂ©es, ne soient aussi insensĂ©s, aussi ridicules, qu'ils sont intĂ©ressĂ©s, perfides, et cruels. Epouse au plus tĂÂŽt ta charmante AdatĂ©, car, encore une fois, je crains les Fa tutto plus que les NoĂ©. TroisiĂšme lettre. D'Amabed Ă Shastasid BĂ©ni soit Ă jamais Birmah, qui a fait l'homme pour la femme! Sois bĂ©ni, ĂÂŽ cher Shastasid, qui t'intĂ©resses tant Ă mon bonheur! Charme des yeux est Ă moi; je l'ai Ă©pousĂ©e. Je ne touche plus Ă la terre; je suis dans le ciel il n'a manquĂ© que toi Ă cette divine cĂ©rĂ©monie. Le docteur Fa tutto a Ă©tĂ© tĂ©moin de nos saints engagements; et, quoiqu'il ne soit pas de notre religion, il n'a fait nulle difficultĂ© d'Ă©couter nos chants et nos priĂšres; il a Ă©tĂ© fort gai au festin des noces. Je succombe Ă ma fĂ©licitĂ©. Tu jouis d'un autre bonheur tu possĂšdes la sagesse; mais l'incomparable AdatĂ© me possĂšde. Vis longtemps heureux, sans passions, tandis que la mienne m'absorbe dans une mer de voluptĂ©s. Je ne puis t'en dire davantage je revole dans les bras d'AdatĂ©. QuatriĂšme lettre. D'Amabed Ă Shastasid Cher ami, cher pĂšre, nous partons, la tendre AdatĂ© et moi, pour te demander ta bĂ©nĂ©diction. Notre fĂ©licitĂ© serait imparfaite si nous ne remplissions pas ce devoir de nos coeurs; mais, le croirais-tu? nous passons par Goa, dans la compagnie de Coursom, le cĂ©lĂšbre marchand, et de sa femme. Fa tutto dit que Goa est devenue la plus belle ville de l'Inde; que le grand Albuquerque nous recevra comme des ambassadeurs; qu'il nous donnera un vaisseau Ă trois voiles pour nous conduire Ă MadurĂ©. Il a persuadĂ© ma femme, et j'ai voulu le voyage dĂšs qu'elle l'a voulu. Fa tutto nous assure qu'on parle italien plus que portugais Ă Goa. Charme des yeux brĂ»le d'envie de faire usage d'une langue qu'elle vient d'apprendre. Je partage tous ses goĂ»ts. On dit qu'il y a des gens qui ont eu deux volontĂ©s; mais AdatĂ© et moi nous n'en avons qu'une, parce que nous n'avons qu'une ĂÂąme Ă nous deux. Enfin nous partons demain avec la douce espĂ©rance de verser dans tes bras, avant deux mois, des larmes de joie et de tendresse. PremiĂšre lettre. D'AdatĂ© Ă Shastasid A Goa, le 5 du mois du tigre, l'an du renouvellement du monde 115652 Birmah, entends mes cris, vois mes pleurs, sauve mon cher Ă©poux! Brama, fils de Birmah, porte ma douleur et ma crainte Ă ton pĂšre! GĂ©nĂ©reux Shastasid, plus sage que nous, tu avais prĂ©vu nos malheurs. Mon cher Amabed, ton disciple, mon tendre Ă©poux, ne t'Ă©crira plus; il est dans une fosse que les barbares appellent prison. Des gens que je ne puis dĂ©finir, on les nomme ici inquisitori, je ne sais ce que ce mot signifie; ces monstres, le lendemain de notre arrivĂ©e, saisirent mon mari et moi, et nous mirent chacun dans une fosse sĂ©parĂ©e comme si nous Ă©tions morts. Mais si nous l'Ă©tions, il fallait du moins nous ensevelir ensemble. Je ne sais ce qu'ils ont fait de mon cher Amabed. J'ai dit Ă mes anthropophages "OĂÂč est Amabed? Ne le tuez pas, et tuez-moi." Ils ne m'ont rien rĂ©pondu. "OĂÂč est-il? pourquoi m'avez-vous sĂ©parĂ©e de lui?" Ils ont gardĂ© le silence ils m'ont enchaĂnĂ©e. J'ai depuis une heure un peu plus de libertĂ©; le marchand Coursom a trouvĂ© moyen de me faire tenir du papier, du coton, un pinceau et de l'encre. Mes larmes imbibent tout, ma main tremble, mes yeux s'obscurcissent, je me meurs. Seconde lettre. D'AdatĂ© Ă Shastasid Ecrite de la prison de l'inquisition Divin Shastasid, je fus hier longtemps Ă©vanouie; je ne pus achever ma lettre je la pliai quand je repris un peu mes sens; je la mis dans mon sein, qui n'allaitera pas les enfants que j'espĂ©rais avoir d'Amabed; je mourrai avant que Birmah m'ait accordĂ© la fĂ©conditĂ©. Ce matin au point du jour, sont entrĂ©s dans ma fosse deux spectres armĂ©s de hallebardes, portant au cou des grains enfilĂ©s, et ayant sur la poitrine quatre petites bandes rouges croisĂ©es. Ils m'ont prise par les mains, toujours sans me rien dire, et m'ont menĂ©e dans une chambre oĂÂč il y avait pour tous meubles une grande table, cinq chaises, et un grand tableau qui reprĂ©sentait un homme tout nu, les bras Ă©tendus et les pieds joints. AussitĂÂŽt entrent cinq personnages vĂÂȘtus de robes noires avec une chemise par-dessus leur robe, et deux longs pendants d'Ă©toffe bigarrĂ©e par-dessus leur chemise. Je suis tombĂ©e Ă terre de frayeur. Mais quelle a Ă©tĂ© ma surprise! J'ai vu le pĂšre Fa tutto parmi ces cinq fantĂÂŽmes. Je l'ai vu, il a rougi; mais il m'a regardĂ©e d'un air de douceur et de compassion qui m'a un peu rassurĂ©e pour un moment. "Ah! pĂšre Fa tutto, ai-je dit, oĂÂč suis-je? Qu'est devenu Amabed? dans quel gouffre m'avez-vous jetĂ©e? On dit qu'il y a des nations qui se nourrissent de sang humain va-t-on nous tuer? va-t-on nous dĂ©vorer?" Il ne m'a rĂ©pondu qu'en levant les yeux et les mains au ciel; mais avec une attitude si douloureuse et si tendre que je ne savais plus que penser. Le prĂ©sident de ce conseil de muets a enfin dĂ©liĂ© sa langue, et m'a adressĂ© la parole; il m'a dit ces mots "Est-il vrai que vous avez Ă©tĂ© baptisĂ©e?" J'Ă©tais si abĂmĂ©e dans mon Ă©tonnement et dans ma douleur que d'abord je n'ai pu rĂ©pondre. Il a recommencĂ© la mĂÂȘme question d'une voix terrible. Mon sang s'est glacĂ©, et ma langue s'est attachĂ© Ă mon palais. Il a rĂ©pĂ©tĂ© les mĂÂȘmes mots pour la troisiĂšme fois, et Ă la fin j'ai dit oui; car il ne faut jamais mentir. J'ai Ă©tĂ© baptisĂ©e dans le Gange comme tous les fidĂšles enfants de Brama le sont, comme tu le fus, divin Shastasid, comme l'a Ă©tĂ© mon cher et malheureux Amabed. Oui, je suis baptisĂ©e, c'est ma consolation, c'est ma gloire. Je l'ai avouĂ© devant ces spectres. A peine cette parole oui, symbole de la vĂ©ritĂ©, est sortie de ma bouche, qu'un des cinq monstres noirs et blancs s'est Ă©criĂ© Apostata! les autres ont rĂ©pĂ©tĂ© Apostata! Je ne sais ce que ce mot veut dire; mais ils l'ont prononcĂ© d'un ton si lugubre et si Ă©pouvantable que mes trois doigts sont en convulsion en te l'Ă©crivant. Alors le pĂšre Fa tutto, prenant la parole et me regardant toujours avec des yeux bĂ©nins, les a assurĂ©s que j'avais dans le fond de bons sentiments, qu'il rĂ©pondait de moi, que la grĂÂące opĂ©rerait, qu'il se chargeait de ma conscience; et il a fini son discours auquel je ne comprenais rien, par ces paroles Io la convertero. Cela signifie en italien, autant que j'en puis juger Je la retournerai. "Quoi! disais-je en moi-mĂÂȘme, il me retournera! Qu'entend-il par me retourner! Veut-il dire qu'il me rendra Ă ma patrie? Ah! PĂšre Fa tutto, lui ai-je dit, retournez donc le jeune Amabed, mon tendre Ă©poux, rendez-moi mon ĂÂąme, rendez-moi ma vie." Alors il a baissĂ© les yeux; il a parlĂ© en secret aux quatre fantĂÂŽmes dans un coin de la chambre. Ils sont partis avec les deux hallebardiers. Tous ont fait une profonde rĂ©vĂ©rence au tableau qui reprĂ©sente un homme tout nu; et le pĂšre Fa tutto est restĂ© seul avec moi. Il m'a conduite dans une chambre assez propre, et m'a promis que, si je voulais m'abandonner Ă ses conseils, je ne serais plus enfermĂ©e dans une fosse. "Je suis dĂ©sespĂ©rĂ© comme vous, m'a-t-il dit, de tout ce qui est arrivĂ©. Je m'y suis opposĂ© autant que j'ai pu, mais nos saintes lois m'ont liĂ© les mains; enfin, grĂÂąces au ciel et Ă moi, vous ĂÂȘtes libre dans une bonne chambre, dont vous ne pouvez pas sortir. Je viendrai vous y voir souvent; je vous consolerai, je travaillerai Ă votre fĂ©licitĂ© prĂ©sente et future. - Ah! lui ai-je rĂ©pondu, il n'y a que mon cher Amabed qui puisse la faire, cette fĂ©licitĂ©, et il est dans une fosse! Pourquoi y est-il enterrĂ©? Pourquoi y ai-je Ă©tĂ© plongĂ©e? qui sont ces spectres qui m'ont demandĂ© si j'avais Ă©tĂ© baignĂ©e? oĂÂč m'avez-vous conduite? m'avez-vous trompĂ©e? est-ce vous qui ĂÂȘtes la cause de ces horribles cruautĂ©s? Faites-moi venir le marchand Coursom, qui est de mon pays et homme de bien. Rendez-moi ma suivante; ma compagne, mon amie DĂ©ra, dont on m'a sĂ©parĂ©e. Est-elle aussi dans un cachot pour avoir Ă©tĂ© baignĂ©e? Qu'elle vienne; que je revoie Amabed, ou que je meure!" Il a rĂ©pondu Ă mes discours et aux sanglots qui les entrecoupaient par des protestations de service et de zĂšle dont j'ai Ă©tĂ© touchĂ©e. Il m'a promis qu'il m'instruirait des causes de toute cette Ă©pouvantable aventure, et qu'il obtiendrait qu'on me rendĂt ma pauvre DĂ©ra; en attendant qu'il pĂ»t parvenir Ă dĂ©livrer mon mari. Il m'a plainte; j'ai vu mĂÂȘme ses yeux un peu mouillĂ©s. Enfin, au son d'une cloche, il est sorti de ma chambre en me prenant la main, et en la mettant sur son coeur. C'est le signe visible, comme tu le sais, de la sincĂ©ritĂ©, qui est invisible. Puisqu'il a mis ma main sur son coeur, il ne me trompera pas. Eh! pourquoi me tromperait-il? que lui ai-je fait pour me persĂ©cuter? nous l'avons si bien traitĂ© Ă BĂ©narĂšs, mon mari et moi! je lui ai fait tant de prĂ©sents quand il m'enseignait l'italien! Il a fait des vers italiens pour moi, il ne peut pas me haĂÂŻr. Je le regarderai comme mon bienfaiteur s'il me rend mon malheureux Ă©poux, si nous pouvons tous deux sortir de cette terre envahie et habitĂ©e par des anthropophages, si nous pouvons venir embrasser tes genoux Ă MadurĂ©, et recevoir tes saintes bĂ©nĂ©dictions. TroisiĂšme lettre. D'AdatĂ© Ă Shastasid Tu permets sans doute, gĂ©nĂ©reux Shastasid, que je t'envoie le journal de mes infortunes inouĂÂŻes; tu aimes Amabed, tu prends pitiĂ© de mes larmes, tu lis avec intĂ©rĂÂȘt dans un coeur percĂ© de toutes parts, qui te dĂ©ploie ses inconsolables afflictions. On m'a rendu mon amie DĂ©ra, et je pleure avec elle. Les monstres l'avaient descendue dans une fosse, comme moi. Nous n'avons nulle nouvelle d'Amabed. Nous sommes dans la mĂÂȘme maison, et il y a entre nous un espace infini, un chaos impĂ©nĂ©trable. Mais voici des choses qui vont faire frĂ©mir ta vertu, et qui dĂ©chireront ton ĂÂąme juste. Ma pauvre DĂ©ra a su, par un de ces deux satellites qui marchent toujours devant les cinq anthropophages, que cette nation a un baptĂÂȘme comme nous. J'ignore comment nos sacrĂ©s rites ont pu parvenir jusqu'Ă eux. Ils ont prĂ©tendu que nous avions Ă©tĂ© baptisĂ©s suivant les rites de leur secte. Ils sont si ignorants qu'ils ne savent pas qu'ils tiennent de nous le baptĂÂȘme depuis trĂšs peu de siĂšcles. Ces barbares se sont imaginĂ© que nous Ă©tions de leur secte, et que nous avions renoncĂ© Ă leur culte. VoilĂ ce que voulait dire ce mot apostata que les anthropophages faisaient retentir Ă mes oreilles avec tant de fĂ©rocitĂ©. Ils disent que c'est un crime horrible et digne des plus grands supplices d'ĂÂȘtre d'une autre religion que la leur. Quand le pĂšre Fa tutto leur disait Io la convertero, je la retournerai, il entendait qu'il me ferait retourner Ă la religion des brigands. Je n'y conçois rien; mon esprit est couvert d'un nuage, comme mes yeux. Peut-ĂÂȘtre mon dĂ©sespoir trouble mon entendement; mais je ne puis comprendre comme ce Fa tutto, qui me connaĂt si bien, a pu dire qu'il me ramĂšnerait Ă une religion que je n'ai jamais connue, et qui est aussi ignorĂ©e dans nos climats que l'Ă©taient les Portugais quand ils sont venus pour la premiĂšre fois dans l'Inde chercher du poivre les armes Ă la main. Nous nous perdons dans nos conjectures, la bonne DĂ©ra et moi. Elle soupçonne le pĂšre Fa tutto de quelques desseins secrets. Mais me prĂ©serve Birmah de former un jugement tĂ©mĂ©raire! J'ai voulu Ă©crire au grand brigand Albuquerque pour implorer sa justice, et pour lui demander la libertĂ© de mon cher mari; mais on m'a dit qu'il Ă©tait parti pour aller surprendre Bombay et le piller. Quoi! Venir de si loin dans le dessein de ravager nos habitations et de nous tuer! et cependant ces monstres sont baptisĂ©s comme nous! On dit pourtant que cet Albuquerque a fait quelques belles actions. Enfin je n'ai plus d'espĂ©rance que dans l'Etre des ĂÂȘtres qui doit punir le crime et protĂ©ger l'innocence. Mais j'ai vu ce matin un tigre qui dĂ©vorait deux agneaux. Je tremble de n'ĂÂȘtre pas assez prĂ©cieuse devant l'Etre des ĂÂȘtres pour qu'il daigne me secourir. QuatriĂšme lettre. D'AdatĂ© Ă Shastasid Il sort de ma chambre, ce pĂšre Fa tutto; quelle entrevue! quelle complication de perfidies, de passions et de noirceurs! Le coeur humain est donc capable de rĂ©unir tant d'atrocitĂ©s! Comment les Ă©crirai-je Ă un juste? Il tremblait quand il est entrĂ©. Ses yeux Ă©taient baissĂ©s; j'ai tremblĂ© plus que lui. BientĂÂŽt il s'est rassurĂ©. "Je ne sais pas, m'a-t-il dit, si je pourrai sauver votre mari. Les juges ont ici quelquefois de la compassion pour les jeunes femmes; mais ils sont bien sĂ©vĂšres pour les hommes. - Quoi! la vie de mon mari n'est pas en sĂ»retĂ©?" Je suis tombĂ©e en faiblesse. Il a cherchĂ© des eaux spiritueuses pour me faire revenir; il n'y en avait point. Il a envoyĂ© ma bonne DĂ©ra en acheter Ă l'autre bout de la rue chez un banian. Cependant il m'a dĂ©lacĂ©e pour donner passage aux vapeurs qui m'Ă©touffaient. J'ai Ă©tĂ© Ă©tonnĂ©e en revenant Ă moi de trouver ses mains sur ma gorge et sa bouche sur la mienne. J'ai jetĂ© un cri affreux, je me suis reculĂ©e d'horreur. Il m'a dit "Je prenais de vous un soin que la charitĂ© commande. Il fallait que votre gorge fĂ»t en libertĂ©, et je m'assurais de votre respiration. - Ah! prenez soin que mon mari respire. Est-il encore dans cette fosse horrible? - Non, m'a-t-il rĂ©pondu. J'ai eu, avec bien de la peine, le crĂ©dit de le faire transfĂ©rer dans un cachot plus commode. - Mais, encore une fois, quel est son crime? quel est le mien? d'oĂÂč vient cette Ă©pouvantable inhumanitĂ©? pourquoi violer envers nous les droits de l'hospitalitĂ©, celui des gens, celui de la nature? - C'est notre sainte religion qui exige de nous ces petites sĂ©vĂ©ritĂ©s. Vous et votre mari vous ĂÂȘtes accusĂ©s d'avoir renoncĂ© tous deux Ă votre baptĂÂȘme." Je me suis Ă©criĂ©e alors "Que voulez-vous dire? Nous n'avons jamais Ă©tĂ© baptisĂ©s Ă votre mode; nous l'avons Ă©tĂ© dans le Gange, au nom de Brama. Est-ce vous qui avez persuadĂ© cette exĂ©crable imposture aux spectres qui m'ont interrogĂ©e? Quel pouvait ĂÂȘtre votre dessein?" Il a rejetĂ© bien loin cette idĂ©e. Il m'a parlĂ© de vertu, de vĂ©ritĂ©, de charitĂ©; il a presque dissipĂ© un moment mes soupçons, en m'assurant que ces spectres sont des gens de bien, des hommes de Dieu, des juges de l'ĂÂąme qui ont partout de saints espions, et principalement auprĂšs des Ă©trangers qui abordent dans Goa. Ces espions ont, dit-il, jurĂ© Ă ses confrĂšres, les juges de l'ĂÂąme, devant le tableau de l'homme tout nu, qu'Amabed et moi nous avons Ă©tĂ© baptisĂ©s Ă la mode des brigands portugais, qu'Amabed est apostata, et que je suis apostata. O vertueux Shastasid! ce que j'entends, ce que je vois de moment en moment me saisit d'Ă©pouvante depuis la racine des cheveux jusqu'Ă l'ongle du petit doigt du pied. "Quoi! vous ĂÂȘtes, ai-je dit au pĂšre Fa tutto, un des cinq hommes de Dieu, un des juges de l'ĂÂąme? - Oui, ma chĂšre AdatĂ©, oui, Charme des yeux, je suis un des cinq dominicains dĂ©lĂ©guĂ©s par le Vice-Dieu de l'univers pour disposer souverainement des ĂÂąmes et des corps. - Qu'est-ce qu'un dominicain? qu'est-ce qu'un Vice-Dieu? - Un dominicain est un prĂÂȘtre, enfant de saint Dominique, inquisiteur pour la foi; et un Vice-Dieu est un prĂÂȘtre que Dieu a choisi pour le reprĂ©senter, pour jouir de dix millions de roupies par an, et pour envoyer dans toute la terre des dominicains vicaires du vicaire de Dieu." J'espĂšre, grand Shastasid, que tu m'expliqueras ce galimatias infernal, ce mĂ©lange incomprĂ©hensible d'absurditĂ©s et d'horreurs, d'hypocrisie et de barbarie. Fa tutto me disait tout cela avec un air de componction, avec un ton de vĂ©ritĂ© qui, dans un autre temps, aurait pu produire quelque effet sur mon ĂÂąme simple et ignorante. TantĂÂŽt il levait les yeux au ciel, tantĂÂŽt il les arrĂÂȘtait sur moi. Ils Ă©taient animĂ©s et remplis d'attendrissement. Mais cet attendrissement jetait dans tout mon corps un frissonnement d'horreur et de crainte Amabed est continuellement dans ma bouche comme dans mon coeur. "Rendez-moi mon cher Amabed!" c'Ă©tait le commencement, le milieu et la fin de tous mes discours. Ma bonne DĂ©ra arrive dans ce moment; elle m'apporte des eaux de cinnamum et d'amonum. Cette charmante crĂ©ature a trouvĂ© le moyen de remettre au marchand Coursom mes trois lettres prĂ©cĂ©dentes. Coursom par cette nuit, il sera dans peu de jours Ă MadurĂ©. Je serai plainte du grand Shastasid, il versera des pleurs sur le sort de mon mari; il me donnera des conseils; un rayon de sa sagesse pĂ©nĂ©trera dans la nuit de mon tombeau. RĂ©ponse du Brame Shastasid aux trois lettres prĂ©cĂ©dentes d'AdatĂ© Vertueuse et infortunĂ©e AdatĂ©, Ă©pouse de mon cher disciple Amabed, Charme des yeux, les miens ont versĂ© sur tes trois lettres des ruisseaux de larmes. Quel dĂ©mon ennemi de la nature a dĂ©chaĂnĂ© du fond des tĂ©nĂšbres de l'Europe les monstres Ă qui l'Inde est en proie! Quoi! tendre Ă©pouse de mon cher disciple, tu ne vois pas que le pĂšre Fa tutto est un scĂ©lĂ©rat qui t'a fait tomber dans le piĂšge! Tu ne vois pas que c'est lui seul qui a fait enfermer ton mari dans un fosse, et qui t'y a plongĂ©e toi-mĂÂȘme pour que tu lui eusses l'obligation de t'en avoir tirĂ©e! Que n'exigera-t-il pas de ta reconnaissance! Je tremble avec toi je donne part de cette violation du droit des gens Ă tous les pontifes de Brama, Ă tous les omras, Ă tous les rayas, aux nababs, au grand empereur des Indes lui-mĂÂȘme, le sublime Babar, roi des rois, cousin du soleil et de la lune, fils de Mirsamachamed, fils de Semcor, fils d'AbouchaĂÂŻd, fils de Miracha, fils de Timur, afin qu'on s'oppose de tous cĂÂŽtĂ©s aux brigandages des voleurs d'Europe. Quelle profondeur de scĂ©lĂ©ratesse! Jamais les prĂÂȘtres de Timur, de Gengis-kan, d'Alexandre, d'Ogus-kan, de SĂ©sac, de Bacchus, qui tour Ă tour vinrent subjuguer nos saintes et paisibles contrĂ©es, ne permirent de pareilles horreurs hypocrites; au contraire, Alexandre laissa partout des marques Ă©ternelles de sa gĂ©nĂ©rositĂ©. Bacchus ne fit que du bien c'Ă©tait le favori du ciel; une colonne de feu conduisait son armĂ©e pendant la nuit; et une nuĂ©e marchait devant elle pendant le jour; il traversait la mer Rouge Ă pied sec; il commandait au soleil et Ă la lune de s'arrĂÂȘter quand il le fallait; deux gerbes de rayons divins sortaient de son front; l'ange exterminateur Ă©tait debout Ă ses cĂÂŽtĂ©s, mais il employait toujours l'ange de la joie. Votre Albuquerque, au contraire, n'est venu qu'avec des moines, des fripons de marchands, et des meurtriers. Coursom le juste m'a confirmĂ© le malheur d'Amabed et le vĂÂŽtre. PuissĂ©-je avant ma mort vous sauver tous deux, ou vous venger! Puisse l'Ă©ternel Birmah vous tirer des mains du moine Fa tutto! Mon coeur saigne des blessures du vĂÂŽtre. N. B. Cette lettre ne parvint Ă Charme des yeux que longtemps aprĂšs, lorsqu'elle partit de la ville de Goa. CinquiĂšme lettre. D'AdatĂ© au grand Brame Shastasid De quels termes oserai-je me servir pour t'exprimer mon nouveau malheur? comment la pudeur pourra-t-elle parler de la honte? Birmah a vu le crime, et il l'a souffert! que deviendrai-je? La fosse oĂÂč j'Ă©tais enterrĂ©e est bien moins horrible que mon Ă©tat. Le pĂšre Fa tutto est entrĂ© ce matin dans ma chambre, tout parfumĂ©, et couvert d'une simarre de soie lĂ©gĂšre. J'Ă©tais dans mon lit. "Victoire! m'a-t-il dit, l'ordre de dĂ©livrer votre mari est signĂ©." A ces mots, les transports de la joie se sont emparĂ©s de tous mes sens; je l'ai nommĂ© mon protecteur, mon pĂšre. Il s'est penchĂ© vers moi il m'a embrassĂ©e. J'ai cru d'abord que c'Ă©tait une caresse innocente, un tĂ©moignage chaste de ses bontĂ©s pour moi; mais, dans le mĂÂȘme instant, Ă©cartant ma couverture, dĂ©pouillant sa simarre, se jetant sur moi comme un oiseau de proie sur une colombe, me pressant du poids de son corps, ĂÂŽtant de ses bras nerveux tout mouvement Ă mes faibles bras, arrĂÂȘtant sur mes lĂšvres ma voix plaintive par des baisers criminels, enflammĂ©, invincible, inexorable... Quel moment, et pourquoi ne suis-je pas morte! DĂ©ra, presque nue, est venue Ă mon secours, mais lorsque rien ne pouvait plus me secourir qu'un coup de tonnerre. O Providence de Birmah! il n'a point tonnĂ©, et le dĂ©testable Fa tutto a fait pleuvoir dans mon sein la brĂ»lante rosĂ©e de son crime. Non, Drugha elle-mĂÂȘme, avec ses dix bras cĂ©lestes, n'aurait pu dĂ©ranger ce Mosasor indomptable. Ma chĂšre DĂ©ra le tirait de toutes ses forces; mais figurez-vous un passereau qui becquĂšterait le bout des plumes d'un vautour acharnĂ© sur une tourterelle c'est l'image du pĂšre Fa tutto, de DĂ©ra, et de la pauvre AdatĂ©. Pour se venger des importunitĂ©s de DĂ©ra, il la saisit elle-mĂÂȘme, la renverse d'une main en me retenant de l'autre; il la traite comme il m'a traitĂ©e, sans misĂ©ricorde; ensuite il sort fiĂšrement comme un maĂtre qui a chĂÂątiĂ© deux esclaves, et nous dit "Sachez que je vous punirai ainsi toutes deux quand vous ferez les mutines." Nous sommes restĂ©es DĂ©ra et moi un quart d'heure sans oser dire un mot, sans oser nous regarder. Enfin DĂ©ra s'est Ă©criĂ©e "Ah! ma chĂšre maĂtresse, quel homme! Tous les gens de son espĂšce sont-ils aussi cruels que lui?" Pour moi, je ne pensais qu'au malheureux Amabed. On m'a promis de me le rendre, et on ne me le rend point Me tuer, c'Ă©tait l'abandonner; ainsi je ne me suis pas tuĂ©e. Je ne m'Ă©tais nourrie depuis un jour que de ma douleur. On ne nous a point apportĂ© Ă manger Ă l'heure accoutumĂ©e. DĂ©ra s'en Ă©tonnait et s'en plaignait. Il me paraissait bien honteux de manger aprĂšs ce qui nous Ă©tait arrivĂ©. Cependant nous avions un appĂ©tit dĂ©vorant. Rien ne venait; et aprĂšs nous ĂÂȘtre pĂÂąmĂ©es de douleur nous nous Ă©vanouissions de faim. Enfin, sur le soir, on nous a servi une tourte de pigeonneaux, une poularde et deux perdrix, avec un seul petit pain; et, pour comble d'outrage, une bouteille de vin sans eau. C'est le tour le plus sanglant qu'on puisse jouer Ă deux femmes comme nous, aprĂšs tout ce que nous avions souffert; mais que faire? je me suis mise Ă genoux "O Birmah! ĂÂŽ Visnou! ĂÂŽ Brama! vous savez que l'ĂÂąme n'est point souillĂ©e de ce qui entre dans le corps. Si vous m'avez donnĂ© une ĂÂąme, pardonnez-lui la nĂ©cessitĂ© funeste oĂÂč est mon corps de n'ĂÂȘtre pas rĂ©duit aux lĂ©gumes; je sais que c'est un pĂ©chĂ© horrible de manger du poulet; mais on nous y force. Puissent tant de crimes retomber sur la tĂÂȘte du pĂšre Fa tutto! Qu'il soit, aprĂšs sa mort, changĂ© en une jeune malheureuse Indienne; que je sois changĂ©e en dominicain; que je lui rende tous les maux qu'il m'a faits, et que je sois plus impitoyable encore pour lui qu'il ne l'a Ă©tĂ© pour moi!" Ne sois point scandalisĂ©; pardonne, vertueux Shastasid! Nous nous sommes mises Ă table. Qu'il est dur d'avoir des plaisirs qu'on se reproche! Postscrit. ImmĂ©diatement aprĂšs dĂner, j'Ă©cris au modĂ©rateur de Goa, qu'on appelle le corrĂ©gidor. Je lui demande la libertĂ© d'Amabed et la mienne; je l'instruis de tous les crimes du pĂšre Fa tutto. Ma chĂšre DĂ©ra dit qu'elle lui fera parvenir ma lettre par cet alguazil des inquisiteurs pour la foi, qui vient quelquefois la voir dans mon antichambre, et qui a pour elle beaucoup d'estime. Nous verrons ce que cette dĂ©marche hardie pourra produire. SixiĂšme lettre. D'AdatĂ© Le croirais-tu, sage instructeur des hommes? Il y a des justes Ă Goa! et don JĂ©ronimo le corrĂ©gidor en est un. Il a Ă©tĂ© touchĂ© de mon malheur et de celui d'Amabed. L'injustice le rĂ©volte, le crime l'indigne. Il s'est transportĂ© avec des officiers de justice Ă la prison qui nous renferme. J'apprends qu'on appelle ce repaire le palais du Saint-Office. Mais, ce qui t'Ă©tonnera, on lui a refusĂ© l'entrĂ©e. Les cinq spectres, suivis de leurs hallebardiers, se sont prĂ©sentĂ©s Ă la porte, et ont dit Ă la justice "Au nom de Dieu tu n'entreras pas. - J'entrerai au nom du roi, a dit le corrĂ©gidor; c'est un cas royal. - C'est un cas sacrĂ©, ont rĂ©pondu les spectres." Don JĂ©ronimo le juste a dit "Je dois interroger Amabed, AdatĂ©, DĂ©ra, et le pĂšre Fa tutto. - Interroger un inquisiteur, un dominicain! s'est Ă©criĂ© le chef des spectres; c'est un sacrilĂšge scommunicao, scommunicao." On dit que ce sont des mots terribles, et qu'un homme sur qui on les a prononcĂ©s meurt ordinairement au bout de trois jours. Les deux partis se sont Ă©chauffĂ©s; ils Ă©taient prĂÂȘts d'en venir aux mains; enfin ils s'en sont rapportĂ©s Ă l'obispo de Goa. Un obispo est Ă peu prĂšs parmi ces barbares ce que tu es chez les enfants de Brama; c'est un intendant de leur religion; il est vĂÂȘtu de violet, et il porte aux mains des souliers violets. Il a sur la tĂÂȘte, les jours de cĂ©rĂ©monie, un pain de sucre fendu en deux. Cet homme a dĂ©cidĂ© que les deux partis avaient Ă©galement tort, et qu'il n'appartenait qu'Ă leur Vice-Dieu de juger le pĂšre Fa tutto. Il a Ă©tĂ© convenu qu'on l'enverrait par-devant sa divinitĂ© avec Amabed et moi, et ma fidĂšle DĂ©ra. Je ne sais oĂÂč demeure ce Vice, si c'est dans le voisinage du grand-lama ou en Perse, mais n'importe. Je vais revoir Amabed; j'irais avec lui au bout du monde, au ciel, en enfer. J'oublie dans ce moment ma fosse, ma prison, les violences de Fa tutto, ses perdrix que j'ai eu la lĂÂąchetĂ© de manger, et son vin que j'ai eu la faiblesse de boire. SeptiĂšme lettre. D'AdatĂ© Je l'ai revu, mon tendre Ă©poux; on nous a rĂ©unis, je l'ai tenu dans mes bras. Il a effacĂ© la tache du crime dont cet abominable Fa tutto m'avait souillĂ©e; semblable Ă l'eau sainte du Gange, qui lave toutes les macules des ĂÂąmes, il m'a rendu une nouvelle vie. Il n'y a que cette pauvre DĂ©ra qui reste encore profanĂ©e; mais tes priĂšres et tes bĂ©nĂ©dictions remettront son innocence dans tout son Ă©clat. On nous fait partir demain sur un vaisseau qui fait voile pour Lisbonne. C'est la patrie du fier Albuquerque. C'est lĂ sans doute qu'habite ce Vice-Dieu qui doit juger entre Fa tutto et nous. S'il est Vice-Dieu, comme tout le monde l'assure ici, il est bien certain qu'il damnera Fa tutto. C'est une petite consolation, mais je cherche bien moins la punition de ce terrible coupable que le bonheur du tendre Amabed. Quelle est donc la destinĂ©e des faibles mortels, de ces feuilles que les vents emportent! Nous sommes nĂ©s, Amabed et moi, sur les bords du Gange; on nous emmĂšne en Portugal; on va nous juger dans un monde inconnu, nous qui sommes nĂ©s libres! Reverrons-nous jamais notre patrie? pourrons-nous accomplir le pĂšlerinage que nous mĂ©ditions vers ta personne sacrĂ©e? Comment pourrons-nous, moi et ma chĂšre DĂ©ra, ĂÂȘtre enfermĂ©es dans le mĂÂȘme vaisseau avec le pĂšre Fa tutto? cette idĂ©e me fait trembler. Heureusement j'aurai mon brave Ă©poux pour me dĂ©fendre. Mais que deviendra DĂ©ra, qui n'a point de mari? Enfin nous nous recommandons Ă la Providence. Ce sera dĂ©sormais mon cher Amabed qui t'Ă©crira il fera le journal de nos destins; il te peindra la nouvelle terre et les nouveaux cieux que nous allons voir. Puisse Brama conserver longtemps ta tĂÂȘte rase et l'entendement divin qu'il a placĂ© dans la moelle de ton cerveau! PremiĂšre lettre. D'Amabed Ă Shastasid, aprĂšs sa captivitĂ© Je suis donc encore au nombre des vivants! C'est donc moi qui t'Ă©cris, divin Shastasid! J'ai tout su, et tu sais tout. Charme des yeux n'a point Ă©tĂ© coupable; elle ne peut l'ĂÂȘtre. La vertu est dans le coeur, et non ailleurs. Ce rhinocĂ©ros de Fa tutto, qui avait cousu Ă sa peau celle du renard, soutient hardiment qu'il nous a baptisĂ©s, AdatĂ© et moi, dans BĂ©narĂšs, Ă la mode de l'Europe; que je suis apostata, et que Charme des yeux est apostata. Il jure, par l'homme nu qui est peint ici sur presque toutes les murailles, qu'il est injustement accusĂ© d'avoir violĂ© ma chĂšre Ă©pouse et la jeune DĂ©ra. Charme des yeux, de son cĂÂŽtĂ©, et la douce DĂ©ra, jurent qu'elles ont Ă©tĂ© violĂ©es. Les esprits europĂ©ans ne peuvent percer ce sombre abĂme ils disent tous qu'il n'y a que leur Vice-Dieu qui puisse y rien connaĂtre, attendu qu'il est infaillible. Don JĂ©ronimo, le corrĂ©gidor, nous fait tous embarquer demain pour comparaĂtre devant cet ĂÂȘtre extraordinaire qui ne se trompe jamais. Ce grand juge des barbares ne siĂšge point Ă Lisbonne, mais beaucoup plus loin, dans une ville magnifique qu'on nomme Roume. Ce nom est absolument inconnu chez nos Indiens. VoilĂ un terrible voyage. A quoi les enfants de Brama sont-ils exposĂ©s dans cette courte vie! Nous avons pour compagnons de voyage des marchands d'Europe, des chanteuses, deux vieux officiers des troupes du roi de Portugal qui ont gagnĂ© beaucoup d'argent dans notre pays, des prĂÂȘtres du Vice-Dieu, et quelques soldats. C'est un grand bonheur pour nous d'avoir appris l'italien, qui est la langue courante de tous ces gens-lĂ car comment pourrions-nous entendre le jargon portugais? Mais, ce qui est horrible, c'est d'ĂÂȘtre dans la mĂÂȘme barque avec un Fa tutto. On nous fait coucher ce soir Ă bord pour dĂ©marrer demain au lever du soleil. Nous aurons une petite chambre de six pieds de long sur quatre de large pour ma femme et pour DĂ©ra. On dit que c'est une faveur insigne. Il faut faire ses petites provisions de toute espĂšce. C'est un bruit, c'est un tintamarre inexprimable. La foule du peuple se prĂ©cipite pour nous regarder. Charme des yeux est en larmes, DĂ©ra tremble; il faut s'armer de courage. Adieu; adresse pour nous tes saintes priĂšres Ă l'Eternel; qui crĂ©a les malheureux mortels il y a juste cent quinze mille six cent cinquante-deux rĂ©volutions annuelles du soleil autour de la terre, ou de la terre autour du soleil. Seconde lettre. D'Amabed, pendant sa route AprĂšs un jour de navigation, le vaisseau s'est trouvĂ© vis-Ă -vis Bombay, dont l'exterminateur Albuquerque, qu'on appelle ici le grand, s'est emparĂ©. AussitĂÂŽt un bruit infernal s'est fait entendre notre vaisseau a tirĂ© neuf coups de canon; on lui en a rĂ©pondu autant des remparts de la ville. Charme des yeux et la jeune DĂ©ra ont cru ĂÂȘtre Ă leur dernier jour. Nous Ă©tions couverts d'une fumĂ©e Ă©paisse. Croirais-tu, sage Shastasid, que ce sont lĂ des politesses? C'est la façon dont ces barbares se saluent. Une chaloupe a apportĂ© des lettres pour le Portugal alors nous avons fait voile dans la grande mer, laissant Ă notre droite les embouchures du grand fleuve Zonboudipo, que les barbares appellent l'Indus. Nous ne voyons plus que les airs, nommĂ©s ciel par ces brigands, si peu dignes du ciel, et cette grande mer que l'avarice et la cruautĂ© leur ont fait traverser. Cependant le capitaine paraĂt un homme honnĂÂȘte et prudent. Il ne permet pas que le pĂšre Fa tutto soit sur le tillac quand nous y prenons le frais; et lorsqu'il est en haut, nous nous tenons en bas. Nous sommes comme le jour et la nuit, qui ne paraissent jamais ensemble sur le mĂÂȘme horizon. Je ne cesse de rĂ©flĂ©chir sur la destinĂ©e qui se joue des malheureux mortels. Nous voguons sur la mer des Indes avec un dominicain, pour aller ĂÂȘtre jugĂ©s dans Roume, Ă six mille lieues de notre patrie. Il y a dans le vaisseau un personnage considĂ©rable qu'on nomme l'aumĂÂŽnier. Ce n'est pas qu'il fasse l'aumĂÂŽne; au contraire on lui donne de l'argent pour dire des priĂšres dans une langue qui n'est ni la portugaise ni l'italienne, et que personne de l'Ă©quipage n'entend; peut-ĂÂȘtre ne l'entend-il pas lui-mĂÂȘme; car il est toujours en dispute sur le sens des paroles avec le pĂšre Fa tutto. Le capitaine m'a dit que cet aumĂÂŽnier est franciscain, et que, l'autre Ă©tant dominicain, ils sont obligĂ©s en conscience de n'ĂÂȘtre jamais du mĂÂȘme avis. Leurs sectes sont ennemies jurĂ©es l'une de l'autre; aussi sont-ils vĂÂȘtus tout diffĂ©remment pour marquer la diffĂ©rence de leurs opinions. Ce franciscain s'appelle Fa molto. Il me prĂÂȘte des livres italiens concernant la religion du Vice-Dieu devant qui nous comparaĂtrons. Nous lisons ces livres, ma chĂšre AdatĂ© et moi. DĂ©ra assiste Ă la lecture. Elle y a eu d'abord de la rĂ©pugnance, craignant de dĂ©plaire Ă Brama; mais plus nous lisons, plus nous nous fortifions dans l'amour des saints dogmes que tu enseignes aux fidĂšles. TroisiĂšme lettre. Du journal d'Amabed Nous avons lu avec l'aumĂÂŽnier des Ă©pĂtres d'un des grands saints de la religion italienne et portugaise. Son nom est Paul. Toi, qui possĂšdes la science universelle, tu connais Paul sans doute. C'est un grand homme. Il a Ă©tĂ© renversĂ© de cheval par une voix, et aveuglĂ© par un trait de lumiĂšre. Il se vante d'avoir Ă©tĂ© comme moi au cachot. Il ajoute qu'il a eu cinq fois trente-neuf coups de fouet, ce qui fait en tout cent quatre-vingt-quinze Ă©courgĂ©es sur les fesses; plus, trois fois des coups de bĂÂąton, sans spĂ©cifier le nombre; plus, il dit qu'il a Ă©tĂ© lapidĂ© une fois; cela est violent, car on n'en revient guĂšre. Plus, il jure qu'il a Ă©tĂ© un jour et une nuit au fond de la mer. Je le plains beaucoup mais, en rĂ©compense, il a Ă©tĂ© ravi au troisiĂšme ciel. Je t'avoue, illuminĂ© Shastasid, que je voudrais en faire autant, dussĂ©-je acheter cette gloire par cent quatre-vingt-quinze coups de verges bien appliquĂ©s sur le derriĂšre. Il est beau qu'un mortel jusques aux cieux s'Ă©lĂšve; Il est beau mĂÂȘme d'en tomber, comme dit un de nos plus aimables poĂštes indiens, qui est quelquefois sublime. Enfin je vois qu'on a conduit comme moi Paul Ă Roume pour ĂÂȘtre jugĂ©. Quoi donc! mon cher Shastasid, Roume a donc jugĂ© tous les mortels dans tous les temps? Il faut certainement qu'il y ait dans cette ville quelque chose de supĂ©rieur au reste de la terre tous les gens qui sont dans le vaisseau ne jurent que par Roume; on faisait tout Ă Goa au nom de Roume. Je te dirai bien plus. Le Dieu de notre aumĂÂŽnier Fa molto, qui est le mĂÂȘme que celui de Fa tutto, naquit et mourut dans un pays dĂ©pendant de Roume, et il paya le tribut au zamorin qui rĂ©gnait dans cette ville. Tout cela ne te paraĂt-il pas bien surprenant? Pour moi, je crois rĂÂȘver, et que tous les gens qui m'entourent rĂÂȘvent aussi. Notre aumĂÂŽnier Fa molto nous a lu des choses encore plus merveilleuses. TantĂÂŽt c'est un ĂÂąne qui parle; tantĂÂŽt c'est un de leurs saints qui passe trois jours et trois nuits dans le ventre d'une baleine, et qui en sort de fort mauvaise humeur. Ici c'est un prĂ©dicateur qui s'en va prĂÂȘcher dans le ciel, montĂ© sur un char de feu traĂnĂ© par quatre chevaux de feu. Un docteur passe la mer Ă pied sec, suivi de deux ou trois millions d'hommes qui s'enfuient avec lui. Un autre docteur arrĂÂȘte le soleil et la lune; mais cela ne me surprend point tu m'as appris que Bacchus en avait fait autant. Ce qui me fait le plus de peine, Ă moi qui me pique de propretĂ© et d'une grande pudeur, c'est que le dieu de ces gens-lĂ ordonne Ă un de ses prĂ©dicateurs de manger de la matiĂšre louable sur son pain; et Ă un autre, de coucher pour de l'argent avec des filles de joie, et d'en avoir des enfants. Il y a bien pis. Ce savant homme nous a fait remarquer deux soeurs, Oolla et Ooliba. Tu les connais bien, puisque tu as tout lu. Cet article a fort scandalisĂ© ma femme le blanc de ses yeux en a rougi. J'ai remarquĂ© que la bonne DĂ©ra Ă©tait tout en feu Ă ce paragraphe. Il faut certainement que ce franciscain Fa molto soit un gaillard. Cependant il a fermĂ© son livre dĂšs qu'il a vu combien Charme des yeux et moi nous Ă©tions effarouchĂ©s, et il est sorti pour aller mĂ©diter sur le texte. Il m'a laissĂ© son livre sacrĂ©; j'en ai lu quelques pages au hasard. O Brama! ĂÂŽ justice Ă©ternelle! quels hommes que tous ces gens-lĂ ! ils couchent tous avec leurs servantes dans leur vieillesse. L'un fait des infamies Ă sa belle-mĂšre, l'autre Ă sa belle-fille. Ici c'est une ville tout entiĂšre qui veut absolument traiter un pauvre prĂÂȘtre comme une jolie fille, lĂ deux demoiselles de condition enivrent leur pĂšre, couchent avec lui l'une aprĂšs l'autre et en ont des enfants. Mais ce qui m'a le plus Ă©pouvantĂ©, le plus saisi d'horreur, c'est que les habitants d'une ville magnifique Ă qui leur Dieu dĂ©puta deux ĂÂȘtres Ă©ternels qui sont sans cesse au pied de son trĂÂŽne, deux esprits purs, resplendissants d'une lumiĂšre divine... ma plume frĂ©mit comme mon ĂÂąme... le dirai-je? oui, ces habitants firent tout ce qu'ils purent pour violer ces messagers de Dieu. Quel pĂ©chĂ© abominable avec des hommes! mais avec des anges, cela est-il possible? Cher Shastasid, bĂ©nissons Birmah, Visnou, et Brama; remercions-les de n'avoir jamais connu ces inconcevables turpitudes. On dit que le conquĂ©rant Alexandre voulut autrefois introduire cette coutume si pernicieuse parmi nous; qu'il polluait publiquement son mignon Ephestion. Le ciel l'en punit. Ephestion et lui pĂ©rirent Ă la fleur de leur ĂÂąge. Je te salue, maĂtre de mon ĂÂąme, esprit de mon esprit. AdatĂ©, la triste AdatĂ©, se recommande Ă tes priĂšres. QuatriĂšme lettre. D'Amabed Ă Shastasid Du cap qu'on appelle Bonne-EspĂ©rance, le quinze du mois du rhinocĂ©ros Il y a longtemps que je n'ai Ă©tendu mes feuilles de coton sur une planche, et trempĂ© mon pinceau dans la laque noire dĂ©layĂ©e, pour te rendre un compte fidĂšle. Nous avons laissĂ© loin derriĂšre nous Ă notre droite le golfe de Babelmandel, qui entre dans la fameuse mer Rouge, dont les flots se sĂ©parĂšrent autrefois et s'amoncelĂšrent comme des montagnes pour laisser passer Bacchus et son armĂ©e. Je regrettais qu'on n'eĂ»t point mouillĂ© aux cĂÂŽtes de l'Arabie Heureuse, ce pays presque aussi beau que le nĂÂŽtre, dans lequel Alexandre voulait Ă©tablir le siĂšge de son empire et l'entrepĂÂŽt du commerce du monde. J'aurais voulu voir cet Aden ou Eden, dont les jardins sacrĂ©s furent si renommĂ©s dans l'antiquitĂ©; ce Moka fameux par le cafĂ© qui ne croĂt jusqu'Ă prĂ©sent que dans cette province; Mecca, oĂÂč le grand prophĂšte des musulmans Ă©tablit le siĂšge de son empire, et oĂÂč tant de nations de l'Asie, de l'Afrique et de l'Europe viennent tous les ans baiser une pierre noire descendue du ciel qui n'envoie pas souvent de pareilles pierres aux mortels; mais il ne nous est pas permis de contenter notre curiositĂ©. Nous voguons toujours pour arriver Ă Lisbonne, et de lĂ Ă Roume. Nous avons dĂ©jĂ passĂ© la ligne Ă©quinoxiale; nous sommes descendus Ă terre au royaume de MĂ©linde, oĂÂč les Portugais ont un port considĂ©rable. Notre Ă©quipage y a embarquĂ© de l'ivoire, de l'ambre gris, du cuivre, de l'argent, et de l'or. Nous voici parvenus au grand Cap c'est le pays des Hottentots. Ces peuples ne paraissent pas descendus des enfants de Brama. La nature y a donnĂ© aux femmes un tablier que forme leur peau; ce tablier couvre leur joyau, dont les Hottentots sont idolĂÂątres, et pour lequel ils font des madrigaux et des chansons. Ces peuples vont tout nus. Cette mode est fort naturelle; mais elle ne me paraĂt ni honnĂÂȘte ni habile. Un Hottentot est bien malheureux il n'a plus rien Ă dĂ©sirer quand il a vu sa Hottentote par devant et par derriĂšre. Le charme des obstacles lui manque. Il n'y a plus rien de piquant pour lui. Les robes de nos Indiennes, inventĂ©es pour ĂÂȘtre troussĂ©es, marquent un gĂ©nie bien supĂ©rieur. Je suis persuadĂ© que le sage Indien Ă qui nous devons le jeu des Ă©checs et celui du trictrac imagina aussi les ajustements des dames pour notre fĂ©licitĂ©. Nous resterons deux jours Ă ce cap, qui est la borne du monde, et qui semble sĂ©parer l'Orient de l'Occident. Plus je rĂ©flĂ©chis sur la couleur de ces peuples, sur le glossement dont ils se servent pour se faire entendre au lieu d'un langage articulĂ©, sur leur figure, sur le tablier de leurs dames, plus je suis convaincu que cette race ne peut avoir la mĂÂȘme origine que nous. Notre aumĂÂŽnier prĂ©tend que les Hottentots, les NĂšgres et les Portugais descendent du mĂÂȘme pĂšre. Cette idĂ©e est bien ridicule; j'aimerais autant qu'on me dĂt que les poules, les arbres, et l'herbe de ce pays-lĂ , viennent des poules, des arbres et de l'herbe de BĂ©narĂšs ou de PĂ©kin. CinquiĂšme lettre. D'Amabed Du 16 au soir, au cap dit de Bonne-EspĂ©rance Voici bien une autre aventure. Le capitaine se promenait avec Charme des yeux et moi sur un grand plateau au pied duquel la mer du Midi vient briser ses vagues. L'aumĂÂŽnier Fa molto a conduit notre jeune DĂ©ra tout doucement dans une petite maison nouvellement bĂÂątie, qu'on appelle un cabaret. La pauvre fille n'y entendait point finesse, et croyait qu'il n'y avait rien Ă craindre, parce que cet aumĂÂŽnier n'est pas dominicain. BientĂÂŽt nous avons entendu des cris. Figure-toi que le pĂšre Fa tutto a Ă©tĂ© jaloux de ce tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte. Il est entrĂ© dans le cabaret en furieux; il y avait deux matelots qui ont Ă©tĂ© jaloux aussi. C'est une terrible passion que la jalousie. Les deux matelots et les deux prĂÂȘtres avaient beaucoup bu de cette liqueur qu'ils disent avoir Ă©tĂ© inventĂ©e par leur NoĂ©, et dont nous prĂ©tendons que Bacchus est l'auteur prĂ©sent funeste; qui pourrait ĂÂȘtre utile s'il n'Ă©tait pas si facile d'en abuser. Les EuropĂ©ans disent que ce breuvage leur donne de l'esprit comment cela peut-il ĂÂȘtre, puisqu'il leur ĂÂŽte la raison? Les deux hommes de mer et les deux bonzes d'Europe se sont gourmĂ©s violemment, un matelot donnant sur Fa tutto, celui-ci sur l'aumĂÂŽnier, ce franciscain sur l'autre matelot qui rendait ce qu'il recevait; tous quatre changeant de main Ă tout moment, deux contre deux, trois contre un, tous contre tous, chacun jurant, chacun tirant Ă soi notre infortunĂ©e, qui jetait des cris lamentables. Le capitaine est accouru au bruit; il a frappĂ© indiffĂ©remment sur les quatre combattants; et pour mettre DĂ©ra en sĂ»retĂ©, il l'a menĂ©e dans son quartier, oĂÂč elle est enfermĂ©e avec lui depuis deux heures. Les officiers et les passagers, qui sont tous fort polis, se sont assemblĂ©s autour de nous, et nous ont assurĂ© que les deux moines c'est ainsi qu'ils les appellent seraient punis sĂ©vĂšrement par le vice-Dieu dĂšs qu'ils seraient arrivĂ©s Ă Roume. Cette espĂ©rance nous a un peu consolĂ©s. Au bout de deux heures le capitaine est revenu en nous ramenant DĂ©ra avec des civilitĂ©s et des compliments dont ma chĂšre femme a Ă©tĂ© trĂšs contente. O Brama! qu'il arrive d'Ă©tranges choses dans les voyages, et qu'il serait bien plus sage de rester chez soi! SixiĂšme lettre. D'Amabed pendant sa route Je ne t'ai point Ă©crit depuis l'aventure de notre petite DĂ©ra. Le capitaine, pendant la traversĂ©e, a toujours eu pour elle des bontĂ©s trĂšs distinguĂ©es. J'avais peur qu'il ne redoublĂÂąt de civilitĂ©s pour ma femme. Mais elle a feint d'ĂÂȘtre grosse de quatre mois. Les Portugais regardent les femmes grosses comme des personnes sacrĂ©es qu'il n'est pas permis de chagriner. C'est du moins une bonne coutume qui met en sĂ»retĂ© le cher honneur d'AdatĂ©. Le dominicain a eu ordre de ne se prĂ©senter jamais devant nous, et il a obĂ©i. Le franciscain, quelques jours aprĂšs la scĂšne du cabaret, vint nous demander pardon. Je le tirai Ă part. Je lui demandait comment, ayant fait voeu de chastetĂ©, il avait pu s'Ă©manciper Ă ce point. Il me rĂ©pondit "Il est vrai que j'ai fait ce voeu; mais si j'avais promis que mon sang ne coulerait jamais dans mes veines, et que mes ongles et mes cheveux ne croĂtraient pas, vous m'avouerez que je ne pourrais accomplir cette promesse. Au lieu de nous faire jurer d'ĂÂȘtre chastes, il fallait nous forcer Ă l'ĂÂȘtre et rendre tous les moines eunuques. Tant qu'un oiseau a ses plumes, il vole. Le seul moyen d'empĂÂȘcher un cerf de courir est de lui couper les jambes. Soyez trĂšs sĂ»r que les prĂÂȘtres vigoureux comme moi, et qui n'ont point de femmes, s'abandonnent malgrĂ© eux Ă des excĂšs qui font rougir la nature, aprĂšs quoi ils vont cĂ©lĂ©brer les saints mystĂšres." J'ai beaucoup appris dans la conversation avec cet homme. Il m'a instruit de tous ces mystĂšres de sa religion, qui m'ont tous Ă©tonnĂ©. "Le rĂ©vĂ©rend pĂšre Fa tutto, m'a-t-il dit, est un fripon qui ne croit pas un mot de tout ce qu'il enseigne; pour moi, j'ai des doutes violents; mais je les Ă©carte, je me mets un bandeau sur les yeux, je repousse mes pensĂ©es et je marche comme je puis dans la carriĂšre que je cours. Tous les moines sont rĂ©duits Ă cette alternative ou l'incrĂ©dulitĂ© leur fait dĂ©tester leur profession, ou la stupiditĂ© la leur rend supportable." Croirais-tu bien qu'aprĂšs ces aveux, il m'a proposĂ© de me faire chrĂ©tien? Je lui ai dit "Comment pouvez-vous me prĂ©senter une religion dont vous n'ĂÂȘtes pas persuadĂ© vous-mĂÂȘme, Ă moi qui suis nĂ© dans la plus ancienne religion du monde, Ă moi dont le culte existait cent quinze mille trois cents ans pour le moins, de votre aveu, avant qu'il y eĂ»t des franciscains dans le monde? - Ah! mon cher Indien, m'a-t-il dit, si je pouvais rĂ©ussir Ă vous rendre chrĂ©tien, vous et la belle AdatĂ©, je ferais crever de dĂ©pit ce maraud de dominicain, qui ne croit pas Ă l'immaculĂ©e conception de la Vierge! Vous feriez ma fortune; je pourrais devenir obispo; ce serait une bonne action, et Dieu vous en saurait grĂ©." C'est ainsi, divin Shastasid, que parmi ces barbares d'Europe on trouve des hommes qui sont un composĂ© d'erreur, de faiblesse, de cupiditĂ© et de bĂÂȘtise, et d'autres qui sont des coquins consĂ©quents et endurcis. J'ai fait part de ces conversations Ă Charme des yeux elle a souri de pitiĂ©. Qui l'eĂ»t cru que ce serait dans un vaisseau, en voguant vers les cĂÂŽtes d'Afrique, que nous apprendrions Ă connaĂtre les hommes! SeptiĂšme lettre. D'Amabed Quel beau climat que ces cĂÂŽtes mĂ©ridionales! mais quels vilains habitants! quelles brutes! Plus la nature a fait pour nous, moins nous faisons pour elle. Nul art n'est connu chez tous ces peuples. C'est une grande question parmi eux s'ils son descendus des singes, ou si les singes sont venus d'eux. Nos sages ont dit que l'homme est l'image de Dieu voilĂ une plaisante image de l'Etre Ă©ternel qu'un nez noir Ă©patĂ©, avec peu ou point d'intelligence! Un temps viendra, sans doute, oĂÂč ces animaux sauront bien cultiver la terre, l'embellir par des maisons et par des jardins, et connaĂtre la route des astres. Il faut du temps pour tout. Nous datons, nous autres, notre philosophie de cent quinze mille six cent cinquante-deux ans en vĂ©ritĂ©, sauf le respect que je te dois, je pense que nous nous trompons; il me semble qu'il faut bien plus de temps pour ĂÂȘtre arrivĂ©s au point oĂÂč nous sommes. Mettons seulement vingt mille ans pour inventer un langage tolĂ©rable, autant pour Ă©crire par le moyen d'un alphabet, autant pour la mĂ©tallurgie, autant pour la charrue et la navette, autant pour la navigation; et combien d'autres arts encore exigent-ils de siĂšcles! Les ChaldĂ©ens datent de quatre cent mille ans, et ce n'est pas encore assez. Le capitaine a achetĂ©, sur un rivage qu'on nomme Angola, six nĂšgres qu'on lui a vendus pour le prix courant de six boeufs. Il faut que ce pays-lĂ soit bien plus peuplĂ© que le nĂÂŽtre puisqu'on y vend les hommes si bon marchĂ©. Mais aussi comment une si abondante population s'accorde-t-elle avec tant d'ignorance? Le capitaine a quelques musiciens auprĂšs de lui il leur a ordonnĂ© de jouer de leurs instruments, et aussitĂÂŽt ces pauvres nĂšgres se sont mis Ă danser avec presque autant de justesse que nos Ă©lĂ©phants. Est-il possible qu'aimant la musique ils n'aient pas su inventer le violon, pas mĂÂȘme la musette? Tu me diras, grand Shastasid, que l'industrie des Ă©lĂ©phants mĂÂȘmes n'a pas pu parvenir Ă cet effort, et qu'il faut attendre. A cela je n'ai rien Ă rĂ©pliquer. HuitiĂšme lettre. D'Amabed L'annĂ©e est Ă peine rĂ©volue, et nous voici Ă la vue de Lisbonne, sur le fleuve du Tage, qui depuis longtemps a la rĂ©putation de rouler de l'or dans ses flots. S'il est ainsi, d'oĂÂč vient donc que les Portugais vont en chercher si loin? Tous ces gens d'Europe rĂ©pondent qu'on n'en peut trop avoir. Lisbonne est, comme tu me l'avais dit, la capitale d'un trĂšs petit royaume. C'est la patrie de cet Albuquerque qui nous a fait tant de mal. J'avoue qu'il a quelque chose de grand dans ces Portugais, qui ont subjuguĂ© une partie de nos belles contrĂ©es. Il faut que l'envie d'avoir du poivre donne de l'industrie et du courage. Nous espĂ©rions, Charme des yeux et moi, entrer dans la ville; mais on ne l'a pas permis, parce qu'on dit que nous sommes prisonniers du Vice-Dieu, et que le dominicain Fa tutto, le franciscain aumĂÂŽnier Fa molto, DĂ©ra, AdatĂ© et moi, nous devons tous ĂÂȘtre jugĂ©s Ă Roume. On nous a fait passer tous sur un autre vaisseau qui part pour la ville du Vice-Dieu. Le capitaine est un vieux Espagnol diffĂ©rent en tout du Portugais, qui en usait si poliment avec nous. Il ne parle que par monosyllabes; et encore trĂšs rarement; il porte Ă sa ceinture des grains enfilĂ©s qu'il ne cesse de compter on dit que c'est une grande marque de vertu. DĂ©ra regrette fort l'autre capitaine; elle trouve qu'il Ă©tait bien plus civil. On a remis Ă l'Espagnol une grosse liasse de papiers, pour instruire notre procĂšs en cours de Roume. Un scribe du vaisseau l'a lue Ă haute voix. Il prĂ©tend que le pĂšre Fa tutto sera condamnĂ© Ă ramer dans une des galĂšres du Vice-Dieu, et que l'aumĂÂŽnier Fa molto aura le fouet en arrivant. Tout l'Ă©quipage est de cet avis; le capitaine a serrĂ© les papiers sans rien dire. Nous mettons Ă la voile. Que Brama ait pitiĂ© de nous, et qu'il te comble de ses faveurs! Brama est juste; mais c'est une chose bien singuliĂšre qu'Ă©tant nĂ© sur le rivage du Gange j'aille ĂÂȘtre jugĂ© Ă Roume. On assure pourtant que la mĂÂȘme chose est arrivĂ©e Ă plus d'un Ă©tranger. NeuviĂšme lettre. D'Amabed Rien de nouveau; tout l'Ă©quipage est silencieux et morne comme le capitaine. Tu connais le proverbe indien Tout se conforme aux moeurs du maĂtre. Nous avons passĂ© une mer qui n'a que neuf mille pas de large entre deux montagnes; nous sommes entrĂ©s dans une autre mer semĂ©e d'Ăles. Il y en a une fort singuliĂšre elle est gouvernĂ©e par des religieux chrĂ©tiens qui portent un habit court et un chapeau, et qui font voeu de tuer tous ceux qui portent un bonnet et une robe. Ils doivent aussi faire l'oraison. Nous avons mouillĂ© dans une Ăle plus grande et fort jolie, qu'on nomme Sicile; elle Ă©tait bien plus belle autrefois on parle de villes admirables dont on ne voit plus que les ruines. Elle fut habitĂ©e par des dieux, des dĂ©esses, des gĂ©ants, des hĂ©ros; on y forgeait la foudre. Une dĂ©esse nommĂ©e CĂ©rĂšs la couvrit de riches moissons. Le Vice-Dieu a changĂ© tout cela; on y voit beaucoup de processions et de coupeurs de bourse. DixiĂšme lettre. D'Amabed Enfin nous voici sur la terre sacrĂ©e du Vice-Dieu. J'avais lu dans le livre de l'aumĂÂŽnier que ce pays Ă©tait d'or et d'azur; que les murailles Ă©taient d'Ă©meraudes et de rubis; que les ruisseaux Ă©taient d'huile, les fontaines, de lait, les campagnes couvertes de vignes dont chaque cep produisait cent tonneaux de vin. Peut-ĂÂȘtre trouverons-nous tout cela quand nous serons auprĂšs de Roume. Nous avons abordĂ© avec beaucoup de peine dans un petit port fort incommode, qu'on appelle la citĂ© vieille. Elle tombe en ruines, et est fort bien nommĂ©e. On nous a donnĂ©, pour nous conduire, des charrettes attelĂ©es par des boeufs. Il faut que ces boeufs viennent de loin, car la terre Ă droite et Ă gauche n'est point cultivĂ©e ce ne sont que des marais infects, des bruyĂšres, des landes stĂ©riles. Nous n'avons vu dans le chemin que des gens couverts de la moitiĂ© d'un manteau, sans chemise, qui nous demandaient l'aumĂÂŽne fiĂšrement. Ils ne se nourrissent, nous a-t-on dit, que de petits pains trĂšs plats qu'on leur donne gratis le matin, et ne s'abreuvent que d'eau bĂ©nite. Sans ces troupes de gueux qui font cinq ou six mille pas pour obtenir, par leurs lamentations, la trentiĂšme partie d'une roupie, ce canton serait un dĂ©sert affreux. On nous avertit mĂÂȘme que quiconque y passe la nuit est en danger de mort. Apparemment que Dieu est fĂÂąchĂ© contre son vicaire, puisqu'il lui a donnĂ© un pays qui est le cloaque de la nature. J'apprends que cette contrĂ©e a Ă©tĂ© autrefois trĂšs belle et trĂšs fertile, et qu'elle n'est devenue si misĂ©rable que depuis le temps oĂÂč ces vicaires s'en sont mis en possession. Je t'Ă©cris, sage Shastasid, sur ma charrette, pour me dĂ©sennuyer. AdatĂ© est bien Ă©tonnĂ©e. Je t'Ă©crirai dĂšs que je serai dans Roume. OnziĂšme lettre. D'Amabed Nous y voilĂ , nous y sommes, dans cette ville de Roume. Nous arrivĂÂąmes hier en plein jour, le trois du mois de la brebis, qu'on dit ici le 15 mars 1513. Nous avons d'abord Ă©prouvĂ© tout le contraire de ce que nous attendions. A peine Ă©tions-nous Ă la porte dite de Saint-Pancrace, que nous avons vu deux troupes de spectres, dont l'une est vĂÂȘtue comme notre aumĂÂŽnier, et l'autre comme le pĂšre Fa tutto. Elles avaient chacune une banniĂšre Ă leur tĂÂȘte; et un grand bĂÂąton sur lequel Ă©tait sculptĂ© un homme tout nu, dans la mĂÂȘme attitude que celui de Goa. Elles marchaient deux Ă deux, et chantaient un air Ă faire bĂÂąiller toute une province. Quand cette procession fut parvenue Ă notre charrette, une troupe cria "C'est saint Fa tutto!" l'autre "C'est saint Fa molto!" On baisa leurs robes, le peuple se mit Ă genoux. "Combien avez-vous converti d'Indiens, mon rĂ©vĂ©rend pĂšre? - Quinze mille sept cents, disait l'un - Onze mille neuf cents, disait l'autre. - BĂ©nie soit la vierge Marie!" Tout le monde avait les yeux sur nous, tout le monde nous entourait. "Sont-ce lĂ de vos catĂ©chumĂšnes, mon rĂ©vĂ©rend pĂšre? - Oui, nous les avons baptisĂ©s. - Vraiment ils sont bien jolis. Gloire dans les hauts! Gloire dans les hauts!" Le pĂšre Fa tutto et le pĂšre Fa molto furent conduits, chacun par sa procession, dans une maison magnifique; et pour nous, nous allĂÂąmes Ă l'auberge. Le peuple nous y suivit en criant Cazzo, Cazzo, en nous donnant des bĂ©nĂ©dictions, en nous baisant les mains, en donnant mille Ă©loges Ă ma chĂšre AdatĂ©, Ă DĂ©ra, et Ă moi-mĂÂȘme. Nous ne revenions pas de notre surprise. A peine fĂ»mes-nous dans notre auberge qu'un homme vĂÂȘtu d'une robe violette, accompagnĂ© de deux autres en manteau noir, vint nous fĂ©liciter sur notre arrivĂ©e. La premiĂšre chose qu'il fit fut de nous offrir de l'argent de la part de la Propaganda, si nous en avions besoin. Je ne sais pas ce que c'est que cette propagande. Je lui rĂ©pondis qu'il nous en restait encore avec beaucoup de diamants en effet, j'avais eu le soin de cacher toujours ma bourse et une boĂte de brillants dans mon caleçon. AussitĂÂŽt cet homme se prosterna presque devant moi, et me traita d'excellence. "Son Excellence la signora AdatĂ© n'est-elle pas bien fatiguĂ©e du voyage? Ne va-t-elle pas se coucher? Je crains de l'incommoder, mais je serai toujours Ă ses ordres. Le signor Amabed peut disposer de moi, je lui enverrai un CicĂ©ron qui sera Ă son service; il n'a qu'Ă commander. Veulent-ils tous deux, quand ils seront reposĂ©s, me faire l'honneur de venir prendre le rafraĂchissement chez moi? j'aurai l'honneur de leur envoyer un carrosse." Il faut avouer, mon divin Shastasid, que les Chinois ne sont pas plus polis que cette nation occidentale. Ce seigneur se retira. Nous dormĂmes six heures, la belle AdatĂ© et moi. Quand il fut nuit, le carrosse vint nous prendre. Nous allĂÂąmes chez cet homme civil. Son appartement Ă©tait illuminĂ© et ornĂ© de tableaux bien plus agrĂ©ables que celui de l'homme tout nu que nous avions vu Ă Goa. Une trĂšs nombreuse compagnie nous accabla de caresses, nous admira d'ĂÂȘtre Indiens, nous fĂ©licita d'ĂÂȘtre baptisĂ©s, et nous offrit ses services pour tout le temps que nous voudrions rester Ă Roume. Nous voulions demander justice du pĂšre Fa tutto; on ne nous donna pas le temps d'en parler. Enfin nous fĂ»mes reconduits, Ă©tonnĂ©s, confondus d'un tel accueil et n'y comprenant rien. DouziĂšme lettre. D'Amabed Aujourd'hui nous avons reçu des visites sans nombre, et une princesse de Piombino nous a envoyĂ© deux Ă©cuyers nous prier de venir dĂner chez elle. Nous y sommes allĂ©s dans un Ă©quipage magnifique. L'homme violet s'y est trouvĂ©. J'ai su que c'est un des seigneurs, c'est-Ă -dire un des valets du Vice-Dieu qu'on appelle prĂ©fĂ©rĂ©s, prelati. Rien n'est plus aimable, plus honnĂÂȘte que cette princesse de Piombino. Elle m'a placĂ© Ă table Ă cĂÂŽtĂ© d'elle. Notre rĂ©pugnance Ă manger des pigeons romains et des perdrix l'a fort surprise. Le prĂ©fĂ©rĂ© nous a dit que, puisque nous Ă©tions baptisĂ©s, il fallait manger des perdrix et boire du vin de Montepulciano; que tous les Vice-Dieu en usaient ainsi; que c'Ă©tait la marque essentielle d'un vĂ©ritable chrĂ©tien. La belle AdatĂ© a rĂ©pondu avec sa naĂÂŻvetĂ© ordinaire qu'elle n'Ă©tait pas chrĂ©tienne, qu'elle avait Ă©tĂ© baptisĂ©e dans le Gange. "Eh! mon Dieu! madame, a dit le prĂ©fĂ©rĂ©, dans le Gange, ou dans le Tibre, ou dans un bain, qu'importe? Vous ĂÂȘtes des nĂÂŽtres. Vous avez Ă©tĂ© convertie par le pĂšre Fa tutto; c'est pour nous un honneur que nous ne voulons pas perdre. Voyez quelle supĂ©rioritĂ© notre religion a sur la vĂÂŽtre!" Et aussitĂÂŽt il a couvert nos assiettes d'ailes de gelinottes. La princesse a bu Ă notre santĂ© et Ă notre salut. On nous a pressĂ©s avec tant de grĂÂące, on a dit tant de bons mots, on a Ă©tĂ© si poli, si gai, si sĂ©duisant, qu'enfin, ensorcelĂ©s par le plaisir j'en demande pardon Ă Brama, nous avons fait, AdatĂ© et moi, la meilleure chĂšre du monde, avec un ferme propos de nous laver dans le Gange jusqu'aux oreilles Ă notre retour pour effacer notre pĂ©chĂ©. On n'a pas doutĂ© que nous ne fussions chrĂ©tiens. "Il faut, disait la princesse, que ce pĂšre Fa tutto soit un grand missionnaire. J'ai envie de le prendre pour mon confesseur." Nous rougissions et nous baissions les yeux, ma pauvre femme et moi. De temps en temps la signora AdatĂ© faisait entendre que nous venions pour ĂÂȘtre jugĂ©s par le Vice-Dieu, et qu'elle avait la plus grande envie de le voir. "Il n'y en a point, nous a dit la princesse; il est mort, et on est occupĂ© Ă prĂ©sent Ă en faire un autre. DĂšs qu'il sera fait on vous prĂ©sentera Ă Sa SaintetĂ©. Vous serez tĂ©moin de la plus auguste fĂÂȘte que les hommes puissent jamais voir, et vous en serez le plus bel ornement." AdatĂ© a rĂ©pondu avec esprit; et la princesse s'est prise d'un grand goĂ»t pour elle. Sur la fin du repas nous avons eu une musique qui Ă©tait si j'ose le dire supĂ©rieure Ă celle de BĂ©narĂšs et de MadurĂ©. AprĂšs dĂner, la princesse a fait atteler quatre chars dorĂ©s. Elle nous a fait monter dans le sien. Elle nous a fait voir de beaux Ă©difices, des statues, des peintures. Le soir, on a dansĂ©. Je comparais secrĂštement cette rĂ©ception charmante avec le cul de basse-fosse oĂÂč nous avions Ă©tĂ© renfermĂ©s dans Goa. Et je comprenais Ă peine comment le mĂÂȘme gouvernement, la mĂÂȘme religion pouvaient avoir tant de douceur et d'agrĂ©ment dans Roume, et exercer au loin tant d'horreurs. TreiziĂšme lettre. D'Amabed Tandis que cette ville est partagĂ©e sourdement en petites factions pour Ă©lire un Vice-Dieu, que ces factions, animĂ©es de la plus forte haine, se mĂ©nagent toutes avec une politesse qui ressemble Ă l'amitiĂ©, que le peuple regarde les pĂšres Fa tutto et Fa molto comme les favoris de la DivinitĂ©, qu'on s'empresse autour de nous avec une curiositĂ© respectueuse, je fais, mon cher Shastasid, de profondes rĂ©flexions sur le gouvernement de Roume. Je le compare au repas que nous a donnĂ© la princesse de Piombino. La salle Ă©tait propre, commode, et parĂ©e; l'or et l'argent brillaient sur les buffets; la gaietĂ©, l'esprit et les grĂÂąces animaient les convives; mais, dans les cuisines, le sang et la graisse coulaient; les peaux des quadrupĂšdes, les plumes des oiseaux et leurs entrailles, pĂÂȘle-mĂÂȘle amoncelĂ©es, soulevaient le coeur, et rĂ©pandaient l'infection. Telle est, ce me semble, la cour romaine. Polie et flatteuse chez elle, ailleurs brouillonne et tyrannique. Quand nous disons que nous espĂ©rons avoir justice de Fa tutto, on se met doucement Ă rire; on nous dit que nous sommes trop au-dessus de ces bagatelles, que le gouvernement nous considĂšre trop pour souffrir que nous gardions le souvenir d'une telle facĂ©tie, que les Fa tutto et les Fa molto sont des espĂšces de singes Ă©levĂ©s avec soin pour faire des tours de passe-passe devant le peuple; et on finit par des protestations de respect et d'amitiĂ© pour nous. Quel parti veux-tu que nous prenions, grand Shastasid? Je crois que le plus sage est de rire comme les autres, et d'ĂÂȘtre poli comme eux. Je veux Ă©tudier Roume; elle en vaut la peine. QuatorziĂšme lettre. D'Amabed Il y a un assez grand intervalle entre ma derniĂšre lettre et la prĂ©sente. J'ai lu, j'ai vu, j'ai conservĂ©, j'ai mĂ©ditĂ©. Je te jure qu'il n'y eut jamais sur la terre une contradiction plus Ă©norme qu'entre le gouvernement romain et sa religion. J'en parlais hier Ă un thĂ©ologien du Vice-Dieu. Un thĂ©ologien est, dans cette cour, ce que sont les derniers valets dans une maison ils font la grosse besogne, portent les ordures, et, s'ils y trouvent quelque chiffon qui puisse servir, ils le mettent Ă part pour le besoin. Je lui disais "Votre Dieu est nĂ© dans une Ă©table entre un boeuf et un ĂÂąne; il a Ă©tĂ© Ă©levĂ©, a vĂ©cu, est mort dans la pauvretĂ©; il a ordonnĂ© expressĂ©ment la pauvretĂ© Ă ses disciples; il leur a dĂ©clarĂ© qu'il n'y aurait parmi eux ni premier ni dernier, et que celui qui voudrait commander aux autres les servirait. Cependant je vois ici qu'on fait exactement tout le contraire de ce que veut votre Dieu. Votre culte mĂÂȘme est tout diffĂ©rent du sien. Vous obligez les hommes Ă croire des choses dont il n'a pas dit un seul mot. - Tout cela est vrai, m'a-t-il rĂ©pondu. Notre Dieu n'a pas commandĂ© Ă nos maĂtres formellement de s'enrichir aux dĂ©pens des peuples, et de ravir le bien d'autrui; mais il l'a commandĂ© virtuellement. Il est nĂ© entre un boeuf et un ĂÂąne; mais trois rois sont venus l'adorer dans une Ă©curie. Les boeufs et les ĂÂąnes figurent les peuples que nous enseignons; et les trois rois figurent tous les monarques qui sont Ă nos pieds. Ses disciples Ă©taient dans l'indigence donc nos maĂtres doivent aujourd'hui regorger de richesses. Car, si ces premiers Vice-Dieu n'eurent besoin que d'un Ă©cu, ceux d'aujourd'hui ont un besoin pressant de dix millions d'Ă©cus. Or, ĂÂȘtre pauvre, c'est n'avoir prĂ©cisĂ©ment que le nĂ©cessaire. Donc nos maĂtres, n'ayant pas mĂÂȘme le nĂ©cessaire, accomplissent la loi de la pauvretĂ© Ă la rigueur. Quant aux dogmes, notre Dieu n'Ă©crivit jamais rien, et nous savons Ă©crire donc c'est Ă nous d'Ă©crire les dogmes; aussi les avons-nous fabriquĂ©s avec le temps selon le besoin. Par exemple nous avons fait du mariage le signe visible d'une chose invisible cela fait que tous les procĂšs suscitĂ©s pour cause de mariage ressortissent de tous les coins de l'Europe Ă notre tribunal de Roume, parce que nous seuls pouvons voir les choses invisibles. C'est une source abondante de trĂ©sors qui coule dans notre chambre sacrĂ©e des finances pour Ă©tancher la soif de notre pauvretĂ©." Je lui demandai si la chambre sacrĂ©e n'avait pas encore d'autres ressources. "Nous n'y avons pas manquĂ©, dit-il; nous tirons parti des vivants et des morts. Par exemple, dĂšs qu'une ĂÂąme est trĂ©passĂ©e, nous l'envoyons dans une infirmerie; nous lui faisons prendre mĂ©decine dans l'apothicairerie des ĂÂąmes; et vous ne sauriez croire combien cette apothicairerie nous vaut d'argent. - Comment cela, monsignor? car il me semble que la bourse d'une ĂÂąme est d'ordinaire assez mal garnie. - Cela est vrai, signor; mais elles ont des parents qui sont bien aises de retirer leurs parents morts de l'infirmerie et de les faire placer dans un lieu plus agrĂ©able. Il est triste pour une ĂÂąme de passer toute une Ă©ternitĂ© Ă prendre mĂ©decine. Nous composons avec les vivants ils achĂštent la santĂ© des ĂÂąmes de leurs dĂ©funts parents, les uns plus cher, les autres Ă meilleur compte, selon leurs facultĂ©s. Nous leur dĂ©livrons des billets pour l'apothicairerie. Je vous assure que c'est un de nos meilleurs revenus. - Mais, monsignor, comment ces billets parviennent-ils aux ĂÂąmes?" Il se mit Ă rire. "C'est l'affaire des parents, dit-il; et puis ne vous-ai-je pas dit que nous avons un pouvoir incontestable sur les choses invisibles?" Ce monsignor me paraĂt bien dessalĂ©; je me forme beaucoup avec lui, et je me sens dĂ©jĂ tout autre. QuinziĂšme lettre. D'Amabed Tu dois savoir, mon cher Shastasid, que le CicĂ©ron Ă qui monsignor m'a recommandĂ©, et dont je t'ai dit un mot dans mes prĂ©cĂ©dentes lettres, est un homme fort intelligent qui montre aux Ă©trangers les curiositĂ©s de l'ancienne Roume et de la nouvelle. L'une et l'autre, comme tu le vois, ont commandĂ© aux rois; mais les premiers Romains acquirent leur pouvoir par leur Ă©pĂ©e, et les derniers par leur plume. La discipline militaire donna l'empire aux CĂ©sars, dont tu connais l'histoire; la discipline monastique donne une autre espĂšce d'empire Ă ces Vice-Dieu qu'on appelle Papes. On voit des processions dans la mĂÂȘme place oĂÂč l'on voyait autrefois des triomphes. Les CicĂ©rons expliquent tout cela aux Ă©trangers; ils leur fournissent des livres et des filles. Pour moi, qui ne veux pas faire d'infidĂ©litĂ© Ă ma belle AdatĂ© tout jeune que je suis je me borne aux livres; et j'Ă©tudie principalement la religion du pays, qui me divertit beaucoup. Je lisais avec mon CicĂ©ron l'histoire de la vie du Dieu du pays. Elle est fort extraordinaire. C'Ă©tait un homme qui sĂ©chait des figuiers d'une seule parole, qui changeait l'eau en vin, et qui noyait des cochons. Il avait beaucoup d'ennemis. Tu sais qu'il Ă©tait nĂ© dans une bourgade appartenant Ă l'empereur de Roume. Ses ennemis Ă©taient malins; ils lui demandĂšrent un jour s'ils devaient payer le tribut Ă l'empereur; il leur rĂ©pondit "Rendez au prince ce qui est au prince; mais rendez Ă Dieu ce qui est Ă Dieu." Cette rĂ©ponse me paraĂt sage; nous en parlions, mon CicĂ©ron et moi, lorsque monsignor est entrĂ©. Je lui ai dit beaucoup de bien de son Dieu, et je l'ai priĂ© de m'expliquer comment sa chambre des finances observait ce prĂ©cepte en prenant tout pour elle, et en ne donnant rien Ă l'empereur. Car tu dois savoir que, bien que les Romains aient un Vice-Dieu, ils ont un empereur aussi auquel mĂÂȘme ils donnent le titre de roi des Romains. Voici ce que cet homme trĂšs avisĂ© m'a rĂ©pondu "Il est vrai que nous avons un empereur; mais il ne l'est qu'en peinture. Il est banni de Roume; il n'y a pas seulement une maison; nous le laissons habiter auprĂšs d'un grand fleuve qui est gelĂ© quatre mois de l'annĂ©e, dans un pays dont le langage Ă©corche nos oreilles. Le vĂ©ritable empereur est le pape, puisqu'il rĂšgne dans la capitale de l'empire. Ainsi Rendez Ă l'empereur veut dire Rendez au pape; Rendez Ă Dieu signifie encore Rendez au pape, puisqu'en effet il est Vice-Dieu. Il est seul le maĂtre de tous les coeurs et de toutes les bourses. Si l'autre empereur qui demeure sur un grand fleuve osait seulement dire un mot, alors nous soulĂšverions contre lui tous les habitants des rives du grand fleuve, qui sont pour la plupart de gros corps sans esprit, et nous armerions contre lui les autres rois, qui partageraient avec lui ses dĂ©pouilles." Te voilĂ au fait, divin Shastasid, de l'esprit de Roume. Le pape est en grand ce que le dalaĂÂŻ-lama, est en petit s'il n'est pas immortel comme le lama, il est tout-puissant pendant sa vie, ce qui vaut bien mieux. Si quelquefois on lui rĂ©siste, si on le dĂ©pose, si on lui donne des soufflets, ou si mĂÂȘme on le tue entre les bras de sa maĂtresse, comme il est arrivĂ© quelquefois, ces inconvĂ©nients n'attaquent jamais son divin caractĂšre. On peut lui donner cent coups d'Ă©triviĂšres; mais il faut toujours croire tout ce qu'il dit. Le pape meurt; la papautĂ© est immortelle. Il y a eu trois ou quatre. Vice-Dieu Ă la fois qui disputaient cette place... Alors la divinitĂ© Ă©tait partagĂ©e entre eux chacun en avait sa part; chacun Ă©tait infaillible dans son parti. J'ai demandĂ© Ă monsignor par quel art sa cour est parvenue Ă gouverner toutes les autres cours. "Il faut peu d'art, me dit-il, aux gens d'esprit pour conduire les sots." J'ai voulu savoir si on ne s'Ă©tait jamais rĂ©voltĂ© contre les dĂ©cisions du Vice-Dieu. Il m'a avouĂ© qu'il y avait eu des hommes assez tĂ©mĂ©raires pour lever les yeux; mais qu'on les leur avait crevĂ©s aussitĂÂŽt, ou qu'on avait exterminĂ© ces misĂ©rables, et que ces rĂ©voltes n'avaient jamais servi jusqu'Ă prĂ©sent qu'Ă mieux affermir l'infaillibilitĂ© sur le trĂÂŽne de la vĂ©ritĂ©. On vient enfin de nommer un nouveau Vice-Dieu. Les cloches sonnent, on frappe les tambours, les trompettes Ă©clatent, le canon tire, cent mille voix lui rĂ©pondent. Je t'informerai de tout ce que j'aurai vu. SeiziĂšme lettre. D'Amabed Ce fut le 25 du mois du crocodile, et le 13 de la planĂšte de Mars, comme on dit ici, que des hommes vĂÂȘtus de rouge et inspirĂ©s Ă©lurent l'homme infaillible devant qui je dois ĂÂȘtre jugĂ©, aussi bien que Charme des yeux, en qualitĂ© d'apostata. Ce dieu en terre s'appelle Leone, dixiĂšme du nom. C'est un trĂšs bel homme de trente-quatre Ă trente-cinq ans, et fort aimable; les femmes sont folles de lui. Il Ă©tait attaquĂ© d'un mal immonde qui n'est bien connu encore qu'en Europe, mais dont les Portugais commencent Ă faire part Ă l'Indoustan. On croyait qu'il en mourrait, et c'est pourquoi on l'a Ă©lu, afin que cette sublime place fĂ»t bientĂÂŽt vacante; mais il est guĂ©ri, et il se moque de ceux qui l'ont nommĂ©. Rien n'a Ă©tĂ© si magnifique que son couronnement; il y a dĂ©pensĂ© cinq millions de roupies pour subvenir aux nĂ©cessitĂ©s de son Dieu, qui a Ă©tĂ© si pauvre! Je n'ai pu t'Ă©crire dans le fracas de nos fĂÂȘtes elles se sont succĂ©dĂ© si rapidement, il a fallu passer par tant de plaisirs que le loisir a Ă©tĂ© impossible. Le Vice-Dieu Leone a donnĂ© des divertissements dont tu n'as point d'idĂ©e. Il y en a un surtout, qu'on appelle comĂ©die, qui me plaĂt beaucoup plus que tous les autres ensemble. C'est une reprĂ©sentation de la vie humaine; c'est un tableau vivant les personnages parlent et agissent; ils exposent leurs intĂ©rĂÂȘts; ils dĂ©veloppent leurs passions; ils remuent l'ĂÂąme des spectateurs. La comĂ©die que je vis avant-hier chez le pape est intitulĂ©e La Mandragore. Le sujet de la piĂšce est un jeune homme adroit qui veut coucher avec la femme de son voisin. Il engage avec de l'argent un moine, un Fa tutto ou un Fa molto, Ă sĂ©duire sa maĂtresse et Ă faire tomber son mari dans un piĂšge ridicule. On se moque tout le long de la piĂšce de la religion que l'Europe professe, dont Roume est le centre, et dont le siĂšge papal est le trĂÂŽne. De tels plaisirs te paraĂtront peut-ĂÂȘtre indĂ©cents, mon cher et pieux Shastasid. Charme des yeux en a Ă©tĂ© scandalisĂ©e; mais la comĂ©die est si jolie que le plaisir l'a emportĂ© sur le scandale. Les festins, les bals, les belles cĂ©rĂ©monies de la religion, les danseurs de corde se sont succĂ©dĂ© tour Ă tour sans interruption. Les bals surtout sont fort plaisants. Chaque personne invitĂ©e au bal met un habit Ă©tranger et un visage de carton par-dessus le sien. On tient sous ce dĂ©guisement des propos Ă faire Ă©clater de rire. Pendant les repas il y a toujours une musique trĂšs agrĂ©able; enfin, c'est un enchantement. On m'a contĂ© qu'un Vice-Dieu prĂ©dĂ©cesseur de Leone, nommĂ© Alexandre, sixiĂšme du nom, avait donnĂ© aux noces d'une de ses bĂÂątardes une fĂÂȘte bien plus extraordinaire. Il y fit danser cinquante filles toutes nues. Les bracmanes n'ont jamais instituĂ© de pareilles danses tu vois que chaque pays a ses coutumes. Je t'embrasse avec respect, et je te quitte pour aller danser avec ma belle AdatĂ©. Que Birmah te comble de bĂ©nĂ©dictions. Dix-septiĂšme lettre. D'Amabed Vraiment, mon grand brame, tous les Vice-Dieu n'ont pas Ă©tĂ© si plaisants que celui-ci. C'est un plaisir de vivre sous sa domination. Le dĂ©funt, nommĂ© Jules, Ă©tait d'un caractĂšre diffĂ©rent; c'Ă©tait un vieux soldat turbulent qui aimait la guerre comme un fou; toujours Ă cheval, toujours le casque en tĂÂȘte, distribuant des bĂ©nĂ©dictions et des coups de sabre, attaquant tous ses voisins, damnant leurs ĂÂąmes et tuant leurs corps autant qu'il le pouvait il est mort d'un accĂšs de colĂšre. Quel diable de Vice-Dieu on avait lĂ ! Croirais-tu bien qu'avec un morceau de papier il s'imaginait dĂ©pouiller les rois de leurs royaumes? Il s'avisa de dĂ©trĂÂŽner de cette maniĂšre le roi d'un pays assez beau, qu'on appelle la France. Ce roi Ă©tait un fort bon homme. Il passe ici pour un sot, parce qu'il n'a pas Ă©tĂ© heureux. Ce pauvre prince fut obligĂ© d'assembler un jour les plus savants hommes de son royaume pour leur demander s'il lui Ă©tait permis de se dĂ©fendre contre un Vice-Dieu qui le dĂ©trĂÂŽnait avec du papier. C'est ĂÂȘtre bien bon que de faire une question pareille! J'en tĂ©moignais ma surprise au monsignor violet qui m'a pris en amitiĂ©. "Est-il possible, lui disais-je, qu'on soit si sot en Europe? - J'ai bien peur, me dit-il, que les Vice-Dieu n'abusent tant de la complaisance des hommes qu'Ă la fin ils leur donneront de l'esprit." Il faudra donc qu'il y ait des rĂ©volutions dans la religion de l'Europe. Ce qui te surprendra, docte et pĂ©nĂ©trant Shastasid, c'est qu'il ne s'en fit point sous le Vice-Dieu Alexandre, qui rĂ©gnait avant Jules. Il faisait assassiner, pendre, noyer, empoisonner impunĂ©ment tous les seigneurs ses voisins. Un de ses cinq bĂÂątards fut l'instrument de cette foule de crimes Ă la vue de toute l'Italie. Comment les peuples persistĂšrent-ils dans la religion de ce monstre? c'est celui-lĂ mĂÂȘme qui faisait danser les filles sans aucun ornement superflu. Ses scandales devaient inspirer le mĂ©pris, ses barbaries devaient aiguiser contre lui mille poignards; cependant il vĂ©cut honorĂ© et paisible dans sa cour. La raison en est, Ă mon avis, que les prĂÂȘtres gagnaient Ă tous ses crimes, et que les peuples n'y perdaient rien. DĂšs qu'on vexera trop les peuples, ils briseront leurs liens. Cent coups de bĂ©lier n'ont pu Ă©branler le colosse, un caillou le jettera par terre. C'est ce que disent ici les gens dĂ©liĂ©s qui se piquent de prĂ©voir. Enfin les fĂÂȘtes sont finies; il n'en faut pas trop rien ne lasse, comme les choses extraordinaires devenues communes. Il n'y a que les besoins renaissants qui puissent donner du plaisir tous les jours. Je me recommande Ă tes saintes priĂšres. Dix-huitiĂšme lettre. D'Amabed L'Infaillible nous a voulu voir en particulier, Charme des yeux et moi. Notre monsignor nous a conduits dans son palais. Il nous a fait mettre Ă genoux trois fois. Le Vice-Dieu nous a fait baiser son pied droit en se tenant les cĂÂŽtĂ©s de rire. Il nous a demandĂ© si le pĂšre Fa tutto nous avait convertis, et si en effet nous Ă©tions chrĂ©tiens. Ma femme a rĂ©pondu que le pĂšre Fa tutto Ă©tait un insolent, et le pape s'est mis Ă rire encore plus fort. Il a donnĂ© deux baisers Ă ma femme et Ă moi aussi. Ensuite il nous a fait asseoir Ă cĂÂŽtĂ© de son petit lit de baise-pieds. Il nous a demandĂ© comment on faisait l'amour Ă BĂ©narĂšs, Ă quel ĂÂąge on mariait communĂ©ment les filles, si le grand Brama avait un sĂ©rail. Ma femme rougissait; je rĂ©pondais avec une modestie respectueuse. Ensuite il nous a congĂ©diĂ©s, en nous recommandant le christianisme, en nous embrassant, et en nous donnant de petites claques sur les fesses en signe de bontĂ©. Nous avons rencontrĂ© en sortant les pĂšres Fa tutto et Fa molto, qui nous ont baisĂ© le bas de la robe. Le premier moment, qui commande toujours Ă l'ĂÂąme, nous a fait d'abord reculer avec horreur, ma femme et moi. Mais le violet nous a dit "Vous n'ĂÂȘtes pas encore entiĂšrement formĂ©s; ne manquez pas de faire mille caresses Ă ces bons pĂšres c'est un devoir essentiel dans ce pays-ci d'embrasser ses plus grands ennemis; vous les ferez empoisonner, si vous pouvez, Ă la premiĂšre occasion; mais, en attendant, vous ne pouvez leur marquer trop d'amitiĂ©." Je les embrassai donc, mais Charme des yeux leur fit une rĂ©vĂ©rence fort sĂšche, et Fa tutto la lorgnait du coin de l'oeil en s'inclinant jusqu'Ă terre devant elle. Tout ceci est un enchantement. Nous passons nos jours Ă nous Ă©tonner. En vĂ©ritĂ© je doute que MadurĂ© soit plus agrĂ©able que Roume. Dix-neuviĂšme lettre. D'Amabed Point de justice du pĂšre Fa tutto. Hier notre jeune DĂ©ra s'avisa d'aller le matin, par curiositĂ©, dans un petit temple. Le peuple Ă©tait Ă genoux; un brame du pays, vĂÂȘtu magnifiquement, se courbait sur une table; il tournait le derriĂšre au peuple. On dit qu'il faisait Dieu. DĂšs qu'il eut fait Dieu, il se montra par-devant. DĂ©ra fit un cri, et dit "VoilĂ le coquin qui m'a violĂ©e!" Heureusement, dans l'excĂšs de sa douleur et de sa surprise, elle prononça ces paroles en indien. On m'assure que si le peuple les avait comprises, la canaille se serait jetĂ©e sur elle comme sur une sorciĂšre. Fa tutto lui rĂ©pondit en italien "Ma fille, la grĂÂące de la vierge Marie soit avec vous! parlez plus bas." Elle revint tout Ă©perdue nous conter la chose. Nos amis nous ont conseillĂ© de ne nous jamais plaindre. Il nous ont dit que Fa tutto est un saint et qu'il ne faut jamais mal parler des saints. Que veux-tu! ce qui est fait est fait. Nous prenons en patience tous les agrĂ©ments qu'on nous fait goĂ»ter dans ce pays-ci. Chaque jour nous apprend des choses dont nous ne nous doutions pas. On se forme beaucoup par les voyages. Il est venu Ă la cour de Leone un grand poĂšte; son nom est messer Ariosto il n'aime pas les moines; voici comme il parle d'eux Non sa quel che sia amor, non sa che vaglia La caritade; e quindi avvien che i frati Sono si ingorda e si crudel canaglia. Cela veut dire en indien Modermen sebar eso La te ben sofa meso. Tu sens quelle supĂ©rioritĂ© la langue indienne, qui est si antique, conservera toujours sur tous les jargons nouveaux de l'Europe nous exprimons en quatre mots ce qu'ils ont de la peine Ă faire entendre en dix. Je conçois bien que cet Arioste dise que les moines sont de la canaille; mais je ne sais pourquoi il prĂ©tend qu'ils ne connaissent point l'amour. HĂ©las! nous en savons des nouvelles. Peut-ĂÂȘtre entend-il qu'ils jouissent et qu'ils n'aiment point. VingtiĂšme lettre. D'Amabed Il y a quelques jours, mon cher grand brame, que je ne t'ai Ă©crit. Les empressements dont on nous honore en sont la cause. Notre monsignor nous donna un excellent repas avec deux jeunes gens vĂÂȘtus de rouge de la tĂÂȘte aux pieds. Leur dignitĂ© est cardinal, comme qui dirait gond de porte l'un est le cardinal Sacripante, et l'autre le cardinal Faquinetti. Ils sont les premiers de la terre aprĂšs le Vice-Dieu aussi sont-ils intitulĂ©s vicaires du vicaire. Leur droit, qui est sans doute droit divin, est d'ĂÂȘtre Ă©gaux aux rois et supĂ©rieurs aux princes, et d'avoir surtout d'immenses richesses. Ils mĂ©ritent bien tout cela, vu la grande utilitĂ© dont ils sont au monde. Ces deux gentilshommes, en dĂnant avec nous, proposĂšrent de nous mener passer quelques jours Ă leurs maisons de campagne car c'est Ă qui nous aura. AprĂšs s'ĂÂȘtre disputĂ© la prĂ©fĂ©rence le plus plaisamment du monde, Faquinetti s'est emparĂ© de la belle AdatĂ©, et j'ai Ă©tĂ© le partage de Sacripante, Ă condition qu'ils changeraient le lendemain, et que le troisiĂšme jour nous nous rassemblerions tous quatre. DĂ©ra Ă©tait du voyage. Je ne sais comment te conter ce qui nous est arrivĂ©; je vais pourtant essayer de m'en tirer. Ici finit le manuscrit des lettres d'Amabed. On a cherchĂ© dans toutes les bibliothĂšques de MadurĂ© et de BĂ©narĂšs la suite de ces lettres. Il est sĂ»r qu'elle n'existe pas. Ainsi, supposĂ© que quelque malheureux faussaire imprime jamais le reste des aventures des deux jeunes Indiens, nouvelles Lettres d'Amabed, nouvelles Lettres de Charme des yeux, rĂ©ponses du grand brame Shastasid, le lecteur peut ĂÂȘtre sĂ»r qu'on le trompe et qu'on l'ennuie, comme il est arrivĂ© cent fois en cas pareil. La BĂ©gueule Conte moral Dans ses Ă©crits,... Dans ses Ă©crits, un sage Italien Dit que le mieux est l'ennemi du bien; Non qu'on ne puisse augmenter en prudence, En bontĂ© d'ĂÂąme, en talents, en science; Cherchons le mieux sur ces chapitres-lĂ ; Partout ailleurs Ă©vitons la chimĂšre. Dans son Ă©tat, heureux qui peut se plaire, Vivre Ă sa place, et garder ce qu'il a! La belle ArsĂšne en est la preuve claire. Elle Ă©tait jeune elle avait Ă Paris Un tendre Ă©poux empressĂ© de complaire A son caprice, et souffrant ses mĂ©pris. L'oncle, la soeur, la tante, le beau-pĂšre Ne brillaient pas parmi les beaux esprits; Mais ils Ă©taient d'un fort bon caractĂšre. Dans le logis des amis frĂ©quentaient; Beaucoup d'aisance, une assez bonne chĂšre; Les passe-temps que nos gens connaissaient, Jeu, bal, spectacle et soupers agrĂ©ables, Rendaient ses jours Ă peu prĂšs tolĂ©rables Car vous savez que le bonheur parfait Est inconnu; pour l'homme il n'est pas fait. Madame ArsĂšne Ă©tait fort peu contente De ses plaisirs. Son superbe dĂ©goĂ»t, Dans ses dĂ©dains, fuyait ou blĂÂąmait tout. On l'appelait la belle impertinente. Or admirez la faiblesse des gens Plus elle Ă©tait distraite, indiffĂ©rente, Plus ils tĂÂąchaient, par des soins complaisants, D'apprivoiser son humeur mĂ©prisante; Et plus aussi notre belle abusait De tous les pas que vers elle on faisait. Pour ses amants encor plus intraitable, Aise de plaire, et ne pouvant aimer, Son coeur glacĂ© se laissait consumer Dans le chagrin de ne voir rien d'aimable. D'elle Ă la fin chacun se retira. De courtisans elle avait une liste; Tout prit parti; seule elle demeura Avec l'orgueil, compagnon dur et triste Bouffi, mais sec, ennemi des Ă©bats, Il renfle l'ĂÂąme, et ne la nourrit pas. La dĂ©goĂ»tĂ©e avait eu pour marraine La fĂ©e Aline. On sait que ces esprits Sont mitoyens entre l'espĂšce humaine Et la divine; et monsieur Gabalis Mit par Ă©crit leur histoire certaine. La fĂ©e allait quelquefois au logis De sa filleule, et lui disait "ArsĂšne Es-tu contente Ă la fleur de tes ans? As-tu des goĂ»ts et des amusements? Tu dois mener une assez douce vie." L'autre en deux mots rĂ©pondait "Je m'ennuie." - C'est un grand mal, dit la fĂ©e, et je croi Qu'un beau secret, c'est de vivre chez soi." ArsĂšne enfin conjura son Aline De la tirer de son maudit pays. "Je veux aller Ă la sphĂšre divine Faites-moi voir votre beau paradis; Je ne saurais supporter ma famille, Ni mes amis. J'aime assez ce qui brille, Le beau, le rare; et je ne puis jamais Me trouver bien que dans votre palais; C'est un goĂ»t vif dont je me sens coiffĂ©e. - TrĂšs volontiers", dit l'indulgente fĂ©e. Tout aussitĂÂŽt dans un char lumineux Vers l'orient la belle est transportĂ©e. Le char volait; et notre dĂ©goĂ»tĂ©e, Pour ĂÂȘtre en l'air, se croyait dans les cieux. Elle descend au sĂ©jour magnifique De la marraine. Un immense portique, D'or ciselĂ©, dans un goĂ»t tout nouveau, Lui parut riche et passablement beau; Mais ce n'est rien quand on voit le chĂÂąteau. Pour les jardins, c'est un miracle unique; Marly, Versaille, et leurs petits jets d'eau, N'ont rien auprĂšs qui surprenne et qui pique. La dĂ©daigneuse, Ă cette oeuvre angĂ©lique, Sentit un peu de satisfaction. Aline dit "VoilĂ votre maison; Je vous y laisse un pouvoir despotique, Commandez-y. Toute ma nation ObĂ©ira sans aucune rĂ©plique. J'ai quatre mots Ă dire en AmĂ©rique, Il faut que j'aille y faire quelques tours; Je reviendrai vers vous dans peu de jours. J'espĂšre, au moins, dans ma douce retraite, Vous retrouver l'ĂÂąme un peu satisfaite." Aline part. La belle en libertĂ© Reste et s'arrange au palais enchantĂ©, Commande en reine, ou plutĂÂŽt en dĂ©esse. De cent beautĂ©s une foule s'empresse A prĂ©venir ses moindres volontĂ©s. A-t-elle faim, cent plats sont apportĂ©s; De vrai nectar la cave Ă©tait fournie, Et tous les mets sont de pure ambroisie; Les vases sont du plus fin diamant. Le repas fait, on la mĂšne Ă l'instant Dans les jardins, sur les bords des fontaines, Sur les gazons, respirer les haleines Et les parfums des fleurs et des zĂ©phyrs. Vingt chars brillants de rubis, de saphirs, Pour la porter se prĂ©sentent d'eux-mĂÂȘmes, Comme autrefois les trĂ©pieds de Vulcain Allaient au ciel, par un ressort divin, Offrir leur siĂšge aux majestĂ©s suprĂÂȘmes. De mille oiseaux les doux gazouillements, L'eau qui s'enfuit sur l'argent des rigoles, Ont accordĂ© leurs murmures charmants; Les perroquets rĂ©pĂ©taient ses paroles, Et les Ă©chos les disaient aprĂšs eux. Telle PsychĂ©, par le plus beau des dieux A ses parents avec art enlevĂ©e, Au seul Amour dignement rĂ©servĂ©e, Dans un palais des mortels ignorĂ©, Aux Ă©lĂ©ments commandait Ă son grĂ©. Madame ArsĂšne est encor mieux servie Plus d'agrĂ©ments environnaient sa vie; Plus de beautĂ©s dĂ©coraient son sĂ©jour; Elle avait tout; mais il manquait l'Amour. On lui donna le soir une musique Dont les accords et les accents nouveaux Feraient pĂÂąmer soixante cardinaux. Ces sons vainqueurs allaient au fond des ĂÂąmes; Mais elle vit, non sans Ă©motion, Que pour chanter on n'avait que des femmes, "Dans ce palais point de barbe au menton! A quoi, dit-elle, a pensĂ© ma marraine? Point d'homme ici! Suis-je dans un couvent? Je trouve bon que l'on me serve en reine; Mais sans sujets la grandeur est du vent. J'aime Ă rĂ©gner, sur des hommes s'entend; Ils sont tous nĂ©s pour ramper dans ma chaĂne C'est leur destin, c'est leur premier devoir; Je les mĂ©prise, et je veux en avoir." Ainsi parlait la recluse intraitable; Et cependant les nymphes sur le soir Avec respect ayant servi sa table, On l'endormit au son des instruments. Le lendemain mĂÂȘmes enchantements, MĂÂȘmes festins, pareille sĂ©rĂ©nade; Et le plaisir fut un peu moins piquant. Le lendemain lui parut un peu fade; Le lendemain fut triste et fatigant; Le lendemain lui fut insupportable. Je me souviens du temps trop peu durable OĂÂč je chantais, dans mon heureux printemps, Des lendemains plus doux et plus plaisants. La belle enfin, chaque jour festoyĂ©e, Fut tellement de sa gloire ennuyĂ©e Que, dĂ©testant cet excĂšs de bonheur, Le paradis lui faisait mal au coeur. Se trouvant seule, elle avise une brĂšche A certain mur; et, semblable Ă la flĂšche Qu'on voit partir de la corde d'un arc, Madame saute, et vous franchit le parc. Au mĂÂȘme instant palais, jardins, fontaines, Or, diamants, Ă©meraudes, rubis, Tout disparaĂt Ă ses yeux Ă©baubis; Elle ne voit que les stĂ©riles plaines D'un grand dĂ©sert, et des rochers affreux La dame alors, s'arrachant les cheveux, Demande Ă Dieu pardon de ses sottises. La nuit venait, et dĂ©jĂ ses mains grises Sur la nature Ă©tendaient ses rideaux. Les cris perçants des funĂšbres oiseaux, Les hurlements des ours et des panthĂšres, Font retentir les antres solitaires. Quelle autre fĂ©e, hĂ©las! prendra le soin De secourir ma folle aventuriĂšre? Dans sa dĂ©tresse elle aperçut de loin, A la faveur d'un reste de lumiĂšre, Au coin d'un bois, un vilain charbonnier, Qui s'en allait par un petit sentier, Tout en sifflant, retrouver sa chaumiĂšre. "Qui que tu sois, lui dit la beautĂ© fiĂšre, Vois en pitiĂ© le malheur qui me suit Car je ne sais oĂÂč coucher cette nuit." Quand on a peur, tout orgueil s'humanise. Le noir pataud, la voyant si bien mise, Lui rĂ©pondit "Quel Ă©trange dĂ©mon Vous fait aller dans cet Ă©tat de crise, Pendant la nuit, Ă pied, sans compagnon? Je suis encor trĂšs loin de ma maison. ĂâĄa, donnez-moi votre bras, ma mignonne; On recevra sa petite personne Comme on pourra. J'ai du lard et des oeufs. Toute Française, Ă ce que j'imagine, Sait, bien ou mal, faire un peu de cuisine. Je n'ai qu'un lit; c'est assez pour nous deux." Disant ces mots, le rustre vigoureux D'un gros baiser sur sa bouche Ă©bahie Ferme l'accĂšs Ă tout repartie; Et par avance il veut ĂÂȘtre payĂ© Du nouveau gĂte Ă la belle octroyĂ©. "HĂ©las! hĂ©las! dit la dame affligĂ©e, Il faudra donc qu'ici je sois mangĂ©e D'un charbonnier ou de la dent des loups!" Le dĂ©sespoir, la honte, le courroux L'ont suffoquĂ©e elle est Ă©vanouie. Notre galant la rendait Ă la vie. La fĂ©e arrive, et peut-ĂÂȘtre un peu tard. PrĂ©sente Ă tout, elle Ă©tait Ă l'Ă©cart. "Vous voyez bien, dit-elle Ă sa filleule, Que vous Ă©tiez une franche bĂ©gueule. Ma chĂšre enfant, rien n'est plus pĂ©rilleux Que de quitter le bien pour ĂÂȘtre mieux." La leçon faite, on reconduit ma belle Dans son logis. Tout y changea pour elle En peu de temps, sitĂÂŽt qu'elle changea. Pour son profit elle se corrigea. Sans avoir lu les beaux Moyens de plaire Du sieur Moncrif, et sans livre, elle plut. Que fallait-il Ă son coeur? qu'il voulĂ»t. Elle fut douce, attentive, polie, Vive et prudente, et prit mĂÂȘme en secret Pour charbonnier un jeune amant discret, Et fut alors une femme accomplie. Le Taureau blanc Traduit du syriaque par M. Mamaki, interprĂšte du roi d'Angleterre pour les langues orientales Chapitre premier. Comment la princesse Amaside rencontre un boeuf La jeune princesse Amaside, fille d'Amasis, roi de Tanis en Egypte, se promenait sur le chemin de PĂ©luse avec les dames de sa suite. Elle Ă©tait plongĂ©e dans une tristesse profonde; les larmes coulaient de ses beaux yeux. On sait quel Ă©tait le sujet de sa douleur, et combien elle craignait de dĂ©plaire au roi son pĂšre par sa douleur mĂÂȘme. Le vieillard MambrĂšs, ancien mage et eunuque des pharaons, Ă©tait auprĂšs d'elle, et ne la quittait presque jamais. Il la vit naĂtre, il l'Ă©leva, il lui enseigna tout ce qu'il est permis Ă une belle princesse de savoir des sciences de l'Egypte. L'esprit d'Amaside Ă©galait sa beautĂ©; elle Ă©tait aussi sensible, aussi tendre que charmante, et c'Ă©tait cette sensibilitĂ© qui lui coĂ»tait tant de pleurs. La princesse Ă©tait ĂÂągĂ©e de vingt-quatre ans; le mage MambrĂšs en avait environ treize cents. C'Ă©tait lui, comme on sait, qui avait eu avec le grand MoĂÂŻse cette dispute fameuse dans laquelle la victoire fut longtemps balancĂ©e entre ces deux profonds philosophes. Si MambrĂšs succomba, ce ne fut que par la protection visible des puissances cĂ©lestes, qui favorisĂšrent son rival il fallut des dieux pour vaincre MambrĂšs. Amasis le fit surintendant de la maison de sa fille, et il s'acquittait de cette charge avec sa sagesse ordinaire la belle Amaside l'attendrissait par ses soupirs. "O mon amant! mon jeune et cher amant! s'Ă©criait-elle quelquefois; ĂÂŽ le plus grand des vainqueurs, le plus accompli, le plus beau des hommes! quoi! depuis prĂšs de sept ans tu as disparu de la terre! Quel dieu t'a enlevĂ© Ă ta tendre Amaside? tu n'es point mort, les savants prophĂštes de l'Egypte en conviennent; mais tu es mort pour moi, je suis seule sur la terre, elle est dĂ©serte. Par quel Ă©trange prodige as-tu abandonnĂ© ton trĂÂŽne et ta maĂtresse? Ton trĂÂŽne! il Ă©tait le premier du monde, et c'est peu de chose; mais moi, qui t'adore, ĂÂŽ mon cher Na...!" Elle allait achever. "Tremblez de prononcer ce nom fatal, lui dit le sage MambrĂšs, ancien eunuque et mage des pharaons. Vous seriez peut-ĂÂȘtre dĂ©celĂ©e par quelqu'une de vos dames du palais. Elles vous sont toutes dĂ©vouĂ©es, et toutes les belles dames se font sans doute un mĂ©rite de servir les nobles passions des belles princesses; mais enfin il peut se trouver une indiscrĂšte, et mĂÂȘme Ă toute force une perfide. Vous savez que le roi votre pĂšre, qui d'ailleurs vous aime, a jurĂ© de vous faire couper le cou si vous prononciez ce nom terrible, toujours prĂÂȘt Ă vous Ă©chapper. Pleurez, mais taisez-vous. Cette loi est bien dure, mais vous n'avez pas Ă©tĂ© Ă©levĂ©e dans la sagesse Ă©gyptienne pour ne savoir pas commander Ă votre langue. Songez qu'Harpocrate, l'un de nos plus grands dieux, a toujours le doigt sur la bouche." La belle Amaside pleura, et ne parla plus. Comme elle avançait en silence vers les bords du Nil, elle aperçut de loin, sous un bocage baignĂ© par le fleuve, une vieille femme couverte de lambeaux gris, assise sur un tertre. Elle avait auprĂšs d'elle une ĂÂąnesse, un chien, un bouc. Vis-Ă -vis d'elle Ă©tait un serpent qui n'Ă©tait pas comme les serpents ordinaires, car ses yeux Ă©taient aussi tendres qu'animĂ©s; sa physionomie Ă©tait noble et intĂ©ressante; sa peau brillait des couleurs les plus vives et les plus douces. Un Ă©norme poisson, Ă moitiĂ© plongĂ© dans le fleuve, n'Ă©tait pas la moins Ă©tonnante personne de la compagnie. Il y avait sur une branche un corbeau et un pigeon. Toutes ces crĂ©atures semblaient avoir ensemble une conversation animĂ©e. "HĂ©las! dit la princesse tout bas, ces gens-lĂ parlent sans doute de leurs amours, et il ne m'est pas permis de prononcer le nom de ce que j'aime!" La vieille tenait Ă la main une chaĂne lĂ©gĂšre d'acier, longue de cent brasses, Ă laquelle Ă©tait attachĂ© un taureau qui paissait dans la prairie. Ce taureau Ă©tait blanc, fait au tour, potelĂ©, lĂ©ger mĂÂȘme, ce qui est bien rare. Ses cornes Ă©taient d'ivoire. C'Ă©tait ce qu'on vit jamais de plus beau dans son espĂšce. Celui de PasiphaĂ©, celui dont Jupiter prit la figure pour enlever Europe, n'approchaient pas de ce superbe animal. La charmante gĂ©nisse en laquelle Isis fut changĂ©e aurait Ă peine Ă©tĂ© digne de lui. DĂšs qu'il vit la princesse, il courut vers elle avec la rapiditĂ© d'un jeune cheval arabe qui franchit les vastes plaines et les fleuves de l'antique Saana pour s'approcher de la brillante cavale qui rĂšgne dans son coeur, et qui fait dresser ses oreilles. La vieille faisait ses efforts pour le retenir; le serpent semblait l'Ă©pouvanter par ses sifflements; le chien le suivait et lui mordait ses belles jambes; l'ĂÂąnesse traversait son chemin et lui dĂ©tachait des ruades pour le faire retourner. Le gros poisson remontait le Nil, et, s'Ă©lançant hors de l'eau, menaçait de le dĂ©vorer; le bouc restait immobile et saisi de crainte; le corbeau voltigeait autour de la tĂÂȘte du taureau, comme s'il eĂ»t voulu s'efforcer de lui crever les yeux. La colombe seule l'accompagnait par curiositĂ©, et lui applaudissait par un doux murmure. Un spectacle si extraordinaire rejeta MambrĂšs dans ses sĂ©rieuses pensĂ©es. Cependant le taureau blanc, tirant aprĂšs lui sa chaĂne et la vieille, Ă©tait dĂ©jĂ parvenu auprĂšs de la princesse, qui Ă©tait saisie d'Ă©tonnement et de peur. Il se jette Ă ses pieds, il les baise, il verse des larmes, il la regarde avec des yeux oĂÂč rĂ©gnait un mĂ©lange inouĂÂŻ de douleur et de joie. Il n'osait mugir de peur d'effaroucher la belle Amaside. Il ne pouvait parler. Un faible usage de la voix accordĂ© par le ciel Ă quelques animaux lui Ă©tait interdit, mais toutes ses actions Ă©taient Ă©loquentes. Il plut beaucoup Ă la princesse. Elle sentit qu'un lĂ©ger amusement pouvait suspendre pour quelques moments les chagrins les plus douloureux. "VoilĂ , disait-elle, un animal bien aimable; je voudrais l'avoir dans mon Ă©curie." A ces mots, le taureau plia les quatre genoux, et baisa la terre. "Il m'entend! s'Ă©cria la princesse; il me tĂ©moigne qu'il veut m'appartenir. Ah! divin mage! divin eunuque! donnez-moi cette consolation, achetez ce beau chĂ©rubin; faites le prix avec la vieille, Ă laquelle il appartient sans doute. Je veux que cet animal soit Ă moi; ne me refusez pas cette consolation innocente." Toutes les dames du palais joignirent leurs instances aux priĂšres de la princesse. MambrĂšs se laissa toucher, et alla parler Ă la vieille. Chapitre second. Comment le sage MambrĂšs, ci-devant sorcier de pharaon, reconnut une vieille, et comme il fut reconnu par elle "Madame, lui dit-il, vous savez que les filles, et surtout les princesses, ont besoin de se divertir. La fille du roi est folle de votre taureau; je vous prie de nous le vendre, vous serez payĂ©e argent comptant. - Seigneur, lui rĂ©pondit la vieille, ce prĂ©cieux animal n'est point Ă moi. Je suis chargĂ©e, moi et toutes les bĂÂȘtes que vous avez vues, de le garder avec soin, d'observer toutes ses dĂ©marches et d'en rendre compte. Dieu me prĂ©serve de vouloir jamais vendre cet animal impayable!" MambrĂšs, Ă ce discours, se sentit Ă©clairĂ© de quelques traits d'une lumiĂšre confuse qu'il ne dĂ©mĂÂȘlait pas encore. Il regarda la vieille au manteau gris avec plus d'attention "Respectable dame, lui dit-il, ou je me trompe, ou je vous ai vue autrefois. - Je ne me trompe pas, rĂ©pondit la vieille, je vous ai vu, seigneur, il y a sept cents ans, dans un voyage que je fis de Syrie en Egypte, quelques mois aprĂšs la destruction de Troie, lorsque Hiram rĂ©gnait Ă Tyr, et NĂ©phel KerĂšs sur l'antique Egypte. - Ah! madame, s'Ă©cria le vieillard, vous ĂÂȘtes l'auguste pythonisse d'Endor. - Et vous, seigneur, lui dit la pythonisse en l'embrassant, vous ĂÂȘtes le grand MambrĂšs d'Egypte. - O rencontre imprĂ©vue! jour mĂ©morable! dĂ©crets Ă©ternels! dit MambrĂšs. Ce n'est pas, sans doute, sans un ordre de la Providence universelle que nous nous retrouvons dans cette prairie sur les rivages du Nil, prĂšs de la superbe ville de Tanis. Quoi! c'est vous, madame, qui ĂÂȘtes si fameuse sur les bords de votre petit Jourdain, et la premiĂšre personne du monde pour faire venir des ombres! - Quoi! c'est vous, Seigneur, qui ĂÂȘtes si fameux pour changer les baguettes en serpents, le jour en tĂ©nĂšbres, et les riviĂšres en sang! - Oui, madame; mais mon grand ĂÂąge affaiblit une partie de mes lumiĂšres et de ma puissance. J'ignore d'oĂÂč vient ce beau taureau blanc, et qui sont ces animaux qui veillent avec vous autour de lui." La vieille se recueillit, leva les yeux au ciel, puis rĂ©pondit en ces termes "Mon cher MambrĂšs, nous sommes de la mĂÂȘme profession; mais il m'est expressĂ©ment dĂ©fendu de vous dire quel est ce taureau. Je puis vous satisfaire sur les autres animaux. Vous les reconnaĂtrez aisĂ©ment aux marques qui les caractĂ©risent. Le serpent est celui qui persuada Eve de manger une pomme, et d'en faire manger Ă son mari. L'ĂÂąnesse est celle qui parla dans un chemin creux Ă Balaam, votre contemporain. Le poisson qui a toujours sa tĂÂȘte hors de l'eau est celui qui avala Jonas il y a quelques annĂ©es. Ce chien est celui qui suivit l'ange RaphaĂl et le jeune Tobie dans le voyage qu'ils firent Ă RagĂšs en MĂ©die, du temps du grand Salmanazar. Ce bouc est celui qui expie tous les pĂ©chĂ©s d'une nation. Ce corbeau et ce pigeon sont ceux qui Ă©taient dans l'arche de NoĂ©, grand Ă©vĂ©nement, catastrophe universelle que presque toute la terre ignore encore. Vous voilĂ au fait. Mais pour le taureau, vous n'en saurez rien." MambrĂšs Ă©coutait avec respect. Puis il dit "L'Eternel rĂ©vĂšle ce qu'il veut et Ă qui il veut, illustre pythonisse. Toutes ces bĂÂȘtes, qui sont commises avec vous Ă la garde du taureau blanc, ne sont connues que de votre gĂ©nĂ©reuse et agrĂ©able nation, qui est elle-mĂÂȘme inconnue Ă presque tout le monde. Les merveilles que vous et les vĂÂŽtres, et moi et les miens, nous avons opĂ©rĂ©es, seront un jour un grand sujet de doute et de scandale pour les faux sages. Heureusement elles trouveront croyance chez les sages vĂ©ritables qui seront soumis aux voyants dans une petite partie du monde, et c'est tout ce qu'il faut." Comme il prononçait ces paroles, la princesse le tira par la manche, et lui dit "MambrĂšs, est-ce que vous ne m'achĂšterez pas mon taureau?" Le mage, plongĂ© dans une rĂÂȘverie profonde, ne rĂ©pondit rien; et Amaside versa des larmes. Elle s'adressa alors elle-mĂÂȘme Ă la vieille, et lui dit "Ma bonne, je vous conjure par tout ce que vous avez de plus cher au monde, par votre pĂšre, par votre mĂšre, par votre nourrice, qui sans doute vivent encore, de me vendre non seulement votre taureau, mais aussi votre pigeon, qui lui paraĂt fort affectionnĂ©. Pour vos autres bĂÂȘtes, je n'en veux point; mais je suis fille Ă tomber malade de vapeurs si vous ne me vendez ce charmant taureau blanc, qui fera toute la douceur de ma vie." La vieille lui baisa respectueusement les franges de sa robe de gaze, et lui dit "Princesse, mon taureau n'est point Ă vendre, votre illustre mage en est instruit. Tout ce que je pourrais faire pour votre service, ce serait de le mener paĂtre tous les jours prĂšs de votre palais; vous pourriez le caresser, lui donner des biscuits, le faire danser Ă votre aise. Mais il faut qu'il soit continuellement sous les yeux de toutes les bĂÂȘtes qui m'accompagnent, et qui sont chargĂ©es de sa garde. S'il ne veut point s'Ă©chapper, elles ne lui feront point de mal; mais s'il essaye encore de rompre sa chaĂne, comme il a fait dĂšs qu'il vous a vue, malheur Ă lui! je ne rĂ©pondrais pas de sa vie. Ce gros poisson que vous voyez l'avalerait infailliblement, et le garderait plus de trois jours dans son ventre; ou bien ce serpent, qui vous a paru peut-ĂÂȘtre assez doux et assez aimable, lui pourrait faire une piqĂ»re mortelle." Le taureau blanc, qui entendait Ă merveille tout ce que disait la vieille, mais qui ne pouvait parler, accepta toutes ses propositions d'un air soumis. Il se coucha Ă ses pieds, mugit doucement; et, regardant Amaside avec tendresse, il semblait lui dire "Venez me voir quelquefois sur l'herbe." Le serpent prit alors la parole, et dit "Princesse, je vous conseille de faire aveuglĂ©ment tout ce que mademoiselle d'Endor vient de vous dire." L'ĂÂąnesse dit aussi son mot, et fut de l'avis du serpent. Amaside Ă©tait affligĂ©e que ce serpent et cette ĂÂąnesse parlassent si bien, et qu'un beau taureau, qui avait les sentiments si nobles et si tendres, ne pĂ»t les exprimer. "HĂ©las! rien n'est plus commun Ă la cour, disait-elle tout bas; on y voit tous les jours de beaux seigneurs qui n'ont point de conversation, et des malotrus qui parlent avec assurance. - Ce serpent n'est point un malotru, dit MambrĂšs; ne vous y trompez pas. C'est peut-ĂÂȘtre la personne de la plus grande considĂ©ration." Le jour baissait; la princesse fut obligĂ©e de s'en retourner, aprĂšs avoir bien promis de revenir le lendemain Ă la mĂÂȘme heure. Ses dames du palais Ă©taient Ă©merveillĂ©es, et ne comprenaient rien Ă ce qu'elles avaient vu et entendu. MambrĂšs faisait ses rĂ©flexions. La princesse, songeant que le serpent avait appelĂ© la vieille mademoiselle, conclut au hasard qu'elle Ă©tait pucelle, et sentit quelque affliction de l'ĂÂȘtre encore. Affliction respectable, qu'elle cachait avec autant de scrupule que le nom de son amant. Chapitre troisiĂšme. Comment la belle Amaside eut un secret entretien avec un beau serpent La belle princesse recommanda le secret Ă ses dames sur ce qu'elles avaient vu. Elles le promirent toutes et en effet le gardĂšrent un jour entier. On peut croire qu'Amaside dormit peu cette nuit. Un charme inexplicable lui rappelait sans cesse l'idĂ©e de son beau taureau. DĂšs qu'elle put ĂÂȘtre en libertĂ© avec son sage MambrĂšs, elle lui dit "O sage! cet animal me tourne la tĂÂȘte. - Il occupe beaucoup la mienne, dit MambrĂšs. Je vois clairement que ce chĂ©rubin est fort au-dessus de son espĂšce. Je vois qu'il y a lĂ un grand mystĂšre, mais je crains un Ă©vĂ©nement funeste. Votre pĂšre Amasis est violent et soupçonneux; toute cette affaire exige que vous vous conduisiez avec la plus grande prudence. - Ah! dit la princesse, j'ai trop de curiositĂ© pour ĂÂȘtre prudente; c'est la seule passion qui puisse se joindre dans mon coeur Ă celle qui me dĂ©vore pour l'amant que j'ai perdu. Quoi! ne pourrai-je savoir ce que c'est que ce taureau blanc qui excite dans moi un trouble si inouĂÂŻ? - Madame, lui rĂ©pondit MambrĂšs, je vous ai avouĂ© dĂ©jĂ que ma science baisse Ă mesure que mon ĂÂąge avance; mais je me trompe fort, ou le serpent est instruit de ce que vous avez tant d'envie de savoir. Il a de l'esprit, il s'explique en bons termes, il est accoutumĂ© depuis longtemps Ă se mĂÂȘler des affaires des dames. - Ah! sans doute, dit Amaside, c'est ce beau serpent de l'Egypte, qui, en se mettant la queue dans la bouche, est le symbole de l'Ă©ternitĂ©, qui Ă©claire le monde dĂšs qu'il ouvre les yeux, et qui l'obscurcit dĂšs qu'il les ferme. - Non, madame. - C'est donc le serpent d'Esculape? - Encore moins. - C'est peut-ĂÂȘtre Jupiter sous la forme d'un serpent? - Point du tout. - Ah! je vois, c'est votre baguette, que vous changeĂÂątes autrefois en serpent? - Non, vous dis-je, madame; mais tous ces serpents-lĂ sont de la mĂÂȘme famille. Celui-lĂ a beaucoup de rĂ©putation dans son pays il y passe pour le plus habile serpent qu'on ait jamais vu. Adressez-vous Ă lui. Toutefois je vous avertis que c'est une entreprise fort dangereuse. Si j'Ă©tais Ă votre place, je laisserais lĂ le taureau, l'ĂÂąnesse, le serpent, le poisson, le chien, le bouc, le corbeau, et la colombe. Mais la passion vous emporte; tout ce que je puis faire est d'en avoir pitiĂ©, et de trembler." La princesse le conjura de lui procurer un tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte avec le serpent. MambrĂšs, qui Ă©tait bon, y consentit; et, en rĂ©flĂ©chissant toujours profondĂ©ment, il alla trouver sa pythonisse. Il lui exposa la fantaisie de sa princesse avec tant d'insinuation qu'il la persuada. La vieille lui dit donc qu'Amaside Ă©tait la maĂtresse; que le serpent savait trĂšs bien vivre, qu'il Ă©tait fort poli avec les dames; qu'il ne demandait pas mieux que de les obliger, et qu'il se trouverait au rendez-vous. Le vieux mage revint apporter Ă la princesse cette bonne nouvelle; mais il craignait encore quelque malheur, et faisait toujours ses rĂ©flexions. "Vous voulez parler au serpent, madame; ce sera quand il plaira Ă Votre Altesse. Souvenez-vous qu'il faut beaucoup le flatter, car tout animal est pĂ©tri d'amour-propre, et surtout lui. On dit mĂÂȘme qu'il fut chassĂ© autrefois d'un beau lieu pour son excĂšs d'orgueil. - Je ne l'ai jamais ouĂÂŻ dire, repartit la princesse. - Je le crois bien, reprit le vieillard." Alors il lui apprit tous les bruits qui avaient couru sur ce serpent si fameux. "Mais, madame, quelque aventure singuliĂšre qui lui soit arrivĂ©e, vous ne pouvez arracher son secret qu'en le flattant. Il passe dans un pays voisin pour avoir jouĂ© autrefois un tour pendable aux femmes; il est juste qu'Ă son tour une femme le sĂ©duise. - J'y ferai mon possible", dit la princesse. Elle partit donc avec ses dames du palais et le bon mage eunuque. La vieille alors faisait paĂtre le taureau blanc assez loin. MambrĂšs laissa Amaside en libertĂ©, et alla entretenir sa pythonisse. La dame d'honneur causa avec l'ĂÂąnesse; les dames de compagnie s'amusĂšrent avec le bouc, le chien, le corbeau, et la colombe; pour le gros poisson, qui faisait peur Ă tout le monde, il se replongea dans le Nil par ordre de la vieille. Le serpent alla aussitĂÂŽt au-devant de la belle Amaside dans le bocage, et il eurent ensemble cette conversation Le serpent Vous ne sauriez croire combien je suis flattĂ©, madame, de l'honneur que Votre Altesse daigne me faire. La princesse Monsieur, votre grande rĂ©putation, la finesse de votre physionomie et le brillant de vos yeux m'ont aisĂ©ment dĂ©terminĂ©e Ă rechercher ce tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte. Je sais, par la voix publique si elle n'est point trompeuse, que vous avez Ă©tĂ© un grand seigneur dans le ciel empyrĂ©e. Le serpent Il est vrai, madame, que j'y avais une place assez distinguĂ©e. On prĂ©tend que je suis un favori disgraciĂ© c'est un bruit qui a couru d'abord dans l'Inde. Les bracmanes sont les premiers qui ont donnĂ© une longue histoire de mes aventures. Je ne doute pas que des poĂštes du Nord n'en fassent un jour un poĂšme Ă©pique bien bizarre, car, en vĂ©ritĂ©, c'est tout ce qu'on en peut faire. Mais je ne suis pas tellement dĂ©chu que je n'aie encore dans ce globe-ci un domaine trĂšs considĂ©rable. J'oserais presque dire que toute la terre m'appartient. La princesse Je le crois, monsieur, car on dit que vous avez le talent de persuader tout ce que vous voulez, et c'est rĂ©gner que de plaire. Le serpent J'Ă©prouve, madame, en vous voyant et en vous Ă©coutant, que vous avez sur moi cet empire qu'on m'attribue sur tant d'autres ĂÂąmes. La princesse Vous ĂÂȘtes, je le crois, un aimable vainqueur. On prĂ©tend que vous avez subjuguĂ© bien des dames, et que vous commençĂÂątes par notre mĂšre commune, dont j'ai oubliĂ© le nom. Le serpent On me fait tort je lui donnai le meilleur conseil du monde. Elle m'honorait de sa confiance. Mon avis fut qu'elle et son mari devaient se gorger du fruit de l'arbre de la science. Je crus plaire en cela au maĂtre des choses. Un arbre si nĂ©cessaire au genre humain ne me paraissait pas plantĂ© pour ĂÂȘtre inutile. Le maĂtre aurait-il voulu ĂÂȘtre servi par des ignorants et des idiots? L'esprit n'est-il pas fait pour s'Ă©clairer, pour se perfectionner? Ne faut-il pas connaĂtre le bien et le mal pour faire l'un et pour Ă©viter l'autre? Certainement on me devait des remerciements. La princesse Cependant on dit qu'il vous en arriva mal. C'est apparemment depuis ce temps-lĂ que tant de ministres ont Ă©tĂ© punis d'avoir donnĂ© de bons conseils, et que tant de vrais savants et de grands gĂ©nies ont Ă©tĂ© persĂ©cutĂ©s pour avoir Ă©crit des choses utiles au genre humain. Le serpent Ce sont apparemment mes ennemis, madame, qui vous ont fait ces contes. Ils vont criant que je suis mal en cour. Une preuve que j'y ai un trĂšs grand crĂ©dit, c'est qu'eux-mĂÂȘmes avouent que j'entrai dans le conseil quand il fut question d'Ă©prouver le bonhomme Job, et que j'y fus encore appelĂ© quand on y prit la rĂ©solution de tromper un certain roitelet nommĂ© Achab ce fut moi seul qu'on chargea de cette noble commission. La princesse Ah! monsieur, je ne crois pas que vous soyez fait pour tromper. Mais, puisque vous ĂÂȘtes toujours dans le ministĂšre, puis-je vous demander une grĂÂące? J'espĂšre qu'un seigneur si aimable ne me refusera pas. Le serpent Madame, vos priĂšres sont des lois. Qu'ordonnez-vous? La princesse Je vous conjure de me dire ce que c'est que ce beau taureau blanc pour qui j'Ă©prouve dans moi des sentiments incomprĂ©hensibles, qui m'attendrissent, et qui m'Ă©pouvantent. On m'a dit que vous daigneriez m'en instruire. Le serpent Madame, la curiositĂ© est nĂ©cessaire Ă la nature humaine, et surtout Ă votre aimable sexe sans elle on croupirait dans la plus honteuse ignorance. J'ai toujours satisfait, autant que je l'ai pu, la curiositĂ© des dames. On m'accuse de n'avoir eu cette complaisance que pour faire dĂ©pit au maĂtre des choses. Je vous jure que mon seul but serait de vous obliger; mais la vieille a dĂ» vous avertir qu'il y a quelque danger pour vous dans la rĂ©vĂ©lation de ce secret. La princesse Ah! c'est ce qui me rend encore plus curieuse. Le serpent Je reconnais lĂ toutes les belles dames Ă qui j'ai rendu service. La princesse Si vous ĂÂȘtes sensible, si tous les ĂÂȘtres se doivent des secours mutuels, si vous avez pitiĂ© d'une infortunĂ©e, ne me refusez pas. Le serpent Vous me fendez le coeur; il faut vous satisfaire; mais ne m'interrompez pas. La princesse Je vous le promets. Le serpent Il y avait un jeune roi, beau, fait Ă peindre, amoureux, aimĂ©... La princesse Un jeune roi! beau, fait Ă peindre, amoureux, aimĂ©! et de qui? et quel Ă©tait ce roi? quel ĂÂąge avait-il? qu'est-il devenu? oĂÂč est-il? oĂÂč est son royaume? quel est son nom? Le serpent Ne voilĂ -t-il pas que vous m'interrompez, quand j'ai commencĂ© Ă peine. Prenez garde si vous n'avez pas plus de pouvoir sur vous-mĂÂȘme, vous ĂÂȘtes perdue. La princesse Ah! pardon, monsieur, cette indiscrĂ©tion ne m'arrivera plus; continuez, de grĂÂące. Le serpent Ce grand roi, le plus aimable et le plus valeureux des hommes, victorieux partout oĂÂč il avait portĂ© ses armes, rĂÂȘvait souvent en dormant; et, quand il oubliait ses rĂÂȘves, il voulait que ses mages s'en ressouvinssent, et qu'ils lui apprissent ce qu'il avait rĂÂȘvĂ©, sans quoi il les faisait tous pendre, car rien n'est plus juste. Or il y a bientĂÂŽt sept ans qu'il songea un beau songe dont il perdit la mĂ©moire en se rĂ©veillant; et un jeune Juif, plein d'expĂ©rience, lui ayant expliquĂ© son rĂÂȘve, cet aimable roi fut soudain changĂ© en boeuf; car... La princesse Ah! c'est mon cher Nabu...Elle ne put achever; elle tomba Ă©vanouie. MambrĂšs, qui Ă©coutait de loin, la vit tomber, et la crut morte. Chapitre quatriĂšme. Comment on voulut sacrifier le boeuf et exorciser la princesse Comment on voulut sacrifier le boeuf et exorciser la princesse MambrĂšs court Ă elle en pleurant. Le serpent est attendri il ne peut pleurer, mais il siffle d'un ton lugubre; il crie "Elle est morte!" L'ĂÂąnesse rĂ©pĂšte "Elle est morte!" Le corbeau le redit; tous les autres animaux paraissent saisis de douleur, exceptĂ© le poisson de Jonas, qui a toujours Ă©tĂ© impitoyable. La dame d'honneur, les dames du palais, arrivent et s'arrachent les cheveux. Le taureau blanc, qui paissait au loin, et qui entend leurs clameurs, court au bosquet, et entraĂne la vieille avec lui en poussant des mugissements dont les Ă©chos retentissent. En vain toutes les dames versaient sur Amaside expirante leurs flacons d'eau de rose, d'oeillet, de myrte, de benjoin, de baume de la Mecque, de cannelle, d'amomon, de gĂ©rofle, de muscade, d'ambre gris. Elle n'avait donnĂ© aucun signe de vie; mais, dĂšs qu'elle sentit le beau taureau blanc Ă ses cĂÂŽtĂ©s, elle revint Ă elle plus fraĂche, plus belle, plus animĂ©e que jamais. Elle donna cent baisers Ă cet animal charmant, qui penchait languissamment sa tĂÂȘte sur son sein d'albĂÂątre. Elle l'appelle "Mon maĂtre, mon roi, mon coeur, ma vie." Elle passe ses bras d'ivoire autour de ce cou plus blanc que la neige. La paille lĂ©gĂšre s'attache moins fortement Ă l'ambre, la vigne Ă l'ormeau, le lierre au chĂÂȘne. On entendait le doux murmure de ses soupirs; on voyait ses yeux, tantĂÂŽt Ă©tincelants d'une tendre flamme, tantĂÂŽt offusquĂ©s par ces larmes prĂ©cieuses que l'amour fait rĂ©pandre. On peut juger dans quelle surprise la dame d'honneur d'Amaside et les dames de compagnie Ă©taient plongĂ©es. DĂšs qu'elles furent rentrĂ©es au palais, elles racontĂšrent toutes Ă leurs amants cette aventure Ă©trange, et chacune avec des circonstances diffĂ©rentes, qui en augmentaient la singularitĂ©, et qui contribuent toujours Ă la variĂ©tĂ© de toues les histoires. DĂšs qu'Amasis, roi de Tanis, en fut informĂ©, son coeur royal fut saisi d'une juste colĂšre. Tel fut le courroux de Minos quand il sut que sa fille PasiphaĂ© prodiguait ses tendres faveurs au pĂšre du minotaure. Ainsi frĂ©mit Junon lorsqu'elle vit Jupiter son Ă©poux caresser la belle vache Io, fille du fleuve Inachus. Amasis fit enfermer la belle Amaside dans sa chambre, et mit une garde d'eunuques noirs Ă sa porte; puis il assembla son conseil secret. Le grand mage MambrĂšs y prĂ©sidait, mais il n'avait plus le mĂÂȘme crĂ©dit qu'autrefois. Tous les ministres d'Etat conclurent que le taureau blanc Ă©tait un sorcier. C'Ă©tait tout le contraire il Ă©tait ensorcelĂ©; mais on se trompe toujours Ă la cour dans ces affaires dĂ©licates. On conclut Ă la pluralitĂ© des voix qu'il fallait exorciser la princesse, et sacrifier le taureau blanc et la vieille. Le sage MambrĂšs ne voulut point choquer l'opinion du roi et du conseil. C'Ă©tait Ă lui qu'appartenait le droit de faire les exorcismes; il pouvait les diffĂ©rer sous un prĂ©texte trĂšs plausible. Le Dieu Apis venait de mourir Ă Memphis. Un dieu boeuf meurt comme un autre. Il n'Ă©tait permis d'exorciser personne en Egypte jusqu'Ă ce qu'on eĂ»t trouvĂ© un autre boeuf qui pĂ»t remplacer le dĂ©funt. Il fut donc arrĂÂȘtĂ© dans le conseil qu'on attendrait la nomination qu'on devait faire du nouveau dieu Ă Memphis. Le bon vieillard MambrĂšs sentait Ă quel pĂ©ril sa chĂšre princesse Ă©tait exposĂ©e il voyait quel Ă©tait son amant. Les syllabes Nabu, qui lui Ă©taient Ă©chappĂ©es, avaient dĂ©celĂ© tout le mystĂšre aux yeux de ce sage. La dynastie de Memphis appartenait alors aux Babyloniens ils conservaient ce reste de leurs conquĂÂȘtes passĂ©es, qu'ils avaient faites sous le plus grand roi du monde, dont Amasis Ă©tait l'ennemi mortel. MambrĂšs avait besoin de toute sa sagesse pour se bien conduire parmi tant de difficultĂ©s. Si le roi Amasis dĂ©couvrait l'amant de sa fille, elle Ă©tait morte il l'avait jurĂ©. Le grand, le jeune, le beau roi dont elle Ă©tait Ă©prise avait dĂ©trĂÂŽnĂ© son pĂšre, qui n'avait repris son royaume de Tanis que depuis prĂšs de sept ans qu'on ne savait ce qu'Ă©tait devenu l'adorable monarque, le vainqueur et l'idole des nations, le tendre et gĂ©nĂ©reux amant de la charmante Amaside. Mais aussi, en sacrifiant le taureau, on faisait mourir infailliblement la belle Amaside de douleur. Que pouvait faire MambrĂšs dans des circonstances si Ă©pineuses? Il va trouver sa chĂšre nourrissonne au sortir du conseil, et lui dit "Ma belle enfant, je vous servirai; mais je vous le rĂ©pĂšte, on vous coupera le cou si vous prononcez jamais le nom de votre amant. - Ah! que m'importe mon cou, dit la belle Amaside, si je ne puis embrasser celui de Nabucho!... Mon pĂšre est un bien mĂ©chant homme! Non seulement il refusa de me donner au beau prince que j'idolĂÂątre, mais il lui dĂ©clara la guerre; et, quand il a Ă©tĂ© vaincu par mon amant, il a trouvĂ© le secret de le changer en boeuf. A-t-on jamais vu une malice plus effroyable? Si mon pĂšre n'Ă©tait pas mon pĂšre, je ne sais ce que je lui ferais. - Ce n'est pas votre pĂšre qui lui a jouĂ© ce cruel tour, dit le sage MambrĂšs, c'est un Palestin, un de nos anciens ennemis, un habitant d'un petit pays compris dans la foule des Etats que votre auguste amant a domptĂ©s pour les policer. Ces mĂ©tamorphoses ne doivent point vous surprendre; vous savez que j'en faisais autrefois de plus belles rien n'Ă©tait plus commun alors que ces changements qui Ă©tonnent aujourd'hui les sages. L'histoire vĂ©ritable que nous avons lue ensemble nous a enseignĂ© que Lycaon, roi d'Arcadie, fut changĂ© en loup. La belle Callisto, sa fille, fut changĂ©e en ourse; Io, fille d'Inachus, notre vĂ©nĂ©rable Isis, en vache; DaphnĂ©, en laurier; Syrinx, en flĂ»te. La belle Edith, femme de Loth, le meilleur, le plus tendre pĂšre qu'on ait jamais vu, n'est-elle pas devenue dans notre voisinage une grande statue de sel trĂšs belle et trĂšs piquante, qui a conservĂ© toutes les marques de son sexe, et qui a rĂ©guliĂšrement ses ordinaires chaque mois, comme l'attestent les grands hommes qui l'ont vue? J'ai Ă©tĂ© tĂ©moin de ce changement dans ma jeunesse. J'ai vu cinq puissantes villes, dans le sĂ©jour du monde le plus sec et le plus aride, transformĂ©es tout Ă coup en un beau lac. On ne marchait dans mon jeune temps que sur des mĂ©tamorphoses. "Enfin madame, si les exemples peuvent adoucir votre peine, souvenez-vous que VĂ©nus a changĂ© les CĂ©rastes en boeufs. - Je le sais, dit la malheureuse princesse, mais les exemples consolent-ils? Si mon amant Ă©tait mort; me consolerais-je par l'idĂ©e que tous les hommes meurent? - Votre peine peut finir, dit le sage; et puisque votre tendre amant est devenu boeuf, vous voyez bien que de boeuf il peut devenir homme. Pour moi, il faudrait que je fusse changĂ© en tigre ou en crocodile, si je n'employais pas le peu de pouvoir qui me reste pour le service d'une princesse digne des adorations de la terre, pour la belle Amaside, que j'ai Ă©levĂ©e sur mes genoux, et que sa fatale destinĂ©e met Ă des Ă©preuves si cruelles." Chapitre cinquiĂšme. Comme le sage MambrĂšs se conduisit sagement Le divin MambrĂšs ayant dit Ă la princesse tout ce qu'il fallait pour la consoler, et ne l'ayant point consolĂ©e, courut aussitĂÂŽt Ă la vieille "Ma camarade, lui dit-il, notre mĂ©tier est beau, mais il est bien dangereux; vous courez risque d'ĂÂȘtre pendue, et votre boeuf d'ĂÂȘtre brĂ»lĂ©, ou noyĂ©, ou mangĂ©. Je ne sais pas ce qu'on fera de vos autres bĂÂȘtes, car, tout prophĂšte que je suis, je sais bien peu de choses; mais cachez soigneusement le serpent et le poisson; que l'un ne mette pas la tĂÂȘte hors de l'eau, et que l'autre ne sorte pas de son trou. Je placerai le boeuf dans une de mes Ă©curies Ă la campagne; vous y serez avec lui, puisque vous dites qu'il ne vous est pas permis de l'abandonner. Le bouc Ă©missaire pourra dans l'occasion servir d'expiatoire; nous l'enverrons dans le dĂ©sert chargĂ© des pĂ©chĂ©s de la troupe; il est accoutumĂ© Ă cette cĂ©rĂ©monie, qui ne lui fait aucun mal; et l'on sait que tout s'expie avec un bouc qui se promĂšne. Je vous prie seulement de me prĂÂȘter tout Ă l'heure le chien de Tobie, qui est un lĂ©vrier fort agile, l'ĂÂąnesse de Balaam, qui court mieux qu'un dromadaire, le corbeau et le pigeon de l'arche, qui volent trĂšs rapidement. Je veux les envoyer en ambassade Ă Memphis pour une affaire de la derniĂšre consĂ©quence." La vieille repartit au mage "Seigneur, vous pouvez disposer Ă votre grĂ© du chien de Tobie, de l'ĂÂąnesse de Balaam, du corbeau et du pigeon de l'arche, et du bouc Ă©missaire; mais mon boeuf ne peut coucher dans une Ă©curie. Il est dit qu'il doit ĂÂȘtre attachĂ© Ă une chaĂne d'acier, "ĂÂȘtre toujours mouillĂ© de la rosĂ©e, et brouter l'herbe sur la terre, et que sa portion sera avec les bĂÂȘtes sauvages". Il m'est confiĂ©, je dois obĂ©ir. Que penseraient de moi Daniel, EzĂ©chiel et JĂ©rĂ©mie, si je confiais mon boeuf Ă d'autres qu'Ă moi-mĂÂȘme? Je vois que vous savez le secret de cet Ă©trange animal. Je n'ai pas Ă me reprocher de vous l'avoir rĂ©vĂ©lĂ©. Je vais le conduire loin de cette terre impure, vers le lac Sirbon, loin des cruautĂ©s du roi de Tanis. Mon poisson et mon serpent me dĂ©fendront je ne crains personne quand je sers mon maĂtre." Le sage MambrĂšs repartit ainsi "Ma bonne, la volontĂ© de Dieu soit faite! Pourvu que je retrouve notre taureau blanc, il ne n'importe ni du lac de Sirbon, ni du lac de Moeris, ni du lac de Sodome; je ne veux que lui faire du bien, et Ă vous aussi. Mais pourquoi m'avez-vous parlĂ© de Daniel, d'EzĂ©chiel et de JĂ©rĂ©mie? - Ah! seigneur, reprit la vieille, vous savez aussi bien que moi l'intĂ©rĂÂȘt qu'ils ont eu dans cette grande affaire. Mais je n'ai pas de temps Ă perdre; je ne veux point ĂÂȘtre pendue; je ne veux point que mon taureau soit brĂ»lĂ©, ou noyĂ©, ou mangĂ©. Je m'en vais auprĂšs du lac de Sirbon par Canope, avec mon serpent et mon poisson. Adieu!" Le taureau la suivit tout pensif, aprĂšs avoir tĂ©moignĂ© au bienfaisant MambrĂšs la reconnaissance qu'il lui devait. Le sage MambrĂšs Ă©tait dans une cruelle inquiĂ©tude. Il voyait bien qu'Amasis, roi de Tanis, dĂ©sespĂ©rĂ© de la folle passion de sa fille pour cet animal, et la croyant ensorcelĂ©e, ferait poursuivre partout le malheureux taureau, et qu'il serait infailliblement brĂ»lĂ©, en qualitĂ© de sorcier, dans la place publique de Tanis, ou livrĂ© au poisson de Jonas, ou rĂÂŽti, ou servi sur table. Il voulait, Ă quelque prix que ce fĂ»t, Ă©pargner ce dĂ©sagrĂ©ment Ă la princesse. Il Ă©crivit une lettre au grand prĂÂȘtre de Memphis, son ami, en caractĂšres sacrĂ©s, sur du papier d'Egypte qui n'Ă©tait pas encore en usage. Voici les propres mots de sa lettre "LumiĂšre du monde, lieutenant d'Isis, d'Osiris et d'Horus, chef des circoncis, vous dont l'autel est Ă©levĂ©, comme de raison, au-dessus de tous les trĂÂŽnes; j'apprends que votre dieu le boeuf Apis est mort. J'en ai un autre Ă votre service. Venez vite avec vos prĂÂȘtres le reconnaĂtre, l'adorer, et le conduire dans l'Ă©curie de votre temple. Qu'Isis, Osiris et Horus vous aient en leur sainte et digne garde; et vous, messieurs les prĂÂȘtres de Memphis, en leur sainte garde! "Votre affectionnĂ© ami, MambrĂšs." Il fit quatre duplicata de cette lettre, de crainte d'accident, et les enferma dans des Ă©tuis de bois d'Ă©bĂšne le plus dur. Puis appelant Ă lui quatre courriers qu'il destinait Ă ce message c'Ă©taient l'ĂÂąnesse, le chien, le corbeau et le pigeon, il dit Ă l'ĂÂąnesse "Je sais avec quelle fidĂ©litĂ© vous avez servi Balaam, mon confrĂšre; servez-moi de mĂÂȘme. Il n'y a point d'onocrotale qui vous Ă©gale Ă la course; allez, ma chĂšre amie, rendez ma lettre en main propre, et revenez." L'ĂÂąnesse lui rĂ©pondit "Comme j'ai servi Balaam, je servirai monseigneur; j'irai et je reviendrai." Le sage lui mit le bĂÂąton d'Ă©bĂšne dans la bouche, et elle partit comme un trait. Puis il fit venir le chien de Tobie, et lui dit "Chien fidĂšle, et plus prompt Ă la course qu'Achille aux pieds lĂ©gers, je sais ce que vous avez fait pour Tobie, fils de Tobie, lorsque vous et l'ange RaphaĂl vous l'accompagnĂÂątes de Ninive Ă RagĂšs en MĂ©die et de RagĂšs Ă Ninive, et qu'il rapporta Ă son pĂšre dix talents que l'esclave Tobie pĂšre avait prĂÂȘtĂ©s Ă l'esclave Gabelus; car ces esclaves Ă©taient fort riches. Portez Ă son adresse cette lettre, qui est plus prĂ©cieuse que dix talents d'argent." Le chien lui rĂ©pondit Seigneur, si j'ai suivi autrefois le messager RaphaĂl, je puis tout aussi bien faire votre commission." MambrĂšs lui mit la lettre dans la gueule. Il en dit autant Ă la colombe. Elle lui rĂ©pondit "Seigneur, si j'ai rapportĂ© un rameau dans l'arche, je vous apporterai de mĂÂȘme votre rĂ©ponse." Elle prit la lettre dans son bec. On les perdit tous trois de vue en un instant. Puis il dit au corbeau "Je sais que vous avez nourri le grand prophĂšte Elie, lorsqu'il Ă©tait cachĂ© auprĂšs du torrent Carith, si fameux dans toute la terre. Vous lui apportiez tous les jours de bon pain et des poulardes grasses; je ne vous demande que de porter cette lettre Ă Memphis." Le corbeau rĂ©pondit en ces mots "Il est vrai, seigneur, que je portais tous les jours Ă dĂner au grand prophĂšte Elie le Thesbite, que j'ai vu monter dans l'atmosphĂšre sur un char de feu traĂnĂ© par quatre chevaux de feu, quoique ce ne soit pas la coutume; mais je prenais toujours la moitiĂ© du dĂner pour moi. Je veux bien porter votre lettre, pourvu que vous m'assuriez de deux bons repas chaque jour, et que je sois payĂ© d'avance en argent comptant pour ma commission." MambrĂšs en colĂšre dit Ă cet animal "Gourmand et malin, je ne suis pas Ă©tonnĂ© qu'Apollon, de blanc que tu Ă©tais comme un cygne, t'ait rendu noir comme une taupe, lorsque dans les plaines de Thessalie tu trahis la belle Coronis, malheureuse mĂšre d'Esculape. Eh! dis-moi donc, mangeais-tu tous les jours des aloyaux et des poulardes quand tu fus dix mois dans l'arche? - Monsieur, nous y faisions trĂšs bonne chĂšre, repartit le corbeau. On servait du rĂÂŽti deux fois par jour Ă toutes les volatiles de mon espĂšce, qui ne vivent que de chair, comme Ă vautours, milans, aigles, buses, Ă©perviers, ducs, Ă©mouchets, faucons, hiboux, et Ă la foule innombrable des oiseaux de proie. On garnissait avec une profusion bien plus grande les tables des lions, des lĂ©opards, des tigres, des panthĂšres, des onces, des hyĂšnes, des loups, des ours, des renards, des fouines et de tous les quadrupĂšdes carnivores. Il y avait dans l'arche huit personnes de marque et les seules qui fussent alors au monde, continuellement occupĂ©es du soin de notre table, et de notre garde-robe; savoir NoĂ© et sa femme, qui n'avaient guĂšre plus de six cents ans, leurs trois fils et leurs trois Ă©pouses. C'Ă©tait un plaisir de voir avec quel soin, quelle propretĂ© nos huit domestiques servaient plus de quatre mille convives du plus grand appĂ©tit, sans compter les peines prodigieuses qu'exigeaient dix Ă douze mille autres personnes, depuis l'Ă©lĂ©phant et la girafe jusqu'aux vers Ă soie et aux mouches. Tout ce qui m'Ă©tonne, c'est que notre pourvoyeur NoĂ© soit inconnu Ă toutes les nations, dont il est la tige; mais je ne m'en soucie guĂšre. Je m'Ă©tais dĂ©jĂ trouvĂ© Ă une pareille fĂÂȘte chez le roi de Thrace Xissutre. Ces choses-lĂ arrivent de temps en temps pour l'instruction des corbeaux. En un mot, je veux faire bonne chĂšre, et ĂÂȘtre trĂšs bien payĂ© en argent comptant." Le sage MambrĂšs se garda bien de donner sa lettre Ă une bĂÂȘte si difficile et si bavarde. Ils se sĂ©parĂšrent fort mĂ©contents l'un de l'autre. Il fallait cependant savoir ce que deviendrait le beau taureau, et ne pas perdre la piste de la vieille et du serpent. MambrĂšs ordonna Ă des domestiques intelligents et affidĂ©s de les suivre; et, pour lui, il s'avança en litiĂšre sur le bord du Nil, toujours faisant des rĂ©flexions. "Comment se peut-il, disait-il en lui-mĂÂȘme, que ce serpent soit le maĂtre de presque toute la terre, comme il s'en vante, et comme tant de doctes l'avouent, et que cependant il obĂ©isse Ă une vieille? Comment est-il quelquefois appelĂ© au conseil de lĂ -haut, tandis qu'il rampe sur la terre? Pourquoi entre-t-il tous les jours dans le corps des gens par sa seule vertu, et que tant de sages prĂ©tendent l'en dĂ©loger avec des paroles? Enfin comment passe-t-il chez un petit peuple du voisinage pour avoir perdu le genre humain, et comment le genre humain n'en sait-il rien? Je suis bien vieux, j'ai Ă©tudiĂ© toute ma vie mais je vois lĂ une foule d'incompatibilitĂ©s que je ne puis concilier. Je ne saurais expliquer ce qui m'est arrivĂ© Ă moi-mĂÂȘme, ni les grandes choses que j'ai faites autrefois, ni celles dont j'ai Ă©tĂ© tĂ©moin. Tout bien pesĂ©, je commence Ă soupçonner que ce monde-ci subsiste de contradictions Rerum concordia discors; comme disait autrefois mon maĂtre Zoroastre en sa langue. Tandis qu'il Ă©tait plongĂ© dans cette mĂ©taphysique obscure; comme l'est toute mĂ©taphysique, un batelier, en chantant une chanson Ă boire, amarra un petit bateau prĂšs de la rive. On en vit sortir trois graves personnages Ă demi-vĂÂȘtus de lambeaux crasseux et dĂ©chirĂ©s, mais conservant sous ces livrĂ©es de la pauvretĂ© l'air le plus majestueux et le plus auguste. C'Ă©taient Daniel, EzĂ©chiel, et JĂ©rĂ©mie. Chapitre sixiĂšme. Comment MambrĂšs rencontra trois prophĂštes, et leur donna un bon dĂner Ces trois grands hommes, qui avaient la lumiĂšre prophĂ©tique sur le visage, reconnurent le sage MambrĂšs pour un de leurs confrĂšres, Ă quelques traits de cette mĂÂȘme lumiĂšre qui lui restaient encore, et se prosternĂšrent devant son palanquin. MambrĂšs les reconnut aussi pour prophĂštes encore plus Ă leurs habits qu'aux traits de feu qui partaient de leurs tĂÂȘtes augustes. Il se douta bien qu'ils venaient savoir des nouvelles du taureau blanc; et, usant de sa prudence ordinaire, il descendit de sa voiture, et avança quelques pas au-devant d'eux avec une politesse mĂÂȘlĂ©e de dignitĂ©. Il les releva, fit dresser des tentes et apprĂÂȘter un dĂner dont il jugea que les trois prophĂštes avaient grand besoin. Il fit inviter la vieille, qui n'Ă©tait encore qu'Ă cinq cents pas. Elle se rendit Ă l'invitation, et arriva menant toujours le taureau blanc en laisse. On servit deux potages, l'un de bisque, l'autre Ă la reine; les entrĂ©es furent une tourte de langues de carpes, des foies de lottes et de brochets, des poulets aux pistaches, des innocents aux truffes et aux olives, deux dindonneaux au coulis d'Ă©crevisse, de mousserons et de morilles, et un chipolata. Le rĂÂŽti fut composĂ© de faisandeaux, de perdreaux, de gelinottes, de cailles et d'ortolans, avec quatre salades. Au milieu Ă©tait un surtout dans le dernier goĂ»t. Rien ne fut plus dĂ©licat que l'entremets; rien de plus magnifique, de plus brillant et de plus ingĂ©nieux que le dessert. Au reste, le discret MambrĂšs avait eu grand soin que dans ce repas il n'y eĂ»t ni piĂšce de bouilli, ni aloyau, ni langue, ni palais de boeuf, ni tĂ©tines de vache, de peur que l'infortunĂ© monarque, assistant de loin au dĂner, ne crĂ»t qu'on lui insultĂÂąt. Ce grand et malheureux prince broutait l'herbe auprĂšs de la tente. Jamais il ne sentit plus cruellement la fatale rĂ©volution qui l'avait privĂ© du trĂÂŽne pour sept annĂ©es entiĂšres. "HĂ©las! disait-il en lui-mĂÂȘme, ce Daniel, qui m'a changĂ© en taureau, et cette sorciĂšre de pythonisse, qui me garde, font la meilleure chĂšre du monde; et moi, le souverain de l'Asie, je suis rĂ©duit Ă manger du foin et Ă boire de l'eau!" On but beaucoup de vin d'Engaddi, de Tadmor et de Chiraz. Quand les prophĂštes et la pythonisse furent un peu en pointe de vin, on se parla avec plus de confiance qu'aux premiers services. "J'avoue, dit Daniel, que je ne faisais pas si bonne chĂšre quand j'Ă©tais dans la fosse aux lions - Quoi! monsieur; on vous a mis dans la fosse aux lions? dit MambrĂšs; et comment n'avez-vous pas Ă©tĂ© mangĂ©? - Monsieur, dit Daniel, vous savez que les lions ne mangent jamais de prophĂštes. - Pour moi, dit JĂ©rĂ©mie, j'ai passĂ© toute ma vie Ă mourir de faim; je n'ai jamais fait un bon repas qu'aujourd'hui. Si j'avais Ă renaĂtre, et si je pouvais choisir mon Ă©tat, j'avoue que j'aimerais cent fois mieux ĂÂȘtre contrĂÂŽleur gĂ©nĂ©ral, ou Ă©vĂÂȘque Ă Babylone, que prophĂšte Ă JĂ©rusalem." EzĂ©chiel dit "Il me fut ordonnĂ© une fois de dormir trois cent quatre-vingt-dix jours de suite sur le cĂÂŽtĂ© gauche; et de manger pendant tout ce temps-lĂ du pain d'orge, de millet, de vesces, de fĂšves et de froment, couvert de... je n'ose pas dire. Tout ce que je pus obtenir, ce fut de ne le couvrir que de bouse de vache. J'avoue que la cuisine du seigneur MambrĂšs est plus dĂ©licate. Cependant le mĂ©tier de prophĂšte a du bon; et la preuve en est que mille gens s'en mĂÂȘlent. - A propos, dit MambrĂšs, expliquez-moi ce que vous entendez par votre Oolla et par votre Ooliba, qui faisaient tant de cas des chevaux et des ĂÂąnes. - Ah! rĂ©pondit EzĂ©chiel, ce sont des fleurs de rhĂ©torique." AprĂšs ces ouvertures de coeur, MambrĂšs parla d'affaires. Il demanda aux trois pĂšlerins pourquoi ils Ă©taient venus dans les Etats du roi de Tanis. Daniel prit la parole il dit que le royaume de Babylone avait Ă©tĂ© en combustion depuis que Nabuchodonosor avait disparu; qu'on avait persĂ©cutĂ© tous les prophĂštes, selon l'usage de la cour; qu'ils passaient leur vie tantĂÂŽt Ă voir des rois Ă leurs pieds, tantĂÂŽt Ă recevoir cent coups d'Ă©triviĂšres; qu'enfin ils avaient Ă©tĂ© obligĂ©s de se rĂ©fugier en Egypte, de peur d'ĂÂȘtre lapidĂ©s. EzĂ©chiel et JĂ©rĂ©mie parlĂšrent aussi trĂšs longtemps dans un fort beau style qu'on pouvait Ă peine comprendre. Pour la pythonisse, elle avait toujours l'oeil sur son animal. Le poisson de Jonas se tenait dans le Nil, vis-Ă -vis de la tente, et le serpent se jouait sur l'herbe. AprĂšs le cafĂ©, on alla se promener sur le bord du Nil. Alors le taureau blanc, apercevant les trois prophĂštes ses ennemis, poussa des mugissements Ă©pouvantables; il se jeta impĂ©tueusement sur eux, il les frappa de ses cornes, et, comme les prophĂštes n'ont jamais que la peau sur les os, il les aurait percĂ©s d'outre en outre, et leur aurait ĂÂŽtĂ© la vie; mais le maĂtre des choses, qui voit tout et qui remĂ©die Ă tout, les changea sur-le-champ en pies; et ils continuĂšrent Ă parler comme auparavant. La mĂÂȘme chose arriva depuis aux PiĂ©rides, tant la fable a imitĂ© l'histoire. Ce nouvel incident produisait de nouvelles rĂ©flexions dans l'esprit du sage MambrĂšs. "VoilĂ , disait-il, trois grands prophĂštes changĂ©s en pies cela doit nous apprendre Ă ne pas trop parler, et Ă garder toujours une discrĂ©tion convenable." Il concluait que sagesse vaut mieux qu'Ă©loquence, et pensait profondĂ©ment selon sa coutume, lorsqu'un grand et terrible spectacle vint frapper ses regards. Chapitre septiĂšme. Le roi de Tanis arrive. Sa fille et le taureau vont ĂÂȘtre sacrifiĂ©s Des tourbillons de poussiĂšre s'Ă©levaient du midi au nord. On entendait le bruit des tambours, des trompettes, de fifres, des psaltĂ©rions, des cythares, des sambuques; plusieurs escadrons avec plusieurs bataillons s'avançaient, et Amasis, roi de Tanis, Ă©tait Ă leur tĂÂȘte sur un cheval caparaçonnĂ© d'une housse Ă©carlate brochĂ©e d'or; et les hĂ©rauts criaient "Qu'on prenne le taureau blanc, qu'on le lie, qu'on le jette dans le Nil, et qu'on le donne Ă manger au poisson de Jonas; car le roi mon seigneur, qui est juste, veut se venger du taureau blanc qui a ensorcelĂ© sa fille." Le bon vieillard MambrĂšs fit plus de rĂ©flexions que jamais. Il vit bien que le malin corbeau Ă©tait allĂ© tout dire au roi, et que la princesse courait grand risque d'avoir le cou coupĂ©. Il dit au serpent "Mon cher ami, allez vite consoler la belle Amaside, ma nourrissonne; dites-lui qu'elle ne craigne rien, quelque chose qui arrive, et faites-lui des contes pour charmer son inquiĂ©tude, car les contes amusent toujours les filles, et ce n'est que par des contes qu'on rĂ©ussit dans le monde." Puis il se prosterna devant Amasis, roi de Tanis, et lui dit "O roi! vivez Ă jamais. Le taureau blanc doit ĂÂȘtre sacrifiĂ©, car Votre MajestĂ© a toujours raison; mais le maĂtre des choses a dit "Ce taureau ne doit ĂÂȘtre mangĂ© par le poisson de Jonas qu'aprĂšs que Memphis aura trouvĂ© un dieu pour mettre Ă la place de son dieu qui est mort." Alors vous serez vengĂ©, et votre fille sera exorcisĂ©e, car elle est possĂ©dĂ©e. Vous avez trop de piĂ©tĂ© pour ne pas obĂ©ir aux ordres du maĂtre des choses". Amasis, roi de Tanis, resta tout pensif; puis il dit "Le boeuf Apis est mort; Dieu veuille avoir son ĂÂąme! Quand croyez-vous qu'on aura trouvĂ© un autre boeuf pour rĂ©gner sur la fĂ©conde Egypte? - Sire, dit MambrĂšs, je ne vous demande que huit jours." Le roi, qui Ă©tait trĂšs dĂ©vot, dit "Je les accorde, et je veux rester ici huit jours; aprĂšs quoi je sacrifierai le sĂ©ducteur de ma fille". Et il fit venir ses tentes, ses cuisiniers, ses musiciens, et resta huit jours en ce lieu, comme il est dit dans ManĂ©thon. La vieille Ă©tait au dĂ©sespoir de voir que le taureau qu'elle avait en garde n'avait plus que huit jours Ă vivre. Elle faisait apparaĂtre toutes les nuits des ombres au roi pour le dĂ©tourner de sa cruelle rĂ©solution. Mais le roi ne se souvenait plus le matin des ombres qu'il avait vues la nuit, de mĂÂȘme que Nabuchodonosor avait oubliĂ© ses songes. Chapitre huitiĂšme. Comment le serpent fit des contes Ă la princesse, pour la consoler Cependant le serpent contait des histoires Ă la belle Amaside pour calmer ses douleurs. Il lui disait comment il avait guĂ©ri autrefois tout un peuple de la morsure de certains petits serpents, en se montrant seulement au bout d'un bĂÂąton. Il lui apprenait les conquĂÂȘtes d'un hĂ©ros qui fit un si beau contraste avec Amphion, architecte de ThĂšbes en BĂ©otie. Cet Amphion faisait venir les pierres de taille au son du violon un rigodon et un menuet lui suffisaient pour bĂÂątir une ville; mais l'autre les dĂ©truisait au son du cornet Ă bouquin; il fit pendre trente et un rois trĂšs puissants dans un canton de quatre lieues de long et de large; il fit pleuvoir de grosses pierres du haut du ciel sur un bataillon d'ennemis fuyant devant lui; et, les ayant ainsi exterminĂ©s, il arrĂÂȘta le soleil et la lune en plein midi, pour les exterminer encore entre Gabaon et AĂÂŻalon sur le chemin de Bethoron, Ă l'exemple de Bacchus, qui avait arrĂÂȘtĂ© le soleil et la lune dans son voyage aux Indes. La prudence que tout serpent doit avoir ne lui permit pas de parler Ă la belle Amaside du puissant bĂÂątard JephtĂ©, qui coupa le cou Ă sa fille parce qu'il avait gagnĂ© une bataille; il aurait jetĂ© trop de terreur dans le coeur de la belle princesse; mais il lui conta les aventures du grand Samson, qui tuait mille Philistins avec une mĂÂąchoire d'ĂÂąne, qui attachait ensemble trois cents renards par la queue, et qui tomba dans les filets d'une fille moins belle, moins tendre et moins fidĂšle que la charmante Amaside. Il lui racontait les amours malheureux de Sichem et de l'agrĂ©able Dina, ĂÂągĂ©e de six ans, et les amours plus fortunĂ©s de Booz et de Ruth, ceux de Juda avec sa bru Thamar, ceux de Loth avec ses deux filles qui ne voulaient pas que le monde finĂt, ceux d'Abraham et de Jacob avec leurs servantes, ceux de Ruben avec sa mĂšre, ceux de David et de BethsabĂ©e, ceux du grand roi Salomon, enfin tout ce qui pouvait dissiper la douleur d'une belle princesse. Chapitre neuviĂšme. Comment le serpent ne la consola point "Tous ces contes-lĂ m'ennuient, rĂ©pondit la belle Amaside, qui avait de l'esprit et du goĂ»t. Ils ne sont bons que pour ĂÂȘtre commentĂ©s chez les Irlandais par ce fou d'Abbadie, ou chez les Welches par ce phrasier d'Houteville. Les contes qu'on pouvait faire Ă la quadrisaĂÂŻeule de la quadrisaĂÂŻeule de ma grand-mĂšre ne sont plus bons pour moi, qui ai Ă©tĂ© Ă©levĂ©e par le sage MambrĂšs, et qui ai lu l'Entendement humain du philosophe Ă©gyptien nommĂ© Locke, et la Matrone d'EphĂšse. Je veux qu'un conte soit fondĂ© sur la vraisemblance, et qu'il ne ressemble pas toujours Ă un rĂÂȘve. Je dĂ©sire qu'il n'ait rien de trivial ni d'extravagant. Je voudrais surtout que, sous le voile de la fable, il laissĂÂąt entrevoir aux yeux exercĂ©s quelque vĂ©ritĂ© fine qui Ă©chappe au vulgaire. Je suis lasse du soleil et de la lune dont une vieille dispose Ă son grĂ©, et des montagnes qui dansent, et des fleuves qui remontent Ă leur source, et des morts qui ressuscitent; mais surtout quand ces fadaises sont Ă©crites d'un style ampoulĂ© et inintelligible, cela me dĂ©goĂ»te horriblement. Vous sentez qu'une fille qui craint de voir avaler son amant par un gros poisson, et d'avoir elle-mĂÂȘme le cou coupĂ© par son propre pĂšre, a besoin d'ĂÂȘtre amusĂ©e; mais tĂÂąchez de m'amuser selon mon goĂ»t. - Vous m'imposez lĂ une tĂÂąche bien difficile, rĂ©pondit le serpent. J'aurais pu autrefois vous faire passer quelques quarts d'heure assez agrĂ©ables; mais j'ai perdu depuis quelque temps l'imagination et la mĂ©moire. HĂ©las! oĂÂč est le temps oĂÂč j'amusais les filles? Voyons cependant si je pourrai me souvenir de quelque conte moral pour vous plaire. "Il y a vingt-cinq mille ans que le roi Gnaof et la reine Patra Ă©taient sur le trĂÂŽne de ThĂšbes aux cent portes. Le roi Gnaof Ă©tait fort beau, et la reine Patra encore plus belle; mais ils ne pouvaient avoir d'enfants. Le roi Gnaof proposa un prix pour celui qui enseignerait la meilleure mĂ©thode de perpĂ©tuer la race royale. La facultĂ© de mĂ©decine et l'acadĂ©mie de chirurgie firent d'excellents traitĂ©s sur cette question importante pas un ne rĂ©ussit. On envoya la reine aux eaux; elle fit des neuvaines; elle donna beaucoup d'argent au temple de Jupiter Ammon, dont vient le sel ammoniaque tout fut inutile. Enfin un jeune prĂÂȘtre de vingt-cinq ans se prĂ©senta au roi, et lui dit "Sire, je crois savoir faire la conjuration qui opĂšre ce que Votre MajestĂ© dĂ©sire avec tant d'ardeur. Il faut que je parle en secret Ă l'oreille de madame votre femme; et, si elle ne devient fĂ©conde, je consens d'ĂÂȘtre pendu. - J'accepte votre proposition", dit le roi Gnaof. On ne laissa la reine et le prĂÂȘtre qu'un quart d'heure ensemble. La reine devint grosse, et le roi voulut faire pendre le prĂÂȘtre. - Mon Dieu! dit la princesse, je vois oĂÂč cela mĂšne ce conte est trop commun; je vous dirai mĂÂȘme qu'il alarme ma pudeur. Contez-moi quelque fable bien vraie, avĂ©rĂ©e et bien morale, dont je n'aie jamais entendu parler, pour achever de me former l'esprit et le coeur, comme dit le professeur Ă©gyptien Linro. - En voici une, madame, dit le beau serpent, qui est des plus authentiques. "Il y avait trois prophĂštes, tous trois Ă©galement ambitieux et dĂ©goĂ»tĂ©s de leur Ă©tat. Leur folie Ă©tait de vouloir ĂÂȘtre rois car il n'y a qu'un pas du rang de prophĂšte Ă celui de monarque, et l'homme aspire toujours Ă monter tous les degrĂ©s de l'Ă©chelle de la fortune. D'ailleurs leurs goĂ»ts, leurs plaisirs, Ă©taient absolument diffĂ©rents. Le premier prĂÂȘchait admirablement ses frĂšres assemblĂ©s, qui lui battaient des mains; le second Ă©tait fou de la musique, et le troisiĂšme aimait passionnĂ©ment les filles. L'ange Ituriel vint se prĂ©senter Ă eux, un jour qu'ils Ă©taient Ă table, et qu'ils s'entretenaient des douceurs de la royautĂ©. Le maĂtre des choses, leur dit l'ange, m'envoie vers vous pour rĂ©compenser votre vertu. Non seulement vous serez rois, mais vous satisferez continuellement vos passions dominantes. Vous, premier prophĂšte, je vous fais roi d'Egypte, et vous tiendrez toujours votre conseil, qui applaudira Ă votre Ă©loquence et Ă votre sagesse. Vous, second prophĂšte, vous rĂ©gnerez sur la Perse, et vous entendrez continuellement une musique divine. Et vous, troisiĂšme prophĂšte, je vous fais roi de l'Inde, et je vous donne une maĂtresse charmante, qui ne vous quittera jamais." "Celui qui eut l'Egypte en partage commença par assembler son conseil privĂ©, qui n'Ă©tait composĂ© que de deux cents sages. Il leur fit, selon l'Ă©tiquette, un long discours, qui fut trĂšs applaudi, et le monarque goĂ»ta la douce satisfaction de s'enivrer de louanges qui n'Ă©taient corrompues par aucune flatterie. Le conseil des affaires Ă©trangĂšres succĂ©da au conseil privĂ©. Il fut beaucoup plus nombreux; et un nouveau discours reçut encore plus d'Ă©loges. Il en fut de mĂÂȘme des autres conseils. Il n'y eut pas un moment de relĂÂąche aux plaisirs et Ă la gloire du prophĂšte roi d'Egypte. Le bruit de son Ă©loquence remplit toute la terre. Le prophĂšte roi de Perse commença par se faire donner un opĂ©ra italien dont les choeurs Ă©taient chantĂ©s par quinze cents chĂÂątrĂ©s. Leurs voix lui remuaient l'ĂÂąme jusqu'Ă la moelle des os, oĂÂč elle rĂ©side. A cet opĂ©ra en succĂ©dait un autre, et Ă ce second un troisiĂšme, sans interruption. Le roi de l'Inde s'enferma avec sa maĂtresse, et goĂ»ta une voluptĂ© parfaite avec elle. Il regardait comme le souverain bonheur la nĂ©cessitĂ© de la caresser toujours, et il plaignait le triste sort de ses deux confrĂšres, dont l'un Ă©tait rĂ©duit Ă tenir toujours son conseil, et l'autre Ă ĂÂȘtre toujours Ă l'opĂ©ra. Chacun d'eux, au bout de quelques jours, entendit par la fenĂÂȘtre des bĂ»cherons qui sortaient d'un cabaret pour aller couper du bois dans la forĂÂȘt voisine, et qui tenaient sous le bras leurs douces amies dont ils pouvaient changer Ă volontĂ©. Nos rois priĂšrent Ituriel de vouloir bien intercĂ©der pour eux auprĂšs du maĂtre des choses, et de les faire bĂ»cherons. - Je ne sais pas, interrompit la tendre Amaside, si le maĂtre des choses leur accorda leur requĂÂȘte, et je ne m'en soucie guĂšre; mais je sais bien que je ne demanderais rien Ă personne si j'Ă©tais enfermĂ©e tĂÂȘte Ă tĂÂȘte avec mon amant, avec mon cher Nabuchodonosor." Les voĂ»tes du palais retentirent de ce grand nom. D'abord Amaside n'avait prononcĂ© que Na, ensuite Nabu, puis Nabucho; mais, Ă la fin, la passion l'emporta, elle prononça le nom fatal tout entier, malgrĂ© le serment qu'elle avait fait au roi son pĂšre. Toutes les dames du palais rĂ©pĂ©tĂšrent Nabuchodonosor, et le malin corbeau ne manqua pas d'en aller avertir le roi. Le visage d'Amasis, roi de Tanis, fut troublĂ©, parce que son coeur Ă©tait plein de trouble. Et voilĂ comment le serpent, qui Ă©tait le plus prudent et le plus subtil des animaux, faisait toujours du mal aux femmes en croyant bien faire. Or Amasis en courroux envoya sur-le-champ chercher sa fille Amaside par douze de ses alguazils, qui sont toujours prĂÂȘts Ă exĂ©cuter toutes les barbaries que le roi commande, et qui disent pour raison "Nous sommes payĂ©s pour cela." Chapitre dixiĂšme. Comment on voulut couper le cou Ă la princesse, et comment on ne le lui coupa point DĂšs que la princesse fut arrivĂ©e toute tremblante au camp du roi son pĂšre, il lui dit "Ma fille, vous savez qu'on fait mourir toutes les princesses qui dĂ©sobĂ©issent aux rois leurs pĂšres, sans quoi un royaume ne pourrait ĂÂȘtre bien gouvernĂ©. Je vous avais dĂ©fendu de profĂ©rer le nom de votre amant Nabuchodonosor, mon ennemi mortel, qui m'avait dĂ©trĂÂŽnĂ©, il y a bientĂÂŽt sept ans, et qui a disparu de la terre. Vous avez choisi Ă sa place un taureau blanc, et vous avez criĂ© Nabuchodonosor! Il est juste que je vous coupe le cou." La princesse lui rĂ©pondit "Mon pĂšre, soit fait selon votre volontĂ©; mais donnez-moi du temps pour pleurer ma virginitĂ©. - Cela est juste, dit le roi Amasis; c'est une loi Ă©tablie chez tous les princes Ă©clairĂ©s et prudents. Je vous donne toute la journĂ©e pour pleurer votre virginitĂ©, puisque vous dites que vous l'avez. Demain; qui est le huitiĂšme jour de mon campement, je ferai avaler le taureau blanc par le poisson, et je vous couperai le cou Ă neuf heures du matin." La belle Amaside alla donc pleurer le long du Nil avec ses dames du palais tout ce qui lui restait de virginitĂ©. Le sage MambrĂšs rĂ©flĂ©chissait Ă cĂÂŽtĂ© d'elle, et comptait les heures et les moments. "Eh bien! mon cher MambrĂšs, lui dit-elle, vous avez changĂ© les eaux du Nil en sang, selon la coutume, et vous ne pouvez changer le coeur d'Amasis mon pĂšre, roi de Tanis! Vous souffrirez qu'il me coupe le cou demain Ă neuf heures du matin? - Cela dĂ©pendra, rĂ©pondit le rĂ©flĂ©chissant MambrĂšs, de la diligence de mes courriers." Le lendemain, dĂšs que les ombres des obĂ©lisques et des pyramides marquĂšrent sur la terre la neuviĂšme heure du jour, on lia le taureau blanc pour le jeter au poisson de Jonas, et on apporta au roi son grand sabre. "HĂ©las! hĂ©las! disait Nabuchodonosor dans le fond de son coeur, moi, le roi, je suis boeuf depuis prĂšs de sept ans, et Ă peine j'ai retrouvĂ© ma maĂtresse qu'on me fait manger par un poisson." Jamais le sage MambrĂšs n'avait fait des rĂ©flexions si profondes. Il Ă©tait absorbĂ© dans ses tristes pensĂ©es, lorsqu'il vit de loin tout ce qu'il attendait. Une foule innombrable approchait. Les trois figures d'Isis, d'Osiris, et d'Horus, unies ensemble, avançaient portĂ©es sur un brancard d'or et de pierreries par cent sĂ©nateurs de Memphis, et prĂ©cĂ©dĂ©es de cent filles jouant du sistre sacrĂ©. Quatre mille prĂÂȘtres, la tĂÂȘte rasĂ©e et couronnĂ©e de fleurs, Ă©taient montĂ©s chacun sur un hippopotame. Plus loin paraissaient dans la mĂÂȘme pompe la brebis de ThĂšbes, le chien de Bubaste, le chat de PhoebĂ©, le crocodile d'ArsinoĂ©, le bouc de MendĂšs, et tous les dieux infĂ©rieurs de l'Egypte, qui venaient rendre hommage au grand boeuf, au grand dieu Apis, aussi puissant qu'Isis, Osiris et Horus rĂ©unis ensemble. Au milieu de tous ces demi-dieux, quarante prĂÂȘtres portaient une Ă©norme corbeille remplie d'oignons sacrĂ©s, qui n'Ă©taient pas tout Ă fait des dieux, mais qui leur ressemblaient beaucoup. Aux deux cĂÂŽtĂ©s de cette file de dieux suivis d'un peuple innombrable, marchaient quarante mille guerriers, le casque en tĂÂȘte, le cimeterre sur la cuisse gauche, le carquois sur l'Ă©paule, l'arc Ă la main. Tous les prĂÂȘtres chantaient en choeur avec une harmonie qui Ă©levait l'ĂÂąme et qui l'attendrissait Notre boeuf est au tombeau, Nous en aurons un plus beau. Et, Ă chaque pause, on entendait rĂ©sonner les sistres, les castagnettes, les tambours de basque, les psaltĂ©rions, les cornemuses, les harpes et les sambuques. Chapitre onziĂšme. Comment la princesse Ă©pousa son boeuf Amasis, roi de Tanis, surpris de ce spectacle, ne coupa point le cou Ă sa fille il remit son cimeterre dans son fourreau. MambrĂšs lui dit "Grand roi! l'ordre des choses est changĂ©; il faut que Votre MajestĂ© donne l'exemple. O roi! dĂ©liez vous-mĂÂȘme promptement le taureau blanc, et soyez le premier Ă l'adorer." Amasis obĂ©it, et se prosterna avec tout son peuple. Le grand prĂÂȘtre de Memphis prĂ©senta au nouveau boeuf Apis la premiĂšre poignĂ©e de foin. La princesse Amaside attachait Ă ses belles cornes des festons de roses, d'anĂ©mones, de renoncules, de tulipes, d'oeillets et d'hyacinthes. Elle prenait la libertĂ© de le baiser, mais avec un profond respect. Les prĂÂȘtres jonchaient de palmes et de fleurs le chemin par lequel on le conduisait Ă Memphis. Et le sage MambrĂšs, faisant toujours ses rĂ©flexions, disait tout bas Ă son ami le serpent "Daniel a changĂ© cet homme en boeuf, et j'ai changĂ© ce boeuf en dieu." On s'en retournait Ă Memphis dans le mĂÂȘme ordre. Le roi de Tanis, tout confus, suivait la marche. MambrĂšs, l'air serein et recueilli, Ă©tait Ă son cĂÂŽtĂ©. La vieille suivait tout Ă©merveillĂ©e; elle Ă©tait accompagnĂ©e du serpent, du chien, de l'ĂÂąnesse, du corbeau, de la colombe et du bouc Ă©missaire. Le grand poisson remontait le Nil. Daniel, EzĂ©chiel et JĂ©rĂ©mie, transformĂ©s en pies, fermaient la marche. Quand on fut arrivĂ© aux frontiĂšres du royaume, qui n'Ă©taient pas fort loin, le roi Amasis prit congĂ© du boeuf Apis, et dit Ă sa fille "Ma fille, retournons dans nos Etats, afin que je vous y coupe le cou, ainsi qu'il a Ă©tĂ© rĂ©solu dans mon coeur royal, parce que vous avez prononcĂ© le nom de Nabuchodonosor, mon ennemi, qui m'avait dĂ©trĂÂŽnĂ© il y a sept ans. Lorsqu'un pĂšre a jurĂ© de couper le cou Ă sa fille, il faut qu'il accomplisse son serment, sans quoi il est prĂ©cipitĂ© pour jamais dans les enfers, et je ne veux pas me damner pour l'amour de vous." La belle princesse rĂ©pondit en ces mots au roi Amasis "Mon cher pĂšre, allez couper le cou Ă qui vous voudrez; mais ce ne sera pas Ă moi. Je suis sur les terres d'Isis, d'Osiris, d'Horus, et d'Apis; je ne quitterai point mon beau taureau blanc; je le baiserai tout le long du chemin, jusqu'Ă ce que j'aie vu son apothĂ©ose dans la grande Ă©curie de la sainte ville de Memphis c'est une faiblesse pardonnable Ă une fille bien nĂ©e." A peine eut-elle prononcĂ© ces paroles que le boeuf Apis s'Ă©cria "Ma chĂšre Amaside, je t'aimerai toute ma vie!" C'Ă©tait pour la premiĂšre fois qu'on avait entendu parler Apis en Egypte depuis quarante mille ans qu'on l'adorait. Le serpent et l'ĂÂąnesse s'Ă©criĂšrent "Les sept annĂ©es sont accomplies!" et les trois pies rĂ©pĂ©tĂšrent "Les sept annĂ©es sont accomplies!" Tous les prĂÂȘtres d'Egypte levĂšrent les mains au ciel. On vit tout d'un coup le dieu perdre ses deux jambes de derriĂšre; ses deux jambes de devant se changĂšrent en deux jambes humaines; deux beaux bras charnus, musculeux et blancs sortirent de ses Ă©paules; son mufle de taureau fit place au visage d'un hĂ©ros charmant; il redevint le plus bel homme de la terre, et dit "J'aime mieux ĂÂȘtre l'amant d'Amaside que dieu. Je suis Nabuchodonosor, roi des rois." Cette nouvelle mĂ©tamorphose Ă©tonna tout le monde, hors le rĂ©flĂ©chissant MambrĂšs. Mais, ce qui ne surprit personne, c'est que Nabuchodonosor Ă©pousa sur-le-champ la belle Amaside en prĂ©sence de cette grande assemblĂ©e. Il conserva le royaume de Tanis Ă son beau-pĂšre, et fit de belles fondations pour l'ĂÂąnesse, le serpent, le chien, la colombe, et mĂÂȘme pour le corbeau, les trois pies et le gros poisson; montrant Ă tout l'univers qu'il savait pardonner comme triompher. La vieille eut une grosse pension. Le bouc Ă©missaire fut envoyĂ© pour un jour dans le dĂ©sert, afin que tous les pĂ©chĂ©s passĂ©s fussent expiĂ©s; aprĂšs quoi, on lui donna douze chĂšvres pour sa rĂ©compense. Le sage MambrĂšs retourna dans son palais faire des rĂ©flexions. Nabuchodonosor, aprĂšs l'avoir embrassĂ©, gouverna tranquillement le royaume de Memphis, celui de Babylone, de Damas, de Balbec, de Tyr, la Syrie, l'Asie Mineure, la Scythie, les contrĂ©es de Chiraz, de Mosok, du Tubal, de MadaĂÂŻ, de Gog, de Magog, de Javan, la Sogdiane, la Bactriane, les Indes et les Ăles. Les peuples de cette vaste monarchie criaient tous les matins "Vive le grand Nabuchodonosor, roi des rois, qui n'est plus boeuf!" Et depuis, ce fut une coutume dans Babylone que toutes les fois que le souverain, ayant Ă©tĂ© grossiĂšrement trompĂ© par ses satrapes, ou par ses mages, ou par ses trĂ©soriers, ou par ses femmes, reconnaissait enfin ses erreurs, et corrigeait sa mauvaise conduite, tout le peuple criait Ă sa porte "Vive notre grand roi, qui n'est plus boeuf!" Les Finances Quand Terray... Quand Terray nous mangeait, un honnĂÂȘte bourgeois, LassĂ© des contretemps d'une vie inquiĂšte, Transplanta sa famille au pays champenois Il avait prĂšs de Reims une obscure retraite; Son plus clair revenu consistait en bon vin. Un jour qu'il arrangeait sa cave et son mĂ©nage, Il fut dans sa maison visitĂ© d'un voisin, Qui parut Ă ses yeux le seigneur du village Cet homme Ă©tait suivi de brillants estafiers, Sergents de la finance, habillĂ©s en guerriers. Le bourgeois fit Ă tous une humble rĂ©vĂ©rence, Du meilleur de son cru prodigua l'abondance; Puis il s'enquit tout bas quel Ă©tait le seigneur Qui faisait aux bourgeois un tel excĂšs d'honneur. "Je suis, dit l'inconnu, dans les fermes nouvelles, Le royal directeur des aides et gabelles. - Ah! pardon, Monseigneur! Quoi! vous aidez le roi? - Oui, l'ami. - Je rĂ©vĂšre un si sublime emploi Le mot d'aide s'entend; gabelles m'embarrasse. D'oĂÂč vient ce mot? - D'un Juif appelĂ© Gabelus. - Ah! d'un Juif! je le crois. - Selon les nobles us De ce peuple divin, dont je chĂ©ris la race, Je viens prendre chez vous les droits qui me sont dus. J'ai fait quelques progrĂšs, par mon expĂ©rience, Dans l'art de travailler un royaume en finance. Je fais loyalement deux parts de votre bien La premiĂšre est au roi, qui n'en retire rien; La seconde est pour moi. Voici votre mĂ©moire. Tant pour les brocs de vin qu'ici nous avons bus; Tant pour ceux qu'aux marchands vous n'avez point vendus, Et pour ceux qu'avec vous nous comptons encor boire; Tant que le sel marin duquel nous prĂ©sumons Que vous deviez garnir vos savoureux jambons. Vous ne l'avez point pris, et vous deviez le prendre. Je ne suis point mĂ©chant, et j'ai l'ĂÂąme assez tendre. Composons, s'il vous plaĂt. Payez dans ce moment Deux mille Ă©cus tournois par accommodement." Mon badaud Ă©coutait d'une mine attentive Ce discours Ă©loquent qu'il ne comprenait pas; Lorsqu'un autre seigneur en son logis arrive, Lui fait son compliment, le serre entre ses bras "Que vous ĂÂȘtes heureux! votre bonne fortune, En pĂ©nĂ©trant mon coeur, Ă nous deux est commune. Du Domaine royal je suis le contrĂÂŽleur J'ai su que depuis peu vous goĂ»tez le bonheur D'ĂÂȘtre seul hĂ©ritier de votre vieille tante. Vous pensiez n'y gagner que mille Ă©cus de rente; Sachez que la dĂ©funte en avait trois fois plus. Jouissez de vos biens, par mon savoir accrus. Quand je vous enrichis, souffrez que je demande, Pour vous ĂÂȘtre trompĂ©, dix mille francs d'amende" AussitĂÂŽt ces messieurs, discrĂštement unis, Font des biens au soleil un petit inventaire; Saisissent tout l'argent, dĂ©meublent le logis La femme du bourgeois crie et se dĂ©sespĂšre; Le maĂtre est interdit; la fille est tout en pleurs; Un enfant de quatre ans joue avec les voleurs, Heureux pour quelque temps d'ignorer sa disgrĂÂące! Son aĂnĂ©, grand garçon, revenant de la chasse, Veut secourir son pĂšre, et dĂ©fend la maison On les prend, on les lie, on les mĂšne en prison; On les juge, on en fait de nobles Argonautes, Qui, du port de Toulon devenus nouveaux hĂÂŽtes, Vont ramer pour le roi vers la mer de Cadix. La pauvre mĂšre expire en embrassant son fils; L'enfant abandonnĂ© gĂ©mit dans l'indigence; La fille sans secours est servante Ă Paris. C'est ainsi qu'on travaille un royaume en finance. Le Dimanche ou les femmes de MinĂ©e Par M. de La VisclĂšde, SecrĂ©taire perpĂ©tuel de l'AcadĂ©mie de Marseille. Vous demandez... A Madame Harnanche Vous demandez, Madame Harnanche, Pourquoi nos dĂ©vots paysans, Les cordeliers Ă la grand'manche, Et nos curĂ©s catĂ©chisants, Aiment Ă boire le dimanche. J'ai consultĂ© bien des savants. Huet, cet Ă©vĂÂȘque d'Avranche, Qui pour la Bible toujours penche, PrĂ©tend qu'un usage si beau Vient de NoĂ© le patriarche, Qui, justement dĂ©goĂ»tĂ© d'eau, S'enivrait au sortir de l'arche. Huet se trompe c'est Bacchus, C'est le lĂ©gislateur du Gange, Ce dieu de cent peuples vaincus, Cet inventeur de la vendange. C'est lui qui voulut consacrer Le dernier jour hebdomadaire A boire, Ă rire, Ă ne rien faire On ne pouvait mieux honorer La divinitĂ© de son pĂšre. Il fut ordonnĂ© par les lois D'employer ce jour salutaire A ne faire oeuvre de ses doigts Qu'avec sa maĂtresse et son verre. Un jour, ce digne fils de dieu Et de la pieuse SĂ©mĂšle Descendit du ciel au saint lieu OĂÂč sa mĂšre, trĂšs peu cruelle, Dans son beau sein l'avait conçu, OĂÂč son pĂšre, l'ayant reçu, L'avait enfermĂ© dans sa cuisse; Grands mystĂšres bien expliquĂ©s, Dont autrefois se sont moquĂ©s Des gens d'esprit pleins de malice. Bacchus Ă peine se montrait Avec SilĂšne et sa monture, Tout le peuple les adorait; La campagne Ă©tait sans culture; DĂ©votement on folĂÂątrait; Et toute la clĂ©ricature Courait en foule au cabaret. Parmi ce brillant fanatisme, Il fut un pauvre citoyen NommĂ© MinĂ©e, homme de bien, Et soupçonnĂ© de jansĂ©nisme. Ses trois filles filaient du lin, Aimaient Dieu, servaient le prochain, Evitaient la fainĂ©antise, Fuyaient les plaisirs, les amants, Et, pour ne point perdre de temps, Ne frĂ©quentaient jamais l'Ă©glise AlcitoĂ© dit Ă ses soeurs "Travaillons et faisons l'aumĂÂŽne; Monsieur le curĂ© dans son prĂÂŽne Donne-t-il des conseils meilleurs? Filons, et laissons la canaille Chanter des versets ennuyeux Quiconque est honnĂÂȘte et travaille Ne saurait offenser les dieux. Filons, si vous voulez m'en croire; Et, pour Ă©gayer nos travaux, Que chacune conte une histoire En faisant tourner ses fuseaux." Les deux cadettes approuvĂšrent Ce propos tout plein de raison, Et leur soeur, qu'elles Ă©coutĂšrent; Commença de cette façon "Le travail est mon dieu, lui seul rĂ©git le monde; Il est l'ĂÂąme de tout c'est en vain qu'on nous dit Que les dieux sont Ă table ou dorment dans leur lit. J'interroge les cieux, l'air, et la terre, et l'onde Le puissant Jupiter fait son tour en dix ans; Son vieux pĂšre Saturne avance Ă pas plus lents, Mais il termine enfin son immense carriĂšre; Et, dĂšs qu'elle est finie, il recommence, encor. Sur son char de rubis mĂÂȘlĂ©s d'azur et d'or, Apollon va lançant des torrents de lumiĂšre. Quand il quitta les cieux, il se fit mĂ©decin, Architecte, berger, mĂ©nĂ©trier, devin; Il travailla toujours. Sa soeur l'aventuriĂšre Est HĂ©cate aux enfers, Diane dans les bois, Lune pendant les nuits, et remplit trois emplois. Neptune chaque jour est occupĂ© six heures A soulever des eaux les profondes demeures, Et les fait dans leur lit retomber par leur poids. Vulcain, noir et crasseux, courbĂ© sur son enclume, Forge Ă coups de marteau les foudres qu'il allume. On m'a contĂ© qu'un jour, croyant le bien payer, Jupiter Ă VĂ©nus daigna le marier. Ce Jupiter, mes soeurs, Ă©tait grand adultĂšre; VĂ©nus l'imita bien chacun tient de son pĂšre. Mars plut Ă la friponne; il Ă©tait colonel, Vigoureux, impudent, s'il en fut dans le ciel, Talons rouges, nez haut, tous les talents de plaire; Et, tandis que Vulcain travaillait pour la cour, Mars consolait sa femme en parfait petit-maĂtre, Par air, par vanitĂ©, plutĂÂŽt que par amour. Le mari mĂ©prisĂ©, mais trĂšs digne de l'ĂÂȘtre, Aux deux amants heureux voulut jouer d'un tour. D'un fil d'acier poli, non moins fin que solide, Il façonne un rĂ©seau que rien ne peut briser. Il le porte la nuit au lit de la perfide. Lasse de ses plaisirs, il la voit reposer Entre les bras de Mars; et, d'une main timide, Il vous tend son lacet sur le couple amoureux; Puis, marchant Ă grands pas, encor qu'il fĂ»t boiteux, Il court vite au Soleil conter son aventure. Toi qui vois tout, dit-il, viens, et vois ma parjure. Cependant que Phosp ore aux bords de l'Orient Au-devant de son char ne paraĂt point encore, Et qu'en versant des pleurs la diligente Aurore Quitte son vieil Ă©poux pour son nouvel amant, Appelle tous les dieux; qu'ils contemplent ma honte; Qu'ils viennent me venger." Apollon est malin; Il rend avec plaisir ce service Ă Vulcain. En petits vers galants sa disgrĂÂące il raconte; Il assemble en chantant tout le conseil divin. Mars se rĂ©veille au bruit, aussi bien que sa belle Ce dieu trĂšs Ă©hontĂ© ne se dĂ©rangea pas; Il tint, sans s'Ă©tonner, VĂ©nus entre ses bras, Lui donnant cent baisers qui sont rendus par elle. Tous les dieux Ă Vulcain firent leur compliment; Le pĂšre de VĂ©nus en rit longtemps lui-mĂÂȘme. On vanta du lacet l'admirable instrument, Et chacun dit "Bonhomme, attrapez-nous de mĂÂȘme." Lorsque la belle AlcitoĂ© Eut fini son conte pour rire, Elle dit Ă sa soeur ThĂ©mire Tout ce peuple chante EvoĂ©; Il s'enivre, il est en dĂ©lire; Il croit que la joie est du bruit. Mais vous, que la raison conduit, N'auriez-vous donc rien Ă nous dire?" ThĂ©mire Ă sa soeur rĂ©pondit "La populace est la plus forte, Je crains ces dĂ©vots, et fais bien A double tour fermons la porte, Et poursuivons notre entretien. Votre conte est de bonne sorte; D'un vrai plaisir il me transporte Pourrez-vous Ă©couter le mien? C'est de VĂ©nus qu'il faut parler encore; Sur ce sujet jamais on ne tarit Filles, garçons, jeunes, vieux, tout l'adore; Mille grimauds font des vers sans esprit Pour la chanter. Je m'en suis souvent plainte. Je dĂ©testais tout mĂ©diocre auteur Mais on les passe, on les souffre, et la sainte Fait qu'on pardonne au sot prĂ©dicateur. Cette VĂ©nus, que vous avez dĂ©peinte Folle d'amour pour le dieu des combats, D'un autre amour eut bientĂÂŽt l'ĂÂąme atteinte Le changement ne lui dĂ©plaisait pas. Elle trouva devers la Palestine Un beau garçon dont la charmante mine, Les blonds cheveux, les roses et les lis, Les yeux brillants, la taille noble et fine, Tout lui plaisait car c'Ă©tait Adonis. Cet Adonis, ainsi qu'on nous l'atteste, Au rang des dieux n'Ă©tait pas tout Ă fait; Mais chacun sait combien il en tenait. Son origine Ă©tait toute cĂ©leste; Il Ă©tait nĂ© des plaisirs d'un inceste. Son pĂšre Ă©tait son aĂÂŻeul Cinira, Qui l'avait eu de sa fille Mirra. Et Cinira, ce qu'on a peine Ă croire, Etait le fils d'un beau morceau d'ivoire. Je voudrais bien que quelque grand docteur PĂ»t m'expliquer sa gĂ©nĂ©alogie J'aime Ă m'instruire, et c'est un grand bonheur D'ĂÂȘtre savante en la thĂ©ologie. Mars fut jaloux de son charmant rival; Il le surprit avec sa CythĂ©rĂ©e, Le nez collĂ© sur sa bouche sacrĂ©e, Faisant des dieux. Mars est un peu brutal; Il prit sa lance, et, d'un coup dĂ©testable, Il transperça ce jeune homme adorable, De qui le sang produit encore des fleurs. J'admire ici toutes les profondeurs De cette histoire; et j'ai peine Ă comprendre Comment un dieu pouvait ainsi pourfendre Un autre dieu. ĂâĄĂ , dites-moi, mes soeurs, Qu'en pensez-vous? parlez-moi sans scrupule Tuer un dieu n'est-il pas ridicule? - Non, dit ClimĂšne; et, puisqu'il Ă©tait nĂ©, C'est Ă mourir qu'il Ă©tait destinĂ©. Je le plains fort; sa mort paraĂt trop prompte. Mais poursuivez le fil de votre conte." Notre ThĂ©mire, aimant Ă raisonner, Lui rĂ©pondit "Je vais vous Ă©tonner. Adonis meurt; mais VĂ©nus la fĂ©conde, Qui peuple tout, qui fait vivre et sentir, Cette VĂ©nus qui crĂ©a le plaisir, Cette VĂ©nus qui rĂ©pare le monde, Ressuscita, sept jours aprĂšs sa mort, Le dieu charmant dont vous plaignez le sort. - Bon! dit ClimĂšne, en voici bien d'une autre Ma chĂšre soeur, quelle idĂ©e est la vĂÂŽtre! Ressusciter les gens! je n'en crois rien. - Ni moi non plus, dit la belle conteuse, Et l'on peut ĂÂȘtre une fille de bien En soupçonnant que la fable est menteuse. Mais tout cela se croit trĂšs fermement Chez les docteurs de ma noble patrie, Chez les rabbins de l'antique Syrie, Et vers le Nil, oĂÂč le peuple en dansant, De son Isis entonnant la louange, Tous les matins fait des dieux, et les mange. Chez tous ces gens Adonis est fĂÂȘtĂ©. On vous l'enterre avec solennitĂ©; Six jours entiers l'enfer est sa demeure; Il est damnĂ© tant en corps qu'en esprit Dans ces six jours chacun gĂ©mit et pleure; Mais le septiĂšme il ressuscite, on rit. Telle est, dit-on, la belle allĂ©gorie, Le vrai portrait de l'homme et de la vie Six jours de peine, un seul jour de bonheur. Du mal au bien toujours le destin change Mais il est peu de plaisirs sans douleur, Et nos chagrins sont souvent sans mĂ©lange." De la sage ClimĂšne enfin c'Ă©tait le tour. Son talent n'Ă©tait pas de conter des sornettes, De faire des romans, ou l'histoire du jour, De ramasser des faits perdus dans les gazettes. Elle Ă©tait un peu sĂšche, aimait la vĂ©ritĂ©, La cherchait, la disait avec simplicitĂ©, Se souciant fort peu qu'elle fĂ»t embellie Elle eĂ»t fait un bon tome Ă l'EncyclopĂ©die. ClimĂšne Ă ses deux soeurs adressa ce discours "Vous m'avez de nos dieux racontĂ© les amours, Les aventures, les mystĂšres Si nous n'en croyons rien, que nous sert d'en parler? Un mot devrait suffire on a trompĂ© nos pĂšres, Il ne faut pas leur ressembler. Les BĂ©otiens, nos confrĂšres, Chantent au cabaret l'histoire de nos dieux; Le vulgaire se fait un grand plaisir de croire Tous ces contes fastidieux Dont on a dans l'enfance enrichi sa mĂ©moire. Pour moi, dĂ»t le curĂ© me gronder aprĂšs boire, Je m'en tiens Ă vous dire, avec mon peu d'esprit, Que je n'ai jamais cru rien de ce qu'on m'a dit. D'un bout du monde Ă l'autre on ment et l'on mentit; Nos neveux mentiront comme on fait nos ancĂÂȘtres. Chroniqueurs, mĂ©decins et prĂÂȘtres Se sont moquĂ©s de nous dans leur fatras obscur Moquons-nous d'eux, c'est le plus sĂ»r. Je ne crois point Ă ces prophĂštes Pourvus d'un esprit de Python, Qui renoncent Ă leur raison Pour prĂ©dire les choses faites. Je ne crois point qu'un dieu nous fasse nos enfants; Je ne crois point la guerre des gĂ©ants; Je ne crois point du tout Ă la prison profonde D'un rival de Dieu mĂÂȘme en son temps foudroyĂ©; Je ne crois point qu'un fat ait embrasĂ© ce monde, Que son grand-pĂšre avait noyĂ©. Je ne crois aucun des miracles Dont tout le monde parle, et qu'on n'a jamais vus; Je ne crois aucun des oracles Que des charlatans ont vendus. Je ne crois point..." La belle, au milieu de sa phrase, S'arrĂÂȘta de frayeur un bruit affreux s'entend; La maison tremble un coup de vent Fait tomber le trio qui jase. Avec tout son clergĂ© Bacchus entre en buvant, "Et moi, je crois, dit-il, Mesdames les savantes, Qu'en faisant trop les beaux esprits, Vous ĂÂȘtes des impertinentes. Je crois que de mauvais Ă©crits Vous ont un peu tournĂ© la tĂÂȘte. Vous travaillez un jour de fĂÂȘte, Vous en aurez bientĂÂŽt le prix, Et ma vengeance est tout prĂÂȘte Je vous change en chauves-souris." AussitĂÂŽt de nos trois reclues Chaque membre se raccourcit; Sous leur aisselle il s'Ă©tendit Deux petites ailes velues. Leur voix pour jamais se perdit; Elles volĂšrent dans les rues, Et devinrent oiseaux de nuit. Ce chĂÂątiment fut tout le fruit De leurs sciences prĂ©tendues. Ce fut une grande leçon Pour tout bon raisonneur qui fronde On connut qu'il est dans ce monde Trop dangereux d'avoir raison. Ovide a contĂ© cette affaire; La Fontaine en parle aprĂšs lui; Moi, je la rĂ©pĂšte aujourd'hui, Et j'aurais mieux fait de me taire. Les Oreilles du Comte de Chesterfield et le chapelain Goudman Chapitre premier Ah! la fatalitĂ© gouverne irrĂ©missiblement toutes les choses de ce monde. J'en juge, comme de raison, par mon aventure. Milord Chesterfield, qui m'aimait fort, m'avait promis de me faire du bien. Il vaquait un bon prĂ©fĂšrement Ă sa nomination. Je cours du fond de ma province Ă Londres; je me prĂ©sente Ă milord; je le fais souvenir de ses promesses; il me serre la main avec amitiĂ©, et me dit qu'en effet j'ai bien mauvais visage. Je lui rĂ©ponds que mon plus grand mal est la pauvretĂ©. Il me rĂ©plique qu'il veut me faire guĂ©rir, et me donne sur-le-champ une lettre pour M. Sidrac, prĂšs de Guid'hall. Je ne doute pas que M. Sidrac ne soit celui qui doit m'expĂ©dier les provisions de ma cure. Je vole chez lui. M. Sidrac, qui Ă©tait le chirurgien de milord, se met incontinent en devoir de me sonder, et m'assure que, si j'ai la pierre, il me taillera trĂšs heureusement. Il faut savoir que milord avait entendu que j'avais un grand mal Ă la vessie, et qu'il avait voulu, selon sa gĂ©nĂ©rositĂ© ordinaire, me faire tailler Ă ses dĂ©pens. Il Ă©tait sourd, aussi bien que monsieur son frĂšre, et je n'en Ă©tais pas encore instruit. Pendant le temps que je perdis Ă dĂ©fendre ma vessie contre M. Sidrac, qui voulait me sonder Ă toute force, un des cinquante-deux compĂ©titeurs qui prĂ©tendaient au mĂÂȘme bĂ©nĂ©fice arriva chez milord, demanda ma cure, et l'emporta. J'Ă©tais amoureux de Miss Fidler, que je devais Ă©pouser dĂšs que je serais curĂ©; mon rival eut ma place et ma maĂtresse. Le comte, ayant appris mon dĂ©sastre et sa mĂ©prise, me promit de tout rĂ©parer. Mais il mourut deux jours aprĂšs. M. Sidrac me fit voir clair comme le jour que mon bon protecteur ne pouvait pas vivre une minute de plus, vu la constitution prĂ©sente de ses organes, et me prouva que sa surditĂ© ne venait que de l'extrĂÂȘme sĂ©cheresse de la corde et du tambour de son oreille. Il m'offrit mĂÂȘme d'endurcir mes deux oreilles avec de l'esprit de vin, de façon Ă me rendre plus sourd qu'aucun pair du royaume. Je compris que M. Sidrac Ă©tait un trĂšs savant homme. Il m'inspira du goĂ»t pour la science de la nature. Je voyais d'ailleurs que c'Ă©tait un homme charitable qui me taillerait gratis dans l'occasion, et qui me soulagerait dans tous les accidents qui pourraient m'arriver vers le col de la vessie. Je me mis donc Ă Ă©tudier la nature sous sa direction, pour me consoler de la perte de ma cure et de ma maĂtresse. Chapitre second AprĂšs bien des observations sur la nature, faites avec mes cinq sens, des lunettes, des miscroscopes, je dis un jour Ă M. Sidrac "On se moque de nous; il n'y a point de nature, tout est art. C'est par un art admirable que toutes les planĂštes dansent rĂ©guliĂšrement autour du soleil, tandis que le soleil fait la roue sur lui-mĂÂȘme. Il faut assurĂ©ment que quelqu'un d'aussi savant que la SociĂ©tĂ© royale de Londres ait arrangĂ© les choses de maniĂšre que le carrĂ© des rĂ©volutions de chaque planĂšte soit toujours proportionnel Ă la racine du cube de leur distance Ă leur centre; et il faut ĂÂȘtre sorcier pour le deviner. Le flux et le reflux de notre Tamise me paraĂt l'effet constant d'un art non moins profond et non moins difficile Ă connaĂtre. Animaux, vĂ©gĂ©taux, minĂ©raux, tout me paraĂt arrangĂ© avec poids, mesure, nombre, mouvement. Tout est ressort, levier, poulie, machine hydraulique, laboratoire de chimie, depuis l'herbe jusqu'au chĂÂȘne, depuis la puce jusqu'Ă l'homme, depuis un grain de sable jusqu'Ă nos nuĂ©es. Certainement il n'y a que de l'art, et la nature est une chimĂšre. - Vous avez raison, me rĂ©pondit M. Sidrac, mais vous n'en avez pas les gants, cela a dĂ©jĂ Ă©tĂ© dit par un rĂÂȘveur delĂ la Manche, mais on n'y a pas fait attention. - Ce qui m'Ă©tonne, et ce qui me plaĂt le plus, c'est que, par cet art incomprĂ©hensible, deux machines en produisent toujours une troisiĂšme; et je suis bien fĂÂąchĂ© de n'en avoir pas fait une avec miss Fidler; mais je vois bien qu'il Ă©tait arrangĂ© de toute Ă©ternitĂ© que miss Fidler emploierait une autre machine que moi. - Ce que vous dites, me rĂ©pliqua M. Sidrac, a Ă©tĂ© encore dit, et tant mieux c'est une probabilitĂ© que vous pensez juste. Oui, il est fort plaisant que deux ĂÂȘtres en produisent un troisiĂšme; mais cela n'est pas vrai de tous les ĂÂȘtres. Deux roses ne produisent point une troisiĂšme rose en se baisant. Deux cailloux, deux mĂ©taux, n'en produisent pas un troisiĂšme; et cependant un mĂ©tal, une pierre, sont des choses que toute l'industrie humaine ne saurait faire. Le grand, le beau miracle continuel est qu'un garçon et une fille fassent un enfant ensemble, qu'un rossignol fasse un rossignolet Ă sa rossignole, et non pas Ă une fauvette. Il faudrait passer la moitiĂ© de sa vie Ă les imiter, et l'autre moitiĂ© Ă bĂ©nir celui qui inventa cette mĂ©thode. Il y a dans la gĂ©nĂ©ration mille secrets tout Ă fait curieux. Newton dit que la nature se ressemble partout Natura est ubique sibi consona. Cela est faux en amour; les poissons, les reptiles, les oiseaux, ne font point l'amour comme nous. C'est une variĂ©tĂ© infinie. La fabrique des ĂÂȘtres sentants et agissants me ravit. Les vĂ©gĂ©taux ont aussi leur prix. Je m'Ă©tonne toujours qu'un grain de blĂ© jetĂ© en terre en produise plusieurs autres. - Ah! lui dis-je comme un sot que j'Ă©tais encore; c'est que le blĂ© doit mourir pour naĂtre, comme on l'a dit dans l'Ă©cole. M. Sidrac me reprit en riant avec beaucoup de circonspection. "Cela Ă©tait vrai du temps de l'Ă©cole, dit-il; mais le moindre laboureur sait bien aujourd'hui que la chose est absurde. - Ah! M. Sidrac; je vous demande pardon; mais j'ai Ă©tĂ© thĂ©ologien, et on ne se dĂ©fait pas tout d'un coup de ses habitudes." Chapitre troisiĂšme Quelque temps aprĂšs ces conversations entre le pauvre prĂÂȘtre Goudman et l'excellent anatomiste Sidrac, ce chirurgien le rencontra dans le parc Saint-James, tout pensif, tout rĂÂȘveur, et l'air plus embarrassĂ© qu'un algĂ©briste qui vient de faire un faux calcul. "Qu'avez-vous? lui dit Sidrac; est-ce la vessie ou le cĂÂŽlon qui vous tourmente? - Non, dit Goudman, c'est la vĂ©sicule du fiel. Je viens de voir passer dans un bon carrosse l'Ă©vĂÂȘque de Glocester, qui est un pĂ©dant bavard et insolent. J'Ă©tais Ă pied, et cela m'a irritĂ©. J'ai songĂ© que si je voulais avoir un Ă©vĂÂȘchĂ© dans ce royaume, il y a dix mille Ă parier contre un que je ne l'aurais pas, attendu que nous sommes dix mille prĂÂȘtres en Angleterre. Je suis sans aucune protection depuis la mort de milord Chesterfield, qui Ă©tait sourd. Posons que les dix mille prĂÂȘtres anglicans aient chacun deux protecteurs, il y aurait en ce cas vingt mille Ă parier contre un que je n'aurais pas l'Ă©vĂÂȘchĂ©. Cela fĂÂąche quand on y fait attention. "Je me suis souvenu qu'on m'avait proposĂ© autrefois d'aller aux grandes Indes en qualitĂ© de mousse; on m'assurait que j'y ferais une grande fortune, mais je ne me sentis pas propre Ă devenir un jour amiral. Et, aprĂšs avoir examinĂ© toutes les professions, je suis restĂ© prĂÂȘtre sans ĂÂȘtre bon Ă rien. - Ne soyez plus prĂÂȘtre, lui dit Sidrac, et faites-vous philosophe. Ce mĂ©tier n'exige ni ne donne des richesses. Quel est votre revenu? - Je n'ai que trente guinĂ©es de rente, et, aprĂšs la mort de ma vieille tante, j'en aurai cinquante. - Allons, mon cher Goudman, c'est assez pour vivre libre et pour penser. Trente guinĂ©es font six cent trente shellings c'est prĂšs de deux shellings par jour. Philips n'en voulait qu'un seul. On peut, avec ce revenu assurĂ©, dire tout ce qu'on pense de la compagnie des Indes, du parlement, de nos colonies, du roi, de l'ĂÂȘtre en gĂ©nĂ©ral, de l'homme et de Dieu, ce qui est un grand amusement. Venez dĂner avec moi, cela vous Ă©pargnera de l'argent; nous causerons, et votre facultĂ© pensante aura le plaisir de se communiquer Ă la mienne par le moyen de la parole ce qui est une chose merveilleuse que les hommes n'admirent pas assez." Chapitre quatriĂšme Conversation du docteur Goudman et de l'anatomiste Sidrac sur l'ĂÂąme et sur quelque autre chose Goudman Mais, mon cher Sidrac, pourquoi dites-vous toujours ma facultĂ© pensante? Que ne dites-vous mon ĂÂąme tout court? cela serait plus tĂÂŽt fait, et je vous entendrais tout aussi bien. Sidrac Et moi, je ne m'entendrais pas. Je sens bien, je sais bien que Dieu m'a donnĂ© la facultĂ© de penser et de parler; mais je ne sens ni ne sais s'il m'a donnĂ© un ĂÂȘtre qu'on appelle ĂÂąme. Goudman Vraiment, quand j'y rĂ©flĂ©chis, je vois que je n'en sais rien non plus, et que j'ai Ă©tĂ© longtemps assez hardi pour croire le savoir. J'ai remarquĂ© que les peuples orientaux appelĂšrent l'ĂÂąme d'un nom qui signifiait la vie. A leur exemple, les Latins entendirent d'abord par anima la vie de l'animal. Chez les Grecs on disait la respiration est l'ĂÂąme. Cette respiration est un souffle. Les latins traduisirent le mot souffle par spiritus de lĂ le mot qui rĂ©pond Ă esprit chez presque toutes les nations modernes. Comme personne n'a jamais vu ce souffle, cet esprit, on en a fait un ĂÂȘtre que personne ne peut voir ni toucher. On a dit qu'il logeait dans notre corps sans y tenir de place, qu'il remuait nos organes sans les atteindre. Que n'a-t-on pas dit? Tous nos discours, Ă ce qu'il me semble, ont Ă©tĂ© fondĂ©s sur des Ă©quivoques. Je vois que le sage Locke a bien senti dans quel chaos ces Ă©quivoques de toutes les langues avaient plongĂ© la raison humaine. Il n'a fait aucun chapitre sur l'ĂÂąme dans le seul livre de mĂ©taphysique raisonnable qu'on ait jamais Ă©crit. Et si, par hasard, il prononce ce mot en quelques endroits, ce mot ne signifie chez lui que notre intelligence. En effet, tout le monde sent bien qu'il a une intelligence, qu'il reçoit des idĂ©es, qu'il en assemble, qu'il en dĂ©compose; mais personne ne sent qu'il ait dans lui un autre ĂÂȘtre qui lui donne du mouvement, des sensations et des pensĂ©es. Il est, au fond, ridicule de prononcer des mots qu'on n'entend pas, et d'admettre des ĂÂȘtres dont on ne peut avoir la plus lĂ©gĂšre connaissance. Sidrac Nous voilĂ donc dĂ©jĂ d'accord sur une chose qui a Ă©tĂ© un objet de dispute pendant tant de siĂšcles. Goudman Et j'admire que nous soyons d'accord. Sidrac Cela n'est pas Ă©tonnant, nous cherchons le vrai de bonne foi. Si nous Ă©tions sur les bancs de l'Ă©cole, nous argumenterions comme les personnages de Rabelais. Si nous vivions dans les siĂšcles de tĂ©nĂšbres affreuses qui enveloppĂšrent si longtemps l'Angleterre, l'un de nous deux ferait peut-ĂÂȘtre brĂ»ler l'autre. Nous sommes dans un siĂšcle de raison; nous trouvons aisĂ©ment ce qui nous paraĂt la vĂ©ritĂ©; et nous osons la dire. Goudman Oui, mais j'ai peur que cette vĂ©ritĂ© ne soit bien peu de chose. Nous avons fait en mathĂ©matique des prodiges qui Ă©tonneraient Apollonius et ArchimĂšde, et qui les rendraient nos Ă©coliers; mais en mĂ©taphysique, qu'avons-nous trouvĂ©? Notre ignorance. Sidrac Et n'est-ce rien? Vous convenez que le grand Etre vous a donnĂ© une facultĂ© de sentir et de penser, comme il a donnĂ© Ă vos pieds la facultĂ© de marcher, Ă vos mains le pouvoir de faire mille ouvrages, Ă vos viscĂšres le pouvoir de digĂ©rer, Ă votre coeur le pouvoir de pousser votre sang dans vos artĂšres. Nous tenons tout de lui; nous n'avons rien pu nous donner; et nous ignorerons toujours la maniĂšre dont le maĂtre de l'univers s'y prend pour nous conduire. Pour moi, je lui rends grĂÂące de m'avoir appris que je ne sais rien des premiers principes. On a toujours recherchĂ© comment l'ĂÂąme agit sur le corps. Il fallait d'abord savoir si nous en avions une. Ou Dieu nous a fait ce prĂ©sent, ou il nous a communiquĂ© quelque chose qui en est l'Ă©quivalent. De quelque maniĂšre qu'il s'y soit pris, nous sommes sous sa main. Il est notre maĂtre, voilĂ tout ce que je sais. Goudman Mais, au moins, dites-moi ce que vous en soupçonnez. Vous avez dissĂ©quĂ© des cerveaux, vous avez vu des embryons et des foetus y avez vous dĂ©couvert quelque apparence d'ĂÂąme? Sidrac Pas la moindre, et je n'ai jamais pu comprendre comment un ĂÂȘtre immatĂ©riel, immortel, logeait pendant neuf mois inutilement cachĂ© dans une membrane puante entre de l'urine et des excrĂ©ments. Il m'a paru difficile de concevoir que cette prĂ©tendue ĂÂąme simple existĂÂąt avant la formation de son corps car Ă quoi aurait-elle servi pendant des siĂšcles sans ĂÂȘtre ĂÂąme humaine? Et puis comment imaginer un ĂÂȘtre simple, un ĂÂȘtre mĂ©taphysique, qui attend pendant une Ă©ternitĂ© le moment d'animer de la matiĂšre pendant quelques minutes? Que devient cet ĂÂȘtre inconnu si le foetus qu'il doit animer meurt dans le ventre de sa mĂšre? Il m'a paru encore plus ridicule que Dieu crĂ©ĂÂąt une ĂÂąme au moment qu'un homme couche avec une femme. Il m'a semblĂ© blasphĂ©matoire que Dieu attendĂt la consommation d'un adultĂšre, d'un inceste, pour rĂ©compenser ces turpitudes en crĂ©ant des ĂÂąmes en leur faveur. C'est encore pis quand on me dit que Dieu tire du nĂ©ant des ĂÂąmes immortelles pour leur faire souffrir Ă©ternellement des tourments incroyables. Quoi! brĂ»ler des ĂÂȘtres simples, des ĂÂȘtres qui n'ont rien de brĂ»lable! Comment nous y prendrions-nous pour brĂ»ler un son de voix, un vent qui vient de passer? Encore ce son, ce vent, Ă©taient matĂ©riels dans le petit moment de leur passage; mais un esprit pur, une pensĂ©e, un doute? Je m'y perds. De quelque cĂÂŽtĂ© que je me tourne, je ne trouve qu'obscuritĂ©, contradiction, impossibilitĂ©, ridicule, rĂÂȘverie, impertinence, chimĂšre, absurditĂ©, bĂÂȘtise, charlatanerie. Mais je suis Ă mon aise quand je me dis Dieu est le maĂtre. Celui qui fait graviter des astres innombrables les uns vers les autres, celui qui fit la lumiĂšre, est bien assez puissant pour nous donner des sentiments et des idĂ©es, sans que nous ayons besoin d'un petit atome Ă©tranger, invisible, appelĂ© ĂÂąme. Dieu a donnĂ© certainement du sentiment, de la mĂ©moire, de l'industrie Ă tous les animaux. Il leur a donnĂ© la vie, et il est bien aussi beau de faire prĂ©sent de la vie que de faire prĂ©sent d'une ĂÂąme. Il est assez reçu que les animaux vivent; il est dĂ©montrĂ© qu'ils ont du sentiment, puisqu'ils ont les organes du sentiment. Or, s'ils ont tout cela sans ĂÂąme, pourquoi voulons-nous Ă toute force en avoir une? Goudman Peut-ĂÂȘtre c'est par vanitĂ©. Je suis persuadĂ© que si un paon pouvait parler, il se vanterait d'avoir une ĂÂąme, et il dirait que son ĂÂąme est dans sa queue. Je me sens trĂšs enclin Ă soupçonner avec vous que Dieu nous a faits mangeants, buvants, marchants, dormants, sentants, pensants, pleins de passions, d'orgueil et de misĂšre, sans nous dire un mot de son secret. Nous n'en savons pas plus sur cet article que ces paons dont je parle; et celui qui a dit que nous naissons, vivons, et mourons sans savoir comment, a dit une grande vĂ©ritĂ©. Celui qui nous appelle les marionnettes de la Providence me paraĂt nous avoir bien dĂ©finis. Car enfin, pour que nous existions, il faut une infinitĂ© de mouvements. Or nous n'avons pas fait le mouvement; ce n'est pas nous qui en avons Ă©tabli les lois. Il y a quelqu'un qui, ayant fait la lumiĂšre, la fait mouvoir du soleil Ă nos yeux, et y arriver en sept minutes. Ce n'est que par le mouvement que mes cinq sens sont remuĂ©s; ce n'est que par ces cinq sens que j'ai des idĂ©es donc c'est l'auteur du mouvement qui me donne mes idĂ©es. Et, quand il me dira de quelle maniĂšre il me les donne, je lui rendrai de trĂšs humbles actions de grĂÂąces. Je lui en rends dĂ©jĂ beaucoup de m'avoir permis de contempler pendant quelques annĂ©es le magnifique spectacle de ce monde, comme disait EpictĂšte. Il est vrai qu'il pouvait me rendre plus heureux, et me faire avoir un bon bĂ©nĂ©fice et ma maĂtresse miss Fidler; mais enfin, tel que je suis avec mes six cent trente shellings de rente, je lui ai encore bien de l'obligation. Sidrac Vous dites que Dieu pouvait vous donner un bon bĂ©nĂ©fice et qu'il pouvait vous rendre plus heureux que vous n'ĂÂȘtes. Il y a des gens qui ne vous passeront pas cette proposition. Eh! ne vous souvenez-vous pas que vous-mĂÂȘme vous vous ĂÂȘtes plaint de la fatalitĂ©? Il n'est pas permis Ă un homme qui a voulu ĂÂȘtre curĂ© de se contredire. Ne voyez-vous pas que, si vous aviez eu la cure et la femme que vous demandiez, ce serait vous qui auriez fait un enfant Ă miss Fidler, et non pas votre rival? L'enfant dont elle aurait accouchĂ© aurait pu ĂÂȘtre mousse, devenir amiral, gagner une bataille navale Ă l'embouchure du Gange et achever de dĂ©trĂÂŽner le Grand Mogol. Cela seul aurait changĂ© la constitution de l'univers. Il aurait fallu un monde tout diffĂ©rent du nĂÂŽtre pour que votre compĂ©titeur n'eĂ»t pas la cure, pour qu'il n'Ă©pousĂÂąt pas miss Fidler, pour que vous ne fussiez pas rĂ©duit Ă six cent trente shellings en attendant la mort de votre tante. Tout est enchaĂnĂ© et Dieu n'ira pas rompre la chaĂne Ă©ternelle pour mon ami Goudman. Goudman Je ne m'attendais pas Ă ce raisonnement quand je parlais de fatalitĂ©. Mais enfin, si cela est ainsi, Dieu est donc esclave tout comme moi? Sidrac Il est esclave de sa volontĂ©, de sa sagesse, des propres lois qu'il a faites, de sa nature nĂ©cessaire. Il ne peut les enfreindre, parce qu'il ne peut ĂÂȘtre faible, inconstant, volage, comme nous, et que l'Etre nĂ©cessairement Ă©ternel ne peut ĂÂȘtre une girouette. Goudman M. Sidrac, cela pourrait mener tout droit Ă l'irrĂ©ligion car, si Dieu ne peut rien changer aux affaires de ce monde, Ă quoi bon chanter ses louanges, Ă quoi bon lui adresser des priĂšres? Sidrac Eh! qui vous dit de prier Dieu et de le louer? Il a vraiment bien affaire de vos louanges et de vos placets! On loue un homme parce qu'on le croit vain; on le prie quand on le croit faible, et qu'on espĂšre le faire changer d'avis. Faisons notre devoir envers Dieu, adorons-le, soyons justes voilĂ nos vraies louanges et nos vraies priĂšres. Goudman M. Sidrac, nous avons embrassĂ© bien du terrain; car, sans compter miss Fidler, nous examinons si nous avons une ĂÂąme, s'il y a un Dieu, s'il peut changer, si nous sommes destinĂ©s Ă deux vies, si... Ce sont lĂ de profondes Ă©tudes, et peut-ĂÂȘtre je n'y aurais jamais pensĂ© si j'avais Ă©tĂ© curĂ©. Il faut que j'approfondisse ces choses nĂ©cessaires et sublimes puisque je n'ai rien Ă faire. Sidrac Eh bien! demain le docteur Grou vient dĂner chez moi; c'est un mĂ©decin fort instruit; il a fait le tour du monde avec MM. Banks et Solander; il doit certainement connaĂtre Dieu et l'ĂÂąme, le vrai et le faux, le juste et l'injuste, bien mieux que ceux qui ne sont jamais sortis de Covent-Garden. De plus, le docteur Grou a vu presque toute l'Europe dans sa jeunesse; il a Ă©tĂ© tĂ©moin de cinq ou six rĂ©volutions en Russie; il a frĂ©quentĂ© le bacha comte de Bonneval, qui Ă©tait devenu, comme on sait, un parfait musulman Ă Constantinople. Il a Ă©tĂ© liĂ© avec le prĂÂȘtre papiste Makarti, Irlandais, qui se fit couper le prĂ©puce Ă l'honneur de Mahomet, et avec notre presbytĂ©rien Ă©cossais Ramsay, qui en fit autant, et qui ensuite servit en Russie, et fut tuĂ© dans une bataille contre les SuĂ©dois en Finlande. Enfin il a conversĂ© avec le rĂ©vĂ©rend pĂšre Malagrida, qui a Ă©tĂ© brĂ»lĂ© depuis Ă Lisbonne, parce que la Ste Vierge lui avait rĂ©vĂ©lĂ© tout ce qu'elle avait fait lorsqu'elle Ă©tait dans le ventre de sa mĂšre Ste Anne. Vous sentez bien qu'un homme comme M. Grou, qui a vu tant de choses, doit ĂÂȘtre le plus grand mĂ©taphysicien du monde. A demain donc chez moi Ă dĂner. Goudman Et aprĂšs-demain encore, mon cher Sidrac car il faut plus d'un dĂner pour s'instruire. Chapitre cinquiĂšme Le lendemain, les trois penseurs dĂnĂšrent ensemble; et comme ils devenaient un peu plus gais sur la fin du repas, selon la coutume des philosophes qui dĂnent, on se divertit Ă parler de toutes les misĂšres, de toutes les sottises, de toutes les horreurs qui affligent le genre animal, depuis les terres australes jusqu'auprĂšs du pĂÂŽle arctique, et depuis Lima jusqu'Ă MĂ©aco. Cette diversitĂ© d'abominations ne laisse pas d'ĂÂȘtre fort amusante. C'est un plaisir que n'ont point les bourgeois casaniers et les vicaires de paroisse, qui ne connaissent que leur clocher, et qui croient que tout le reste de l'univers est fait comme Exchange-alley Ă Londres, ou comme la rue de la Huchette Ă Paris. "Je remarque, dit le docteur Grou, que, malgrĂ© la variĂ©tĂ© infinie rĂ©pandue sur ce globe, cependant tous les hommes que j'ai vus, soit noirs Ă laine, soit noirs Ă cheveux, soit bronzĂ©s, soit rouges, soit bis, qui s'appellent blancs, ont Ă©galement deux jambes, deux yeux, et une tĂÂȘte sur leurs Ă©paules, quoi qu'en ait dit St Augustin, qui, dans son trente-septiĂšme sermon, assure qu'il a vu des acĂ©phales, c'est-Ă -dire des hommes sans tĂÂȘte, des monocules qui n'ont qu'un oeil, et des monopĂšdes qui n'ont qu'une jambe. Pour des anthropopages, j'avoue qu'on en regorge, et que tout le monde l'a Ă©tĂ©. On m'a souvent demandĂ© si les habitants de ce pays immense nommĂ© la Nouvelle-ZĂ©lande, qui sont aujourd'hui les plus barbares de tous les barbares, Ă©taient baptisĂ©s. J'ai rĂ©pondu que je n'en savais rien, que cela pouvait ĂÂȘtre; que les Juifs, qui Ă©taient plus barbares qu'eux, avaient eu deux baptĂÂȘmes au lieu d'un, le baptĂÂȘme de justice et le baptĂÂȘme de domicile. - Vraiment, je les connais, dit M. Goudman, et j'ai eu sur cela de grandes disputes avec ceux qui croient que nous avons inventĂ© le baptĂÂȘme. Non, messieurs, nous n'avons rien inventĂ©, nous n'avons fait que rapetasser... Mais, dites-moi, je vous en prie, monsieur Grou, de quatre-vingts ou cent religions que vous avez vues en chemin, laquelle vous a paru la plus agrĂ©able est-ce celle des ZĂ©landais ou celle des Hottentots? M. Grou C'est celle de l'Ăle d'OtaĂÂŻti, sans aucune comparaison. J'ai parcouru les deux hĂ©misphĂšres; je n'ai rien vu comme OtaĂÂŻti et sa religieuse reine. C'est dans OtaĂÂŻti que la nature habite. Je n'ai vu ailleurs que des masques; je n'ai vu que des fripons qui trompent des sots, des charlatans qui escamotent l'argent des autres pour avoir de l'autoritĂ©, et qui escamotent de l'autoritĂ© pour avoir de l'argent impunĂ©ment; qui vous vendent des toiles d'araignĂ©e pour manger vos perdrix; qui vous promettent richesses et plaisirs quand il n'y aura plus personne, afin que vous tourniez la broche pendant qu'ils existent. Pardieu! il n'en est pas de mĂÂȘme dans l'Ăle d'AĂÂŻti, ou d'OtaĂÂŻti. Cette Ăle est bien plus civilisĂ©e que celle de ZĂ©lande et que le pays des Cafres, et, j'ose dire, que notre Angleterre, parce que la nature l'a favorisĂ©e d'un sol plus fertile; elle lui a donnĂ© l'arbre Ă pain, prĂ©sent aussi utile qu'admirable, qu'elle n'a fait qu'Ă quelques Ăles de la mer du Sud. OtaĂÂŻti possĂšde d'ailleurs beaucoup de volailles, de lĂ©gumes et de fruits. On n'a pas besoin dans un tel pays de manger son semblable; mais il y a un besoin plus naturel, plus doux, plus universel, que la religion d'OtaĂÂŻti ordonne de satisfaire en public. C'est de toutes les cĂ©rĂ©monies religieuses la plus respectable sans doute; j'en ai Ă©tĂ© tĂ©moin, aussi bien que tout l'Ă©quipage de notre vaisseau. Ce ne sont point ici des fables de missionnaires, telles qu'on en trouve quelquefois dans les Lettres Ă©difiantes et curieuses des rĂ©vĂ©rends pĂšres jĂ©suites. Le docteur Jean Hakerovorth achĂšve actuellement de faire imprimer nos dĂ©couvertes dans l'hĂ©misphĂšre mĂ©ridional. J'ai toujours accompagnĂ© M. Banks, ce jeune homme si estimable qui a consacrĂ© son temps et son bien Ă observer la nature vers le pĂÂŽle antarctique, tandis que messieurs Dakins et Wood revenaient des ruines de Palmyre et de Balbek, oĂÂč ils avaient fouillĂ© les plus anciens monuments des arts, et que M. Hamilton apprenait aux Napolitains Ă©tonnĂ©s l'histoire naturelle de leur mont VĂ©suve. Enfin j'ai vu avec messieurs Banks, Solander, Cook, et cent autres, ce que je vais vous raconter. La princesse ObĂ©ira, reine de l'Ăle d'OtaĂÂŻti..." Alors on apporta le cafĂ©, et, dĂšs qu'on l'eut pris, M. Grou continua ainsi son rĂ©cit. Chapitre sixiĂšme "La princesse ObĂ©ira, dis-je, aprĂšs nous avoir comblĂ©s de prĂ©sents avec une politesse digne d'une reine d'Angleterre, fut curieuse d'assister un matin Ă notre service anglican. Nous le cĂ©lĂ©brĂÂąmes aussi pompeusement que nous pĂ»mes. Elle nous invita au sien l'aprĂšs-dĂnĂ©; c'Ă©tait le 14 mai 1769. Nous la trouvĂÂąmes entourĂ©e d'environ mille personnes des deux sexes rangĂ©es en demi-cercle, et dans un silence respectueux. Une jeune fille trĂšs jolie, simplement parĂ©e d'un dĂ©shabillĂ© galant, Ă©tait couchĂ©e sur une estrade qui servait d'autel. La reine ObĂ©ira ordonna Ă un beau garçon d'environ vingt ans d'aller sacrifier. Il prononça une espĂšce de priĂšre, et monta sur l'autel. Les deux sacrificateurs Ă©taient Ă demi nus. La reine, d'un air majestueux, enseignait Ă la jeune victime la maniĂšre la plus convenable de consommer le sacrifice. Tous les OtaĂÂŻtiens Ă©taient si attentifs et si respectueux qu'aucun de nos matelots n'osa troubler la cĂ©rĂ©monie par un rire indĂ©cent. VoilĂ ce que j'ai vu, vous dis-je; voilĂ tout ce que notre Ă©quipage a vu c'est Ă vous d'en tirer les consĂ©quences. - Cette fĂÂȘte sacrĂ©e ne m'Ă©tonne pas, dit le docteur Goudman. Je suis persuadĂ© que c'est la premiĂšre fĂÂȘte que les hommes aient jamais cĂ©lĂ©brĂ©e, et je ne vois pas pourquoi on ne prierait pas Dieu lorsqu'on va faire un ĂÂȘtre Ă son image, comme nous le prions avant les repas qui servent Ă soutenir notre corps. Travailler Ă faire naĂtre une crĂ©ature raisonnable est l'action la plus noble et la plus sainte. C'est ainsi que pensaient les premiers Indiens, qui rĂ©vĂ©rĂšrent le Lingam, symbole de la gĂ©nĂ©ration; les anciens Egyptiens, qui portaient en procession le Phallus; les Grecs, qui Ă©rigĂšrent des temples Ă Priape. S'il est permis de citer la misĂ©rable petite nation juive, grossiĂšre imitatrice de tous ses voisins, il est dit dans ses livres que ce peuple adora Priape, et que la reine mĂšre du roi juif Asa fut sa grande prĂÂȘtresse. "Quoi qu'il en soit, il est trĂšs vraisemblable que jamais aucun peuple n'Ă©tablit ni ne put Ă©tablir un culte par libertinage. La dĂ©bauche s'y glisse quelquefois dans la suite des temps; mais l'institution est toujours innocente et pure. Nos premiĂšres agapes, dans lesquelles les garçons et les filles se baisaient modestement sur la bouche, ne dĂ©gĂ©nĂ©rĂšrent qu'assez tard en rendez-vous et en infidĂ©litĂ©s; et plĂ»t Ă Dieu que je pusse sacrifier avec miss Fidler devant la reine ObĂ©ira en tout bien et en tout honneur! Ce serait assurĂ©ment le plus beau jour et la plus belle action de ma vie." M. Sidrac, qui avait jusque-lĂ gardĂ© le silence, parce que messieurs Goudman et Grou avaient toujours parlĂ©, sortit enfin de sa taciturnitĂ©, et dit "Tout ce que je viens d'entendre me ravit en admiration. La reine ObĂ©ira me paraĂt la premiĂšre reine de l'hĂ©misphĂšre mĂ©ridional; je n'ose dire des deux hĂ©misphĂšres. Mais parmi tant de gloire et tant de fĂ©licitĂ©, il y a un article qui me fait frĂ©mir, et dont M. Goudman vous a dit un mot auquel vous n'avez pas rĂ©pondu. Est-il vrai, M. Grou, que le capitaine Wallis, qui mouilla dans cette Ăle fortunĂ©e avant vous, y porta les deux plus horribles flĂ©aux de la terre, les deux vĂ©roles? - HĂ©las! reprit M. Grou, ce sont les Français qui nous en accusent, et nous en accusons les Français M. Bougainville dit que ce sont ces maudits Anglais qui ont donnĂ© la vĂ©role Ă la reine ObĂ©ira; et M. Cook prĂ©tend que cette reine ne l'a acquise que de M. Bougainville lui-mĂÂȘme. Quoi qu'il en soit, la vĂ©role ressemble aux beaux-arts on ne sait point qui en fut l'inventeur; mais, Ă la longue, ils font le tour de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique et de l'AmĂ©rique. - Il y a longtemps que j'exerce la chirurgie, dit Sidrac, et j'avoue que je dois Ă cette vĂ©role la plus grande partie de ma fortune; mais je ne la dĂ©teste pas moins. Madame Sidrac me la communiqua dĂšs la premiĂšre nuit de ses noces; et, comme c'est une femme excessivement dĂ©licate sur ce qui peut entamer son honneur, elle publia dans tous les papiers publics de Londres qu'elle Ă©tait Ă la vĂ©ritĂ© attaquĂ©e du mal immonde, mais qu'elle l'avait apportĂ© du ventre de madame sa mĂšre, et que c'Ă©tait une ancienne habitude de famille. A quoi pensa ce qu'on appelle la nature, quand elle versa ce poison dans les sources de la vie? On l'a dit, et je le rĂ©pĂšte, c'est la plus Ă©norme et la plus dĂ©testable de toutes les contradictions. Quoi! l'homme a Ă©tĂ© fait, dit-on, Ă l'image de Dieu, finxit in effigiem moderantum cuncta deorum et c'est dans les vaisseaux spermatiques de cette image qu'on a mis la douleur, l'infection, et la mort! Que deviendra ce beau vers de milord Rochester "L'amour ferait adorer Dieu dans un pays d'athĂ©es?" -HĂ©las! dit alors le bon Goudman, j'ai peut-ĂÂȘtre Ă remercier la Providence de n'avoir pas Ă©pousĂ© ma chĂšre miss Fidler car sait-on ce qui serait arrivĂ©? On n'est jamais sĂ»r de rien dans ce monde. En tout cas, M. Sidrac, vous m'avez promis votre aide dans tout ce qui concernerait ma vessie. - Je suis Ă votre service, rĂ©pondit Sidrac; mais il faut chasser ces mauvaises pensĂ©es." Goudman, en parlant ainsi, semblait prĂ©voir sa destinĂ©e. Chapitre septiĂšme Le lendemain, les trois philosophes agitĂšrent la grande question quel est le premier mobile de toutes les actions des hommes? Goudman, qui avait toujours sur le coeur la perte de son bĂ©nĂ©fice et de sa bien-aimĂ©e, dit que le principe de tout Ă©tait l'amour et l'ambition. Grou, qui avait vu plus de pays, dit que c'Ă©tait l'argent; et le grand anatomiste Sidrac assura que c'Ă©tait la chaise percĂ©e. Les deux convives demeurĂšrent tout Ă©tonnĂ©s; et voici comme le savant Sidrac prouva sa thĂšse. "J'ai toujours observĂ© que toutes les affaires de ce monde dĂ©pendaient de l'opinion et de la volontĂ© d'un principal personnage, soit roi, soit premier ministre, soit premier commis. Or cette opinion et cette volontĂ© sont l'effet immĂ©diat de la maniĂšre dont les esprits animaux se filtrent dans le cervelet, et de lĂ dans la moelle allongĂ©e; ces esprits animaux dĂ©pendent de la circulation du sang; ce sang dĂ©pend de la formation du chyle; ce chyle s'Ă©labore dans le rĂ©seau du mĂ©sentĂšre; ce mĂ©sentĂšre est attachĂ© aux intestins par des filets trĂšs dĂ©liĂ©s; ces intestins, s'il m'est permis de le dire, sont remplis de merde. Or, malgrĂ© les trois fortes tuniques dont chaque intestin est vĂÂȘtu, il est percĂ© comme un crible; car tout est Ă jour dans la nature, et il n'y a grain de sable si imperceptible qui n'ait plus de cinq cents pores. On ferait passer mille aiguilles Ă travers un boulet de canon si on en trouvait d'assez fines et d'assez fortes. Qu'arrive-t-il donc Ă un homme constipĂ©? Les Ă©lĂ©ments les plus tĂ©nus, les plus dĂ©licats de sa merde se mĂÂȘlent au chyle dans les veines d'Azellius, vont Ă la veine-porte et dans le rĂ©servoir de Paquet. Elles passent dans la sous-claviĂšre; elles entrent dans le coeur de l'homme le plus galant, de la femme la plus coquette. C'est une rosĂ©e d'Ă©tron dessĂ©chĂ© qui court dans tout son corps. Si cette rosĂ©e inonde les parenchymes; les vaisseaux et les glandes d'un atrabilaire, sa mauvaise humeur devient fĂ©rocitĂ©; le blanc de ses yeux est d'un sombre ardent; ses lĂšvres sont collĂ©es l'une sur l'autre; la couleur de son visage a des teintes brouillĂ©es. Il semble qu'il vous menace ne l'approchez pas, et, si c'est un ministre d'Etat, gardez-vous de lui prĂ©senter une requĂÂȘte. Il ne regarde tout papier que comme un secours dont il voudrait bien se servir selon l'ancien et abominable usage des gens d'Europe. Informez-vous adroitement de son valet de chambre favori si monseigneur a poussĂ© sa selle le matin. Ceci est plus important qu'on ne pense. La constipation a produit quelquefois les scĂšnes les plus sanglantes. Mon grand-pĂšre, qui est mort centenaire, Ă©tait apothicaire de Cromwell; il m'a contĂ© souvent que Cromwell n'avait pas Ă©tĂ© Ă la garde-robe depuis huit jours lorsqu'il fit couper la tĂÂȘte Ă son roi. Tous les gens un peu instruits des affaires du continent savent que l'on avertit souvent le duc de Guise le BalafrĂ© de ne pas fĂÂącher Henri III en hiver pendant un vent de nord-est. Ce monarque n'allait alors Ă la garde-robe qu'avec une difficultĂ© extrĂÂȘme. Ses matiĂšres lui montaient Ă la tĂÂȘte; il Ă©tait capable, dans ces temps-lĂ , de toutes les violences. Le duc de Guise ne crut pas un si sage conseil que lui en arriva-t-il? son frĂšre et lui furent assassinĂ©s. Charles IX, son prĂ©dĂ©cesseur, Ă©tait l'homme le plus constipĂ© de son royaume. Les conduits de son cĂÂŽlon et de son rectum Ă©taient si bouchĂ©s qu'Ă la fin son sang jaillit par ses pores. On ne sait que trop que ce tempĂ©rament aduste fut une des principales causes de la St BarthĂ©lemy. Au contraire les personnes qui ont de l'embonpoint, les entrailles veloutĂ©es; le cholĂ©doque coulant, le mouvement pĂ©ristaltique aisĂ© et rĂ©gulier, qui s'acquittent tous les matins; dĂšs qu'elles ont dĂ©jeunĂ©, d'une bonne selle aussi aisĂ©ment qu'on crache; ces personnes favorites de la nature sont douces, affables, gracieuses, prĂ©venantes, compatissantes, officieuses. Un non dans leur bouche a plus de grĂÂące qu'un oui dans la bouche d'un constipĂ©. La garde-robe a tant d'empire qu'un dĂ©voiement rend souvent un homme pusillanime. La dysenterie ĂÂŽte le courage. Ne proposez pas Ă un homme affaibli par l'insomnie, par une fiĂšvre lente, et par cinquante dĂ©jections putrides, d'aller attaquer une demi-lune en plein jour. C'est pourquoi je ne puis croire que toute notre armĂ©e eut la dysenterie Ă la bataille d'Azincourt, comme on le dit, et qu'elle remporta la victoire culottes bas. Quelques soldats auront eu le dĂ©voiement pour s'ĂÂȘtre gorgĂ©s de mauvais raisins dans la route, et les historiens auront dit que toute l'armĂ©e malade se battit Ă cul nu, et que, pour ne pas le montrer aux petits-maĂtres français, elle les battit Ă plate couture, selon l'expression du jĂ©suite Daniel. Et voilĂ justement comme on Ă©crit l'histoire. C'est ainsi que les Français ont tous rĂ©pĂ©tĂ©, les uns aprĂšs les autres, que notre grand Edouard III se fit livrer six bourgeois de Calais, la corde au cou, pour les faire pendre, parce qu'ils avaient osĂ© soutenir le siĂšge avec courage, et que sa femme obtint enfin leur pardon par ses larmes. Ces romanciers ne savent pas que c'Ă©tait la coutume dans ces temps barbares que les bourgeois se prĂ©sentassent devant leur vainqueur, la corde au cou, quand ils l'avaient arrĂÂȘtĂ© trop longtemps devant une bicoque. Mais certainement le gĂ©nĂ©reux Edouard n'avait nulle envie de serrer le cou de ces six otages, qu'il combla de prĂ©sents et d'honneurs. Je suis las de toutes les fadaises dont tant d'historiens prĂ©tendus ont farci leurs chroniques, et de toutes les batailles qu'ils ont si mal dĂ©crites. J'aime autant croire que GĂ©dĂ©on remporta une victoire signalĂ©e avec trois cents cruches. Je ne lis plus, Dieu merci, que l'histoire naturelle, pourvu qu'un Burnet, et un Whiston, et un Woodward, ne m'ennuient plus de leurs maudits systĂšmes; qu'un Maillet ne me dise plus que la mer d'Irlande a produit le mont Caucase, et que notre globe est de verre; pourvu qu'on ne me donne pas de petits joncs aquatiques pour des animaux voraces, et le corail pour des insectes; pourvu que des charlatans ne me donnent pas insolemment leurs rĂÂȘveries pour des vĂ©ritĂ©s. Je fais plus de cas d'un bon rĂ©gime qui entretient mes humeurs en Ă©quilibre, et qui me procure une digestion louable et un sommeil plein. Buvez chaud quand il gĂšle, buvez frais dans la canicule; rien de trop ni de trop peu en tout genre; digĂ©rez, dormez, ayez du plaisir; et moquez-vous du reste." Chapitre huitiĂšme Comme M. Sidrac profĂ©rait ces sages paroles, on vint avertir M. Goudman que l'intendant du feu comte de Chesterfield Ă©tait Ă la porte dans son carrosse, et demandait Ă lui parler pour une affaire trĂšs pressante. Goudman court pour recevoir les ordres de monsieur l'intendant, qui, l'ayant priĂ© de monter, lui dit "Monsieur, vous savez sans doute ce qui arriva Ă M. et Mme Sidrac la premiĂšre nuit de leur noces? - Oui, monsieur; il me contait tout Ă l'heure cette petite aventure. - Eh bien! il en est arrivĂ© tout autant Ă la belle mademoiselle Fidler et Ă M. le curĂ©, son mari. Le lendemain ils se sont battus; le surlendemain, ils se sont sĂ©parĂ©s, et on a ĂÂŽtĂ© Ă M. le curĂ© son bĂ©nĂ©fice. J'aime la Fidler, je sais qu'elle vous aime; elle ne me hait pas. Je suis au-dessus de la petite disgrĂÂące qui est cause de son divorce. Je suis amoureux et intrĂ©pide. CĂ©dez-moi miss Fidler, et je vous fais avoir la cure, qui vaut cent cinquante guinĂ©es de revenu. Je ne vous donne que dix minutes pour y rĂÂȘver. - Monsieur, la proposition est dĂ©licate je vais consulter mes philosophes Sidrac et Grou; je suis Ă vous sans tarder." Il revole Ă ses deux conseillers. "Je vois, dit-il que la digestion ne dĂ©cide pas seule des affaires de ce monde, et que l'amour, l'ambition et l'argent y ont beaucoup de part." Il leur expose le cas et les prie de le dĂ©terminer sur-le-champ. Tous deux conclurent qu'avec cent cinquante guinĂ©es il aurait toutes les filles de sa paroisse, et encore miss Fidler par-dessus le marchĂ©. Goudman sentit la sagesse de cette dĂ©cision; il eut la cure, il eut miss Fidler en secret, ce qui Ă©tait bien plus doux que de l'avoir pour femme. M. Sidrac lui prodigua ses bons offices dans l'occasion. Il est devenu un des plus terribles prĂÂȘtres de l'Angleterre, et il est plus persuadĂ© que jamais de la fatalitĂ© qui gouverne toutes les choses de ce monde. L'Histoire de Jenni ou le sage et l'athĂ©e par M. Sherloc, traduit par M. de la Caille Chapitre premier Vous me demandez, monsieur, quelques dĂ©tails sur notre ami le respectable Freind, et sur son Ă©trange fils. Le loisir dont je jouis enfin aprĂšs la retraite de milord Peterborou me permet de vous satisfaire. Vous serez aussi Ă©tonnĂ© que je l'ai Ă©tĂ©, et vous partagerez tous mes sentiments. Vous n'avez guĂšre vu ce jeune et malheureux Jenni, ce fils unique de Freind, que son pĂšre mena avec lui en Espagne lorsqu'il Ă©tait chapelain de notre armĂ©e, en 1705. Vous partĂtes pour Alep avant que milord assiĂ©geĂÂąt Barcelone; mais vous avez raison de me dire que Jenni Ă©tait de la figure la plus aimable et la plus engageante, et qu'il annonçait du courage et de l'esprit. Rien n'est plus vrai; on ne pouvait le voir sans l'aimer. Son pĂšre l'avait d'abord destinĂ© Ă l'Eglise; mais le jeune homme ayant marquĂ© de la rĂ©pugnance pour cet Ă©tat, qui demande tant d'art, de mĂ©nagement, et de finesse, ce pĂšre sage aurait cru faire un crime et une sottise de forcer la nature. Jenni n'avait pas encore vingt ans. Il voulut absolument servir en volontaire Ă l'attaque du Mont-Jouy, que nous emportĂÂąmes, et oĂÂč le prince de Hesse fut tuĂ©. Notre pauvre Jenni, blessĂ©, fut prisonnier et menĂ© dans la ville. Voici un rĂ©cit trĂšs fidĂšle de ce qui lui arriva depuis l'attaque de Mont-Jouy jusqu'Ă la prise de Barcelone. Cette relation est d'une Catalane un peu trop libre et trop naĂÂŻve; de tels Ă©crits ne vont point jusqu'au coeur du sage. Je pris cette relation chez elle lorsque j'entrai dans Barcelone Ă la suite de milord Peterborou. Vous la lirez sans scandale comme un portrait fidĂšle des moeurs du pays. Aventure d'un jeune anglais nommĂ© Jenni, Ă©crite de la main de dona las Nalgas Lorsqu'on nous dit que les mĂÂȘmes sauvages qui Ă©taient venus, par l'air, d'une Ăle inconnue, nous prendre Gibraltar, venaient assiĂ©ger notre belle ville de Barcelone, nous commençĂÂąmes par faire des neuvaines Ă la sainte Vierge de ManrĂšze; ce qui est assurĂ©ment la meilleure maniĂšre de se dĂ©fendre. Ce peuple, qui venait nous attaquer de si loin, s'appelle d'un nom qu'il est difficile de prononcer, car c'est English. Notre rĂ©vĂ©rend pĂšre inquisiteur don Jeronimo Bueno Caracucarador prĂÂȘcha contre ces brigands. Il lança contre eux une excommunication majeure dans Notre-Dame d'Elpino. Il nous assura que les English avaient des queues de singes, des pattes d'ours, et des tĂÂȘtes de perroquets; qu'Ă la vĂ©ritĂ© ils parlaient quelquefois comme les hommes, mais qu'ils sifflaient presque toujours; que de plus ils Ă©taient notoirement hĂ©rĂ©tiques; que la Ste Vierge, qui est trĂšs favorable aux autres pĂ©cheurs et pĂ©cheresses, ne pardonnait jamais aux hĂ©rĂ©tiques, et que par consĂ©quent ils seraient tous infailliblement exterminĂ©s, surtout s'ils se prĂ©sentaient devant le Mont-Jouy. A peine avait-il fini son sermon que nous apprĂmes que le Mont-Jouy Ă©tait pris d'assaut. Le soir, on nous conta qu'Ă cet assaut nous avions blessĂ© un jeune English, et qu'il Ă©tait entre nos mains. On cria dans toute la ville Vittoria, vittoria et on fit des illuminations. La dona Boca Vermeja, qui avait l'honneur d'ĂÂȘtre maĂtresse rĂ©vĂ©rend pĂšre inquisiteur, eut une extrĂÂȘme envie de voir comment un animal english et hĂ©rĂ©tique Ă©tait fait. C'Ă©tait mon intime amie. J'Ă©tais aussi curieuse qu'elle. Mais il fallut attendre qu'il fĂ»t guĂ©ri de sa blessure; ce qui ne tarda pas. Nous sĂ»mes bientĂÂŽt aprĂšs qu'il devait prendre les bains chez mon cousin germain Elvob le baigneur, qui est, comme on sait, le meilleur chirurgien de la ville. L'impatience de voir ce monstre redoubla dans mon amie Boca Vermeja. Nous n'eĂ»mes point de cesse, point de repos, nous n'en donnĂÂąmes point Ă mon cousin le baigneur, jusqu'Ă ce qu'il nous eĂ»t cachĂ©es dans une petite garde-robe, derriĂšre une jalousie par laquelle on voyait la baignoire. Nous y entrĂÂąmes sur la pointe du pied, sans faire aucun bruit, sans parler, sans oser respirer, prĂ©cisĂ©ment dans le temps que l'English sortait de l'eau. Son visage n'Ă©tait pas tournĂ© vers nous; il ĂÂŽta un petit bonnet sous lequel Ă©taient renouĂ©s ses cheveux blonds, qui descendirent en grosses boucles sur la plus belle chute de reins que j'aie vue de ma vie; ses bras, ses cuisses, ses jambes, me parurent d'un charnu, d'un fini, d'une Ă©lĂ©gance qui approche, Ă mon grĂ©, l'Apollon du BelvĂ©dĂšre de Rome, dont la copie est chez mon oncle le sculpteur. Dona Boca Vermeja Ă©tait extasiĂ©e de surprise et d'enchantement. J'Ă©tais saisie comme elle; je ne pus m'empĂÂȘcher de dire Oh che bermoso muchacho! Ces paroles, qui m'Ă©chappĂšrent, firent tourner le jeune homme. Ce fut bien pis alors; nous vĂmes le visage d'Adonis sur le corps d'un jeune Hercule. Il s'en fallut peu que dona Boca Vermeja ne tombĂÂąt Ă la renverse, et moi aussi. Ses yeux s'allumĂšrent et se couvrirent d'une lĂ©gĂšre rosĂ©e, Ă travers laquelle on entrevoyait des traits de flamme. Je ne sais ce qui arriva aux miens. Quand elle fut revenue Ă elle "St Jacques, me dit-elle, et Ste Vierge! est-ce ainsi que sont faits les hĂ©rĂ©tiques? Eh! qu'on nous a trompĂ©es!" Nous sortĂmes le plus tard que nous pĂ»mes. Boca Vermeja fut bientĂÂŽt Ă©prise du plus violent amour pour le monstre hĂ©rĂ©tique. Elle est plus belle que moi, je l'avoue; et j'avoue aussi que je me sentis doublement jalouse. Je lui reprĂ©sentai qu'elle se damnait en trahissant le rĂ©vĂ©rend pĂšre inquisiteur don Jeronimo Bueno Caracucarador pour un English. "Ah! ma chĂšre Las Nalgas, me dit-elle car Las Nalgas est mon nom, je trahirais MelchisĂ©dech pour ce beau jeune homme." Elle n'y manqua pas, et, puisqu'il faut tout dire, je donnai secrĂštement plus de la dĂme des offrandes. Un des familiers de l'Inquisition, qui entendait quatre messes par jour pour obtenir de Notre-Dame de ManrĂšze la destruction des English, fut instruit de nos actes de dĂ©votion. Le rĂ©vĂ©rend pĂšre don Caracucarador nous donna le fouet Ă toutes deux. Il fit saisir notre cher English par vingt-quatre alguazils de la Ste Hermandad. Jenni en tua cinq, et fut pris par les dix-neuf qui restaient. On le fit reposer dans un caveau bien frais. Il fut destinĂ© Ă ĂÂȘtre brĂ»lĂ© le dimanche suivant en cĂ©rĂ©monie, ornĂ© d'un grand san-benito et d'un bonnet en pain de sucre, en l'honneur de notre Sauveur et de la vierge Marie sa mĂšre. Don Caracucarador prĂ©para un beau sermon; mais il ne put le prononcer, car le dimanche mĂÂȘme la ville fut prise Ă quatre heures du matin. Ici finit le rĂ©cit de dona Las Nalgas. C'Ă©tait une femme qui ne manquait pas d'un certain esprit que les Espagnols appellent agudezza. Chapitre second. Suite des aventures du jeune anglais Jenni et de celles de M. son pĂšre, docteur en thĂ©ologie, membre du parlement et de la sociĂ©tĂ© royale Vous savez quelle admirable conduite tint le comte de Peterborou dĂšs qu'il fut maĂtre de Barcelone; comme il empĂÂȘcha le pillage; avec quelle sagacitĂ© prompte il mit ordre Ă tout; comme il arracha la duchesse de Popoli des mains de quelques soldats allemands ivres, qui la volaient et qui la violaient. Mais vous peindrez-vous bien la surprise, la douleur, l'anĂ©antissement, la colĂšre, les larmes, les transports de notre ami Freind, quand il apprit que Jenni Ă©tait dans les cachots du Saint-Office, et que son bĂ»cher Ă©tait prĂ©parĂ©? Vous savez que les tĂÂȘtes les plus froides sont les plus animĂ©es dans les grandes occasions. Vous eussiez vu ce pĂšre, que vous avez connu si grave et si imperturbable, voler Ă l'antre de l'Inquisition plus vite que nos chevaux de race ne courent Ă Newmarket. Cinquante soldats, qui le suivaient hors d'haleine, Ă©taient toujours Ă deux cents pas de lui. Il arrive, il entre dans la caverne. Quel moment! que de pleurs et que de joie! Vingt victimes destinĂ©es Ă la mĂÂȘme cĂ©rĂ©monie que Jenni sont dĂ©livrĂ©es. Tous ces prisonniers s'arment; tous se joignent Ă nos soldats; ils dĂ©molissent le saint-office en dix minutes et dĂ©jeunent sur ses ruines avec le vin et les jambons des inquisiteurs. Au milieu de ce fracas, et des fanfares, et des tambours, et du retentissement de quatre cents canons qui annonçaient notre victoire Ă la Catalogne, notre ami Freind avait repris la tranquillitĂ© que vous lui connaissez. Il Ă©tait calme comme l'air dans un beau jour aprĂšs un orage. Il Ă©levait Ă Dieu un coeur aussi serein que son visage, lorsqu'il vit sortir du soupirail d'une cave un spectre noir en surplis, qui se jeta Ă ses pieds et qui lui criait misĂ©ricorde. "Qui es-tu? lui dit notre ami; viens-tu de l'enfer? - A peu prĂšs, rĂ©pondit l'autre; je suis don JĂ©ronimo Bueno Caracucarador, inquisiteur pour la foi; je vous demande trĂšs humblement pardon d'avoir voulu cuire monsieur votre fils en place publique je le prenais pour un juif. - Eh! quand il serait juif, rĂ©pondit notre ami avec son sang-froid ordinaire, vous sied-il bien, monsieur Caracucarador, de cuire des gens parce qu'ils sont descendus d'une race qui habitait autrefois un petit canton pierreux tout prĂšs du dĂ©sert de Syrie? Que vous importe qu'un homme ait un prĂ©puce ou qu'il n'en ait pas, et qu'il fasse sa pĂÂąque dans la pleine lune rousse, ou le dimanche d'aprĂšs? Cet homme est juif, donc il faut que je le brĂ»le, et tout son bien m'appartient voilĂ un trĂšs mauvais argument; on ne raisonne point ainsi dans la SociĂ©tĂ© royale de Londres. "Savez-vous bien, monsieur Caracucarador, que JĂ©sus-Christ Ă©tait juif, qu'il naquit, vĂ©cut, et mourut juif; qu'il fit sa pĂÂąque en juif dans la pleine lune; que tous ses apĂÂŽtres Ă©taient juifs; qu'ils allĂšrent dans le temple juif aprĂšs son malheur, comme il est dit expressĂ©ment; que les quinze premiers Ă©vĂÂȘques secrets de JĂ©rusalem Ă©taient juifs? Mon fils ne l'est pas, il est anglican quelle idĂ©e vous a passĂ© par la tĂÂȘte de le brĂ»ler?" L'inquisiteur Caracucarador, Ă©pouvantĂ© de la science de M. Freind, et toujours prosternĂ© Ă ses pieds, lui dit "HĂ©las! nous ne savions rien de tout cela dans l'universitĂ© de Salamanque. Pardon, encore une fois; mais la vĂ©ritable raison est que monsieur votre fils m'a pris ma maĂtresse Boca Vermeja. - Ah! s'il vous a pris votre maĂtresse, repartit Freind, c'est autre chose il ne faut jamais prendre le bien d'autrui. Il n'y a pourtant pas lĂ une raison suffisante, comme dit Leibniz, pour brĂ»ler un jeune homme. Il faut proportionner les peines aux dĂ©lits. Vous autres, chrĂ©tiens de delĂ la mer britannique en tirant vers le sud, vous avez plus tĂÂŽt fait cuire un de vos frĂšres, soit le conseiller Anne Dubourg, soit Michel Servet, soit tous ceux qui furent ards sous Philippe second surnommĂ© le discret, que nous ne faisons rĂÂŽtir un rosbif Ă Londres. Mais qu'on m'aille chercher mademoiselle Boca Vermeja, et que je sache d'elle la vĂ©ritĂ©." Boca Vermeja fut amenĂ©e pleurante, et embellie par ses larmes comme c'est l'usage. "Est-il vrai, mademoiselle, que vous aimiez tendrement don Caracucarador, et que mon fils Jenni vous ait prise Ă force? - A force! monsieur l'Anglais! c'Ă©tait assurĂ©ment du meilleur de mon coeur. Je n'ai jamais rien vu de si beau et de si aimable que monsieur votre fils; et je vous trouve bien heureux d'ĂÂȘtre son pĂšre. C'est moi qui lui ai fait toutes les avances; il les mĂ©rite bien je le suivrai jusqu'au bout du monde, si le monde a un bout. J'ai toujours, dans le fond de mon ĂÂąme, dĂ©testĂ© ce vilain inquisiteur; il m'a fouettĂ©e presque jusqu'au sang, moi et mademoiselle Las Nalgas. Si vous voulez me rendre la vie douce, vous ferez pendre ce scĂ©lĂ©rat de moine Ă ma fenĂÂȘtre, tandis que je jurerai Ă monsieur votre fils un amour Ă©ternel heureuse si je pouvais jamais lui donner un fils qui vous ressemble!" En effet, pendant que Boca Vermeja prononçait ces paroles naĂÂŻves, milord Peterborou envoyait chercher l'inquisiteur Caracucarador pour le faire pendre. Vous ne serez pas surpris quand je vous dirai que M. Freind s'y opposa fortement. "Que votre juste colĂšre, dit-il, respecte votre gĂ©nĂ©rositĂ© il ne faut jamais faire mourir un homme que quand la chose est absolument nĂ©cessaire pour le salut du prochain. Les Espagnols diraient que les Anglais sont des barbares qui tuent tous les prĂÂȘtres qu'ils rencontrent. Cela pourrait faire grand tort Ă monsieur l'archiduc, pour lequel vous venez de prendre Barcelone. Je suis assez content que mon fils soit sauvĂ©, et que ce coquin de moine soit hors d'Ă©tat d'exercer ses fonctions inquisitoriales." Enfin le sage et charitable Freind en dit tant que milord se contenta de faire fouetter Caracucarador; comme ce misĂ©rable avait fait fouetter miss Boca Vermeja et miss Las Nalgas. Tant de clĂ©mence toucha le coeur des Catalans. Ceux qui avaient Ă©tĂ© dĂ©livrĂ©s des cachots de l'Inquisition conçurent que notre religion valait infiniment mieux que la leur. Ils demandĂšrent presque tous Ă ĂÂȘtre reçus dans l'Eglise anglicane; et mĂÂȘme quelques bacheliers de l'universitĂ© de Salamanque, qui se trouvaient dans Barcelone, voulurent ĂÂȘtre Ă©clairĂ©s. La plupart le furent bientĂÂŽt. Il n'y en eut qu'un seul nommĂ© don Inigo y Medroso y Comodios y Papalamiendo, qui fut un peu rĂ©tif. Voici le prĂ©cis de la dispute honnĂÂȘte que notre cher ami Freind et le bachelier don Papalamiendo eurent ensemble en prĂ©sence de milord Peterborou. On appela cette conversation familiĂšre le dialogue des Mais. Vous verrez aisĂ©ment pourquoi, en le lisant. Chapitre troisiĂšme. PrĂ©cis de la controverse des MAIS entre M. Freind et Don Inigo y Medroso y Papalamiendo, Bachelier de Salamanque Le Bachelier Mais, monsieur, malgrĂ© toutes les belles choses que vous venez de me dire, vous m'avouerez que votre Eglise anglicane, si respectable, n'existait pas avant don Luther et avant don Oecolampade. Vous ĂÂȘtes tout nouveaux, donc vous n'ĂÂȘtes pas de la maison. Freind C'est comme si on me disait que je ne suis pas le fils de mon grand-pĂšre, parce qu'un collatĂ©ral, demeurant en Italie, s'Ă©tait emparĂ© de son testament et de mes titres. Je les ai heureusement retrouvĂ©s, et il est clair que je suis le petit-fils de mon grand-pĂšre. Nous sommes, vous et moi, de la mĂÂȘme famille, Ă cela prĂšs que nous autres Anglais nous lisons le testament de notre grand-pĂšre dans notre propre langue, et qu'il vous est dĂ©fendu de le lire dans la vĂÂŽtre. Vous ĂÂȘtes esclaves d'un Ă©tranger, et nous ne sommes soumis qu'Ă notre raison. Le Bachelier Mais si votre raison vous Ă©gare?... car enfin vous ne croyez point Ă notre universitĂ© de Salamanque, laquelle a dĂ©clarĂ© l'infaillibilitĂ© du pape, et son droit incontestable sur le passĂ©, le prĂ©sent, le futur, et le paulo-post-futur. Freind HĂ©las! les apĂÂŽtres n'y croyaient pas non plus. Il est Ă©crit que ce Pierre, qui renia son maĂtre JĂ©sus, fut sĂ©vĂšrement tancĂ© par Paul. Je n'examine point ici lequel des deux avait tort; ils l'avaient peut-ĂÂȘtre tous deux, comme il arrive dans presque toutes les querelles; mais enfin il n'y a pas un seul endroit dans les Actes des apĂÂŽtres oĂÂč Pierre soit regardĂ© comme le maĂtre de ses compagnons et du paulo-post-futur. Le Bachelier Mais certainement St Pierre fut archevĂÂȘque de Rome, car Sanchez nous enseigne que ce grand homme y arriva du temps de NĂ©ron, et qu'il y occupa le trĂÂŽne archiĂ©piscopal pendant vingt-cinq ans sous ce mĂÂȘme NĂ©ron, qui n'en rĂ©gna que treize. De plus il est de foi; et c'est don Grillandus, le prototype de l'Inquisition, qui l'affirme car nous ne lisons jamais la sainte Bible, il est de foi, dis-je, que St Pierre Ă©tait Ă Rome une certaine annĂ©e; car il date une de ses lettres de Babylone; car puisque Babylone est visiblement l'anagramme de Rome, il est clair que le pape est de droit divin le maĂtre de toute la terre; car, de plus, tous les licenciĂ©s de Salamanque ont dĂ©montrĂ© que Simon Vertu-Dieu, premier sorcier, conseiller d'Etat de l'empereur NĂ©ron, envoya faire des compliments par son chien Ă St Simon Barjone, autrement dit St Pierre, dĂšs qu'il fut Ă Rome; que St Pierre, n'Ă©tant pas moins poli, envoya aussi son chien complimenter Simon Vertu-Dieu; qu'ensuite ils jouĂšrent Ă qui ressusciterait le plus tĂÂŽt un cousin germain de NĂ©ron, que Simon Vertu-Dieu ne ressuscita son mort qu'Ă moitiĂ©, et que Simon Barjone gagna la partie en ressuscitant le cousin tout Ă fait; que Vertu-Dieu voulut avoir sa revanche en volant dans les airs comme St DĂ©dale, et que St Pierre lui cassa les deux jambes en le faisant tomber. C'est pourquoi St Pierre reçut la couronne du martyre, la tĂÂȘte en bas et les jambes en haut; donc il est dĂ©montrĂ© a posteriori que notre saint-pĂšre le pape doit rĂ©gner sur tous ceux qui ont des couronnes sur la tĂÂȘte, et qu'il est le maĂtre du passĂ©, du prĂ©sent, et de tous les futurs du monde. Freind Il est clair que toutes ces choses arrivĂšrent dans le temps oĂÂč Hercule, d'un tour de main, sĂ©para les deux montagnes, CalpĂ©e et Abila, et passa le dĂ©troit de Gibraltar dans son gobelet; mais ce n'est pas sur ces histoires, tout authentiques qu'elles sont, que nous fondons notre religion c'est sur l'Evangile. Le Bachelier Mais, monsieur, sur quels endroits de l'Evangile? Car j'ai lu une partie de cet Evangile dans nos cahiers de thĂ©ologie. Est-ce sur l'ange descendu des nuĂ©es pour annoncer Ă Marie qu'elle sera engrossĂ©e par le St Esprit? Est-ce sur le voyage des trois rois et d'une Ă©toile? sur le massacre de tous les enfants du pays? sur la peine que prit le diable d'emporter Dieu dans le dĂ©sert, au faĂte du temple et Ă la cime d'une montagne, dont on dĂ©couvrait tous les royaumes de la terre? sur le miracle de l'eau changĂ©e en vin Ă une noce de village? sur le miracle de deux mille cochons que le diable noya dans un lac par ordre de JĂ©sus sur ... Freind Monsieur, nous respectons toutes ces choses, parce qu'elles sont dans l'Evangile, et nous n'en parlons jamais, parce qu'elles sont trop au-dessus de la faible raison humaine. Le Bachelier Mais on dit que vous n'appelez jamais la Ste Vierge mĂšre de Dieu. Freind Nous la rĂ©vĂ©rons, nous la chĂ©rissons; mais nous croyons qu'elle se soucie peu des titres qu'on lui donne ici-bas. Elle n'est jamais nommĂ©e mĂšre de Dieu dans l'Evangile. Il y eut une grande dispute, en 431, Ă un concile d'EphĂšse, pour savoir si Marie Ă©tait thĂ©otocos, et si, JĂ©sus-Christ Ă©tant Dieu Ă la fois et fils de Marie, il se pouvait que Marie fĂ»t Ă la fois mĂšre de Dieu le PĂšre et de Dieu le Fils. Nous n'entrons point dans ces querelles d'EphĂšse, et la SociĂ©tĂ© royale de Londres ne s'en mĂÂȘle pas. Le Bachelier Mais, monsieur, vous me donnez lĂ du thĂ©otocos! qu'est-ce que thĂ©otocos, s'il vous plaĂt? Freind Cela signifie mĂšre de Dieu. Quoi! vous ĂÂȘtes bachelier de Salamanque, et vous ne savez pas le grec? Le Bachelier Mais le grec, le grec! de quoi cela peut-il servir Ă un Espagnol? Mais, monsieur, croyez-vous que JĂ©sus ait une nature, une personne et une volontĂ©? ou deux natures, deux personnes, et deux volontĂ©s? ou une volontĂ©, une nature, et deux personnes? ou deux volontĂ©s, deux personnes, et une nature? ou... Freind Ce sont encore les affaires d'EphĂšse; cela ne nous importe en rien. Le Bachelier Mais qu'est-ce donc qui vous importe? Pensez-vous qu'il n'y ait que trois personnes en Dieu, ou qu'il y ait trois dieux en une personne? La seconde personne procĂšde-t-elle de la premiĂšre personne, et la troisiĂšme procĂšde-t-elle des deux autres, ou de la seconde intrinsecus, ou de la premiĂšre seulement? Le Fils a-t-il tous les attributs du PĂšre, exceptĂ© la paternitĂ©? et cette troisiĂšme personne vient-elle par infusion, ou par identification, ou par spiration? Freind L'Evangile n'agite pas cette question, et jamais saint Paul n'Ă©crit le nom de TrinitĂ©. Le Bachelier Mais vous me parler toujours de l'Evangile, et jamais de St Bonaventure, ni d'Albert le Grand, ni de Tambourini, ni de Grillandus, ni d'Escobar. Freind C'est que je ne suis ni dominicain, ni cordelier, ni jĂ©suite; je me contente d'ĂÂȘtre chrĂ©tien. Le Bachelier Mais si vous ĂÂȘtes chrĂ©tien, dites-moi, en conscience, croyez-vous que le reste des hommes soit damnĂ© Ă©ternellement? Freind Ce n'est point Ă moi Ă mesurer la justice de Dieu et sa misĂ©ricorde. Le Bachelier Mais enfin, si vous ĂÂȘtes chrĂ©tien, que croyez-vous donc? Freind Je crois, avec JĂ©sus-Christ, qu'il faut aimer Dieu et son prochain, pardonner les injures et rĂ©parer ses torts. Croyez-moi, adorez Dieu, soyez juste et bienfaisant voilĂ tout l'homme. Ce sont lĂ les maximes de JĂ©sus. Elles sont si vraies qu'aucun lĂ©gislateur, aucun philosophe n'a jamais eu d'autres principes avant lui, et qu'il est impossible qu'il y en ait d'autres. Ces vĂ©ritĂ©s n'ont jamais eu et ne peuvent avoir pour adversaires que nos passions. Le Bachelier Mais... ah! ah! Ă propos de passions, est-il vrai que vos Ă©vĂÂȘques, vos prĂÂȘtres, et vos diacres, vous ĂÂȘtes tous mariĂ©s? Freind Cela est vrai. St Joseph, qui passa pour ĂÂȘtre pĂšre de JĂ©sus, Ă©tait mariĂ©. Il eut pour fils Jacques le Mineur, surnommĂ© Oblia, frĂšre de notre Seigneur; lequel, aprĂšs la mort de JĂ©sus, passa sa vie dans le temple. St Paul, le grand St Paul, Ă©tait mariĂ©. Le bachelier Mais Grillandus et Molina disent le contraire. Freind Molina et Grillandus diront tout ce qu'ils voudront, j'aime mieux croire St Paul lui-mĂÂȘme, car il dit dans sa premiĂšre aux Corinthiens "N'avons-nous pas le droit de boire et de manger Ă vos dĂ©pens? N'avons-nous pas le droit de mener avec nous nos femmes, notre soeur, comme font les autres apĂÂŽtres et les frĂšres de notre Seigneur et CĂ©phas? Va-t-on jamais Ă la guerre Ă ses dĂ©pens? Quand on a plantĂ© une vigne, n'en mange-t-on pas le fruit?" etc. Le bachelier Mais, monsieur, est-il bien vrai que St Paul ait dit cela? Freind Oui, il a dit cela, et il en a dit bien d'autres. Le bachelier Mais quoi! ce prodige, cet exemple de la grĂÂące efficace!... Freind Il est vrai, monsieur, que sa conversion Ă©tait un grand prodige. J'avoue que, suivant les Actes des apĂÂŽtres, il avait Ă©tĂ© le plus cruel satellite des ennemis de JĂ©sus. Les Actes disent qu'il servit Ă lapider St Etienne; il dit lui-mĂÂȘme que, quand les Juifs faisaient mourir un suivant de JĂ©sus, c'Ă©tait lui qui portait la sentence, detuli sententiam. J'avoue qu'Abdias, son disciple, et Jules Africain, son traducteur, l'accusent aussi d'avoir fait mourir Jacques Oblia, frĂšre de notre Seigneur; mais ses fureurs rendent sa conversion plus admirable, et ne l'ont pas empĂÂȘchĂ© de trouver une femme. Il Ă©tait mariĂ©, vous dis-je, comme St ClĂ©ment d'Alexandrie le dĂ©clare expressĂ©ment. Le bachelier Mais c'Ă©tait donc un digne homme, un brave homme que St Paul! Je suis fĂÂąchĂ© qu'il ait assassinĂ© St Jacques et St Etienne, et fort surpris qu'il ait voyagĂ© au troisiĂšme ciel; mais poursuivez, je vous prie. Freind St Pierre, au rapport de St ClĂ©ment d'Alexandrie, eut des enfants, et mĂÂȘme on compte parmi eux une Ste PĂ©tronille. EusĂšbe, dans son Histoire de l'Eglise, dit que St Nicolas, l'un des premiers disciples, avait une trĂšs belle femme, et que les apĂÂŽtres lui reprochĂšrent d'en ĂÂȘtre trop occupĂ©, et d'en paraĂtre jaloux... "Messieurs, leur dit-il, la prenne qui voudra, je vous la cĂšde". Dans l'Ă©conomie juive, qui devait durer Ă©ternellement, et Ă laquelle cependant a succĂ©dĂ© l'Ă©conomie chrĂ©tienne, le mariage Ă©tait non seulement permis, mais expressĂ©ment ordonnĂ© aux prĂÂȘtres, puisqu'ils devaient ĂÂȘtre de la mĂÂȘme race; et le cĂ©libat Ă©tait une espĂšce d'infamie. Il faut bien que le cĂ©libat ne fĂ»t pas regardĂ© comme un Ă©tait bien pur et bien honorable par les premiers chrĂ©tiens, puisque parmi les hĂ©rĂ©tiques anathĂ©matisĂ©s dans les premiers conciles, on trouve principalement ceux qui s'Ă©levaient contre le mariage des prĂÂȘtres, comme saturniens, basilidiens, montanistes, encratistes, et autres iens et istes. VoilĂ pourquoi la femme d'un St GrĂ©goire de Nazianze accoucha d'un autre saint GrĂ©goire de Nazianze, et qu'elle eut le bonheur inestimable d'ĂÂȘtre femme et mĂšre d'un canonisĂ©, ce qui n'est pas mĂÂȘme arrivĂ© Ă Ste Monique, mĂšre de St Augustin. VoilĂ pourquoi je pourrais vous nommer autant et plus d'anciens Ă©vĂÂȘques mariĂ©s que vous n'avez autrefois eu d'Ă©vĂÂȘques et de papes concubinaires, adultĂšres, ou pĂ©dĂ©rastes ce qu'on ne trouve plus aujourd'hui en aucun pays. VoilĂ pourquoi l'Eglise grecque, mĂšre de l'Eglise latine, veut encore que les curĂ©s soient mariĂ©s. VoilĂ enfin pourquoi, moi qui vous parle, je suis mariĂ©, et j'ai le plus bel enfant du monde. Et dites-moi, mon cher bachelier, n'aviez-vous pas dans votre Eglise sept sacrements de compte fait, qui sont tous des signes visibles d'une chose invisible? Or un bachelier de Salamanque jouit des agrĂ©ments du baptĂÂȘme dĂšs qu'il est nĂ©; de la confirmation dĂšs qu'il a des culottes; de la confession dĂšs qu'il a fait quelques fredaines ou qu'il entend celles des autres; de la communion, quoique un peu diffĂ©rente de la nĂÂŽtre, dĂšs qu'il a treize ou quatorze ans; de l'ordre quand il est tondu sur le haut de la tĂÂȘte, et qu'on lui donne un bĂ©nĂ©fice de vingt, ou trente, ou quarante mille piastres de rente; enfin de l'extrĂÂȘme-onction quand il est malade. Faut-il le priver du sacrement de mariage quand il se porte bien? surtout aprĂšs que Dieu lui-mĂÂȘme a mariĂ© Adam et Eve; Adam, le premier des bacheliers du monde, puisqu'il avait la science infuse, selon votre Ă©cole; Eve, la premiĂšre bachelette, puisqu'elle tĂÂąta de l'arbre de la science avant son mari. Le bachelier Mais, s'il est ainsi, je ne dirai plus mais. VoilĂ qui est fait, je suis de votre religion je me fais anglican. Je veux me marier Ă une femme honnĂÂȘte qui fera toujours semblant de m'aimer tant que je serai jeune, qui aura soin de moi dans ma vieillesse, et que j'enterrerai proprement si je lui survis cela vaut mieux que de cuire des hommes et de dĂ©shonorer des filles, comme a fait mon cousin don Caracucarador, inquisiteur pour la foi." Tel est le prĂ©cis fidĂšle de la conversation qu'eurent ensemble le docteur Freind et le bachelier don Papalamiendo, nommĂ© depuis par nous Papa Dexando. Cet entretien curieux fut rĂ©digĂ© par Jacob Hulf, l'un des secrĂ©taires de milord. AprĂšs cet entretien, le bachelier me tira Ă part et me dit "Il faut que cet Anglais, que j'avais cru d'abord anthropophage, soit un bien bon homme, car il est thĂ©ologien, et il ne m'a point dit d'injures." Je lui appris que M. Freind Ă©tait tolĂ©rant, et qu'il descendait de la fille de Guillaume Penn, le premier des tolĂ©rants, et le fondateur de Philadelphie. "TolĂ©rant et Philadelphie! s'Ă©cria-t-il; je n'avais jamais entendu parler de ces sectes-lĂ ." Je le mis au fait il ne pouvait me croire, il pensait ĂÂȘtre dans un autre univers, et il avait raison. Chapitre quatriĂšme. Retour Ă Londres; Jenni commence Ă se corrompre Tandis que notre digne philosophe Freind Ă©clairait ainsi les Barcelonais, et que son fils Jenni enchantait les Barcelonaises, milord Peterborou fut perdu dans l'esprit de la reine Anne, et dans celui de l'archiduc, pour leur avoir donnĂ© Barcelone. Les courtisans lui reprochĂšrent d'avoir pris cette ville contre toutes les rĂšgles, avec une armĂ©e moins forte de moitiĂ© que la garnison. L'archiduc en fut d'abord trĂšs piquĂ©, et l'ami Freind fut obligĂ© d'imprimer l'apologie du gĂ©nĂ©ral. Cependant cet archiduc, qui Ă©tait venu conquĂ©rir le royaume d'Espagne, n'avait pas de quoi payer son chocolat. Tout ce que la reine Anne lui avait donnĂ© Ă©tait dissipĂ©. Montecuculli dit dans ses MĂ©moires qu'il faut trois choses pour faire la guerre 1ð de l'argent; 2ð de l'argent; 3ð de l'argent. L'archiduc Ă©crivit de Guadalaxara, oĂÂč il Ă©tait le 11 auguste 1706, Ă milord Peterborou, une grande lettre signĂ©e yo el rey, par laquelle il le conjurait d'aller sur-le-champ Ă GĂÂȘnes lui chercher, sur son crĂ©dit, cent mille livres sterling pour rĂ©gner. VoilĂ donc notre Sertorius devenu banquier gĂ©nois de gĂ©nĂ©ral d'armĂ©e. Il confia sa dĂ©tresse Ă l'ami Freind tous deux allĂšrent Ă GĂÂȘnes; je les suivis, car vous savez que mon coeur me mĂšne. J'admirai l'habiletĂ© et l'esprit de conciliation de mon ami dans cette affaire dĂ©licate. Je vis qu'un bon esprit peut suffire Ă tout; notre grand Locke Ă©tait mĂ©decin il fut le seul mĂ©taphysicien de l'Europe, et il rĂ©tablit les monnaies d'Angleterre. Freind, en trois jours, trouva les cent mille livres sterling, que la cour de Charles VI mangea en moins de trois semaines. AprĂšs quoi il fallut que le gĂ©nĂ©ral, accompagnĂ© de son thĂ©ologien, allĂÂąt se justifier Ă Londres, en plein Parlement, d'avoir conquis la Catalogne contre les rĂšgles, et de s'ĂÂȘtre ruinĂ© pour le service de la cause commune. L'affaire traĂna en longueur et en aigreur, comme toutes les affaires de parti. Vous savez que M. Freind avait Ă©tĂ© dĂ©putĂ© en Parlement avant d'ĂÂȘtre prĂÂȘtre, et qu'il est le seul Ă qui l'on ait permis d'exercer ces deux fonctions incompatibles. Or, un jour que Freind mĂ©ditait un discours qu'il devait prononcer dans la Chambre des Communes, dont il Ă©tait un digne membre, on lui annonça une dame espagnole qui demandait Ă lui parler pour affaire pressante. C'Ă©tait dona Boca Vermeja elle-mĂÂȘme. Elle Ă©tait tout en pleurs; notre bon ami lui fit servir Ă dĂ©jeuner. Elle essuya ses larmes, dĂ©jeuna, et lui parla ainsi "Il vous souvient, mon cher monsieur, qu'en allant Ă GĂÂȘnes vous ordonnĂÂątes Ă monsieur votre fils Jenni de partir de Barcelone pour Londres, et d'aller s'installer dans l'emploi de clerc de l'Echiquier que votre crĂ©dit lui a fait obtenir. Il s'embarqua sur le Triton avec le jeune bachelier don Papa Dexando, et quelques autres que vous aviez convertis. Vous jugez bien que je fus du voyage avec ma bonne amie Las Nalgas. Vous savez que vous m'avez permis d'aimer monsieur votre fils, et que je l'adore... - Moi, mademoiselle! je ne vous ai point permis ce petit commerce; je l'ai tolĂ©rĂ© cela est bien diffĂ©rent. Un bon pĂšre ne doit ĂÂȘtre ni le tyran de son fils ni son mercure. La fornication entre deux personnes libres a Ă©tĂ© peut-ĂÂȘtre autrefois une espĂšce de droit naturel dont Jenni peut jouir avec discrĂ©tion sans que je m'en mĂÂȘle; je ne le gĂÂȘne pas plus sur ses maĂtresses que sur son dĂner et sur son souper; s'il s'agissait d'un adultĂšre, j'avoue que je serais plus difficile, parce que l'adultĂšre est un larcin, mais pour vous, mademoiselle, qui ne faites tort Ă personne, je n'ai rien Ă vous dire. - Eh bien! monsieur, c'est d'adultĂšre qu'il s'agit. Le beau Jenni m'abandonne pour une jeune mariĂ©e qui n'est pas si belle que moi. Vous sentez bien que c'est une injure atroce. - Il a tort", dit alors M. Freind. Boca Vermeja, en versant quelques larmes, lui conta comment Jenni avait Ă©tĂ© jaloux, ou fait semblant d'ĂÂȘtre jaloux du bachelier; comment madame Clive-Hart, jeune mariĂ©e trĂšs effrontĂ©e, trĂšs emportĂ©e, trĂšs masculine, trĂšs mĂ©chante, s'Ă©tait emparĂ©e de son esprit; comment il vivait avec des libertins non craignant Dieu; comment enfin il mĂ©prisait sa fidĂšle Boca Vermeja pour la coquine de Clive-Hart, parce que la Clive-Hart avait une nuance ou deux de blancheur et d'incarnat au-dessus de la pauvre Boca Vermeja. "J'examinerai cette affaire-lĂ Ă loisir, dit le bon Freind. Il faut que j'aille en Parlement pour celle de milord Peterborou." Il alla donc en Parlement je l'y entendis prononcer un discours ferme et serrĂ©, sans aucun lieu commun, sans Ă©pithĂšte, sans ce que nous appelons des phrases; il n'invoquait point un tĂ©moignage, une loi; il les attestait, il les citait, il les rĂ©clamait; il ne disait point qu'on avait surpris la religion de la cour en accusant milord Peterborou d'avoir hasardĂ© les troupes de la reine Anne, parce que ce n'Ă©tait pas une affaire de religion; il ne prodiguait pas une conjecture le nom de dĂ©monstration; il ne manquait pas de respect Ă l'auguste assemblĂ©e du parlement par de fades plaisanteries bourgeoises; il n'appelait pas milord Peterborou son client, parce que le mot de client signifie un homme de la bourgeoisie protĂ©gĂ© par un sĂ©nateur. Freind parlait avec autant de modestie que de fermetĂ© on l'Ă©coutait en silence; on ne l'interrompait qu'en disant "Hear him, hear him Ă©coutez-le, Ă©coutez-le." La Chambre des Communes vota qu'on remercierait le comte de Peterborou au lieu de la condamner. Milord obtint la mĂÂȘme justice de la Cour des Pairs, et se prĂ©para Ă repartir avec son cher Freind pour aller donner le royaume d'Espagne Ă l'archiduc ce qui n'arriva pourtant pas, par la raison que rien n'arrive dans ce monde prĂ©cisĂ©ment comme on le veut. Au sortir du Parlement, nous n'eĂ»mes rien de plus pressĂ© que d'aller nous informer de la conduite de Jenni. Nous apprĂmes en effet qu'il menait une vie dĂ©bordĂ©e et crapuleuse avec madame Clive-Hart et une troupe de jeunes athĂ©es, d'ailleurs gens d'esprit, Ă qui leur dĂ©bauches avaient persuadĂ© que "l'homme n'a rien au-dessus de la bĂÂȘte; qu'il naĂt et meurt comme la bĂÂȘte; qu'ils sont Ă©galement formĂ©s de terre; qu'ils retournent Ă©galement Ă la terre; et qu'il n'y a rien de bon et de sage que de se rĂ©jouir dans ses oeuvres, et de vivre avec celle que l'on aime, comme le conclut Salomon Ă la fin de son chapitre troisiĂšme du Coheleth, que nous nommons EcclĂ©siastĂšs". Ces idĂ©es leur Ă©taient principalement insinuĂ©es par un nommĂ© Warburton, mĂ©chant garnement trĂšs impudent. J'ai lu quelque chose des manuscrits de ce fou Dieu nous prĂ©serve de les voir imprimĂ©s un jour! Warburton prĂ©tend que MoĂÂŻse ne croyait pas Ă l'immortalitĂ© de l'ĂÂąme; et comme en effet MoĂÂŻse n'en parla jamais, il en conclut que c'est la seule preuve que sa mission Ă©tait divine. Cette conclusion absurde fait malheureusement conclure que la secte juive Ă©tait fausse; les impies en concluent par consĂ©quent que la nĂÂŽtre, fondĂ©e sur la juive, est fausse aussi, et que cette nĂÂŽtre, qui est la meilleure de toutes, Ă©tant fausse, toutes les autres sont encore plus fausses; qu'ainsi il n'y a point de religion. De lĂ quelques gens viennent Ă conclure qu'il n'y a point de Dieu; ajoutez Ă ces conclusions que ce petit Warburton est un intrigant et un calomniateur. Voyez quel danger! Un autre fou nommĂ© Needham, qui est en secret jĂ©suite, va bien plus loin. Cet animal, comme vous le savez d'ailleurs, et comme on vous l'a tant dit, s'imagine qu'il a créé des anguilles avec de la farine de seigle et du jus de mouton; que sur-le-champ ces anguilles en ont produit d'autres sans accouplement. AussitĂÂŽt nos philosophes dĂ©cident qu'on peut faire des hommes avec de la farine de froment et du jus de perdrix, parce qu'ils doivent avoir une origine plus noble que celle des anguilles; ils prĂ©tendent que ces hommes en produiront d'autres incontinent; qu'ainsi ce n'est point Dieu qui a fait l'homme; que tout s'est fait de soi-mĂÂȘme; qu'on peut trĂšs bien se passer de Dieu; qu'il n'y a point de Dieu. Juger quels ravages le Coheleth mal entendu, et Warburton et Needham bien entendus, peuvent faire dans de jeunes coeurs tout pĂ©tris de passions, et qui ne raisonnent que d'aprĂšs elles. Mais, ce qu'il y avait de pis, c'est que Jenni avait des dettes par-dessus les oreilles; il les payait d'une Ă©trange façon. Un de ses crĂ©anciers Ă©tait venu le jour mĂÂȘme lui demander cent guinĂ©es pendant que nous Ă©tions en parlement. Le beau Jenni, qui jusque-lĂ paraissait trĂšs doux et trĂšs poli, s'Ă©tait battu avec lui, et lui avait donnĂ© pour tout paiement un bon coup d'Ă©pĂ©e. On craignait que le blessĂ© n'en mourĂ»t Jenni allait ĂÂȘtre mis en prison et risquait d'ĂÂȘtre pendu, malgrĂ© la protection de milord Peterborou. Chapitre cinquiĂšme. On veut marier Jenni Il nous souvient, mon cher ami, de la douleur et de l'indignation qu'avait ressenties le vĂ©nĂ©rable Freind quand il apprit que son cher Jenni Ă©tait Ă Barcelone dans les prisons du Saint-Office; croyez qu'il fut saisi d'un plus violent transport en apprenant les dĂ©portements de ce malheureux enfant, ses dĂ©bauches, ses dissipations, sa maniĂšre de payer ses crĂ©anciers, et son danger d'ĂÂȘtre pendu. Mais Freind se contint. C'est une chose Ă©tonnante que l'empire de cet excellent homme sur lui-mĂÂȘme. Sa raison commande Ă son coeur, comme un bon maĂtre Ă un bon domestique. Il fait tout Ă propos, et agit prudemment avec autant de cĂ©lĂ©ritĂ© que les imprudents se dĂ©terminent. "Il n'est pas temps, dit-il, de prĂÂȘcher Jenni; il faut le tirer du prĂ©cipice." Vous saurez que notre ami avait touchĂ© la veille une trĂšs grosse somme de la succession de George Hubert, son oncle. Il va chercher lui-mĂÂȘme notre grand chirurgien Cheselden. Nous le trouvons heureusement, nous allons ensemble chez le crĂ©ancier blessĂ©. M. Freind fait visiter sa plaie, elle n'Ă©tait pas mortelle. Il donne au patient les cent guinĂ©es pour premier appareil, et cinquante autres en forme de rĂ©paration; il lui demande pardon pour son fils; il lui exprime sa douleur avec tant de tendresse, avec tant de vĂ©ritĂ©, que ce pauvre homme, qui Ă©tait dans son lit, l'embrasse en versant des larmes, et veut lui rendre son argent. Ce spectacle Ă©tonnait et attendrissait le jeune M. Cheselden, qui commence Ă se faire une grande rĂ©putation, et dont le coeur est aussi bon que son coup d'oeil et sa main sont habiles. J'Ă©tais Ă©mu, j'Ă©tais hors de moi; je n'avais jamais tant rĂ©vĂ©rĂ©, tant aimĂ© notre ami. Je lui demandai, en retournant Ă sa maison, s'il ne ferait pas venir son fils chez lui, s'il ne lui reprĂ©senterait pas ses fautes. "Non, dit-il; je veux qu'il les sente avant que je lui en parle. Soupons ce soir tous deux; nous verrons ensemble ce que l'honnĂÂȘtetĂ© m'oblige de faire. Les exemples corrigent bien mieux que les rĂ©primandes." J'allai, en attendant le souper, chez Jenni; je le trouvai comme je pense que tout homme est aprĂšs son premier crime, pĂÂąle, l'oeil Ă©garĂ©, la voix rauque et entrecoupĂ©e, l'esprit agitĂ©, rĂ©pondant de travers Ă tout ce qu'on lui disait. Enfin je lui appris ce que son pĂšre venait de faire. Il resta immobile, me regarda fixement, puis se dĂ©tourna un moment pour verser quelques larmes. J'en augurai bien; je conçus une grande espĂ©rance que Jenni pourrait ĂÂȘtre un jour trĂšs honnĂÂȘte homme. J'allai me jeter Ă son cou, lorsque madame Clive-Hart entra avec un jeune Ă©tourdi de ses amis, nommĂ© Birton. "Eh bien! dit la dame en riant, est-il vrai que tu as tuĂ© un homme aujourd'hui? C'Ă©tait apparemment quelque ennuyeux; il est bon de dĂ©livrer le monde de ces gens-lĂ . Quand il te prendra envie de tuer quelque autre, je te prie de donner la prĂ©fĂ©rence Ă mon mari, car il m'ennuie furieusement." Je regardais cette femme des pieds jusqu'Ă la tĂÂȘte. Elle Ă©tait belle; mais elle me parut avoir quelque chose de sinistre dans la physionomie. Jenni n'osait rĂ©pondre, et baissait les yeux, parce que j'Ă©tais lĂ . "Qu'as-tu donc, mon ami? lui dit Birton, il semble que tu aies fait quelque mal; je viens te remettre ton pĂ©chĂ©. Tiens, voici un petit livre que je viens d'acheter chez Lintot; il prouve, comme deux et deux font quatre, qu'il n'y a ni Dieu, ni vice, ni vertu cela est consolant. Buvons ensemble." A cet Ă©trange discours je me retirai au plus vite. Je fis sentir discrĂštement Ă M. Freind combien son fils avait besoin de sa prĂ©sence et de ses conseils. "Je le conçois comme vous, dit ce bon pĂšre; mais commençons par payer ses dettes." Toutes furent acquittĂ©es dĂšs le lendemain matin. Jenni vint se jeter Ă ses pieds. Croiriez-vous bien que le pĂšre ne lui fit aucun reproche. Il l'abandonna Ă sa conscience, et lui dit seulement "Mon fils, souvenez-vous qu'il n'y a point de bonheur sans la vertu." Ensuite il maria Boca Vermeja avec le bachelier de Catalogne, pour qui elle avait un penchant secret, malgrĂ© les larmes qu'elle avait rĂ©pandues pour Jenni car tout cela s'accorde merveilleusement chez les femmes. On dit que c'est dans leurs coeurs que toutes les contradictions se rassemblent. C'est, sans doute, parce qu'elles ont Ă©tĂ© pĂ©tries originairement d'une de nos cĂÂŽtes. Le gĂ©nĂ©reux Freind paya la dot des deux mariĂ©s; il plaça bien tous ses nouveaux convertis, par la protection de milord Peterborou car ce n'est pas assez d'assurer le salut des gens, il faut les faire vivre. Ayant dĂ©pĂÂȘchĂ© toutes ces bonnes actions avec ce sang-froid actif qui m'Ă©tonnait toujours, il conclut qu'il n'y avait d'autre parti Ă prendre pour remettre son fils dans le chemin des honnĂÂȘtes gens que de le marier avec une personne bien nĂ©e qui eĂ»t de la beautĂ©, des moeurs, de l'esprit, et mĂÂȘme un peu de richesse; et que c'Ă©tait le seul moyen de dĂ©tacher Jenni de cette dĂ©testable Clive-Hart, et des gens perdus qu'il frĂ©quentait. J'avais entendu parler de mademoiselle Primerose, jeune hĂ©ritiĂšre Ă©levĂ©e par milady Hervey, sa parente. Milord Peterborou m'introduisit chez milady Hervey. Je vis miss Primerose, et je jugeai qu'elle Ă©tait bien capable de remplir toutes les vues de mon ami Freind. Jenni, dans sa vie dĂ©bordĂ©e, avait un profond respect pour son pĂšre, et mĂÂȘme de la tendresse. Il Ă©tait touchĂ© principalement de ce que son pĂšre ne lui faisait aucun reproche de sa conduite passĂ©e. Ses dettes payĂ©es sans l'en avertir, des conseils sages donnĂ©s Ă propos et sans rĂ©primandes, des marques d'amitiĂ© Ă©chappĂ©es de temps en temps sans aucune familiaritĂ© qui eĂ»t pu les avilir, tout cela pĂ©nĂ©trait Jenni, nĂ© sensible et avec beaucoup d'esprit. J'avais toutes les raisons de croire que la fureur de ses dĂ©sordres cĂ©derait aux charmes de Primerose et aux Ă©tonnantes vertus de mon ami. Milord Peterborou lui-mĂÂȘme prĂ©senta d'abord le pĂšre, et ensuite Jenni chez milady Hervey. Je remarquai que l'extrĂÂȘme beautĂ© de Jenni fit d'abord une impression profonde sur le coeur de Primerose car je la vis baisser les yeux, les relever, et rougir. Jenni ne parut que poli, et Primerose avoua Ă milady Hervey qu'elle eĂ»t bien souhaitĂ© que cette politesse fĂ»t de l'amour. Peu Ă peu notre beau jeune homme dĂ©mĂÂȘla tout le mĂ©rite de cette incomparable fille, quoiqu'il fĂ»t subjuguĂ© par l'infĂÂąme Clive-Hart. Il Ă©tait comme cet Indien invitĂ© par un ange Ă cueillir un fruit cĂ©leste, et retenu par les griffes d'un dragon. Ici le souvenir de ce que j'ai vu me suffoque. Mes pleurs mouillent mon papier. Quand j'aurai repris mes sens, je reprendrai le fil de mon histoire. Chapitre sixiĂšme. Aventure Ă©pouvantable L'on Ă©tait prĂÂȘt de conclure le mariage de la belle Primerose avec le beau Jenni. Notre ami Freind n'avait jamais goĂ»tĂ© une joie plus pure; je la partageais. Voici comme elle fut changĂ©e en un dĂ©sastre que je puis Ă peine comprendre. La Clive-Hart aimait Jenni en lui faisant continuellement des infidĂ©litĂ©s. C'est le sort, dit-on, de toutes les femmes qui, en mĂ©prisant trop la pudeur, ont renoncĂ© Ă la probitĂ©. Elle trahissait surtout son cher Jenni pour son cher Birton et pour un autre dĂ©bauchĂ© de la mĂÂȘme trempe. Ils vivaient ensemble dans la crapule. Et, ce qui ne se voit peut-ĂÂȘtre que dans notre nation, c'est qu'ils avaient tous de l'esprit et de la valeur. Malheureusement ils n'avaient jamais plus d'esprit que contre Dieu. La maison de madame Clive-Hart Ă©tait le rendez-vous des athĂ©es. Encore s'ils avaient Ă©tĂ© des athĂ©es gens de bien, comme Epicure et Leontium, comme LucrĂšce et Memmius, comme Spinoza, qu'on dit avoir Ă©tĂ© un des plus honnĂÂȘtes hommes de la Hollande; comme Hobbes, si fidĂšle Ă son infortunĂ© monarque Charles Ier... Mais!... Quoi qu'il en soit, Clive-Hart, jalouse avec fureur de la tendre et innocente Primerose, sans ĂÂȘtre fidĂšle Ă Jenni, ne put souffrir cet heureux mariage. Elle mĂ©dite une vengeance dont je ne crois pas qu'il y ait d'exemple dans notre ville de Londres, oĂÂč nos pĂšres ont vu cependant tant de crimes de tant d'espĂšces. Elle sut que Primerose devait passer devant sa porte en revenant de la CitĂ©, oĂÂč cette jeune personne Ă©tait allĂ©e faire des emplettes avec sa femme de chambre. Elle prend ce temps pour faire travailler Ă un petit canal souterrain qui conduisait l'eau dans ses offices. Le carrosse de Primerose fut obligĂ©, en revenant, de s'arrĂÂȘter vis-Ă -vis cet embarras. La Clive-Hart se prĂ©sente Ă elle, la prie de descendre, de se reposer, d'accepter quelques rafraĂchissements, en attendant que le chemin soit libre. La belle Primerose tremblait Ă cette proposition; mais Jenni Ă©tait dans le vestibule. Un mouvement involontaire, plus fort que la rĂ©flexion, la fit descendre. Jenni courait au-devant d'elle, et lui donnait dĂ©jĂ la main. Elle entre; le mari de la Clive-Hart Ă©tait un ivrogne imbĂ©cile, odieux Ă sa femme autant que soumis, Ă charge mĂÂȘme par ses complaisances. Il prĂ©sente d'abord, en balbutiant, des rafraĂchissements Ă la demoiselle qui honore sa maison, il en boit aprĂšs elle. La dame Clive-Hart les emporte sur-le-champ, et en fait prĂ©senter d'autres. Pendant ce temps la rue est dĂ©barrassĂ©e. Primerose remonte en carrosse et rentre chez sa mĂšre. Au bout d'un quart d'heure, elle se plaint d'un mal de coeur et d'un Ă©tourdissement. On croit que ce petit dĂ©rangement n'est que l'effet du mouvement du carrosse. Mais le mal augmente de moment en moment, et le lendemain elle Ă©tait Ă la mort. Nous courĂ»mes chez elle, M. Freind et moi. Nous trouvĂÂąmes cette charmante crĂ©ature, pĂÂąle, livide, agitĂ©e de convulsions, les lĂšvres retirĂ©es, les yeux tantĂÂŽt Ă©teints, tantĂÂŽt Ă©tincelants, et toujours fixes. Des taches noires dĂ©figuraient sa belle gorge et son beau visage. Sa mĂšre Ă©tait Ă©vanouie Ă cĂÂŽtĂ© de son lit. Le secourable Cheselden prodiguait en vain toutes les ressources de son art. Je ne vous peindrai point le dĂ©sespoir de Freind, il Ă©tait inexprimable. Je vole au logis de la Clive-Hart. J'apprends que son mari vient de mourir, et que la femme a dĂ©sertĂ© la maison. Je cherche Jenni; on ne le retrouve pas. Une servante me dit que sa maĂtresse s'est jetĂ©e aux pieds de Jenni, et l'a conjurĂ© de ne la pas abandonner dans son malheur; qu'elle est partie avec Jenni et Birton; et qu'on ne sait oĂÂč elle est allĂ©e. EcrasĂ© de tant de coups si rapides et si multipliĂ©s, l'esprit bouleversĂ© par des soupçons horribles que je chassais et qui revenaient, je me traĂne dans la maison de la mourante. "Cependant, me disais-je Ă moi-mĂÂȘme, si cette abominable femme s'est jetĂ©e aux genoux de Jenni, si elle l'a priĂ© d'avoir pitiĂ© d'elle, il n'est donc point complice. Jenni est incapable d'un crime si lĂÂąche, si affreux, qu'il n'a eu nul intĂ©rĂÂȘt, nul motif de commettre, qui le priverait d'une femme adorable et de sa fortune, qui le rendrait exĂ©crable au genre humain. Faible, il se sera laissĂ© subjuguer par une malheureuse dont il n'aura pas connu les noirceurs. Il n'a point vu comme moi Primerose expirante; il n'aurait pas quittĂ© le chevet de son lit pour suivre l'empoisonneuse de sa femme." DĂ©vorĂ© de ces pensĂ©es, j'entre en frissonnant chez elle que je craignais de ne plus trouver en vie. Elle respirait. Le vieux Clive-Hart avait succombĂ© en un moment, parce que son corps Ă©tait usĂ© par les dĂ©bauches; mais la jeune Primerose Ă©tait soutenue par un tempĂ©rament aussi robuste que son ĂÂąme Ă©tait pure. Elle m'aperçut, et d'une voix tendre elle me demanda oĂÂč Ă©tait Jenni. A ce mot j'avoue qu'un torrent de larmes coula de mes yeux. Je ne pus lui rĂ©pondre; je ne pus parler au pĂšre. Il fallut la laisser enfin entre les mains fidĂšles qui la servaient. Nous allĂÂąmes instruire milord de ce dĂ©sastre. Vous connaissez son coeur il est aussi tendre pour ses amis que terrible Ă ses ennemis. Jamais homme ne fut plus compatissant avec une physionomie plus dure. Il se donna autant de peine pour secourir la mourante, pour dĂ©couvrir l'asile de Jenni et de sa scĂ©lĂ©rate, qu'il en avait prises pour donner l'Espagne Ă l'archiduc. Toutes nos recherches furent inutiles. Je crus que Freind en mourrait. Vous volions tantĂÂŽt chez Primerose, dont l'agonie Ă©tait longue, tantĂÂŽt Ă Rochester, Ă Douvres, Ă Portsmouth; on envoyait des courriers partout, on Ă©tait partout, on errait Ă l'aventure, comme des chiens de chasse qui ont perdu la voie; et cependant la mĂšre infortunĂ©e de l'infortunĂ©e Primerose voyait d'heure en heure mourir sa fille. Enfin nous apprenons qu'une femme assez jeune et assez belle, accompagnĂ©e de trois jeunes gens et de quelques valets, s'est embarquĂ©e Ă Neuport dans le comtĂ© de Pembroke, sur un petit vaisseau qui Ă©tait Ă la rade, plein de contrebandiers, et que ce bĂÂątiment est parti pour l'AmĂ©rique septentrionale. Freind, Ă cette nouvelle, poussa un profond soupir; puis, tout Ă coup se recueillant et me serrant la main "Il faut, dit-il, que j'aille en AmĂ©rique." Je lui rĂ©pondis en l'admirant et en pleurant "Je ne vous quitterai pas; mais que pourrez-vous faire? - Ramener mon fils unique, dit-il, Ă sa patrie et Ă la vertu, ou m'ensevelir auprĂšs de lui." Nous ne pouvions douter en effet aux indices qu'on nous donna que ce ne fĂ»t Jenni qui s'Ă©tait embarquĂ© avec cette horrible femme et Birton, et les garnements de son cortĂšge. Le bon pĂšre, ayant pris son parti, dit adieu Ă milord Peterborou, qui retourna bientĂÂŽt en Catalogne; et nous allĂÂąmes frĂ©ter Ă Bristol un vaisseau pour la riviĂšre de Delaware et pour la baie de Maryland. Freind concluait que, ces parages Ă©tant au milieu des possessions anglaises, il fallait y diriger sa navigation, soit que son fils fĂ»t vers le sud, soit qu'il eut marchĂ© vers le septentrion. Il se munit d'argent, de lettres de change et de vivres, laissant Ă Londres un domestique affidĂ©, chargĂ© de lui donner des nouvelles par les vaisseaux qui allaient toutes les semaines dans le Maryland ou dans la Pensylvanie. Nous partĂmes; les gens de l'Ă©quipage, en voyant la sĂ©rĂ©nitĂ© sur le visage de Freind, croyaient que nous faisions un voyage de plaisir. Mais, quand il n'avait que moi pour tĂ©moin, ses soupirs m'expliquaient assez sa douleur profonde. Je m'applaudissais quelquefois en secret de l'honneur de consoler une si belle ĂÂąme. Un vent d'ouest nous retint longtemps Ă la hauteur des Sorlingues. Nous fĂ»mes obligĂ©s de diriger notre route vers la Nouvelle-Angleterre. Que d'informations nous fĂmes sur toute la cĂÂŽte! Que de temps et de soins perdus! Enfin un vent de nord-est s'Ă©tant levĂ©, nous tournĂÂąmes vers Maryland. C'est lĂ qu'on nous dĂ©peignit Jenni, la Clive-Hart, et leurs compagnons. Ils avaient sĂ©journĂ© sur la cĂÂŽte pendant plus d'un mois, et avaient Ă©tonnĂ© toute la colonie par des dĂ©bauches et des magnificiences inconnues jusqu'alors dans cette partie du globe; aprĂšs quoi ils Ă©taient disparus, et personne ne savait de leurs nouvelles. Nous avançĂÂąmes dans la baie avec le dessein d'aller jusqu'Ă Baltimore prendre de nouvelles informations... Chapitre septiĂšme. Ce qui arriva en AmĂ©rique Nous trouvĂÂąmes dans la route, sur la droite, une habitation trĂšs bien entendue. C'Ă©tait une maison basse, commode et propre, entre une grange spacieuse et une vaste Ă©table, le tout entourĂ© d'un jardin oĂÂč croissaient tous les fruits du pays. Cet enclos appartenait Ă un vieillard qui nous invita Ă descendre dans sa retraite. Il n'avait pas l'air d'un Anglais, et nous jugeĂÂąmes bientĂÂŽt Ă son accent qu'il Ă©tait Ă©tranger. Nous ancrĂÂąmes; nous descendĂmes; ce bonhomme nous reçut avec cordialitĂ©, et nous donna le meilleur repas qu'on puisse faire dans le nouveau monde. Nous lui insinuĂÂąmes discrĂštement notre dĂ©sir de savoir Ă qui nous avions l'obligation d'ĂÂȘtre si bien reçus. "Je suis, dit-il, un de ceux que vous appelez sauvages. Je naquis sur une des montagnes bleues qui bordent cette contrĂ©e, et que vous voyez Ă l'occident. Un gros vilain serpent, Ă sonnette m'avait mordu dans mon enfance sur une de ces montagnes; j'Ă©tais abandonnĂ©; j'allais mourir. Le pĂšre de milord Baltimore d'aujourd'hui me rencontra, me mit entre les mains de son mĂ©decin, et je lui dus la vie. Je lui rendis bientĂÂŽt ce que je lui devais, car je lui sauvai la sienne dans un combat contre une horde voisine. Il me donna pour rĂ©compense cette habitation, oĂÂč je vis heureux." M. Freind lui demanda s'il Ă©tait de la religion du lord Baltimore. "Moi! dit-il, je suis de la mienne; pourquoi voudriez-vous que je fusse de la religion d'un autre homme?" Cette rĂ©ponse courte et Ă©nergique nous fit rentrer un peu en nous-mĂÂȘmes. "Vous avez donc, lui dis-je, votre dieu et votre loi? - Oui, nous rĂ©pondit-il avec une assurance qui n'avait rien de la fiertĂ©; mon dieu est lĂ ", et il montra le ciel; "ma loi est lĂ -dedans", et il mit la main sur son coeur. M. Freind fut saisi d'admiration, et, me serrant la main "Cette pure nature, me dit-il, en sait plus que tous les bacheliers qui ont raisonnĂ© avec nous dans Barcelone." Il Ă©tait pressĂ© d'apprendre, s'il se pouvait, quelque nouvelle certaine de son fils Jenni. C'Ă©tait un poids qui l'oppressait. Il demanda si on n'avait pas entendu parler de cette bande de jeunes gens qui avaient fait tant de fracas dans les environs. "Comment! dit le vieillard, si on m'en a parlĂ©! Je les ai vus, je les ai reçus chez moi, et ils ont Ă©tĂ© si contents de ma rĂ©ception qu'ils sont partis avec une de mes filles." Jugez quel fut le frĂ©missement et l'effroi de mon ami Ă ce discours. Il ne put s'empĂÂȘcher de s'Ă©crier dans son premier mouvement "Quoi! votre fille a Ă©tĂ© enlevĂ©e par mon fils! - Bon Anglais, lui repartit le vieillard, ne te fĂÂąche point; je suis trĂšs aise que celui qui est parti de chez moi avec ma fille soit ton fils, car il est beau, bien fait, et paraĂt courageux. Il ne m'a point enlevĂ© ma chĂšre Parouba car il faut que tu saches que Parouba est son nom, parce que Parouba est le mien. S'il m'avait pris ma Parouba, ce serait un vol; et mes cinq enfants mĂÂąles, qui sont Ă prĂ©sent Ă la chasse dans le voisinage, Ă quarante ou cinquante milles d'ici, n'auraient pas souffert cet affront. C'est un grand pĂ©chĂ© de voler le bien d'autrui. Ma fille s'en est allĂ©e de son plein grĂ© avec ces jeunes gens; elle a voulu voir le pays c'est une petite satisfaction qu'on ne doit pas refuser Ă une personne de son ĂÂąge. Ces voyageurs me la rendront avant qu'il soit un mois; j'en suis sĂ»r, car ils me l'ont promis." Ces paroles m'auraient fait rire, si la douleur oĂÂč je voyais mon ami plongĂ© n'avait pas pĂ©nĂ©trĂ© mon ĂÂąme, qui en Ă©tait tout occupĂ©e. Le soir, tandis que nous Ă©tions prĂÂȘts Ă partir et Ă profiter du vent, arrive un des fils de Parouba tout essoufflĂ©, la pĂÂąleur, l'horreur et le dĂ©sespoir sur le visage. "Qu'as-tu donc, mon fils? d'oĂÂč viens-tu? je te croyais Ă la chasse. Que t'est-il arrivĂ©? Es-tu blessĂ© par quelque bĂÂȘte sauvage? - Non, mon pĂšre, je ne suis point blessĂ©, mais je me meurs. - Mais d'oĂÂč viens-tu, encore une fois, mon cher fils? - De quarante milles d'ici sans m'arrĂÂȘter; mais je suis mort." Le pĂšre, tout tremblant, le fait reposer. On lui donne des restaurants; nous nous empressons autour de lui, ses petits frĂšres, ses petites soeurs, M. Freind, et moi, et nos domestiques. Quand il eut repris ses sens; il se jeta au cou du bon vieillard Parouba. "Ah! dit-il en sanglotant, ma soeur Parouba est prisonniĂšre de guerre, et probablement va ĂÂȘtre mangĂ©e." Le bonhomme Parouba tomba par terre Ă ces paroles. M. Freind, qui Ă©tait pĂšre aussi, sentit ses entrailles s'Ă©mouvoir. Enfin Parouba le fils nous apprit qu'une troupe de jeunes Anglais fort Ă©tourdis avaient attaquĂ© par passe-temps des gens de la montagne bleue. "Ils avaient, dit-il, avec eux une trĂšs belle femme et sa suivante; et je ne sais comment ma soeur se trouvait dans cette compagnie. La belle Anglaise a Ă©tĂ© tuĂ©e et mangĂ©e; ma soeur a Ă©tĂ© prise, et sera mangĂ©e tout de mĂÂȘme. Je viens ici chercher du secours contre les gens de la montagne bleue; je veux les tuer, les manger Ă mon tour, reprendre ma chĂšre soeur, ou mourir." Ce fut alors Ă M. Freind de s'Ă©vanouir; mais l'habitude de se commander Ă lui-mĂÂȘme le soutint. "Dieu m'a donnĂ© un fils, me dit-il; il reprendra le fils et le pĂšre quand le moment d'exĂ©cuter ses dĂ©crets Ă©ternels sera venu. Mon ami, je serais tentĂ© de croire que Dieu agit quelquefois par une providence parti : Viande et signes de qualitĂ©, c'est pas sorcier ! Fred, Jamy et Sabine vous informent sur les signes officiels de qualitĂ© qui certifient la qualitĂ© des viandes. Ăpisode 5 : dans cet Ă©pisode, les signes Appellation d'Origine ContrĂŽlĂ©e (AOC) et Appellation d'Origine ProtĂ©gĂ©e (AOP) sont Ă l'honneur. Ils garantissent une origine et une tradition qui Voltaire Contes en vers et en prose II Le Blanc et le noir Tout le monde... Tout le monde dans la province de Candahar connaĂt l'aventure du jeune Rustan. Il Ă©tait fils unique d'un mirza du pays c'est comme qui dirait marquis parmi nous, ou baron chez les Allemands. Le mirza son pĂšre avait un bien honnĂÂȘte. On devait marier le jeune Rustan Ă une demoiselle, ou mirzasse de sa sorte. Les deux familles le dĂ©siraient passionnĂ©ment. Il devait faire la consolation de ses parents, rendre sa femme heureuse, et l'ĂÂȘtre avec elle. Mais par malheur il avait vu la princesse de Cachemire Ă la foire de Kaboul, qui est la foire la plus considĂ©rable du monde, et incomparablement plus frĂ©quentĂ©e que celles de Bassora et d'Astrakan; et voici pourquoi le vieux prince de Cachemire Ă©tait venu Ă la foire avec sa fille. Il avait perdu les deux plus rares piĂšces de son trĂ©sor l'une Ă©tait un diamant gros comme le pouce, sur lequel sa fille Ă©tait gravĂ©e par un art que les Indiens possĂ©daient alors, et qui s'est perdu depuis; l'autre Ă©tait un javelot qui allait de lui-mĂÂȘme oĂÂč l'on voulait ce qui n'est pas une chose bien extraordinaire parmi nous, mais qui l'Ă©tait Ă Cachemire. Un faquir de Son Altesse lui vola ces deux bijoux; il les porta Ă la princesse. "Gardez soigneusement ces deux piĂšces, lui dit-il; votre destinĂ©e en dĂ©pend." Il partit alors, et on ne le revit plus. Le duc de Cachemire, au dĂ©sespoir, rĂ©solut d'aller voir Ă la foire de Kaboul si de tous les marchands qui s'y rendent des quatre coins du monde il n'y en aurait pas un qui eĂ»t son diamant et son arme. Il menait sa fille avec lui dans tous ses voyages. Elle porta son diamant bien enfermĂ© dans sa ceinture; mais pour le javelot, qu'elle ne pouvait si bien cacher, elle l'avait enfermĂ© soigneusement Ă Cachemire dans son grand coffre de la Chine. Rustan et elle se virent Ă Kaboul; ils s'aimĂšrent avec toute la bonne foi de leur ĂÂąge, et toute la tendresse de leur pays. La princesse, pour gage de son amour, lui donna son diamant, et Rustan lui promit Ă son dĂ©part de l'aller voir secrĂštement Ă Cachemire. Le jeune mirza avait deux favoris qui lui servaient de secrĂ©taires, d'Ă©cuyers, de maĂtres d'hĂÂŽtel et de valets de chambre. L'un s'appelait Topaze il Ă©tait beau, bien fait, blanc comme une Circassienne, doux et serviable comme un ArmĂ©nien, sage comme un GuĂšbre. L'autre se nommait EbĂšne c'Ă©tait un nĂšgre fort joli, plus empressĂ©, plus industrieux que Topaze, et qui ne trouvait rien de difficile. Il leur communiqua le projet de son voyage. Topaze tĂÂącha de l'en dĂ©tourner avec le zĂšle circonspect d'un serviteur qui ne voulait pas lui dĂ©plaire; il lui reprĂ©senta tout ce qu'il hasardait. Comment laisser deux familles au dĂ©sespoir? comment mettre le couteau dans le coeur de ses parents? Il Ă©branla Rustan; mais EbĂšne le raffermit et leva tous ses scrupules. Le jeune homme manquait d'argent pour un si long voyage. Le sage Topaze ne lui en aurait pas fait prĂÂȘter; EbĂšne y pourvut. Il prit adroitement le diamant de son maĂtre, en fit faire un faux tout semblable, qu'il remit Ă sa place, et donna le vĂ©ritable en gage Ă un ArmĂ©nien pour quelques milliers de roupies. Quand le marquis eut ses roupies, tout fut prĂšs pour le dĂ©part. On chargea un Ă©lĂ©phant de son bagage; on monta Ă cheval. Topaze dit Ă son maĂtre "J'ai pris la libertĂ© de vous faire des remontrances sur votre entreprise; mais, aprĂšs avoir remontrĂ©, il faut obĂ©ir; je suis Ă vous, je vous aime, je vous suivrai jusqu'au bout du monde; mais consultons en chemin l'oracle qui est Ă deux parasanges d'ici." Rustan y consentit. L'oracle rĂ©pondit "Si tu vas Ă l'orient, tu seras Ă l'occident." Rustan ne comprit rien Ă cette rĂ©ponse. Topaze soutint qu'elle ne contenait rien de bon. EbĂšne, toujours complaisant, lui persuada qu'elle Ă©tait trĂšs favorable. Il y avait encore un autre oracle dans Kaboul; ils y allĂšrent. L'oracle de Kaboul rĂ©pondit en ces mots "Si tu possĂšdes, tu ne possĂ©deras pas; si tu es vainqueur, tu ne vaincras pas; si tu es Rustan, tu ne le seras pas." Cet oracle parut encore plus inintelligible que l'autre. "Prenez garde Ă vous, disait Topaze. - Ne redoutez rien", disait EbĂšne; et ce ministre, comme on peut le croire, avait toujours raison auprĂšs de son maĂtre, dont il encourageait la passion et l'espĂ©rance. Au sortir de Kaboul, on marcha par une grande forĂÂȘt, on s'assit sur l'herbe pour manger, on laissa les chevaux paĂtre. On se prĂ©parait Ă dĂ©charger l'Ă©lĂ©phant qui portait le dĂner et le service, lorsqu'on s'aperçut que Topaze et EbĂšne n'Ă©taient plus avec la petite caravane. On les appelle; la forĂÂȘt retentit des noms d'EbĂšne et de Topaze. Les valets les cherchent de tous cĂÂŽtĂ©s, et remplissent la forĂÂȘt de leurs cris; ils reviennent sans avoir rien vu, sans qu'on leur ait rĂ©pondu. "Nous n'avons trouvĂ©, dirent-ils Ă Rustan, qu'un vautour qui se battait avec un aigle, et qui lui ĂÂŽtait toutes ses plumes." Le rĂ©cit de ce combat piqua la curiositĂ© de Rustan; il alla Ă pied sur le lieu, il n'aperçut ni vautour ni aigle; mais il vit son Ă©lĂ©phant, encore tout chargĂ© de son bagage, qui Ă©tait assailli par un gros rhinocĂ©ros. L'un frappait de sa corne, l'autre de sa trompe. Le rhinocĂ©ros lĂÂącha prise Ă la vue de Rustan; on ramena son Ă©lĂ©phant, mais on ne trouva plus les chevaux. "Il arrive d'Ă©tranges choses dans les forĂÂȘts quand on voyage!" s'Ă©criait Rustan. Les valets Ă©taient consternĂ©s, et le maĂtre au dĂ©sespoir d'avoir perdu Ă la fois ses chevaux, son cher nĂšgre, et le sage Topaze, pour lequel il avait toujours de l'amitiĂ©, quoiqu'il ne fĂ»t jamais de son avis. L'espĂ©rance d'ĂÂȘtre bientĂÂŽt aux pieds de la belle princesse de Cachemire le consolait, quand il rencontra un grand ĂÂąne rayĂ©, Ă qui un rustre vigoureux et terrible donnait cent coups de bĂÂąton. Rien n'est si beau, ni si rare, ni si lĂ©ger Ă la course que les ĂÂąnes de cette espĂšce. Celui-ci rĂ©pondait aux coups redoublĂ©s du vilain par des ruades qui auraient pu dĂ©raciner un chĂÂȘne. Le jeune mirza prit, comme de raison, le parti de l'ĂÂąne, qui Ă©tait une crĂ©ature charmante. Le rustre s'enfuit en disant Ă l'ĂÂąne "Tu me le payeras." L'ĂÂąne remercia son libĂ©rateur en son langage, s'approcha, se laissa caresser, et caressa. Rustan monte dessus aprĂšs avoir dĂnĂ©, et prend le chemin de Cachemire avec ses domestiques, qui suivent, les uns Ă pied, les autres montĂ©s sur l'Ă©lĂ©phant. A peine Ă©tait-il sur son ĂÂąne que cet animal tourne vers Kaboul, au lieu de suivre la route de Cachemire. Son maĂtre a beau tourner la bride, donner des saccades, serrer les genoux, appuyer des Ă©perons, rendre la bride, tirer Ă lui, fouetter Ă droite et Ă gauche, l'animal opiniĂÂątre courait toujours vers Kaboul. Rustan suait, se dĂ©menait, se dĂ©sespĂ©rait, quand il rencontra un marchand de chameaux qui lui dit "MaĂtre, vous avez lĂ un ĂÂąne bien malin qui vous mĂšne oĂÂč vous ne voulez pas aller; si vous voulez me le cĂ©der, je vous donnerai quatre de mes chameaux Ă choisir." Rustan remercia la Providence de lui avoir procurĂ© un si bon marchĂ©. "Topaze avait grand tort, dit-il, de me dire que mon voyage serait malheureux." Il montre sur le plus beau chameau, les trois autres suivent; il rejoint sa caravane, et se voit dans le chemin de son bonheur. A peine a-t-il marchĂ© quatre parasanges qu'il est arrĂÂȘtĂ© par un torrent profond, large et impĂ©tueux, qui roulait des rochers blanchis d'Ă©cume. Les deux rivages Ă©taient des prĂ©cipices affreux qui Ă©blouissaient la vue et glaçaient le courage; nul moyen de passer, nul d'aller Ă droite ou Ă gauche. "Je commence Ă craindre, dit Rustan, que Topaze n'ait eu raison de blĂÂąmer mon voyage, et moi grand tort de l'entreprendre; encore, s'il Ă©tait ici, il me pourrait donner quelques bons avis. Si j'avais EbĂšne, il me consolerait, et il trouverait des expĂ©dients; mais tout me manque." Son embarras Ă©tait augmentĂ© par la consternation de sa troupe la nuit Ă©tait noire, on la passa Ă se lamenter. Enfin la fatigue et l'abattement endormirent l'amoureux voyageur. Il se rĂ©veille au point du jour, et voit un beau pont de marbre Ă©levĂ© sur le torrent d'une rive Ă l'autre. Ce furent des exclamations, des cris d'Ă©tonnement et de joie. "Est-il possible? est-ce un songe? quel prodige! quel enchantement! oserons-nous passer?" Toute la troupe se mettait Ă genoux, se relevait, allait au pont, baisait la terre, regardait le ciel, Ă©tendait les mains, posait le pied en tremblant, allait, revenait, Ă©tait en extase; et Rustan disait "Pour le coup le ciel me favorise Topaze ne savait ce qu'il disait; les oracles Ă©taient en ma faveur; EbĂšne avait raison; mais pourquoi n'est-il pas ici?" A peine la troupe fut-elle au-delĂ du torrent que voilĂ le pont qui s'abĂme dans l'eau avec un fracas Ă©pouvantable. "Tant mieux! tant mieux! s'Ă©cria Rustan; Dieu soit louĂ©! le ciel soit bĂ©ni! il ne veut pas que je retourne dans mon pays, oĂÂč je n'aurais Ă©tĂ© qu'un simple gentilhomme; il veut que j'Ă©pouse ce que j'aime. Je serais prince de Cachemire; c'est ainsi qu'en possĂ©dant ma maĂtresse, je ne possĂ©derai pas mon petit marquisat Ă Candahar. Je serai Rustan, et je ne le serai pas, puisque je deviendrai un grand prince voilĂ une grande partie de l'oracle expliquĂ©e nettement en ma faveur, le reste s'expliquera de mĂÂȘme; je suis trop heureux. Mais pourquoi EbĂšne n'est-il pas auprĂšs de moi? je le regrette mille fois plus que Topaze." Il avança encore quelques parasanges avec la plus grande allĂ©gresse; mais, sur la fin du jour, une enceinte de montagnes plus roides qu'une contrescarpe, et plus hautes que n'aurait Ă©tĂ© la tour de Babel si elle avait Ă©tĂ© achevĂ©e, barra entiĂšrement la caravane saisie de crainte. Tout le monde s'Ă©cria "Dieu veut que nous pĂ©rissions ici! il n'a brisĂ© le pont que pour nous ĂÂŽter tout espoir de retour; il n'a Ă©levĂ© la montagne que pour nous priver de tout moyen d'avancer. O Rustan! ĂÂŽ malheureux marquis! nous ne verrons jamais Cachemire, nous ne rentrons jamais dans la terre de Candahar." La plus cuisante douleur, l'abattement le plus accablant; succĂ©daient dans l'ĂÂąme de Rustan Ă la joie immodĂ©rĂ©e qu'il avait ressentie, aux espĂ©rances dont il s'Ă©tait enivrĂ©. Il Ă©tait bien loin d'interprĂ©ter les prophĂ©ties Ă son avantage. "O ciel! ĂÂŽ Dieu paternel! faut-il que j'aie perdu mon ami Topaze!" Comme il prononçait ces paroles en poussant de profonds soupirs, et en versant des larmes au milieu de ses suivants dĂ©sespĂ©rĂ©s, voilĂ la base de la montagne qui s'ouvre, une longue galerie en voĂ»te, Ă©clairĂ©e de cent mille flambeaux, se prĂ©sente aux yeux Ă©blouis; et Rustan de s'Ă©crier, et ses gens de se jeter Ă genoux, et de tomber d'Ă©tonnement Ă la renverse, et de crier "miracle!" et de dire "Rustan est le favori de Vitsnou, le bien-aimĂ© de Brama; il sera le maĂtre du monde." Rustan le croyait, il Ă©tait hors de lui, Ă©levĂ© au-dessus de lui-mĂÂȘme. "Ah! EbĂšne, mon cher EbĂšne! oĂÂč ĂÂȘtes-vous? que n'ĂÂȘtes-vous tĂ©moin de toutes ces merveilles! comment vous ai-je perdu? belle princesse de Cachemire, quand reverrai-je vos charmes?" Il avance avec ses domestiques, son Ă©lĂ©phant, ses chameaux, sous la voĂ»te de la montagne, au bout de laquelle il entre dans une prairie Ă©maillĂ©e de fleurs et bordĂ©e de ruisseaux et au bout de la prairie ce sont des allĂ©es d'arbres Ă perte de vue; et au bout de ces allĂ©es, une riviĂšre, le long de laquelle sont mille maisons de plaisance, avec des jardins dĂ©licieux. Il entend partout des concerts de voix et d'instruments; il voit des danses; il se hĂÂąte de passer un des ponts de la riviĂšre; il demande au premier homme qu'il rencontre quel est ce beau pays. Celui auquel il s'adressait lui rĂ©pondit "Vous ĂÂȘtes dans la province de Cachemire; vous voyez les habitants dans la joie et dans les plaisirs; nous cĂ©lĂ©brons les noces de notre belle princesse, qui va se marier avec le seigneur Barbabou, Ă qui son pĂšre l'a promise; que Dieu perpĂ©tue leur fĂ©licitĂ©!" A ces paroles Rustan tomba Ă©vanoui, et le seigneur cachemirien crut qu'il Ă©tait sujet Ă l'Ă©pilepsie; il le fit porter dans sa maison, oĂÂč il fut longtemps sans connaissance. On alla chercher les deux plus habiles mĂ©decins du canton; ils tĂÂątĂšrent le pouls du malade, qui, ayant repris un peu ses esprits, poussait des sanglots, roulait les yeux, et s'Ă©criait de temps en temps "Topaze, Topaze, vous aviez bien raison!" L'un des deux mĂ©decins dit au seigneur cachemirien "Je vois Ă son accent que c'est un jeune homme de Candahar, Ă qui l'air de ce pays ne vaut rien; il faut le renvoyer chez lui; je vois Ă ses yeux qu'il est devenu fou; confiez-le-moi, je le ramĂšnerai dans sa patrie, et je le guĂ©rirai." L'autre mĂ©decin assura qu'il n'Ă©tait malade que de chagrin, qu'il fallait le mener aux noces de la princesse, et le faire danser. Pendant qu'ils consultaient, le malade reprit ses forces; les deux mĂ©decins furent congĂ©diĂ©s, et Rustan demeura tĂÂȘte Ă tĂÂȘte avec son hĂÂŽte. "Seigneur, lui dit-il, je vous demande pardon de m'ĂÂȘtre Ă©vanoui devant vous; je sais que cela n'est pas poli; je vous supplie de vouloir bien accepter mon Ă©lĂ©phant en reconnaissance des bontĂ©s dont vous m'avez honorĂ©." Il lui conta ensuite toutes ses aventures, en se gardant bien de lui parler de l'objet de son voyage. "Mais, au nom de Vitsnou et de Brama, lui dit-il, apprenez-moi quel est cet heureux Barbabou qui Ă©pouse la princesse de Cachemire; pourquoi son pĂšre l'a choisi pour gendre, et pourquoi la princesse l'a acceptĂ© pour son Ă©poux. - Seigneur, lui dit le Cachemirien, la princesse n'a point du tout acceptĂ© Barbabou; au contraire, elle est dans les pleurs, tandis que toute la province cĂ©lĂšbre avec joie son mariage; elle s'est enfermĂ©e dans la tour de son palais; elle ne veut voir aucune des rĂ©jouissances qu'on fait pour elle." Rustan, en entendant ces paroles, se sentit renaĂtre; l'Ă©clat de ses couleurs, que la douleur avait flĂ©tries, reparut sur son visage. "Dites-moi, je vous prie, continua-t-il, pourquoi le prince de Cachemire s'obstine Ă donner sa fille Ă un Barbabou dont elle ne veut pas. - Voici le fait, rĂ©pondit le Cachemirien. Savez-vous que notre auguste prince avait perdu un gros diamant et un javelot qui lui tenaient fort au coeur? - Ah! je le sais trĂšs bien, dit Rustan. - Apprenez donc, dit l'hĂÂŽte, que notre prince, au dĂ©sespoir de n'avoir point de nouvelles de ses deux bijoux, aprĂšs les avoir fait longtemps chercher par toute la terre, a promis sa fille Ă quiconque lui rapporterait l'un ou l'autre. Il est venu un seigneur Barbabou qui Ă©tait muni du diamant, et il Ă©pouse demain la princesse." Rustan pĂÂąlit, bĂ©gaya un compliment, prit congĂ© de son hĂÂŽte, et courut sur son dromadaire Ă la ville capitale oĂÂč se devait faire la cĂ©rĂ©monie. Il arrive au palais du prince; il dit qu'il a des choses importantes Ă lui communiquer; il demande une audience; on lui rĂ©pond que le prince est occupĂ© des prĂ©paratifs de la noce "C'est pour cela mĂÂȘme, dit-il, que je veux lui parler." Il presse tant qu'il est introduit. "Monseigneur, dit-il, que Dieu couronne tous vos jours de gloire et de magnificence! votre gendre est un fripon. - Comment? un fripon! qu'osez-vous dire? est-ce ainsi qu'on parle Ă un duc de Cachemire du gendre qu'il a choisi? - Oui, un fripon, reprit Rustan; et pour le prouver Ă Votre Altesse, c'est que voici votre diamant que je vous rapporte." Le duc, tout Ă©tonnĂ©; confronta les deux diamants; et comme il ne s'y connaissait guĂšre, il ne put dire quel Ă©tait le vĂ©ritable. "VoilĂ deux diamants, dit-il, et je n'ai qu'une fille; me voilĂ dans un Ă©trange embarras!" Il fit venir Barbabou, et lui demanda s'il ne l'avait point trompĂ©. Barbabou jura qu'il avait achetĂ© son diamant d'un ArmĂ©nien; l'autre ne disait pas de qui il tenait le sien, mais il proposa un expĂ©dient ce fut qu'il plĂ»t Ă Son Altesse de le faire combattre sur-le-champ contre son rival. "Ce n'est pas assez que votre gendre donne un diamant, disait-il; il faut aussi qu'il donne des preuves de valeur ne trouvez-vous pas bon que celui qui tuera l'autre Ă©pouse la princesse? - TrĂšs bon, rĂ©pondit le prince, ce sera un fort beau spectacle pour la cour; battez-vous vite tous deux le vainqueur prendra les armes du vaincu, selon l'usage de Cachemire, et il Ă©pousera ma fille." Les deux prĂ©tendants descendent aussitĂÂŽt dans la cour. Il y avait sur l'escalier une pie et un corbeau. Le corbeau criait "Battez-vous, battez-vous"; la pie "Ne vous battez pas". Cela fit rire le prince; les deux rivaux y prirent garde Ă peine ils commencent le combat; tous les courtisans faisaient un cercle autour d'eux. La princesse, se tenant toujours renfermĂ©e dans sa tour, ne voulut point assister Ă ce spectacle; elle Ă©tait bien loin de se douter que son amant fĂ»t Ă Cachemire, et elle avait tant d'horreur pour Barbabou qu'elle ne voulait rien voir. Le combat se passa le mieux du monde; Barbabou fut tuĂ© roide, et le peuple en fut charmĂ©, parce qu'il Ă©tait laid, et que Rustan Ă©tait fort joli c'est presque toujours ce qui dĂ©cide de la faveur publique. Le vainqueur revĂÂȘtit la cotte de mailles, l'Ă©charpe et le casque du vaincu, et vint, suivi de toute la cour, au son des fanfares, se prĂ©senter sous les fenĂÂȘtres de sa maĂtresse. Tout le monde criait "Belle princesse, venez voir votre beau mari qui a tuĂ© son vilain rival"; ses femmes rĂ©pĂ©taient ces paroles. La princesse mit par malheur la tĂÂȘte Ă la fenĂÂȘtre, et voyant l'armure d'un homme qu'elle abhorrait, elle courut en dĂ©sespĂ©rĂ©e Ă son coffre de la Chine, et tira le javelot fatal qui alla percer son cher Rustan au dĂ©faut de la cuirasse; il jeta un grand cri, et Ă ce cri la princesse crut reconnaĂtre la voix de son malheureux amant. Elle descend Ă©chevelĂ©e, la mort dans les yeux et dans le coeur. Rustan Ă©tait dĂ©jĂ tombĂ© tout sanglant dans les bras de son pĂšre. Elle le voit ĂÂŽ moment! ĂÂŽ vue! ĂÂŽ reconnaissance dont on ne peut exprimer ni la douleur, ni la tendresse, ni l'horreur! Elle se jette sur lui, elle l'embrasse "Tu reçois, lui dit-elle; les premiers et les derniers baisers de ton amante et de ta meurtriĂšre." Elle retire le dard de la plaie, l'enfonce dans son coeur, et meurt sur l'amant qu'elle adore. Le pĂšre, Ă©pouvantĂ©, Ă©perdu, prĂÂȘt Ă mourir comme elle, tĂÂąche en vain de la rappeler Ă la vie; elle n'Ă©tait plus; il maudit ce dard fatal, le brise en morceaux, jette au loin ses deux diamants funestes; et, tandis qu'on prĂ©pare les funĂ©railles de sa fille au lieu de son mariage, il fait transporter dans son palais Rustan ensanglantĂ©, qui avait encore un reste de vie. On le porte dans un lit. La premiĂšre chose qu'il voit aux deux cĂÂŽtĂ©s de ce lit mort, c'est Topaze et EbĂšne. Sa surprise lui rendit un peu de force. "Ah! cruels, dit-il, pourquoi m'avez-vous abandonnĂ©? Peut-ĂÂȘtre la princesse vivrait encore, si vous aviez Ă©tĂ© prĂšs du malheureux Rustan. - Je ne vous ai pas abandonnĂ© un seul moment, dit Topaze. - J'ai toujours Ă©tĂ© prĂšs de vous, dit EbĂšne. - Ah! que dites-vous? pourquoi insulter Ă mes derniers moments? rĂ©pondit Rustan d'une voix languissante. - Vous pouvez m'en croire, dit Topaze; vous savez que je n'approuvai jamais ce fatal voyage dont je prĂ©voyais les horribles suites. C'est moi qui Ă©tais l'aigle qui a combattu contre le vautour, et qu'il a dĂ©plumĂ©; j'Ă©tais l'Ă©lĂ©phant qui emportait le bagage pour vous forcer Ă retourner dans votre patrie; j'Ă©tais l'ĂÂąne rayĂ© qui vous ramenait malgrĂ© vous chez votre pĂšre; c'est moi, qui ai Ă©garĂ© vos chevaux; c'est moi qui ai formĂ© le torrent qui vous empĂÂȘchait de passer; c'est moi qui ai Ă©levĂ© la montagne qui vous fermait un chemin si funeste; j'Ă©tais le mĂ©decin qui vous conseillait l'air natal; j'Ă©tais la pie qui vous criait de ne point combattre. - Et moi, dit EbĂšne, j'Ă©tais le vautour qui a dĂ©plumĂ© l'aigle, le rhinocĂ©ros qui donnait cent coups de corne Ă l'Ă©lĂ©phant, le vilain qui battait l'ĂÂąne rayĂ©; le marchand qui vous donnait des chameaux pour courir Ă votre perte; j'ai bĂÂąti le pont sur lequel vous avez passĂ©; j'ai creusĂ© la caverne que vous avez traversĂ©e, je suis le mĂ©decin qui vous encourageait Ă marcher; le corbeau qui vous criait de vous battre. - HĂ©las! souviens-toi de oracles, dit Topaze Si tu vas Ă l'orient, tu seras Ă l'occident. - Oui, dit EbĂšne, on ensevelit ici les morts le visage tournĂ© Ă l'occident l'oracle Ă©tait clair, que ne l'as-tu compris? Tu as possĂ©dĂ©, et tu ne possĂ©dais pas car tu avais le diamant, mais il Ă©tait faux, et tu n'en savais rien. Tu es vainqueur, et tu meurs; tu es Rustan, et tu cesses de l'ĂÂȘtre tout a Ă©tĂ© accompli." Comme il parlait ainsi, quatre ailes blanches couvrirent le corps de Topaze, et quatre ailes noires celui d'EbĂšne. "Que vois-je?" s'Ă©cria Rustan. Topaze et EbĂšne rĂ©pondirent ensemble "Tu vois tes deux gĂ©nies. - Eh! messieurs, leur dit le malheureux Rustan, de quoi vous mĂÂȘliez-vous? et pourquoi deux gĂ©nies pour un pauvre homme? - C'est la loi, dit Topaze; chaque homme a ses deux gĂ©nies, c'est Platon qui l'a dit le premier, et d'autre l'on rĂ©pĂ©tĂ© ensuite; tu vois que rien n'est plus vĂ©ritable moi qui te parle, je suis ton bon gĂ©nie, et ma charge Ă©tait de veiller auprĂšs de toi jusqu'au dernier moment de ta vie; je m'en suis fidĂšlement acquittĂ©. - Mais, dit le mourant, si ton emploi Ă©tait de me servir, je suis donc d'une nature fort supĂ©rieure Ă la tienne; et puis comment oses-tu dire que tu es mon bon gĂ©nie, quand tu m'as laissĂ© tromper dans tout ce que j'ai entrepris, et que tu me laisses mourir, moi et ma maĂtresse, misĂ©rablement? - HĂ©las! c'Ă©tait ta destinĂ©e, dit Topaze. - Si c'est la destinĂ©e qui fait tout, dit le mourant, Ă quoi un gĂ©nie est-il bon? Et toi, EbĂšne, avec tes quatre ailes noires, tu es apparemment mon mauvais gĂ©nie? - Vous l'avez dit, rĂ©pondit EbĂšne. - Mais tu Ă©tais donc aussi le mauvais gĂ©nie de ma princesse? - Non, elle avait le sien, et je l'ai parfaitement secondĂ©. - Ah! maudit EbĂšne, si tu es si mĂ©chant, tu n'appartiens donc pas au mĂÂȘme maĂtre que Topaze? vous avez Ă©tĂ© formĂ©s tous deux par deux principes diffĂ©rents, dont l'un est bon, et l'autre mĂ©chant de sa nature? - Ce n'est pas une consĂ©quence, dit EbĂšne, mais c'est une grande difficultĂ©. - Il n'est pas possible, reprit l'agonisant, qu'un ĂÂȘtre favorable ait fait un gĂ©nie si funeste. - Possible ou non possible, repartit EbĂšne, la chose est comme je te le dis. - HĂ©las! dit Topaze, mon pauvre ami, ne vois-tu pas que ce coquin-lĂ a encore la malice de te faire disputer pour allumer ton sang et prĂ©cipiter l'heure de ta mort? - Va, je ne suis guĂšre plus content de toi que de lui, dit le triste Rustan il avoue du moins qu'il a voulu me faire du mal; et toi, qui prĂ©tendais me dĂ©fendre, tu ne m'as servi de rien. - J'en suis bien fĂÂąchĂ©, dit le bon gĂ©nie. - Et moi aussi, dit le mourant; il y a quelque chose lĂ -dessous que je ne comprends pas. - Ni moi non plus, dit le pauvre bon gĂ©nie. - J'en serai instruit dans un moment, dit Rustan. - C'est ce que nous verrons, dit Topaze." Alors tout disparut. Rustan se retrouva dans la maison de son pĂšre, dont il n'Ă©tait pas sorti, et dans son lit, oĂÂč il avait dormi une heure. Il se rĂ©veille en sursaut, tout en sueur, tout Ă©garĂ©; il se tĂÂąte, il appelle, il crie, il sonne. Son valet de chambre, Topaze, accourt en bonnet de nuit, et tout en bĂÂąillant. "Suis-je mort, suis-je en vie? s'Ă©cria Rustan; la belle princesse de Cachemire en rĂ©chappera-t-elle?... - Monseigneur rĂÂȘve-t-il? rĂ©pondit froidement Topaze. - Ah! s'Ă©criait Rustan, qu'est donc devenu ce barbare EbĂšne avec ses quatre ailes noires? c'est lui qui me fait mourir d'une mort si cruelle. - Monseigneur, je l'ai laissĂ© lĂ -haut, qui ronfle voulez-vous qu'on le fasse descendre? - Le scĂ©lĂ©rat! il y a six mois entiers qu'il me persĂ©cute; c'est lui qui me mena Ă cette fatale foire de Kaboul; c'est lui qui m'escamota le diamant que m'avait donnĂ© la princesse; il est seul la cause de mon voyage, de la mort de ma princesse, et du coup de javelot dont je meurs Ă la fleur de mon ĂÂąge. - Rassurez-vous, dit Topaze; vous n'avez jamais Ă©tĂ© Ă Kaboul; il n'y a point de princesse de Cachemire; son pĂšre n'a jamais eu que deux garçons qui sont actuellement au collĂšge. Vous n'avez jamais eu de diamant; la princesse ne peut ĂÂȘtre morte, puisqu'elle n'est pas nĂ©e; et vous vous portez Ă merveille. - Comment! il n'est pas vrai que tu m'assistais Ă la mort dans le lit du prince de Cachemire? Ne m'as-tu pas avouĂ© que, pour me garantir de tant de malheurs, tu avais Ă©tĂ© aigle, Ă©lĂ©phant, ĂÂąne rayĂ©, mĂ©decin, et pie? - Monseigneur, vous avez rĂÂȘvĂ© tout cela nos idĂ©es ne dĂ©pendent pas plus de nous dans le sommeil que dans la veille. Dieu a voulu que cette file d'idĂ©es vous ai passĂ© par la tĂÂȘte, pour vous donner apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit. - Tu te moques de moi, reprit Rustan; combien de temps ai-je dormi? - Monseigneur, vous n'avez encore dormi qu'une heure. - Eh bien! maudit raisonneur, comment veux-tu qu'en une heure de temps j'aie Ă©tĂ© Ă la foire de Kaboul il y a six mois, que j'en sois revenu, que j'aie fait le voyage de Cachemire, et que nous soyons morts, Barbabou, la princesse, et moi? - Monseigneur, il n'y a rien de plus aisĂ© et de plus ordinaire, et vous auriez pu rĂ©ellement faire le tour du monde, et avoir beaucoup plus d'aventures en bien moins de temps. "N'est-il pas vrai que vous pouvez lire en une heure l'abrĂ©gĂ© de l'histoire des Perses, Ă©crite par Zoroastre? cependant cet abrĂ©gĂ© contient huit cent mille annĂ©es. Tous ces Ă©vĂ©nements passent sous vos yeux l'un aprĂšs l'autre en une heure; or vous m'avouerez qu'il est aussi aisĂ© Ă Brama de les resserrer tous dans l'espace d'une heure que de les Ă©tendre dans l'espace de huit cent mille annĂ©es; c'est prĂ©cisĂ©ment la mĂÂȘme chose. Figurez-vous que le temps tourne sur une roue dont le diamĂštre est infini. Sous cette roue immense sont une multitude innombrable de roues les unes dans les autres; celle du centre est imperceptible, et fait un nombre infini de tours prĂ©cisĂ©ment dans le mĂÂȘme temps que la grande roue n'en achĂšve qu'un. Il est clair que tous les Ă©vĂ©nements, depuis le commencement du monde jusqu'Ă sa fin, peuvent arriver successivement en beaucoup moins de temps que la cent milliĂšme partie d'une seconde; et on peu dire mĂÂȘme que la chose est ainsi. - Je n'y entends rien, dit Rustan. - Si vous voulez, dit Topaze, j'ai un perroquet qui vous le fera aisĂ©ment comprendre. Il est nĂ© quelque temps avant le dĂ©luge, il a Ă©tĂ© dans l'arche; il a beaucoup vu; cependant il n'a encore qu'un an et demi il vous contera son histoire, qui est fort intĂ©ressante. - Allez vite chercher votre perroquet, dit Rustan; il m'amusera jusqu'Ă ce que je puisse me rendormir. - Il est chez ma soeur la religieuse, dit Topaze; je vais le chercher, vous en serez content; sa mĂ©moire est fidĂšle, il conte simplement, sans chercher Ă montrer de l'esprit Ă tout propos, et sans faire; des phrases. - Tant mieux, dit Rustan, voilĂ comme j'aime les contes." On lui amena le perroquet, lequel parla ainsi. Mademoiselle Catherine VadĂ© n'a jamais pu trouver l'histoire du perroquet dans le portefeuille de feu son cousin Antoine VadĂ©, auteur de ce conte. C'est grand dommage, vu le temps auquel vivait ce perroquet. Jeannot et Colin Plusieurs personnes... Plusieurs personnes dignes de foi ont vu Jeannot et Colin Ă l'Ă©cole dans la ville d'Issoire, en Auvergne, ville fameuse dans tout l'univers par son collĂšge et par ses chaudrons. Jeannot Ă©tait fils d'un marchand de mulets trĂšs renommĂ©, et Colin devait le jour Ă un brave laboureur des environs, qui cultivait la terre avec quatre mulets, et qui, aprĂšs avoir payĂ© la taille, le taillon, les aides et gabelles, le sou pour livre, la capitation et les vingtiĂšmes, ne se trouvait pas puissamment riche au bout de l'annĂ©e. Jeannot et Colin Ă©taient fort jolis pour des Auvergnats; ils s'aimaient beaucoup, et ils avaient ensemble de petites privautĂ©s, de petites familiaritĂ©s, dont on se ressouvient toujours avec agrĂ©ment quand on se rencontre ensuite dans le monde. Le temps de leurs Ă©tudes Ă©tait sur le point de finir, quand un tailleur apporta Ă Jeannot un habit de velours Ă trois couleurs, avec une veste de Lyon de fort bon goĂ»t; le tout Ă©tait accompagnĂ© d'une lettre Ă monsieur de La JeannotiĂšre. Colin admira l'habit, et ne fut point jaloux; mais Jeannot prit un air de supĂ©rioritĂ© qui affligea Colin. DĂšs ce moment Jeannot n'Ă©tudia plus, se regarda au miroir, et mĂ©prisa tout le monde. Quelque temps aprĂšs un valet de chambre arrive en poste, et apporte une seconde lettre Ă monsieur le marquis de La JeannotiĂšre c'Ă©tait un ordre de monsieur son pĂšre de faire venir monsieur son fils Ă Paris. Jeannot monta en chaise en tendant la main Ă Colin avec un sourire de protection assez noble. Colin sentit son nĂ©ant, et pleura. Jeannot partit dans toute la pompe de sa gloire. Les lecteurs qui aiment Ă s'instruire doivent savoir que monsieur Jeannot le pĂšre avait acquis assez rapidement des biens immenses dans les affaires. Vous demandez comment on fait ces grandes fortunes? C'est parce qu'on est heureux. Monsieur Jeannot Ă©tait bien fait, sa femme aussi, et elle avait encore de la fraĂcheur. Ils allĂšrent Ă Paris pour un procĂšs qui les ruinait, lorsque la fortune, qui Ă©lĂšve et qui abaisse les hommes Ă son grĂ©, les prĂ©senta Ă la femme d'un entrepreneur des hĂÂŽpitaux des armĂ©es, homme d'un grand talent, et qui pouvait se vanter d'avoir tuĂ© plus de soldats en un an que le canon n'en fait pĂ©rir en dix. Jeannot plut Ă madame; la femme de Jeannot plut Ă monsieur. Jeannot fut bientĂÂŽt de part dans l'entreprise; il entra dans d'autres affaires. DĂšs qu'on est dans le fil de l'eau, il n'y a qu'Ă se laisser aller; on fait sans peine une fortune immense. Les gredins, qui du rivage vous regardent voguer Ă pleines voiles; ouvrent des yeux Ă©tonnĂ©s; ils ne savent comment vous avez pu parvenir; ils vous envient au hasard, et font contre vous des brochures que vous ne lisez point. C'est ce qui arriva Ă Jeannot le pĂšre, qui fut bientĂÂŽt monsieur de La JeannotiĂšre, et qui ayant achetĂ© un marquisat au bout de six mois, retira de l'Ă©cole monsieur le marquis son fils, pour le mettre Ă Paris dans le beau monde. Colin, toujours tendre, Ă©crivit une lettre de compliments Ă son ancien camarade; et lui fit ces lignes pour le congratuler. Le petit marquis ne lui fit point de rĂ©ponse Colin en fut malade de douleur. Le pĂšre et la mĂšre donnĂšrent d'abord un gouverneur au jeune marquis ce gouverneur, qui Ă©tait un homme du bel air, et qui ne savait rien, ne put rien enseigner Ă son pupille. Monsieur voulait que son fils apprĂt le latin, madame ne le voulait pas. Ils prirent pour arbitre un auteur qui Ă©tait cĂ©lĂšbre alors par des ouvrages agrĂ©ables. Il fut priĂ© Ă dĂner. Le maĂtre de la maison commença par lui dire d'abord "Monsieur, comme vous savez le latin, et que vous ĂÂȘtes un homme de la cour... - Moi, monsieur, du latin! je n'en sais pas un mot, rĂ©pondit le bel esprit, et bien m'en a pris; il est clair qu'on parle beaucoup mieux sa langue quand on ne partage pas son application entre elle et les langues Ă©trangĂšres. Voyez toutes nos dames, elles ont l'esprit plus agrĂ©able que les hommes; leurs lettres sont Ă©crites avec cent fois plus de grĂÂące; elles n'ont sur nous cette supĂ©rioritĂ© que parce qu'elles ne savent pas le latin. - Eh bien! n'avais-je pas raison? dit madame. Je veux que mon fils soit un homme d'esprit, qu'il rĂ©ussisse dans le monde; et vous voyez bien que, s'il savait le latin, il serait perdu. Joue-t-on, s'il vous plaĂt, la comĂ©die et l'opĂ©ra en latin? Plaide-t-on en latin quand on a un procĂšs? Fait-on l'amour en latin?" Monsieur, Ă©bloui de ces raisons, passa condamnation, et il fut conclu que le jeune marquis ne perdrait point son temps Ă connaĂtre CicĂ©ron, Horace, et Virgile. "Mais qu'apprendra-t-il donc? car encore faut-il qu'il sache quelque chose; ne pourrait-on pas lui montrer un peu de gĂ©ographie? - A quoi cela lui servira-t-il? rĂ©pondit le gouverneur. Quand monsieur le marquis ira dans ses terres les postillons ne sauront-ils pas les chemins? ils ne l'Ă©gareront certainement pas. On n'a pas besoin d'un quart de cercle pour voyager, et on va trĂšs commodĂ©ment de Paris en Auvergne, sans qu'il soit besoin de savoir sous quelle latitude on se trouve. - Vous avez raison, rĂ©pliqua le pĂšre; mais j'ai entendu parler d'une belle science qu'on appelle, je crois, l'astronomie. - Quelle pitiĂ©! repartit le gouverneur; se conduit-on par les astres dans ce monde? et faudra-t-il que monsieur le marquis se tue Ă calculer une Ă©clipse, quand il la trouve Ă point nommĂ© dans l'almanach, qui lui enseigne de plus les fĂÂȘtes mobiles, l'ĂÂąge de la lune, et celui de toutes les princesses de l'Europe?" Madame fut entiĂšrement de l'avis du gouverneur. Le petit marquis Ă©tait au comble de la joie; le pĂšre Ă©tait trĂšs indĂ©cis. "Que faudra-t-il donc apprendre Ă mon fils? disait-il. - A ĂÂȘtre aimable, rĂ©pondit l'ami que l'on consultait; et s'il sait les moyens de plaire, il saura tout c'est un art qu'il apprendra chez madame sa mĂšre, sans que ni l'un ni l'autre se donnent la moindre peine." Madame, Ă ce discours, embrassa le gracieux ignorant, et lui dit "On voit bien, monsieur, que vous ĂÂȘtes l'homme du monde le plus savant; mon fils vous devra toute son Ă©ducation je m'imagine pourtant qu'il ne serait pas mal qu'il sĂ»t un peu d'histoire. - HĂ©las! madame, Ă quoi cela est-il bon? rĂ©pondit-il; il n'y a certainement d'agrĂ©able et d'utile que l'histoire du jour. Toutes les histoires anciennes, comme le disait un de nos beaux esprits, ne sont que des fables convenues; et pour les modernes; c'est un chaos qu'on ne peut dĂ©brouiller. Qu'importe Ă monsieur votre fils que Charlemagne ait instituĂ© les douze pairs de France, et que son successeur ait Ă©tĂ© bĂšgue? - Rien n'est mieux dit! s'Ă©cria le gouverneur on Ă©touffe l'esprit des enfants sous un amas de connaissances inutiles; mais de toutes les sciences la plus absurde, Ă mon avis, et celle qui est la plus capable d'Ă©touffer toute espĂšce de gĂ©nie, c'est la gĂ©omĂ©trie. Cette science ridicule a pour objet des surfaces, des lignes, et des points, qui n'existent pas dans la nature. On fait passer en esprit cent mille lignes courbes entre un cercle et une ligne droite qui le touche, quoique dans la rĂ©alitĂ© on n'y puisse pas passer un fĂ©tu. La gĂ©omĂ©trie, en vĂ©ritĂ©, n'est qu'une mauvaise plaisanterie." Monsieur et madame n'entendaient pas trop ce que le gouverneur voulait dire; mais ils furent entiĂšrement de son avis. "Un seigneur comme monsieur le marquis, continua-t-il, ne doit pas se dessĂ©cher le cerveau dans ces vaines Ă©tudes. Si un jour il a besoin d'un gĂ©omĂštre sublime pour lever le plan de ses terres, il les fera arpenter pour son argent. S'il veut dĂ©brouiller l'antiquitĂ© de sa noblesse, qui remonte aux temps les plus reculĂ©s, il enverra chercher un bĂ©nĂ©dictin. Il en est de mĂÂȘme de tous les arts. Un jeune seigneur heureusement nĂ© n'est ni peintre, ni musicien, ni architecte, ni sculpteur; mais il fait fleurir tous ces arts en les encourageant par sa magnificence. Il vaut sans doute mieux les protĂ©ger que de les exercer; il suffit que monsieur le marquis ait du goĂ»t; c'est aux artistes Ă travailler pour lui; et c'est en quoi on a trĂšs grande raison de dire que les gens de qualitĂ© j'entends ceux qui sont trĂšs riches savent tout sans avoir rien appris, parce qu'en effet ils savent Ă la longue juger de toutes les choses qu'ils commandent et qu'ils payent". L'aimable ignorant prit alors la parole, et dit "Vous avez trĂšs bien remarquĂ©, madame, que la grande fin de l'homme est de rĂ©ussir dans la sociĂ©tĂ©. De bonne foi, est-ce par les sciences qu'on obtient ce succĂšs? S'est-on jamais avisĂ© dans la bonne compagnie de parler de gĂ©omĂ©trie? Demande-t-on jamais Ă un honnĂÂȘte homme quel astre se lĂšve aujourd'hui avec le soleil? S'informe-t-on Ă souper si Clodion le Chevelu passa le Rhin? - Non, sans doute, s'Ă©cria la marquise de La JeannotiĂšre, que ses charmes avaient initiĂ©e quelquefois dans le beau monde; et monsieur mon fils ne doit point Ă©teindre son gĂ©nie par l'Ă©tude de tous ces fatras, mais enfin que lui apprendra-t-on? Car il est bon qu'un jeune seigneur puisse briller dans l'occasion, comme dit monsieur mon mari. Je me souviens d'avoir ouĂÂŻ dire Ă un abbĂ© que la plus agrĂ©able des sciences Ă©tait une chose dont j'ai oubliĂ© le nom, mais qui commence par un B. - Par un B, madame? ne serait-ce point la botanique? - Non, ce n'Ă©tait point de botanique qu'il me parlait; elle commençait, vous dis-je, par un B, et finissait par un on. - Ah! j'entends, madame; c'est le blason c'est, Ă la vĂ©ritĂ©, une science fort profonde; mais elle n'est plus Ă la mode depuis qu'on a perdu l'habitude de faire peindre ses armes aux portiĂšres de son carrosse; c'Ă©tait la chose du monde la plus utile dans un Etat bien policĂ©. D'ailleurs, cette Ă©tude serait infinie il n'y a point aujourd'hui de barbier qui n'ait ses armoiries; et vous savez que tout ce qui devient commun est peu fĂÂȘtĂ©." Enfin, aprĂšs avoir examinĂ© le fort et le faible des sciences, il fut dĂ©cidĂ© que monsieur le marquis apprendrait Ă danser. La nature, qui fait tout, lui avait donnĂ© un talent qui se dĂ©veloppa bientĂÂŽt avec un succĂšs prodigieux c'Ă©tait de chanter agrĂ©ablement des vaudevilles. Les grĂÂąces de la jeunesse, jointes Ă ce don supĂ©rieur, le firent regarder comme le jeune homme de la plus grande espĂ©rance. Il fut aimĂ© des femmes; et ayant la tĂÂȘte toute pleine de chansons, il en fit pour ses maĂtresses. Il pillait Bacchus et l'Amour dans un vaudeville, la nuit et le jour dans un autre, les charmes et les alarmes dans un troisiĂšme; mais, comme il y avait toujours dans ses vers quelques pieds de plus ou de moins qu'il ne fallait, il les faisait corriger moyennant vingt louis d'or par chanson; et il fut mis dans L'AnnĂ©e littĂ©raire au rang des La Fare, des Chaulieu, des Hamilton, des Sarrasin et des Voiture. Madame la marquise crut alors ĂÂȘtre la mĂšre d'un bel esprit, et donna Ă souper aux beaux esprits de Paris. La tĂÂȘte du jeune homme fut bientĂÂŽt renversĂ©e; il acquit l'art de parler sans s'entendre, et se perfectionna dans l'habitude de n'ĂÂȘtre propre Ă rien. Quand son pĂšre le vit si Ă©loquent, il regretta vivement de ne lui avoir pas fait apprendre le latin, car il lui aurait achetĂ© une grande charge dans la robe. La mĂšre, qui avait des sentiments plus nobles, se chargea de solliciter un rĂ©giment pour son fils; et en attendant il fit l'amour. L'amour est quelquefois plus cher qu'un rĂ©giment. Il dĂ©pensa beaucoup, pendant que ses parents s'Ă©puisaient encore davantage Ă vivre en grands seigneurs. Une jeune veuve de qualitĂ©, leur voisine, qui n'avait qu'une fortune mĂ©diocre, voulut bien se rĂ©soudre Ă mettre en sĂ»retĂ© les grands biens de monsieur et de madame de La JeannotiĂšre, en se les appropriant, et en Ă©pousant le jeune marquis. Elle l'attira chez elle, se laissa aimer, lui fit entrevoir qu'il ne lui Ă©tait pas indiffĂ©rent, le conduisit par degrĂ©s, l'enchanta, le subjugua sans peine. Elle lui donnait tantĂÂŽt des Ă©loges, tantĂÂŽt des conseils; elle devint la meilleure amie du pĂšre et de la mĂšre. Une vieille voisine proposa le mariage; les parents, Ă©blouis de la splendeur de cette alliance, acceptĂšrent avec joie la proposition ils donnĂšrent leur fils unique Ă leur amie intime. Le jeune marquis allait Ă©pouser une femme qu'il adorait et dont il Ă©tait aimĂ©; les amis de la maison les fĂ©licitaient; on allait rĂ©diger les articles, en travaillant aux habits de noce et Ă l'Ă©pithalame. Il Ă©tait, un matin, aux genoux de la charmante Ă©pouse que l'amour, l'estime, et l'amitiĂ©, allaient lui donner; ils goĂ»taient, dans une conversation tendre et animĂ©e, les prĂ©mices de leur bonheur; ils s'arrangeaient pour mener une vie dĂ©licieuse, lorsqu'un valet de chambre de madame la mĂšre arrive tout effarĂ©. "Voici bien d'autres nouvelles, dit-il; des huissiers dĂ©mĂ©nagent la maison de monsieur et de madame; tout est saisi par des crĂ©anciers; on parle de prise de corps, et je vais faire mes diligences pour ĂÂȘtre payĂ© de mes gages. - Voyons un peu, dit le marquis, que c'est que ça, ce que c'est que cette aventure-lĂ . - Oui, dit la veuve, allez punir ces coquins-lĂ , allez vite." Il y court, il arrive Ă la maison; son pĂšre Ă©tait dĂ©jĂ emprisonnĂ© tous les domestiques avaient fui chacun de leur cĂÂŽtĂ©, en emportant tout ce qu'ils avaient pu. Sa mĂšre Ă©tait seule, sans secours, sans consolation, noyĂ©e dans les larmes; il ne lui restait rien que le souvenir de sa fortune, de sa beautĂ©, de ses fautes et de ses folles dĂ©penses. AprĂšs que le fils eut longtemps pleurĂ© avec la mĂšre, il lui dit enfin "Ne nous dĂ©sespĂ©rons pas; cette jeune veuve m'aime Ă©perdument; elle est plus gĂ©nĂ©reuse encore que riche, je rĂ©ponds d'elle; je vole Ă elle, et je vais vous l'amener." Il retourne donc chez sa maĂtresse, il la trouve tĂÂȘte Ă tĂÂȘte avec un jeune officier fort aimable. "Quoi! c'est vous, monsieur de La JeannotiĂšre; que venez-vous faire ici? abandonne-t-on ainsi sa mĂšre? Allez chez cette pauvre femme, et dites-lui que je lui veux toujours du bien j'ai besoin d'une femme de chambre, et je lui donnerai la prĂ©fĂ©rence. - Mon garçon, tu me parais assez bien tournĂ©, lui dit l'officier; si tu veux entrer dans ma compagnie je te donnerai un bon engagement." Le marquis stupĂ©fait, la rage dans le coeur, alla chercher son ancien gouverneur, dĂ©posa ses douleurs dans son sein, et lui demanda des conseils. Celui-ci lui proposa de se faire, comme lui, gouverneur d'enfants. "HĂ©las! je ne sais rien, vous ne m'avez rien appris, et vous ĂÂȘtes la premiĂšre cause de mon malheur"; et il sanglotait en lui parlant ainsi. "Faites des romans, lui dit un bel esprit qui Ă©tait lĂ ; c'est une excellente ressource Ă Paris." Le jeune homme, plus dĂ©sespĂ©rĂ© que jamais, courut chez le confesseur de sa mĂšre c'Ă©tait un thĂ©atin trĂšs accrĂ©ditĂ©, qui ne dirigeait que les femmes de la premiĂšre considĂ©ration; dĂšs qu'il le vit, il se prĂ©cipita vers lui. "Eh! mon Dieu! monsieur le marquis, oĂÂč est votre carrosse? comment se porte la respectable madame la marquise votre mĂšre?" Le pauvre malheureux lui conta le dĂ©sastre de sa famille. A mesure qu'il s'expliquait, le thĂ©atin prenait un mine plus grave, plus indiffĂ©rente, plus imposante "Mon fils, voilĂ oĂÂč Dieu vous voulait; les richesses ne servent qu'Ă corrompre le coeur; Dieu a donc fait la grĂÂące Ă votre mĂšre de la rĂ©duire Ă la mendicitĂ©? - Oui monsieur. - Tant mieux, elle est sĂ»re de son salut. - Mais, mon pĂšre, en attendant, n'y aurait-il pas moyen d'obtenir quelque secours dans ce monde? - Adieu, mon fils; il y a une dame de la cour qui m'attend." Le marquis fut prĂÂȘt Ă s'Ă©vanouir; il fut traitĂ© Ă peu prĂšs de mĂÂȘme tous par ses amis, et apprit mieux Ă connaĂtre le monde dans une demi-journĂ©e que dans tout le reste de sa vie. Comme il Ă©tait plongĂ© dans l'accablement du dĂ©sespoir, il vit avancer une chaise roulante Ă l'antique, espĂšce de tombereau couvert, accompagnĂ© de rideaux de cuir, suivi de quatre charrettes Ă©normes toutes chargĂ©es. Il y avait dans la chaise un jeune homme grossiĂšrement vĂÂȘtu; c'Ă©tait un visage rond et frais qui respirait la douceur et la gaietĂ©. Sa petite femme brune et assez grossiĂšrement agrĂ©able Ă©tait cahotĂ©e Ă cĂÂŽtĂ© de lui. La voiture n'allait pas comme le char d'un petit-maĂtre le voyageur eut tout le temps de contempler le marquis immobile, abĂmĂ© dans sa douleur. "Eh! mon Dieu! s'Ă©cria-t-il, je crois que c'est lĂ Jeannot." A ce nom, le marquis lĂšve les yeux, la voiture s'arrĂÂȘte "C'est Jeannot lui-mĂÂȘme, c'est Jeannot." Le petit homme rebondi ne fait qu'un saut, et court embrasser son ancien camarade. Jeannot reconnut Colin; la honte et les pleurs couvrirent son visage. "Tu m'as abandonnĂ©, dit Colin; mais tu as beau ĂÂȘtre grand seigneur, je t'aimerai toujours." Jeannot, confus et attendri; lui conta en sanglotant une partie de son histoire. "Viens dans l'hĂÂŽtellerie oĂÂč je loge me conter le reste, lui dit Colin; embrasse ma petite femme, et allons dĂner ensemble." Ils vont tous trois Ă pied, suivis du bagage. "Qu'est-ce donc que tout cet attirail? vous appartient-il? - Oui, tout est Ă moi et Ă ma femme. Nous arrivons du pays; je suis Ă la tĂÂȘte d'une bonne manufacture de fer Ă©tamĂ© et de cuivre. J'ai Ă©pousĂ© la fille d'un riche nĂ©gociant en ustensiles nĂ©cessaires aux grands et aux petits; nous travaillons beaucoup; Dieu nous bĂ©nit; nous n'avons point changĂ© d'Ă©tat; nous sommes heureux, nous aiderons notre ami Jeannot. Ne sois plus marquis; toutes les grandeurs de ce monde ne valent pas un bon ami. Tu reviendras avec moi au pays, je t'apprendrai le mĂ©tier, il n'est pas bien difficile; je te mettrai de part, et nous vivrons gaiement dans le coin de terre oĂÂč nous sommes nĂ©s." Jeannot, Ă©perdu, se sentait partagĂ© entre la douleur et la joie, la tendresse et la honte; et il se disait tout bas "Tous mes amis du bel air m'ont trahi, et Colin, que j'ai mĂ©prisĂ©, vient seul Ă mon secours. Quelle instruction!" La bontĂ© d'ĂÂąme de Colin dĂ©veloppa dans le coeur de Jeannot le germe du bon naturel, que le monde n'avait pas encore Ă©touffĂ©. Il sentit qu'il ne pouvait abandonner son pĂšre et sa mĂšre. "Nous aurons soin de ta mĂšre, dit Colin; et quant Ă ton bonhomme de pĂšre, qui est en prison, j'entends un peu les affaires; ses crĂ©anciers, voyant qu'il n'a plus rien, s'accommoderont pour peu de chose; je me charge de tout." Colin fit tant qu'il tira le pĂšre de prison. Jeannot retourna dans sa patrie avec ses parents, qui reprirent leur premiĂšre profession. Il Ă©pousa une soeur de Colin, laquelle, Ă©tant de mĂÂȘme humeur que le frĂšre, le rendit trĂšs heureux. Et Jeannot le pĂšre, et Jeannotte la mĂšre, et Jeannot le fils, virent que le bonheur n'est pas dans la vanitĂ©. Pot-pourri I BriochĂ© fut le pĂšre de Polichinelle, non pas son propre pĂšre, mais pĂšre de gĂ©nie. Le pĂšre de BriochĂ© Ă©tait Guillot Gorju, qui fut fils de Gilles, qui fut fils de Gros-RenĂ©, qui tirait son origine du Prince des sots et de la MĂšre sotte c'est ainsi que l'Ă©crit l'auteur de l'Almanach de la Foire. Monsieur Parfaict, Ă©crivain non moins digne de foi, donne pour pĂšre Ă BriochĂ© Tabarin, Ă Tabarin Gros-Guillaume, Ă Gros-Guillaume Jean Boudin, mais en remontant toujours au Prince des sots. Si ces deux historiens se contredisent, c'est une preuve de la vĂ©ritĂ© du fait pour le pĂšre Daniel, qui les concilie avec une merveilleuse sagacitĂ©, et qui dĂ©truit par lĂ le pyrrhonisme de l'histoire. II Comme je finissais ce premier paragraphe des cahiers de Merri Hissing dans mon cabinet, dont la fenĂÂȘtre donne sur la rue St-Antoine, j'ai vu passer les syndics des apothicaires, qui allaient saisir des drogues et du vert-de-gris que les jĂ©suites de la rue St-Antoine vendaient en contrebande; mon voisin monsieur Husson, qui est une bonne tĂÂȘte, est venu chez moi, et m'a dit "Mon ami, vous riez de voir les jĂ©suites vilipendĂ©s; vous ĂÂȘtes bien aise de savoir qu'ils sont convaincus d'un parricide au Portugal, et d'une rĂ©bellion au Paraguay; le cri public qui s'Ă©lĂšve en France contre eux, la haine qu'on leur porte, les opprobres multipliĂ©s dont ils sont couverts, semblent ĂÂȘtre pour vous une consolation; mais sachez que, s'ils sont perdus comme tous les honnĂÂȘtes gens le dĂ©sirent, vous n'y gagnerez rien vous serez accablĂ© par la faction des jansĂ©nistes. Ce sont des enthousiastes fĂ©roces, des ĂÂąmes de bronze, pires que les presbytĂ©riens qui renversĂšrent le trĂÂŽne de Charles Ier. Songez que les fanatiques sont plus dangereux que les fripons. On ne peut jamais faire entendre raison Ă un Ă©nergumĂšne; les fripons l'entendent." Je disputai longtemps contre monsieur Husson; je lui dis enfin "Monsieur, consolez-vous; peut-ĂÂȘtre que les jansĂ©nistes seront un jour aussi adroits que les jĂ©suites." Je tĂÂąchai de l'adoucir; mais c'est une tĂÂȘte de fer qu'on ne fait jamais changer de sentiment. III BriochĂ©, voyant que Polichinelle Ă©tait bossu par-devant et par-derriĂšre, lui voulut apprendre Ă lire et Ă Ă©crire. Polichinelle, au bout de deux ans, Ă©pela assez passablement; mais il ne put jamais parvenir Ă se servir d'une plume. Un des Ă©crivains de sa vie remarque qu'il essaya un jour d'Ă©crire son nom, mais que personne ne put le lire. BriochĂ© Ă©tait fort pauvre; sa femme et lui n'avaient pas de quoi nourrir Polichinelle, encore moins de quoi lui faire apprendre un mĂ©tier. Polichinelle leur dit "Mon pĂšre et ma mĂšre, je suis bossu, et j'ai de la mĂ©moire; trois ou quatre de mes amis et moi, nous pouvons Ă©tablir de marionnettes je gagnerai quelque argent; les hommes ont toujours aimĂ© les marionnettes; il y a quelquefois de la perte Ă en vendre de nouvelles, mais aussi il y a de grands profits." Monsieur et madame BriochĂ© admirĂšrent le bon sens du jeune homme; la troupe se forma, et elle alla Ă©tablir ses petits trĂ©teaux dans une bourgade suisse, sur le chemin d'Appenzel Ă Milan. C'Ă©tait justement dans ce village que des charlatans d'OrviĂšte avaient Ă©tabli le magasin de leur orviĂ©tan. Ils s'aperçurent qu'insensiblement la canaille allait aux marionnettes, et qu'ils vendaient dans le pays la moitiĂ© moins de savonnettes et d'onguent pour la brĂ»lure. Ils accusĂšrent Polichinelle de plusieurs mauvais dĂ©portements, et portĂšrent leurs plaintes devant le magistrat. La requĂÂȘte disait que c'Ă©tait un ivrogne dangereux; qu'un jour il avait donnĂ© cent coups de pied dans le ventre, en plein marchĂ©, Ă des paysans qui vendaient des nĂšfles. On prĂ©tendit aussi qu'il avait molestĂ© un marchand de coqs d'Inde; enfin ils l'accusĂšrent d'ĂÂȘtre sorcier. Monsieur Parfaict, dans son Histoire du ThĂ©ĂÂątre, prĂ©tend qu'il fut avalĂ© par un crapaud; mais le pĂšre Daniel pense, ou du moins parle autrement. On ne sait pas ce que devint BriochĂ©. Comme il n'Ă©tait que le pĂšre putatif de Polichinelle, l'historien n'a pas jugĂ© Ă propos de nous dire de ses nouvelles. IV Feu monsieur Du Marsais assurait que le plus grand des abus Ă©tait la vĂ©nalitĂ© des charges. "C'est un grand malheur pour l'Etat, disait-il, qu'un homme de mĂ©rite, sans fortune, ne puisse parvenir Ă rien. Que de talents enterrĂ©s, et que de sots en place! Quelle dĂ©testable politique d'avoir Ă©teint l'Ă©mulation!" Monsieur Du Marsais, sans y penser, plaidait sa propre cause il a Ă©tĂ© rĂ©duit Ă enseigner le latin, et il aurait rendu de grands services Ă l'Etat s'il avait Ă©tĂ© employĂ©. Je connais des barbouilleurs de papier qui eussent enrichi une province, s'ils avaient Ă©tĂ© Ă la place de ceux qui l'ont volĂ©e. Mais, pour avoir cette place, il faut ĂÂȘtre fils d'un riche qui vous laisse de quoi acheter une charge, un office, et ce qu'on appelle une dignitĂ©. Du Marsais assurait qu'un Montaigne, un Charron, un Descartes, un Gassendi, un Bayle, n'eussent jamais condamnĂ© aux galĂšres des Ă©coliers soutenant thĂšse contre la philosophie d'Aristote, ni n'auraient fait brĂ»ler le curĂ© Urbain Grandier, le curĂ© GaufrĂ©di, et qu'ils n'eussent point, etc., etc. V Il n'y a pas longtemps que le chevalier Roginante, gentilhomme ferrarois, qui voulait faire une collection de tableaux de l'Ă©cole flamande, alla faire des emplettes dans Amsterdam. Il marchanda un assez beau Christ chez le sieur Vandergru. "Est-il possible, dit le Ferrarois au Batave, que vous qui n'ĂÂȘtes pas chrĂ©tien car vous ĂÂȘtes Hollandais vous ayez chez vous un JĂ©sus? - Je suis chrĂ©tien et catholique", rĂ©pondit monsieur Vandergru, sans se fĂÂącher; et il vendit son tableau assez cher. "Vous croyez donc JĂ©sus-Christ Dieu? lui dit Roginante. - AssurĂ©ment", dit Vandergru. Un autre curieux logeait Ă la porte attenant, c'Ă©tait un socinien; il lui vendit une Sainte Famille. "Que pensez-vous de l'enfant? dit le Ferrarois. - Je pense, rĂ©pondit l'autre, que ce fut la crĂ©ature la plus parfaite que Dieu ait mise sur la terre." De lĂ le Ferrarois alla chez MoĂÂŻse Mansebo, qui n'avait que de beaux paysages; et point de Sainte Famille. Roginante lui demanda pourquoi on ne trouvait pas chez lui de pareils sujets. "C'est, dit-il, que nous avons cette famille en exĂ©cration." Roginante passa chez un fameux anabaptiste, qui avait les plus jolis enfants du monde; il leur demanda dans quelle Ă©glise ils avaient Ă©tĂ© baptisĂ©s. "Fi donc! monsieur, lui dirent les enfants; grĂÂąces Ă Dieu, nous ne sommes point encore baptisĂ©s." Roginante n'Ă©tait pas au milieu de la rue qu'il avait dĂ©jĂ vu une douzaine de sectes entiĂšrement opposĂ©es les unes aux autres. Son compagnon de voyage, monsieur Sacrito, lui dit "Enfuyons-nous vite, voilĂ l'heure de la bourse; tous ces gens-ci vont s'Ă©gorger sans doute, selon l'antique usage, puisqu'ils pensent tous diversement; et la populace nous assommera, pour ĂÂȘtre sujets du pape." Ils furent bien Ă©tonnĂ©s quand ils virent toutes ces bonnes gens-lĂ sortir de leurs maisons avec leurs commis, se saluer civilement, et aller Ă la bourse de compagnie. Il y avait ce jour-lĂ , de compte fait, cinquante-trois religions sur la place, en comptant les ArmĂ©niens et les jansĂ©nistes. On fit pour cinquante-trois millions d'affaires le plus paisiblement du monde, et le Ferrarois retourna dans son pays, oĂÂč il trouva plus d'Agnus Dei que de lettres de change. On voit tous les jours la mĂÂȘme scĂšne Ă Londres, Ă Hambourg, Ă Dantzig, Ă Venise mĂÂȘme, etc. Mais ce que j'ai vu de plus Ă©difiant, c'est Ă Constantinople. J'eus l'honneur d'assister, il y a cinquante ans, Ă l'installation d'un patriarche grec par le sultan Achmet III, dont Dieu veuille avoir l'ĂÂąme. Il donna Ă ce prĂÂȘtre chrĂ©tien l'anneau, et le bĂÂąton fait en forme de bĂ©quille. Il y eut ensuite une procession de chrĂ©tiens dans la rue ClĂ©obule; deux janissaires marchĂšrent Ă la tĂÂȘte de la procession. J'eus le plaisir de communier publiquement dans l'Ă©glise patriarcale, et il ne tint qu'Ă moi d'obtenir un canonicat. J'avoue qu'Ă mon retour Ă Marseille je fus fort Ă©tonnĂ© de ne point y trouver de mosquĂ©e. J'en marquai ma surprise Ă monsieur l'intendant et Ă monsieur l'Ă©vĂÂȘque. Je leur dis que cela Ă©tait fort incivil, et que si les chrĂ©tiens avaient des Ă©glises chez les musulmans on pouvait au moins faire aux Turcs la galanterie de quelques chapelles. Ils me promirent tous deux qu'ils en Ă©criraient en cour; mais l'affaire en demeure lĂ , Ă cause de la constitution Unigenitus. O mes frĂšres les jĂ©suites! vous n'avez pas Ă©tĂ© tolĂ©rants, et on ne l'est pas pour vous. Consolez-vous; d'autres Ă leur tour deviendront persĂ©cuteurs, et Ă leur tour ils seront abhorrĂ©s. VI Je contais ces choses, il y a quelques jours Ă monsieur de Boucacous, Languedocien trĂšs chaud et huguenot trĂšs zĂ©lĂ©. "Cavalisque! me dit-il, on nous traite donc en France comme les Turcs; on leur refuse des mosquĂ©es, et on ne nous accorde point de temples! - Pour des mosquĂ©es, lui dis-je, les Turcs ne nous en ont encore point demandĂ©, et j'ose me flatter qu'ils en obtiendront quand ils voudront, parce qu'ils sont nos bons alliĂ©s; mais je doute fort qu'on rĂ©tablisse vos temples, malgrĂ© toute la politesse dont nous nous piquons la raison en est que vous ĂÂȘtes un peu nos ennemis. - Vos ennemis! s'Ă©cria monsieur de Boucacous, nous qui sommes les plus ardents serviteurs du roi! - Vous ĂÂȘtes fort ardents, lui rĂ©pliquai-je, et si ardents que vous avez fait neuf guerres civiles, sans compter les massacres des CĂ©vennes. - Mais, dit-il, si nous avons fait des guerres civiles, c'est que vous nous cuisiez en place publique; on se lasse Ă la longue d'ĂÂȘtre brĂ»lĂ©, il n'y a patience de saint qui puisse y tenir qu'on nous laisse en repos, et je vous jure que nous serons des sujets trĂšs fidĂšles. - C'est prĂ©cisĂ©ment ce qu'on fait, lui dis-je; on ferme les yeux sur vous, on vous laisse faire votre commerce, vous avez une libertĂ© assez honnĂÂȘte. - VoilĂ une plaisante libertĂ©! dit monsieur de Boucacous; nous ne pouvons nous assembler en pleine campagne quatre ou cinq mille seulement, avec des psaumes Ă quatre parties, que sur-le-champ il ne vienne un rĂ©giment de dragons qui nous fait rentrer chacun chez nous. Est-ce lĂ vivre? est-ce lĂ ĂÂȘtre libre?" Alors je lui parlai ainsi "Il n'y a aucun pays dans le monde oĂÂč l'on puisse s'attrouper sans l'ordre du souverain; tout attroupement est contre les lois. Servez Dieu Ă votre mode dans vos maisons; n'Ă©tourdissez personne par des hurlements que vous appelez musique. Pensez-vous que Dieu soit bien content de vous quand vous chantez ses commandements sur l'air de RĂ©veillez-vous, belle endormie et quand vous dites avec les Juifs, en parlant d'un peuple voisin Heureux qui doit te dĂ©truire Ă jamais! Qui, t'arrachant les enfants des mamelles, Ecrasera leurs tĂÂȘtes infidĂšles! Dieu veut-il absolument qu'on Ă©crase les cervelles des petits enfants? Cela est-il humain? De plus, Dieu aime-t-il tant les mauvais vers et la mauvaise musique?" Monsieur de Boucacous m'interrompit, et me demanda si le latin de cuisine de nos psaumes valait mieux. "Non, sans doute, lui dis-je; je conviens mĂÂȘme qu'il y a un peu de stĂ©rilitĂ© d'imagination Ă ne prier Dieu que dans une traduction trĂšs vicieuse de vieux cantiques d'un peuple que nous abhorrons; nous sommes tous juifs Ă vĂÂȘpres, comme nous sommes tous paĂÂŻens Ă l'OpĂ©ra. Ce qui me dĂ©plaĂt seulement, c'est que les MĂ©tamorphoses d'Ovide sont, par la malice du dĂ©mon, bien mieux Ă©crites, et plus agrĂ©ables que les cantiques juifs car il faut avouer que cette montagne de Sion, et ces gueules de basilic, et ces collines, qui sautent comme des bĂ©liers, et toutes ces rĂ©pĂ©titions fastidieuses, ne valent ni la poĂ©sie grecque, ni la latine, ni la française. Le froid petit Racine a beau faire, cet enfant dĂ©naturĂ© n'empĂÂȘchera pas profanement parlant que son pĂšre ne soit un meilleur poĂšte que David. Mais enfin, nous sommes la religion dominante chez nous; il ne vous est pas permis de vous attrouper en Angleterre pourquoi voudriez-vous avoir cette libertĂ© en France? Faites ce qu'il vous plaira dans vos maisons, et j'ai parole de monsieur le gouverneur et de monsieur l'intendant qu'en Ă©tant sages vous serez tranquilles l'imprudence seule fit et fera les persĂ©cutions. Je trouve trĂšs mauvais que vos mariages, l'Ă©tat de vos enfants, le droit d'hĂ©ritage, souffrent la moindre difficultĂ©. Il n'est pas juste de vous saigner et de vous purger parce que vos pĂšres ont Ă©tĂ© malades; mais que voulez-vous? ce monde est un grand Bedlam, oĂÂč des fous enchaĂnent d'autres fous." VII Les compagnons de Polichinelle rĂ©duits Ă la mendicitĂ©, qui Ă©tait leur Ă©tat naturel, s'associĂšrent avec quelques bohĂšmes, et coururent de village en village. Ils arrivĂšrent dans une petite ville, et logĂšrent dans un quatriĂšme Ă©tage, oĂÂč ils se mirent Ă composer des drogues dont la vente les aida quelque temps Ă subsister. Ils guĂ©rirent mĂÂȘme de la gale l'Ă©pagneul d'une dame de considĂ©ration; les voisins criĂšrent au prodige, mais malgrĂ© toute leur industrie la troupe ne fit pas fortune. Ils se lamentaient de leur obscuritĂ© et de leur misĂšre, lorsqu'un jour ils entendirent un bruit sur leur tĂÂȘte, comme celui d'une brouette qu'on roule sur le plancher. Ils montĂšrent au cinquiĂšme Ă©tage, et y trouvĂšrent un petit homme qui faisait des marionnettes pour son compte; il s'appelait le sieur Bienfait; il avait tout juste le gĂ©nie qu'il fallait pour son art. On n'entendait pas un mot de ce qu'il disait; mais il avait un galimatias fort convenable, et il ne faisait pas mal ses bamboches. Un compagnon, qui excellait aussi en galimatias, lui parla ainsi Nous croyons que vous ĂÂȘtes destinĂ© Ă relever nos marionnettes, car nous avons lu dans Nostradamus ces propres paroles Nelle chi li po rate icsus res fait en bi, lesquelles prises Ă rebours font Ă©videmment Bienfait ressuscitera Polichinelle. Le nĂÂŽtre a Ă©tĂ© avalĂ© par un crapaud; mais nous avons retrouvĂ© son chapeau, sa bosse, et sa pratique. Vous fournirez le fil d'archal. Je crois d'ailleurs qu'il vous sera aisĂ© de lui faire une moustache toute semblable Ă celle qu'il avait, et quand nous serons unis ensemble, il est Ă croire que nous aurons beaucoup de succĂšs. Nous ferons valoir Polichinelle par Nostradamus, et Nostradamus par Polichinelle. Le sieur Bienfait accepta la proposition. On lui demanda ce qu'il voulait pour sa peine. "Je veux, dit-il, beaucoup d'honneurs et beaucoup d'argent. - Nous n'avons rien de cela, dit l'orateur de la troupe; mais avec le temps on a de tout." Le sieur Bienfait se lia donc avec les bohĂšmes, et tous ensemble allĂšrent Ă Milan Ă©tablir leur thĂ©ĂÂątre, sous la protection de madame Carminetta. On afficha que le mĂÂȘme Polichinelle, qui avait Ă©tĂ© mangĂ© par un crapaud du village du canton d'Appenzel, reparaĂtrait sur le thĂ©ĂÂątre de Milan, et qu'il danserait avec madame Gigogne. Tous les vendeurs d'orviĂ©tan eurent beau s'y opposer, le sieur Bienfait, qui avait aussi le secret de l'orviĂ©tan, soutint que le sien Ă©tait le meilleur il en vendit beaucoup aux femmes, qui Ă©taient folles de Polichinelle, et il devint si riche qu'il se mit Ă la tĂÂȘte de la troupe. DĂšs qu'il eut ce qu'il voulait et que tout le monde veut, des honneurs et du bien, il fut trĂšs ingrat envers madame Carminetta. Il acheta une belle maison vis-Ă -vis de celle de sa bienfaitrice, et il trouva le secret de la faire payer par ses associĂ©s. On ne le vit plus faire sa cour Ă madame Carminetta; au contraire, il voulut qu'elle vĂnt dĂ©jeuner chez lui, et un jour qu'elle daigna y venir il lui fit fermer la porte au nez, etc. VIII N'ayant rien entendu au prĂ©cĂ©dent chapitre de Merri Hissing, je me transportai chez mon ami monsieur Husson, pour lui en demander l'explication. Il me dit que c'Ă©tait une profonde allĂ©gorie sur le pĂšre La Valette, marchand banqueroutier d'AmĂ©rique, mais que d'ailleurs il y avait longtemps qu'il ne s'embarrassait plus de ces sottises, qu'il n'allait jamais aux marionnettes; qu'on jouait ce jour-lĂ Polyeucte, et qu'il voulait l'entendre. Je l'accompagnai Ă la comĂ©die. Monsieur Husson, pendant le premier acte, branlait toujours la tĂÂȘte. Je lui demandai dans l'entr'acte pourquoi sa tĂÂȘte branlait tant. "J'avoue, dit-il, que je suis indignĂ© contre ce sot. Polyeucte et contre cet impudent NĂ©arque. Que diriez-vous d'un gendre de monsieur le gouverneur de Paris, qui serait huguenot et qui, accompagnant son beau-pĂšre le jour de PĂÂąques Ă Notre-Dame, irait mettre en piĂšces le ciboire et le calice, et donner des coups de pied dans le ventre Ă monsieur l'archevĂÂȘque et aux chanoines? Serait-il bien justifiĂ©, en nous disant que nous sommes des idolĂÂątres; qu'il l'a entendu dire au sieur Lubolier, prĂ©dicant d'Amsterdam, et au sieur MorfyĂ©, compilateur Ă Berlin, auteur de la BibliothĂšque germanique, qui le tenait du prĂ©dicant Urieju? C'est lĂ le fidĂšle portrait de la conduite de Polyeucte. Peut-on s'intĂ©resser Ă ce plat fanatique, sĂ©duit par le fanatique NĂ©arque?" Monsieur Husson me disait ainsi son avis amicalement dans les entr'actes. Il se mit Ă rire quand il vit Polyeucte rĂ©signer sa femme Ă son rival; et il la trouva un peu bourgeoise quand elle dit Ă son amant qu'elle va dans sa chambre, au lieu d'aller avec lui Ă l'Ă©glise Adieu, trop vertueux objet, et trop charmant; Adieu, trop gĂ©nĂ©reux et trop parfait amant; Je vais seule en ma chambre enfermer mes regrets. Mais il admira la scĂšne oĂÂč elle demande Ă son amant la grĂÂące de son mari. "Il y a lĂ , dit-il, un gouverneur d'ArmĂ©nie qui est bien le plus lĂÂąche, le plus bas des hommes; ce pĂšre de Pauline avoue mĂÂȘme qu'il a les sentiments d'un coquin Polyeucte est ici l'appui de ma famille; Mais si par son trĂ©pas l'autre Ă©pousait ma fille, J'acquerrais bien par lĂ de plus puissants appuis, Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis. "Un procureur au ChĂÂątelet ne pourrait guĂšre ni penser ni s'exprimer autrement. Il y a de bonnes ĂÂąmes qui avalent tout cela; je ne suis pas du nombre. Si ces pauvretĂ©s peuvent entrer dans une tragĂ©die du pays des Gaules, il faut brĂ»ler l'Oedipe des Grecs." Monsieur Husson est un rude homme. J'ai fait ce que j'ai pu pour l'adoucir; mais je n'ai pu en venir Ă bout. Il a persistĂ© dans son avis, et moi dans le mien. IX Nous avons laissĂ© le sieur Bienfait fort riche et fort insolent. Il fit tant par ses menĂ©es qu'il fut reconnu pour entrepreneur d'un grand nombre de marionnettes. DĂšs qu'il fut revĂÂȘtu de cette dignitĂ©, il fit promener Polichinelle dans toutes les villes, et afficha que tout le monde serait tenu de l'appeler Monsieur, sans quoi il ne jouerait point. C'est de lĂ que, dans toutes les reprĂ©sentations des marionnettes, il ne rĂ©pond jamais Ă son compĂšre que quand le compĂšre l'appelle "M. Polichinelle". Peu Ă peu Polichinelle devint si important qu'on ne donna plus aucun spectacle sans lui payer une rĂ©tribution, comme les OpĂ©ras des provinces en payent une Ă l'OpĂ©ra de Paris. Un jour, un de ses domestiques, receveur des billets et ouvreur de loges, ayant Ă©tĂ© cassĂ© aux gages, se souleva contre Bienfait, et institua d'autres marionnettes qui dĂ©criĂšrent toutes les danses de madame Gigogne et tous les tours de passe-passe de Bienfait. Il retrancha plus de cinquante ingrĂ©dients qui entraient dans l'orviĂ©tan, composa le sien de cinq ou six drogues, et, le vendant beaucoup meilleur marchĂ©, il enleva une infinitĂ© de pratiques Ă Bienfait; ce qui excita un furieux procĂšs, et on se battit longtemps Ă la porte des marionnettes, dans le prĂ©au de la Foire. X Monsieur Husson me parlait hier de ses voyages en effet, il a passĂ© plusieurs annĂ©es dans les Echelles du Levant, il est allĂ© en Perse, il a demeurĂ© longtemps dans les Indes, et a vu toute l'Europe. "J'ai remarquĂ©, me disait-il, qu'il y a un nombre prodigieux de Juifs qui attendent le Messie, et qui se feraient empaler plutĂÂŽt que de convenir qu'il est venu. J'ai vu mille Turcs persuadĂ©s que Mahomet avait mis la moitiĂ© de la lune dans sa manche. Le petit peuple, d'un bout du monde Ă l'autre, croit fermement les choses les plus absurdes. Cependant, qu'un philosophe ait un Ă©cu Ă partager avec le plus imbĂ©cile de ces malheureux, en qui la raison humaine est si horriblement obscurcie, il est sĂ»r que s'il y a un sou Ă gagner l'imbĂ©cile l'emportera sur le philosophe. Comment des taupes, si aveugles sur le plus grand des intĂ©rĂÂȘts, sont-elles lynx sur les plus petits? Pourquoi le mĂÂȘme juif qui vous Ă©gorge le vendredi ne voudrait-il pas voler un liard le jour du sabbat? Cette contradiction de l'espĂšce humaine mĂ©rite qu'on l'examine. - N'est-ce pas, dis-je Ă monsieur Husson, que les hommes sont superstitieux par coutume, et coquins par instinct? - J'y rĂÂȘverai, me dit-il; cette idĂ©e me paraĂt assez bonne." XI Polichinelle, depuis l'aventure de l'ouvreur de loges, a essuyĂ© bien des disgrĂÂąces. Les Anglais, qui sont raisonneurs et sombres, lui ont prĂ©fĂ©rĂ© Shakespeare; mais ailleurs ses farces ont Ă©tĂ© fort en vogue, et, sans l'opĂ©ra-comique, son thĂ©ĂÂątre Ă©tait le premier des thĂ©ĂÂątres. Il a eu de grandes querelles avec Scaramouche et Arlequin, et on ne sait pas encore qui l'emportera. Mais... XII "Mais, mon cher monsieur, disais-je, comment peut-on ĂÂȘtre Ă la fois si barbare et si drĂÂŽle? Comment, dans l'histoire d'un peuple, trouve-t-on Ă la fois la Saint-BarthĂ©lemy et les Contes de La Fontaine, etc.? Est-ce l'effet du climat? Est-ce l'effet des lois? - Le genre humain, rĂ©pondit M. Husson, est capable de tout. NĂ©ron pleura quand il fallut signer l'arrĂÂȘt de mort d'un criminel, joua des farces, et assassina sa mĂšre. Les singes font des tours extrĂÂȘmement plaisants, et Ă©touffent leurs petits. Rien n'est plus doux, plus timide qu'une levrette; mais elle dĂ©chire un liĂšvre, et baigne son long museau dans son sang. - Vous devriez, lui dis-je, nous faire un beau livre qui dĂ©veloppĂÂąt toutes ces contradictions. - Ce livre est tout fait, dit-il; vous n'avez qu'Ă regarder une girouette; elle tourne tantĂÂŽt au doux souffle du zĂ©phyr, tantĂÂŽt au vent violent du nord; voilĂ l'homme." XIII Rien n'est souvent plus convenable que d'aimer sa cousine. On peut aussi aimer sa niĂšce; mais il en coĂ»te dix-huit mille livres, payables Ă Rome, pour Ă©pouser une cousine, et quatre-vingt mille francs pour coucher avec sa niĂšce en lĂ©gitime mariage. Je suppose quarante niĂšces par an, mariĂ©es avec leurs oncles, et deux cents cousins et cousines conjoints, cela fait en sacrements six millions huit cent mille livres par an, qui sortent du royaume. Ajoutez-y environ six cent mille francs pour ce qu'on appelle les annates des terres de France, que le roi de France donne Ă des Français en bĂ©nĂ©fices; joignez-y encore quelques menus frais c'est environ huit millions quatre cent mille livres que nous donnons libĂ©ralement au Saint PĂšre par an chacun. Nous exagĂ©rons peut-ĂÂȘtre un peu; mais on conviendra que si nous avons beaucoup de cousines et de niĂšces jolies, et si la mortalitĂ© se met parmi les bĂ©nĂ©ficiers, la somme peut aller au double. Le fardeau serait lourd, tandis que nous avons des vaisseaux Ă construire, des armĂ©es et des rentiers Ă payer. Je m'Ă©tonne que, dans l'Ă©norme quantitĂ© de livres dont les auteurs ont gouvernĂ© l'Etat depuis vingt ans, aucun n'ait pensĂ© Ă rĂ©former ces abus. J'ai priĂ© un docteur de Sorbonne de mes amis de me dire dans quel endroit de l'Ecriture on trouve que la France doive payer Ă Rome la somme susdite il n'a jamais pu le trouver. J'en ai parlĂ© Ă un jĂ©suite il m'a rĂ©pondu que cet impĂÂŽt fut mis par St Pierre sur les Gaules, dĂšs la premiĂšre annĂ©e qu'il vint Ă Rome; et comme je doutais que St Pierre eĂ»t fait ce voyage, il m'en a convaincu en me disant qu'on voit encore Ă Rome les clefs du paradis qu'il portait toujours Ă sa ceinture. "Il est vrai, m'a-t-il dit, que nul auteur canonique ne parle de ce voyage de Simon Barjone; mais nous avons une belle lettre de lui, datĂ©e de Babylone; or, certainement Babylone veut dire Rome; donc vous devez de l'argent au pape quand vous Ă©pousez vos cousines." J'avoue que j'ai Ă©tĂ© frappĂ© de la force de cet argument. XIV J'ai un vieux parent qui a servi le roi cinquante-deux ans. Il s'est retirĂ© dans la haute Alsace, oĂÂč il a une petite terre qu'il cultive, dans le diocĂšse de Porentru. Il voulut un jour faire donner le dernier labour Ă son champ; la saison avançait, l'ouvrage pressait. Ses valets refusĂšrent le service, et dirent pour raison que c'Ă©tait la fĂÂȘte de Ste Barbe, la sainte la plus fĂÂȘtĂ©e Ă Porentru. "Eh! mes amis, leur dit mon parent, vous avez Ă©tĂ© Ă la messe en l'honneur de Barbe, vous avez rendu Ă Barbe ce qui lui appartient; rendez-moi ce que vous me devez cultivez mon champ, au lieu d'aller au cabaret. Ste Barbe ordonne-t-elle qu'on s'enivre pour lui faire honneur, et que je manque de blĂ© cette annĂ©e?" Le maĂtre-valet lui dit "Monsieur, vous voyez bien que je serais damnĂ© si je travaillais dans un si saint jour. Ste Barbe est la plus grande sainte du paradis; elle grava le signe de la croix sur une colonne de marbre avec le bout du doigt; et du mĂÂȘme doigt, et du mĂÂȘme signe, elle fit tomber toutes les dents d'un chien qui lui avait mordu les fesses je ne travaillerai point le jour de Ste Barbe." Mon parent envoya chercher des laboureurs luthĂ©riens, et son champ fut cultivĂ©. L'Ă©vĂÂȘque de Porentru l'excommunia. Mon parent en appela comme d'abus; le procĂšs n'est pas encore jugĂ©. Personne assurĂ©ment n'est plus persuadĂ© que mon parent qu'il faut honorer les saints; mais il prĂ©tend aussi qu'il faut cultiver la terre. Je suppose en France environ cinq millions d'ouvriers, soit manoeuvres, soit artisans, qui gagnent chacun, l'un portant l'autre, vingt sous par jour, et qu'on force saintement de ne rien gagner pendant trente jours de l'annĂ©e, indĂ©pendamment des dimanches cela fait cent cinquante millions de moins dans la circulation, et cent cinquante millions de moins en main-d'oeuvre. Quelle prodigieuse supĂ©rioritĂ© ne doivent point avoir sur nous les royaumes voisins qui n'ont ni Ste Barbe, ni d'Ă©vĂÂȘque de Porentru! On rĂ©pondait Ă cette objection que les cabarets, ouverts les saints jours de fĂÂȘte, produisent beaucoup aux fermes gĂ©nĂ©rales. Mon parent en convenait; mais il prĂ©tendait que c'est un lĂ©ger dĂ©dommagement; et que d'ailleurs, si on peut travailler aprĂšs la messe, on peut aller au cabaret aprĂšs le travail. Il soutient que cette affaire est purement de police, et point du tout Ă©piscopale; il soutient qu'il vaut encore mieux labourer que de s'enivrer. J'ai bien peur qu'il ne perde son procĂšs. XV Il y a quelques annĂ©es qu'en passant par la Bourgogne avec monsieur Evrard, que vous connaissez tous, nous vĂmes un vaste palais, dont une partie commençait Ă s'Ă©lever. Je demandai Ă quel prince il appartenait. Un maçon me rĂ©pondit que c'Ă©tait Ă monseigneur l'abbĂ© de CĂteaux; que le marchĂ© avait Ă©tĂ© fait Ă dix-sept cent mille livres, mais que probablement il en coĂ»terait bien davantage. Je bĂ©nis Dieu qui avais mis son serviteur en Ă©tat d'Ă©lever un si beau monument, et de rĂ©pandre tant d'argent dans le pays. "Vous moquez-vous? dit monsieur Evrard; n'est-il pas abominable que l'oisivetĂ© soit rĂ©compensĂ©e par deux cent cinquante mille livres de rente, et que la vigilance d'un pauvre curĂ© de campagne soit punie par une portion congrue de cent Ă©cu? Cette inĂ©galitĂ© n'est-elle pas la chose du monde la plus injuste et la plus odieuse? Qu'en reviendra-t-il Ă l'Etat quand un moine sera logĂ© dans un palais de deux millions? Vingt familles de pauvres officiers, qui partageraient ces deux millions, auraient chacune un bien honnĂÂȘte, et donneraient au roi de nouveaux officiers. Les petits moines, qui sont aujourd'hui les sujets inutiles d'un de leurs moines Ă©lu par eux, deviendraient des membres de l'Etat au lieu qu'ils ne sont que des chancres qui le rongent." Je rĂ©pondis Ă monsieur Evrard "Vous allez trop loin, et trop vite; ce que vous dites arrivera certainement dans deux ou trois cents ans; ayez patience. - Et c'est prĂ©cisĂ©ment, rĂ©pondit-il, parce que la chose n'arrivera que dans deux ou trois siĂšcles que je perds toute patience; je suis las de tous les abus que je vois il me semble que je marche dans les dĂ©serts de la Lybie, oĂÂč notre sang est sucĂ© par des insectes quand les lions ne nous dĂ©vorent pas. "J'avais, continua-t-il, une soeur assez imbĂ©cile pour ĂÂȘtre jansĂ©niste de bonne foi, et non par esprit de parti. La belle aventure des billets de confession, la fit mourir de dĂ©sespoir. Mon frĂšre avait un procĂšs qu'il avait gagnĂ© en premiĂšre instance; sa fortune en dĂ©pendait. Je ne sais comment il est arrivĂ© que les juges ont cessĂ© de rendre la justice, et mon frĂšre a Ă©tĂ© ruinĂ©. J'ai un vieil oncle criblĂ© de blessures, qui faisait passer ses meubles et sa vaisselle d'une province Ă une autre; des commis alertes ont saisi le tout sur un petit manque de formalitĂ©; mon oncle n'a pu payer les trois vingtiĂšmes, et il est mort en prison." Monsieur Evrard me conta des aventures de cette espĂšce pendant deux heures entiĂšres. Je lui dis "Mon cher monsieur Evrard, j'en ai essuyĂ© plus que vous; les hommes sont ainsi faits d'un bout du monde Ă l'autre nous nous imaginons que les abus ne rĂšgnent que chez nous; nous sommes tous deux comme Astolphe et Joconde, qui pensaient d'abord qu'il n'y avait que leurs femmes d'infidĂšles; ils se mirent Ă voyager, et ils trouvĂšrent partout des gens de leur confrĂ©rie. - Oui, dit monsieur Evrard, mais ils eurent le plaisir de rendre partout ce qu'on avait eu la bontĂ© de leur prĂÂȘter chez eux. - TĂÂąchez, lui dis-je, d'ĂÂȘtre seulement pendant trois ans directeur de..., ou de..., ou de..., ou de..., et vous vous vengerez avec usure." Monsieur Evrard me crut c'est Ă prĂ©sent l'homme de France qui vole le roi, l'Etat et les particuliers, de la maniĂšre la plus dĂ©gagĂ©e et la plus noble qui fait la meilleure chĂšre, et qui juge le plus fiĂšrement d'une piĂšce nouvelle. Annexe Nous raisonnions ainsi, monsieur de Boucacous et moi, quand nous vĂmes passer Jean-Jacques Rousseau avec grande prĂ©cipitation. "Eh! oĂÂč allez-vous donc si vite, monsieur Jean-Jacques? - Je m'enfuis, parce que maĂtre Joly de Fleury a dit, dans un rĂ©quisitoire, que je prĂÂȘchais contre l'intolĂ©rance et contre l'existence de la religion chrĂ©tienne. - Il a voulu dire Ă©vidence, lui rĂ©pondis-je; il ne faut pas prendre feu pour un mot. - Eh! mon Dieu, je n'ai que trop pris feu, dit Jean-Jacques; on brĂ»le partout mon livre. Je sors de Paris comme monsieur d'Assouci de Montpellier, de peur qu'on ne brĂ»le ma personne. - Cela Ă©tait bon, lui dis-je, du temps d'Anne Dubourg et de Michel Servet, mais Ă prĂ©sent on est plus humain. Qu'est-ce donc que ce livre qu'on a brĂ»lĂ©? - J'Ă©levais, dit-il, Ă ma maniĂšre un petit garçon en quatre tomes. Je sentais bien que j'ennuierais peut-ĂÂȘtre, et j'ai voulu, pour Ă©gayer la matiĂšre, glisser adroitement une cinquantaine de pages en faveur du thĂ©isme. J'ai cru qu'en disant des injures aux philosophes, mon thĂ©isme serait bien reçu, et je me suis trompĂ©. - Qu'est-ce que thĂ©isme? fis-je. - C'est, me dit-il, l'adoration d'un Dieu, en attendant que je sois mieux instruit. - Ah! dis-je, si c'est lĂ tout votre crime, consolez-vous. Mais pourquoi injurier les philosophes? - J'ai tort, fit-il. - Mais, monsieur Jean-Jacques, comment vous ĂÂȘtes-vous fait thĂ©iste? quelle cĂ©rĂ©monie faut-il pour cela? - Aucune, nous dit Jean-Jacques. Je suis nĂ© protestant, j'ai retranchĂ© tout ce que les protestants condamnent dans la religion romaine. Ensuite, j'ai retranchĂ© tout ce que les autres religions condamnent dans le protestantisme il ne m'est restĂ© que Dieu; je l'ai adorĂ©, et maĂtre Joly de Fleury a prĂ©sentĂ© contre moi un rĂ©quisitoire." Nous parlĂÂąmes Ă fond du thĂ©isme avec Jean-Jacques, il m'apprit qu'il y avait trois cent mille thĂ©istes Ă Londres, et environ cinquante mille seulement Ă Paris, parce que les Parisiens n'arrivent jamais Ă rien que longtemps aprĂšs les Anglais, tĂ©moin l'inoculation, la gravitation, le semoir, etc., etc. Il ajouta que le nord de l'Allemagne fourmillait de thĂ©istes et de gens qui se battent bien. Monsieur de Boucacous l'Ă©couta attentivement, et promit de se faire thĂ©iste. Pour moi, je restai ferme. Je ne sais cependant si on ne brĂ»lera pas ce petit Ă©crit, comme une oeuvre de Jean-Jacques, ou comme un mandement d'Ă©vĂÂȘque; mais un mal qui nous menace n'empĂÂȘche pas toujours d'ĂÂȘtre sensible au mal d'autrui, et comme j'ai le coeur bon, je plaignis les tribulations de Jean-Jacques. L'IngĂ©nu Chapitre premier. Comment le prieur de Notre-Dame de la Montagne et mademoiselle sa soeur rencontrĂšrent un huron Histoire vĂ©ritable TirĂ©e des manuscrits du pĂšre Quesnel Chapitre premier Comment le prieur de Notre-Dame de la Montagne et mademoiselle sa soeur rencontrĂšrent un huron Un jour saint Dunstan, Irlandais de nation et saint de profession, partit d'Irlande sur une petite montagne qui vogua vers les cĂÂŽtes de France, et arriva par cette voiture Ă la baie de Saint-Malo. Quand il fut Ă bord, il donna la bĂ©nĂ©diction Ă sa montagne, qui lui fit de profondes rĂ©vĂ©rences et s'en retourna en Irlande par le mĂÂȘme chemin qu'elle Ă©tait venue. Dunstan fonda un petit prieurĂ© dans ces quartiers-lĂ , et lui donna le nom de prieurĂ© de la Montagne, qu'il porte encore, comme un chacun sait. En l'annĂ©e 1689, le 15 juillet au soir, l'abbĂ© de Kerkabon, prieur de Notre-Dame de la Montagne, se promenait sur le bord de la mer avec mademoiselle de Kerkabon, sa soeur, pour prendre le frais. Le prieur, dĂ©jĂ un peu sur l'ĂÂąge, Ă©tait un trĂšs bon ecclĂ©siastique, aimĂ© de ses voisins, aprĂšs l'avoir Ă©tĂ© autrefois de ses voisines. Ce qui lui avait donnĂ© surtout une grande considĂ©ration, c'est qu'il Ă©tait le seul bĂ©nĂ©ficier du pays qu'on ne fĂ»t pas obligĂ© de porter dans son lit quand il avait soupĂ© avec ses confrĂšres. Il savait assez honnĂÂȘtement de thĂ©ologie; et quand il Ă©tait las de lire saint Augustin, il s'amusait avec Rabelais; aussi tout le monde disait du bien de lui. Mademoiselle de Kerkabon, qui n'avait jamais Ă©tĂ© mariĂ©e, quoiqu'elle eĂ»t grande envie de l'ĂÂȘtre, conservait de la fraĂcheur Ă l'ĂÂąge de quarante-cinq ans; son caractĂšre Ă©tait bon et sensible; elle aimait le plaisir et Ă©tait dĂ©vote. Le prieur disait Ă sa soeur, en regardant la mer "HĂ©las! c'est ici que s'embarqua notre pauvre frĂšre avec notre chĂšre belle-soeur madame de Kerkabon, sa femme, sur la frĂ©gate l'Hirondelle, en 1669, pour aller servir en Canada. S'il n'avait pas Ă©tĂ© tuĂ©, nous pourrions espĂ©rer de le revoir encore. - Croyez-vous, disait mademoiselle de Kerkabon, que notre belle-soeur ait Ă©tĂ© mangĂ©e par les Iroquois, comme on nous l'a dit? Il est certain que si elle n'avait pas Ă©tĂ© mangĂ©e, elle serait revenue au pays. Je la pleurerai toute ma vie c'Ă©tait une femme charmante; et notre frĂšre, qui avait beaucoup d'esprit, aurait fait assurĂ©ment un grande fortune." Comme ils s'attendrissaient l'un et l'autre Ă ce souvenir, ils virent entrer dans la baie de Rance un petit bĂÂątiment qui arrivait avec la marĂ©e c'Ă©taient des Anglais qui venaient vendre quelques denrĂ©es de leur pays. Ils sautĂšrent Ă terre, sans regarder monsieur le prieur ni mademoiselle sa soeur, qui fut trĂšs choquĂ©e du peu d'attention qu'on avait pour elle. Il n'en fut pas de mĂÂȘme d'un jeune homme trĂšs bien fait qui s'Ă©lança d'un saut par-dessus la tĂÂȘte de ses compagnons, et se trouva vis-Ă -vis mademoiselle. Il lui fit un signe de tĂÂȘte, n'Ă©tant pas dans l'usage de faire la rĂ©vĂ©rence. Sa figure et son ajustement attirĂšrent les regards du frĂšre et de la soeur. Il Ă©tait nu-tĂÂȘte et nu-jambes, les pieds chaussĂ©s de petites sandales, le chef ornĂ© de longs cheveux en tresses, un petit pourpoint qui serrait une taille fine et dĂ©gagĂ©e; l'air martial et doux. Il tenait dans sa main une petite bouteille d'eau des Barbades, et dans l'autre une espĂšce de bourse dans laquelle Ă©tait un gobelet et de trĂšs bon biscuit de mer. Il parlait français fort intelligiblement. Il prĂ©senta de son eau des Barbades Ă mademoiselle de Kerkabon et Ă monsieur son frĂšre; il en but avec eux; il leur en fit reboire encore, et tout cela d'un air si simple et si naturel que le frĂšre et la soeur en furent charmĂ©s. Ils lui offrirent leurs services, en lui demandant qui il Ă©tait et oĂÂč il allait. Le jeune homme leur rĂ©pondit qu'il n'en savait rien, qu'il Ă©tait curieux, qu'il avait voulu voir comment les cĂÂŽtes de France Ă©taient faites, qu'il Ă©tait venu, et allait s'en retourner. Monsieur le prieur, jugeant Ă son accent qu'il n'Ă©tait pas anglais, prit la libertĂ© de lui demander de quel pays il Ă©tait. "Je suis Huron", lui rĂ©pondit le jeune homme. Mademoiselle de Kerkabon, Ă©tonnĂ©e et enchantĂ©e de voir un Huron qui lui avait fait des politesses, pria le jeune homme Ă souper; il ne se fit pas prier deux fois, et tous trois allĂšrent de compagnie au prieurĂ© de Notre-Dame de la Montagne. La courte et ronde demoiselle le regardait de tous ses petits yeux, et disait de temps en temps au prieur "Ce grand garçon-lĂ a un teint de lis et de rose! qu'il a une belle peau pour un Huron! - Vous avez raison, ma soeur, disait le prieur." Elle faisait cent questions coup sur coup, et le voyageur rĂ©pondait toujours fort juste. Le bruit se rĂ©pandit bientĂÂŽt qu'il y avait un Huron au prieurĂ©. La bonne compagnie du canton s'empressa d'y venir souper. L'abbĂ© de Saint-Yves y vint avec mademoiselle sa soeur, jeune basse-brette, fort jolie et trĂšs bien Ă©levĂ©e. Le bailli, le receveur des tailles, et leurs femmes, furent du souper. On plaça l'Ă©tranger entre mademoiselle de Kerkabon et mademoiselle de Saint-Yves. Tout le monde le regardait avec admiration; tout le monde lui parlait et l'interrogeait Ă la fois; le Huron ne s'en Ă©mouvait pas. Il semblait qu'il eĂ»t pris pour sa devise celle de milord Bolingbroke nihil admirari. Mais Ă la fin, excĂ©dĂ© de tant de bruit, il leur dit avec un peu de douceur, mais avec un peu de fermetĂ© "Messieurs, dans mon pays on parle l'un aprĂšs l'autre; comment voulez-vous que je vous rĂ©ponde quand vous m'empĂÂȘchez de vous entendre?" La raison fait toujours rentrer les hommes en eux-mĂÂȘmes pour quelques moments il se fit un grand silence. Monsieur le bailli, qui s'emparait toujours des Ă©trangers dans quelque maison qu'il se trouvĂÂąt et qui Ă©tait le plus grand questionneur de la province, lui dit en ouvrant la bouche d'un demi-pied "Monsieur, comment vous nommez-vous? - On m'a toujours appelĂ© l'IngĂ©nu, reprit le Huron, et on m'a confirmĂ© ce nom en Angleterre, parce que je dis toujours naĂÂŻvement ce que je pense, comme je fais tout ce que je veux. - Comment, Ă©tant nĂ© Huron, avez-vous pu, monsieur, venir en Angleterre? - C'est qu'on m'y a menĂ©; j'ai Ă©tĂ© fait, dans un combat, prisonnier par les Anglais, aprĂšs m'ĂÂȘtre assez bien dĂ©fendu; et les Anglais, qui aiment la bravoure, parce qu'ils sont braves et qu'ils sont aussi honnĂÂȘtes que nous, m'ayant proposĂ© de me rendre Ă mes parents ou de venir en Angleterre, j'acceptai le dernier parti, parce que de mon naturel j'aime passionnĂ©ment Ă voir du pays. - Mais, monsieur, dit le bailli avec son ton imposant, comment avez-vous pu abandonner ainsi pĂšre et mĂšre? - C'est que je n'ai jamais connu ni pĂšre ni mĂšre", dit l'Ă©tranger. La compagnie s'attendrit, et tout le monde rĂ©pĂ©tait Ni pĂšre, ni mĂšre! "Nous lui en servirons, dit la maĂtresse de la maison Ă son frĂšre le prieur; que ce monsieur le Huron est intĂ©ressant!" L'IngĂ©nu la remercia avec une cordialitĂ© noble et fiĂšre, et lui fit comprendre qu'il n'avait besoin de rien. "Je m'aperçois, monsieur l'IngĂ©nu, dit le grave bailli, que vous parlez mieux français qu'il n'appartient Ă un Huron. - Un Français, dit-il, que nous avions pris dans ma grande jeunesse en Huronie, et pour qui je conçus beaucoup d'amitiĂ©, m'enseigna sa langue; j'apprends trĂšs vite ce que je veux apprendre. J'ai trouvĂ© en arrivant Ă Plymouth un de vos Français rĂ©fugiĂ©s que vous appelez huguenots, je ne sais pourquoi; il m'a fait faire quelques progrĂšs dans la connaissance de votre langue; et dĂšs que j'ai pu m'exprimer intelligiblement, je suis venu voir votre pays, parce que j'aime assez les Français quand ils ne font pas trop de questions." L'abbĂ© de Saint-Yves, malgrĂ© ce petit avertissement, lui demanda laquelle des trois langues lui plaisait davantage, la huronne, l'anglaise, ou la française. - La huronne, sans contredit, rĂ©pondit l'IngĂ©nu. - Est-il possible? s'Ă©cria mademoiselle de Kerkabon; j'avais toujours cru que le français Ă©tait la plus belle de toutes les langues aprĂšs le bas-breton." Alors ce fut Ă qui demanderait Ă l'IngĂ©nu comment on disait en huron du tabac, et il rĂ©pondait taya; comment on disait manger, et il rĂ©pondait essenten. Mademoiselle de Kerkabon voulut absolument savoir comment on disait faire l'amour; il lui rĂ©pondit trovander, et soutint, non sans apparence de raison, que ces mots-lĂ valaient bien les mots français et anglais qui leur correspondaient. Trovander parut trĂšs joli Ă tous les convives. Monsieur le prieur, qui avait dans sa bibliothĂšque la grammaire huronne dont le rĂ©vĂ©rend PĂšre Sagar ThĂ©odat, rĂ©collet, fameux missionnaire, lui avait fait prĂ©sent, sortit de table un moment pour l'aller consulter. Il revint tout haletant de tendresse et de joie; il reconnut l'IngĂ©nu pour un vrai Huron. On disputa un peu sur la multiplicitĂ© des langues, et on convint que, sans l'aventure de la tour de Babel, toute la terre aurait parlĂ© français. L'interrogant bailli, qui jusque-lĂ s'Ă©tait dĂ©fiĂ© un peu du personnage, conçut pour lui un profond respect; il lui parla avec plus de civilitĂ© qu'auparavant, de quoi l'IngĂ©nu ne s'aperçut pas. Mademoiselle de Saint-Yves Ă©tait fort curieuse de savoir comment on faisait l'amour au pays des Hurons. "En faisant de belles actions, rĂ©pondit-il, pour plaire aux personnes qui vous ressemblent." Tous les convives applaudirent avec Ă©tonnement. Mademoiselle de Saint-Yves rougit et fut fort aise. Mademoiselle de Kerkabon rougit aussi, mais elle n'Ă©tait pas si aise elle fut un peu piquĂ©e que la galanterie ne s'adressĂÂąt pas Ă elle; mais elle Ă©tait si bonne personne que son affection pour le Huron n'en fut point du tout altĂ©rĂ©e. Elle lui demanda, avec beaucoup de bontĂ©, combien il avait eu de maĂtresses en Huronie. "Je n'en ai jamais eu qu'une, dit l'IngĂ©nu; c'Ă©tait mademoiselle Abacaba, la bonne amie de ma chĂšre nourrice; les joncs ne sont pas plus droits, l'hermine n'est pas plus blanche, les moutons sont moins doux, les aigles moins fiers, et les cerfs ne sont pas si lĂ©gers que l'Ă©tait Abacaba. Elle poursuivait un jour un liĂšvre dans notre voisinage, environ Ă cinquante lieues de notre habitation; un Algonquin mal Ă©levĂ©, qui habitait cent lieues plus loin, vint lui prendre son liĂšvre; je le sus, j'y courus, je terrassai l'Algonquin d'un coup de massue, je l'amenai aux pieds de ma maĂtresse, pieds et poings liĂ©s. Les parents d'Abacaba voulurent le manger; mais je n'eus jamais de goĂ»t pour ces sortes de festins; je lui rendis sa libertĂ©, j'en fis un ami. Abacaba fut si touchĂ©e de mon procĂ©dĂ© qu'elle me prĂ©fĂ©ra Ă tous ses amants. Elle m'aimerait encore si elle n'avait pas Ă©tĂ© mangĂ©e par un ours j'ai puni l'ours, j'ai portĂ© longtemps sa peau; mais cela ne m'a pas consolĂ©." Mademoiselle de Saint-Yves, Ă ce rĂ©cit, sentait un plaisir secret d'apprendre que l'IngĂ©nu n'avait eu qu'une maĂtresse, et qu'Abacaba n'Ă©tait plus; mais elle ne dĂ©mĂÂȘlait pas la cause de son plaisir. Tout le monde fixait les yeux sur l'IngĂ©nu; on le louait beaucoup d'avoir empĂÂȘchĂ© ses camarades de manger un Algonquin. L'impitoyable bailli, qui ne pouvait rĂ©primer sa fureur de questionner, poussa enfin la curiositĂ© jusqu'Ă s'informer de quelle religion Ă©tait monsieur le Huron; s'il avait choisi la religion anglicane, ou la gallicane, ou la huguenote. "Je suis de ma religion, dit-il, comme vous de la vĂÂŽtre. - HĂ©las! s'Ă©cria la Kerkabon, je vois bien que ces malheureux Anglais n'ont pas seulement songĂ© Ă le baptiser. - Eh! mon Dieu, disait mademoiselle de Saint-Yves, comment se peut-il que les Hurons ne soient pas catholiques? Est-ce que les RĂ©vĂ©rends PĂšres jĂ©suites ne les ont pas tous convertis?" L'IngĂ©nu l'assura que dans son pays on ne convertissait personne; que jamais un vrai Huron n'avait changĂ© d'opinion, et que mĂÂȘme il n'y avait point dans sa langue de terme qui signifiĂÂąt inconstance. Ces derniers mots plurent extrĂÂȘmement Ă mademoiselle de Saint-Yves. "Nous le baptiserons, nous le baptiserons, disait la Kerkabon Ă monsieur le prieur; vous en aurez l'honneur, mon cher frĂšre; je veux absolument ĂÂȘtre sa marraine monsieur l'abbĂ© de Saint-Yves le prĂ©sentera sur les fonts, ce sera une cĂ©rĂ©monie bien brillante; il en sera parlĂ© dans toute la Basse-Bretagne, et cela nous fera un honneur infini." Toute la compagnie seconda la maĂtresse de la maison; tous les convives criaient "Nous le baptiserons!" L'IngĂ©nu rĂ©pondit qu'en Angleterre on laissait vivre les gens Ă leur fantaisie. Il tĂ©moigna que la proposition ne lui plaisait point du tout, et que la loi des Hurons valait pour le moins la loi des Bas-Bretons; enfin il dit qu'il repartait le lendemain. On acheva de vider sa bouteille d'eau des Barbades, et chacun s'alla coucher. Quand on eut reconduit l'IngĂ©nu dans sa chambre, mademoiselle de Kerkabon et son amie mademoiselle de Saint-Yves ne purent se tenir de regarder par le trou d'une large serrure pour voir comment dormait un Huron. Elles virent qu'il avait Ă©tendu la couverture du lit sur le plancher, et qu'il reposait dans la plus belle attitude du monde. Chapitre second. Le Huron, nommĂ© l'IngĂ©nu, reconnu de ses parents Le Huron, nommĂ© l'IngĂ©nu, reconnu de ses parents L'IngĂ©nu, selon sa coutume, s'Ă©veilla avec le soleil, au chant du coq, qu'on appelle en Angleterre et en Huronie la trompette du jour. Il n'Ă©tait pas comme la bonne compagnie, qui languit dans son lit oiseux jusqu'Ă ce que le soleil ait fait la moitiĂ© de son tour, qui ne peut ni dormir ni se lever, qui perd tant d'heures prĂ©cieuses dans cet Ă©tat mitoyen entre la vie et la mort, et qui se plaint encore que la vie est trop courte. Il avait dĂ©jĂ fait deux ou trois lieues, il avait tuĂ© trente piĂšces de gibier Ă balle seule, lorsqu'en rentrant il trouva monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne et sa discrĂšte soeur, se promenant en bonnet de nuit dans leur petit jardin. Il leur prĂ©senta toute sa chasse, et en tirant de sa chemise une espĂšce de petit talisman qu'il portait toujours Ă son cou, il les pria de l'accepter en reconnaissance de leur bonne rĂ©ception. "C'est ce que j'ai de plus prĂ©cieux, leur dit-il; on m'a assurĂ© que je serais toujours heureux tant que je porterais ce petit brimborion sur moi, et je vous le donne afin que vous soyez toujours heureux." Le prieur et mademoiselle sourirent avec attendrissement de la naĂÂŻvetĂ© de l'IngĂ©nu. Ce prĂ©sent consistait en deux petits portraits assez mal faits, attachĂ©s ensemble avec une courroie fort grasse. Mademoiselle de Kerkabon lui demanda s'il y avait des peintres en Huronie. "Non, dit l'IngĂ©nu; cette raretĂ© me vient de ma nourrice; son mari l'avait eue par conquĂÂȘte, en dĂ©pouillant quelques Français du Canada qui nous avaient fait la guerre; c'est tout ce que j'en ai su." Le prieur regardait attentivement ces portraits; il changea de couleur, il s'Ă©mut, ses mains tremblĂšrent. "Par Notre-Dame de la Montagne, s'Ă©cria-t-il, je crois que voilĂ le visage de mon frĂšre le capitaine et de sa femme!" Mademoiselle, aprĂšs les avoir considĂ©rĂ©s avec la mĂÂȘme Ă©motion, en jugea de mĂÂȘme. Tous deux Ă©taient saisis d'Ă©tonnement et d'une joie mĂÂȘlĂ©e de douleur; tous deux s'attendrissaient; tous deux pleuraient; leur coeur palpitait; ils poussaient des cris; ils s'arrachaient les portraits; chacun d'eux les prenait et les rendait vingt fois en une seconde; ils dĂ©voraient des yeux les portraits et le Huron; ils lui demandaient l'un aprĂšs l'autre, et tous deux Ă la fois, en quel lieu, en quel temps, comment ces miniatures Ă©taient tombĂ©es entre les mains de sa nourrice; ils rapprochaient, ils comptaient les temps depuis le dĂ©part du capitaine; il se souvenaient d'avoir eu nouvelle qu'il avait Ă©tĂ© jusqu'au pays des Hurons, et que depuis ce temps ils n'en avaient jamais entendu parler. L'IngĂ©nu leur avait dit qu'il n'avait connu ni pĂšre ni mĂšre. Le prieur, qui Ă©tait homme de sens, remarqua que l'IngĂ©nu avait un peu de barbe; il savait trĂšs bien que les Hurons n'en ont point. "Son menton est cotonnĂ©, il est donc fils d'un homme d'Europe; mon frĂšre et ma belle-soeur ne parurent plus aprĂšs l'expĂ©dition contre les Hurons, en 1669; mon neveu devait alors ĂÂȘtre Ă la mamelle; la nourrice huronne lui a sauvĂ© la vie et lui a servi de mĂšre." Enfin, aprĂšs cent questions et cent rĂ©ponses, le prieur et sa soeur conclurent que le Huron Ă©tait leur propre neveu. Ils l'embrassaient en versant des larmes; et l'IngĂ©nu riait, ne pouvant s'imaginer qu'un Huron fĂ»t neveu d'un prieur bas-breton. Toute la compagnie descendit; monsieur de Saint-Yves, qui Ă©tait grand physionomiste, compara les deux portraits avec le visage de l'IngĂ©nu; il fit trĂšs habilement remarquer qu'il avait les yeux de sa mĂšre, le front et le nez de feu monsieur le capitaine de Kerkabon, et des joues qui tenaient de l'un et de l'autre. Mademoiselle de Saint-Yves, qui n'avait jamais vu le pĂšre ni la mĂšre, assura que l'IngĂ©nu leur ressemblait parfaitement. Ils admiraient tous la Providence et l'enchaĂnement des Ă©vĂ©nements de ce monde. Enfin on Ă©tait si persuadĂ©, si convaincu de la naissance de l'IngĂ©nu, qu'il consentit lui-mĂÂȘme Ă ĂÂȘtre neveu de monsieur le prieur, en disant qu'il aimait autant l'avoir pour son oncle qu'un autre. On alla rendre grĂÂące Ă Dieu dans l'Ă©glise de Notre-Dame de la Montagne, tandis que le Huron, d'un air indiffĂ©rent, s'amusait Ă boire dans la maison. Les Anglais qui l'avaient amenĂ©, et qui Ă©taient prĂÂȘts Ă mettre Ă la voile, vinrent lui dire qu'il Ă©tait temps de partir. "Apparemment, leur dit-il, que vous n'avez pas retrouvĂ© vos oncles et vos tantes je reste ici; retournez Ă Plymouth, je vous donne toutes mes hardes, je n'ai plus besoin de rien au monde puisque je suis le neveu d'un prieur." Les Anglais mirent Ă la voile, en se souciant fort peu que l'IngĂ©nu eĂ»t des parents ou non en Basse-Bretagne. AprĂšs que l'oncle, la tante et la compagnie eurent chantĂ© le Te Deum, aprĂšs que le bailli eut encore accablĂ© l'IngĂ©nu de questions; aprĂšs qu'on eut Ă©puisĂ© tout ce que l'Ă©tonnement, la joie, la tendresse, peuvent faire dire, le prieur de la Montagne et l'abbĂ© de Saint-Yves conclurent Ă faire baptiser l'IngĂ©nu au plus vite. Mais il n'en Ă©tait pas d'un grand Huron de vingt-deux ans comme d'un enfant qu'on rĂ©gĂ©nĂšre sans qu'il en sache rien. Il fallait l'instruire, et cela paraissait difficile car l'abbĂ© de Saint-Yves supposait qu'un homme qui n'Ă©tait pas nĂ© en France n'avait pas le sens commun. Le prieur fit observer Ă la compagnie que, si en effet monsieur l'IngĂ©nu, son neveu, n'avait pas eu le bonheur de naĂtre en Basse-Bretagne, il n'en avait pas moins d'esprit; qu'on en pouvait juger par toutes ses rĂ©ponses, et que sĂ»rement la nature l'avait beaucoup favorisĂ©, tant du cĂÂŽtĂ© paternel que du maternel. On lui demanda d'abord s'il avait jamais lu quelque livre. Il dit qu'il avait lu Rabelais traduit en anglais, et quelques morceaux de Shakespeare qu'il savait par coeur; qu'il avait trouvĂ© ces livres chez le capitaine du vaisseau qui l'avait amenĂ© de l'AmĂ©rique Ă Plymouth, et qu'il en Ă©tait fort content. Le bailli ne manqua pas de l'interroger sur ces livres. "Je vous avoue, dit l'IngĂ©nu, que j'ai cru en deviner quelque chose, et que je n'ai pas entendu le reste." L'abbĂ© de Saint-Yves, Ă ce discours, fit rĂ©flexion que c'Ă©tait ainsi que lui-mĂÂȘme avait toujours lu, et que la plupart des hommes ne lisaient guĂšre autrement. "Vous avez sans doute lu la Bible? dit-il au Huron. - Point du tout, monsieur l'abbĂ©; elle n'Ă©tait pas parmi les livres de mon capitaine; je n'en ai jamais entendu parler. - VoilĂ comme sont ces maudits Anglais, criait mademoiselle de Kerkabon; ils feront plus de cas d'une piĂšce de Shakespeare, d'un plum-pudding et d'une bouteille rhum que du Pentateuque. Aussi n'ont-ils jamais converti personne en AmĂ©rique. Certainement ils sont maudits de Dieu; et nous leur prendrons la JamaĂÂŻque et la Virginie avant qu'il soit peu de temps." Quoi qu'il en soit, on fit venir le plus habile tailleur de Saint-Malo pour habiller l'IngĂ©nu de pied en cap. La compagnie se sĂ©para; le bailli alla faire ses questions ailleurs. Mademoiselle de Saint-Yves, en partant, se retourna plusieurs fois pour regarder l'IngĂ©nu; et il lui fit des rĂ©vĂ©rences plus profondes qu'il n'en avait jamais fait Ă personne en sa vie. Le bailli, avant de prendre congĂ©, prĂ©senta Ă mademoiselle de Saint-Yves un grand nigaud de fils qui sortait du collĂšge; mais Ă peine le regarda-t-elle, tant elle Ă©tait occupĂ©e de la politesse du Huron. Chapitre troisiĂšme. Le Huron, nommĂ© l'IngĂ©nu, converti Le Huron, nommĂ© l'IngĂ©nu, converti Monsieur le prieur, voyant qu'il Ă©tait un peu sur l'ĂÂąge, et que Dieu lui envoyait un neveu pour sa consolation, se mit en tĂÂȘte qu'il pourrait lui rĂ©signer son bĂ©nĂ©fice s'il rĂ©ussissait Ă le baptiser et Ă le faire entrer dans les ordres. L'IngĂ©nu avait une mĂ©moire excellente. La fermetĂ© des organes de Basse-Bretagne, fortifiĂ©e par le climat du Canada, avait rendu sa tĂÂȘte si vigoureuse que, quand on frappait dessus, Ă peine le sentait-il; et quand on gravait dedans, rien ne s'effaçait; il n'avait jamais rien oubliĂ©. Sa conception Ă©tait d'autant plus vive et plus nette que, son enfance n'ayant point Ă©tĂ© chargĂ©e des inutilitĂ©s et des sottises qui accablent la nĂÂŽtre, les choses entraient dans sa cervelle sans nuage. Le prieur rĂ©solut enfin de lui faire lire le Nouveau Testament. L'IngĂ©nu le dĂ©vora avec beaucoup de plaisir; mais, ne sachant ni dans quel temps ni dans quel pays toutes les aventures rapportĂ©es dans ce livre Ă©taient arrivĂ©es, il ne douta point que le lieu de la scĂšne ne fĂ»t en Basse-Bretagne; et il jura qu'il couperait le nez et les oreilles Ă CaĂÂŻphe et Ă Pilate si jamais il rencontrait ces marauds-lĂ . Son oncle, charmĂ© de ces bonnes dispositions, le mit au fait en peu de temps il loua son zĂšle; mais il lui apprit que ce zĂšle Ă©tait inutile, attendu que ces gens-lĂ Ă©taient morts il y avait environ seize cent quatre-vingt-dix annĂ©es. L'IngĂ©nu sut bientĂÂŽt presque tout le livre par coeur. Il proposait quelquefois des difficultĂ©s qui mettaient le prieur fort en peine. Il Ă©tait obligĂ© souvent de consulter l'abbĂ© de Saint-Yves, qui, ne sachant que rĂ©pondre, fit venir un jĂ©suite bas-breton pour achever la conversion du Huron. Enfin la grĂÂące opĂ©ra; l'IngĂ©nu promit de se faire chrĂ©tien; il ne douta pas qu'il ne dĂ»t commencer par ĂÂȘtre circoncis; "car, disait-il, je ne vois pas dans le livre qu'on m'a fait lire un seul personnage qui ne l'ait Ă©tĂ©; il est donc Ă©vident que je dois faire le sacrifice de mon prĂ©puce le plus tĂÂŽt c'est le mieux". Il ne dĂ©libĂ©ra point il envoya chercher le chirurgien du village, et le pria de lui faire l'opĂ©ration, comptant rĂ©jouir infiniment mademoiselle de Kerkabon et toute la compagnie quand une fois la chose serait faite. Le frater, qui n'avait point encore fait cette opĂ©ration, en avertit la famille, qui jeta les hauts cris. La bonne Kerkabon trembla que son neveu, qui paraissait rĂ©solu et expĂ©ditif, ne se fĂt lui-mĂÂȘme l'opĂ©ration trĂšs maladroitement, et qu'il n'en rĂ©sultĂÂąt de tristes effets auxquels les dames s'intĂ©ressent toujours par bontĂ© d'ĂÂąme. Le prieur redressa les idĂ©es du Huron; il lui remontra que la circoncision n'Ă©tait plus de mode; que le baptĂÂȘme Ă©tait beaucoup plus doux et plus salutaire; que la loi de grĂÂące n'Ă©tait pas comme la loi de rigueur. L'IngĂ©nu, qui avait beaucoup de bon sens et de droiture, disputa, mais reconnut son erreur; ce qui est assez rare en Europe aux gens qui disputent; enfin il promit de se faire baptiser quand on voudrait. Il fallait auparavant se confesser; et c'Ă©tait lĂ le plus difficile. L'IngĂ©nu avait toujours en poche le livre que son oncle lui avait donnĂ©. Il n'y trouvait pas qu'un seul apĂÂŽtre se fĂ»t confessĂ©, et cela le rendait trĂšs rĂ©tif. Le prieur lui ferma la bouche en lui montrant, dans l'Ă©pĂtre de saint Jacques le Mineur, ces mots qui font tant de peine aux hĂ©rĂ©tiques Confessez vos pĂ©chĂ©s les uns aux autres. Le Huron se tut, et se confessa Ă un rĂ©collet. Quand il eut fini, il tira le rĂ©collet du confessionnal, et, saisissant son homme d'un bras vigoureux, il se mit Ă sa place, et le fit mettre Ă genoux devant lui "Allons, mon ami, il est dit Confessez-vous les uns aux autres; je t'ai contĂ© mes pĂ©chĂ©s, tu ne sortiras pas d'ici que tu ne m'aies contĂ© les tiens." En parlant ainsi, il appuyait son large genou contre la poitrine de son adverse partie. Le rĂ©collet pousse des hurlements qui font retentir l'Ă©glise. On accourt au bruit, on voit le catĂ©chumĂšne qui gourmait le moine au nom de saint Jacques le Mineur. La joie de baptiser un Bas-Breton huron et anglais Ă©tait si grande qu'on passa par-dessus ces singularitĂ©s. Il y eut mĂÂȘme beaucoup de thĂ©ologiens qui pensĂšrent que la confession n'Ă©tait pas nĂ©cessaire, puisque le baptĂÂȘme tenait lieu de tout. On prit jour avec l'Ă©vĂÂȘque de Saint-Malo, qui, flattĂ©, comme on peut le croire, de baptiser un Huron, arriva dans un pompeux Ă©quipage, suivi de son clergĂ©. Mademoiselle de Saint-Yves, en bĂ©nissant Dieu, mit sa plus belle robe et fit venir une coiffeuse de Saint-Malo pour briller Ă la cĂ©rĂ©monie. L'interrogant bailli accourut avec toute la contrĂ©e. L'Ă©glise Ă©tait magnifiquement parĂ©e; mais quand il fallut prendre le Huron pour le mener aux fonts baptismaux, on ne le trouva point. L'oncle et la tante le cherchĂšrent partout. On crut qu'il Ă©tait Ă la chasse, selon sa coutume. Tous les conviĂ©s Ă la fĂÂȘte parcoururent les bois et les villages voisins point de nouvelles du Huron. On commençait Ă craindre qu'il ne fĂ»t retournĂ© en Angleterre. On se souvenait de lui avoir entendu dire qu'il aimait fort ce pays-lĂ . Monsieur le prieur et sa soeur Ă©taient persuadĂ©s qu'on n'y baptisait personne, et tremblaient pour l'ĂÂąme de leur neveu. L'Ă©vĂÂȘque Ă©tait confondu et prĂÂȘt Ă s'en retourner; le prieur et l'abbĂ© de Saint-Yves se dĂ©sespĂ©raient; le bailli interrogeait tous les passants avec sa gravitĂ© ordinaire. Mademoiselle de Kerkabon pleurait. Mademoiselle de Saint-Yves ne pleurait pas, mais elle poussait de profonds soupirs qui semblaient tĂ©moigner son goĂ»t pour les sacrements. Elles se promenaient tristement le long des saules et des roseaux qui bordent la petite riviĂšre de Rance, lorsqu'elles aperçurent au milieu de la riviĂšre une grande figure assez blanche, les deux mains croisĂ©es sur la poitrine Elles jetĂšrent un grand cri et se dĂ©tournĂšrent. Mais, la curiositĂ© l'emportant bientĂÂŽt sur toute autre considĂ©ration, elles se coulĂšrent doucement entre les roseaux; et quand elles furent bien sĂ»res de n'ĂÂȘtre point vues, elles voulurent voir de quoi il s'agissait. Chapitre quatriĂšme. L'IngĂ©nu baptisĂ© L'IngĂ©nu baptisĂ© Le prieur et l'abbĂ©, Ă©tant accourus, demandĂšrent Ă l'IngĂ©nu ce qu'il faisait lĂ . "Eh parbleu! Messieurs, j'attends le baptĂÂȘme il y a une heure que je suis dans l'eau jusqu'au cou, et il n'est pas honnĂÂȘte de me laisser morfondre. - Mon cher neveu, lui dit tendrement le prieur, ce n'est pas ainsi qu'on baptise en Basse-Bretagne; reprenez vos habits et venez avec nous." Mademoiselle de Saint-Yves, en entendant ce discours, disait tout bas Ă sa compagne "Mademoiselle, croyez-vous qu'il reprenne si tĂÂŽt ses habits?" Le Huron cependant rĂ©partit au prieur "Vous ne m'en ferez pas accroire cette fois-ci comme l'autre; j'ai bien Ă©tudiĂ© depuis ce temps-lĂ , et je suis trĂšs certain qu'on ne se baptise pas autrement. L'eunuque de la reine Candace fut baptisĂ© dans un ruisseau; je vous dĂ©fie de me montrer dans le livre que vous m'avez donnĂ© qu'on s'y soit jamais pris d'une autre façon. Je ne serai point baptisĂ© du tout, ou je le serai dans la riviĂšre." On eut beau lui remontrer que les usages avaient changĂ©, l'IngĂ©nu Ă©tait tĂÂȘtu, car il Ă©tait Breton et Huron. Il revenait toujours Ă l'eunuque de la reine Candace; et quoique mademoiselle sa tante et mademoiselle de Saint-Yves, qui l'avaient observĂ© entre les saules, fussent en droit de lui dire qu'il ne lui appartenait pas de citer un pareil homme, elles n'en firent pourtant rien, tant Ă©tait grande leur discrĂ©tion. L'Ă©vĂÂȘque vint lui-mĂÂȘme lui parler, ce qui est beaucoup; mais il ne gagna rien le Huron disputa contre l'Ă©vĂÂȘque. "Montrez-moi, lui dit-il, dans le livre que m'a donnĂ© mon oncle, un seul homme qui n'ait pas Ă©tĂ© baptisĂ© dans la riviĂšre, et je ferai tout ce que vous voudrez." La tante, dĂ©sespĂ©rĂ©e, avait remarquĂ© que la premiĂšre fois que son neveu avait fait la rĂ©vĂ©rence, il en avait fait une plus profonde Ă mademoiselle de Saint-Yves qu'Ă aucune autre personne de la compagnie, qu'il n'avait pas mĂÂȘme saluĂ© monsieur l'Ă©vĂÂȘque avec ce respect mĂÂȘlĂ© de cordialitĂ© qu'il avait tĂ©moignĂ© Ă cette belle demoiselle. Elle prit le parti de s'adresser Ă elle dans ce grand embarras; elle la pria d'interposer son crĂ©dit pour engager le Huron Ă se faire baptiser de la mĂÂȘme maniĂšre que les Bretons, ne croyant pas que son neveu pĂ»t jamais ĂÂȘtre chrĂ©tien s'il persistait Ă vouloir ĂÂȘtre baptisĂ© dans l'eau courante. Mademoiselle de Saint-Yves rougit du plaisir secret qu'elle sentait d'ĂÂȘtre chargĂ©e d'une si importante commission. Elle s'approcha modestement de l'IngĂ©nu, et, lui serrant la main d'une maniĂšre tout Ă fait noble "Est-ce que vous ne ferez rien pour moi?" lui dit-elle; et en prononçant ces mots elle baissait les yeux, et les relevait avec une grĂÂące attendrissante. "Ah! tout ce que vous voudrez, mademoiselle, tout ce que vous me commanderez baptĂÂȘme d'eau, baptĂÂȘme de feu, baptĂÂȘme de sang, il n'y a rien que je vous refuse." Mademoiselle de Saint-Yves eut la gloire de faire en deux paroles ce que si les empressements du prieur, ni les interrogations rĂ©itĂ©rĂ©es du bailli, ni les raisonnements mĂÂȘme de monsieur l'Ă©vĂÂȘque, n'avaient pu faire. Elle sentit son triomphe; mais elle n'en sentait pas encore toute l'Ă©tendue. Le baptĂÂȘme fut administrĂ© et reçu avec toute la dĂ©cence, toute la magnificence, tout l'agrĂ©ment possibles. L'oncle et la tante cĂ©dĂšrent Ă monsieur l'abbĂ© de Saint-Yves et Ă sa soeur l'honneur de tenir l'IngĂ©nu sur les fonts. Mademoiselle de Saint-Yves rayonnait de joie de se voir marraine. Elle ne savait pas Ă quoi ce grand titre l'asservissait; elle accepta cet honneur sans en connaĂtre les fatales consĂ©quences. Comme il n'y a jamais eu de cĂ©rĂ©monie qui ne fĂ»t suivie d'un grand dĂner, on se mit Ă table au sortir du baptĂÂȘme. Les goguenards de Basse-Bretagne dirent qu'il ne fallait pas baptiser son vin. Monsieur le prieur disait que le vin, selon Salomon, rĂ©jouit le coeur de l'homme. Monsieur l'Ă©vĂÂȘque ajoutait que le patriarche Juda devait lier son ĂÂąnon Ă la vigne, et tremper son manteau dans le sang du raisin, et qu'il Ă©tait bien triste qu'on n'en pĂ»t faire autant en Basse-Bretagne, Ă laquelle Dieu a dĂ©niĂ© les vignes. Chacun tĂÂąchait de dire un bon mot sur le baptĂÂȘme de l'IngĂ©nu, et des galanteries Ă la marraine. Le bailli, toujours interrogant, demandait au Huron s'il serait fidĂšle Ă ses promesses. "Comment voulez-vous que je manque Ă mes promesses, rĂ©pondit le Huron, puisque je les ai faites entre les mains de mademoiselle de Saint-Yves?" Le Huron s'Ă©chauffa; il but beaucoup Ă la santĂ© de sa marraine. "Si j'avais Ă©tĂ© baptisĂ© de votre main, dit-il, je sens que l'eau froide qu'on m'a versĂ©e sur le chignon m'aurait brĂ»lĂ©." Le bailli trouva cela trop poĂ©tique, ne sachant pas combien l'allĂ©gorie est familiĂšre au Canada. Mais la marraine en fut extrĂÂȘmement contente. On avait donnĂ© le nom d'Hercule au baptisĂ©. L'Ă©vĂÂȘque de Saint-Malo demandait toujours quel Ă©tait ce patron dont il n'avait jamais entendu parler. Le jĂ©suite, qui Ă©tait fort savant, lui dit que c'Ă©tait un saint qui avait fait douze miracles. Il y en avait un treiziĂšme qui valait les douze autres; mais dont il ne convenait pas Ă un jĂ©suite de parler c'Ă©tait celui d'avoir changĂ© cinquante filles en femmes en une seule nuit. Un plaisant qui se trouva lĂ releva ce miracle avec Ă©nergie. Toutes les dames baissĂšrent les yeux, et jugĂšrent Ă la physionomie de l'IngĂ©nu qu'il Ă©tait digne du saint dont il portait le nom. Chapitre cinquiĂšme. L'IngĂ©nu amoureux L'IngĂ©nu amoureux Il faut avouer que depuis ce baptĂÂȘme et ce dĂner mademoiselle de Saint-Yves souhaita passionnĂ©ment que monsieur l'Ă©vĂÂȘque la fĂt encore participante de quelque beau sacrement avec monsieur Hercule l'IngĂ©nu. Cependant, comme elle Ă©tait bien Ă©levĂ©e et fort modeste, elle n'osait convenir tout Ă fait avec elle-mĂÂȘme de ses tendres sentiments; mais, s'il lui Ă©chappait un regard, un mot, un geste, une pensĂ©e, elle enveloppait tout cela d'un voile de pudeur infiniment aimable. Elle Ă©tait tendre, vive et sage. DĂšs que monsieur l'Ă©vĂÂȘque fut parti, l'IngĂ©nu et mademoiselle de Saint-Yves se rencontrĂšrent sans avoir fait rĂ©flexion qu'ils se cherchaient. Ils se parlĂšrent sans avoir imaginĂ© ce qu'ils se diraient. L'IngĂ©nu lui dit d'abord qu'il l'aimait de tout son coeur, et que la belle Abacaba, dont il avait Ă©tĂ© fou dans son pays, n'approchait pas d'elle. Mademoiselle lui rĂ©pondit, avec sa modestie ordinaire, qu'il fallait en parler au plus vite Ă monsieur le prieur son oncle et Ă mademoiselle sa tante, et que de son cĂÂŽtĂ© elle en dirait deux mots Ă son cher frĂšre l'abbĂ© de Saint-Yves, et qu'elle se flattait d'un consentement commun. L'IngĂ©nu lui rĂ©pond qu'il n'avait besoin du consentement de personne, qu'il lui paraissait extrĂÂȘmement ridicule d'aller demander Ă d'autres ce qu'on devait faire; que, quand deux parties sont d'accord, on n'a pas besoin d'un tiers pour les accommoder. "Je ne consulte personne, dit-il, quand j'ai envie de dĂ©jeuner, ou de chasser, ou de dormir je sais bien qu'en amour il n'est pas mal d'avoir le consentement de la personne Ă qui on en veut; mais, comme ce n'est ni de mon oncle ni de ma tante que je suis amoureux, ce n'est pas Ă eux que je dois m'adresser dans cette affaire, et, si vous m'en croyez, vous vous passerez aussi de monsieur l'abbĂ© de Saint-Yves." On peut juger que la belle Bretonne employa toute la dĂ©licatesse de son esprit Ă rĂ©duire son Huron aux termes de la biensĂ©ance. Elle se fĂÂącha mĂÂȘme, et bientĂÂŽt se radoucit. Enfin on ne sait comment aurait fini cette conversation si, le jour baissant, monsieur l'abbĂ© n'avait ramenĂ© sa soeur Ă son abbaye. L'IngĂ©nu laissa coucher son oncle et sa tante, qui Ă©taient un peu fatiguĂ©s de la cĂ©rĂ©monie et de leur long dĂner. Il passa une partie de la nuit Ă faire des vers en langue huronne pour sa bien-aimĂ©e car il faut savoir qu'il n'y a aucun pays de la terre oĂÂč l'amour n'ait rendu les amants poĂštes. Le lendemain, son oncle lui parla ainsi aprĂšs le dĂ©jeuner, en prĂ©sence de mademoiselle Kerkabon, qui Ă©tait tout attendrie "Le ciel soit louĂ© de ce que vous avez l'honneur, mon cher neveu, d'ĂÂȘtre chrĂ©tien et Bas-Breton! Mais cela ne suffit pas; je suis un peu sur l'ĂÂąge; mon frĂšre n'a laissĂ© qu'un petit coin de terre qui est trĂšs peu de chose; j'ai un bon prieurĂ©; si vous voulez seulement vous faire sous-diacre, comme je l'espĂšre, je vous rĂ©signerai mon prieurĂ©, et vous vivrez fort Ă votre aise, aprĂšs avoir Ă©tĂ© la consolation de ma vieillesse." L'IngĂ©nu rĂ©pondit "Mon oncle, grand bien vous fasse! vivez tant que vous pourrez. Je ne sais pas ce que c'est que d'ĂÂȘtre sous-diacre ni que de rĂ©signer; mais tout me sera bon pourvu que j'aie mademoiselle de Saint-Yves Ă ma disposition. - Eh! mon Dieu! mon neveu, que me dites-vous lĂ ? Vous aimez donc cette belle demoiselle Ă la folie? - Oui, mon oncle. - HĂ©las! mon neveu, il est impossible que vous l'Ă©pousiez. - Cela est trĂšs possible, mon oncle; car non seulement elle m'a serrĂ© la main en me quittant, mais elle m'a promis qu'elle me demanderait en mariage; et assurĂ©ment je l'Ă©pouserai. - Cela est impossible, vous dis-je; elle est votre marraine c'est un pĂ©chĂ© Ă©pouvantable Ă une marraine de serrer la main de son filleul; il n'est pas permis d'Ă©pouser sa marraine; les lois divines et humaines s'y opposent. - Morbleu! mon oncle, vous vous moquez de moi; pourquoi serait-il dĂ©fendu d'Ă©pouser sa marraine, quand elle est jeune et jolie? Je n'ai point vu dans le livre que vous m'avez donnĂ© qu'il fĂ»t mal d'Ă©pouser les filles qui ont aidĂ© les gens Ă ĂÂȘtre baptisĂ©s. Je m'aperçois tous les jours qu'on fait ici une infinitĂ© de choses qui ne sont point dans votre livre, et qu'on n'y fait rien de tout ce qu'il dit je vous avoue que cela m'Ă©tonne et me fĂÂąche. Si on me prive de la belle Saint-Yves, sous prĂ©texte de mon baptĂÂȘme, je vous avertis que je l'enlĂšve, et que je me dĂ©baptise." Le prieur fut confondu; sa soeur pleura. "Mon cher frĂšre, dit-elle, il ne faut pas que notre neveu se damne; notre saint-pĂšre le pape peut lui donner dispense, et alors il pourra ĂÂȘtre chrĂ©tiennement heureux avec ce qu'il aime." L'IngĂ©nu embrassa sa tante. "Quel est donc, dit-il, cet homme charmant qui favorise avec tant de bontĂ© les garçons et les filles dans leurs amours? Je veux lui aller parler tout Ă l'heure." On lui expliqua ce que c'Ă©tait que le pape; et l'IngĂ©nu fut encore plus Ă©tonnĂ© qu'auparavant. "Il n'y a pas un mot de tout cela dans votre livre, mon cher oncle; j'ai voyagĂ©, je connais la mer; nous sommes ici sur la cĂÂŽte de l'OcĂ©an; et je quitterai mademoiselle de Saint-Yves pour aller demander la permission de l'aimer Ă un homme qui demeure vers la MĂ©diterranĂ©e, Ă quatre cents lieues d'ici, et dont je n'entends point la langue! Cela est d'un ridicule incomprĂ©hensible. Je vais sur-le-champ chez monsieur l'abbĂ© de Saint-Yves, qui ne demeure qu'Ă une lieue de vous, et je vous rĂ©ponds que j'Ă©pouserai ma maĂtresse dans la journĂ©e." Comme il parlait encore, entra le bailli, qui, selon sa coutume, lui demanda oĂÂč il allait. "Je vais me marier", dit l'IngĂ©nu en courant; et au bout d'un quart d'heure il Ă©tait dĂ©jĂ chez sa belle et chĂšre basse-brette, qui dormait encore. "Ah! mon frĂšre! disait mademoiselle de Kerkabon au prieur, jamais vous ne ferez un sous-diacre de notre neveu." Le bailli fut trĂšs mĂ©content de ce voyage car il prĂ©tendait que son fils Ă©pousĂÂąt la Saint-Yves et ce fils Ă©tait encore plus sot et plus insupportable que son pĂšre. Chapitre sixiĂšme. L'IngĂ©nu court chez sa maĂtresse et devient furieux L'IngĂ©nu court chez sa maĂtresse et devient furieux A peine l'IngĂ©nu Ă©tait arrivĂ©, qu'ayant demandĂ© Ă une vieille servante oĂÂč Ă©tait la chambre de sa maĂtresse, il avait poussĂ© fortement la porte mal fermĂ©e, et s'Ă©tait Ă©lancĂ© vers le lit. Mademoiselle de Saint-Yves, se rĂ©veillant en sursaut, s'Ă©tait Ă©criĂ©e "Quoi! c'est vous! ah! c'est vous! arrĂÂȘtez-vous, que faites-vous?" Il avait rĂ©pondu "Je vous Ă©pouse", et en effet il l'Ă©pousait, si elle ne s'Ă©tait pas dĂ©battue avec toute l'honnĂÂȘtetĂ© d'une personne qui a de l'Ă©ducation. L'IngĂ©nu n'entendait pas raillerie; il trouvait toutes ces façons-lĂ extrĂÂȘmement impertinentes. "Ce n'Ă©tait pas ainsi qu'en usait mademoiselle Abacaba, ma premiĂšre maĂtresse; vous n'avez point de probitĂ©; vous m'avez promis mariage, et vous ne voulez point faire mariage c'est manquer aux premiĂšres lois de l'honneur; je vous apprendrai Ă tenir votre parole, et je vous remettrai dans le chemin de la vertu." L'IngĂ©nu possĂ©dait une vertu mĂÂąle et intrĂ©pide, digne de son patron Hercule, dont on lui avait donnĂ© le nom Ă son baptĂÂȘme; il allait l'exercer dans toute son Ă©tendue, lorsqu'aux cris perçants de la demoiselle plus discrĂštement vertueuse accourut le sage abbĂ© de Saint-Yves, avec sa gouvernante, un vieux domestique dĂ©vot, et un prĂÂȘtre de la paroisse. Cette vue modĂ©ra le courage de l'assaillant. "Eh, mon Dieu! mon cher voisin, lui dit l'abbĂ©, que faites-vous lĂ ? - Mon devoir, rĂ©pliqua le jeune homme; je remplis mes promesses, qui sont sacrĂ©es." Mademoiselle de Saint-Yves se rajusta en rougissant. On emmena l'IngĂ©nu dans un autre appartement. L'abbĂ© lui remontra l'Ă©normitĂ© du procĂ©dĂ©. L'IngĂ©nu se dĂ©fendit sur les privilĂšges de la loi naturelle, qu'il connaissait parfaitement. L'abbĂ© voulut prouver que la loi positive devait avoir tout l'avantage, et que sans les conventions faites entre les hommes, la loi de nature ne serait presque jamais qu'un brigandage naturel. "Il faut, lui disait-il, des notaires, des prĂÂȘtres, des tĂ©moins, des contrats, des dispenses." L'IngĂ©nu lui rĂ©pondit par la rĂ©flexion que les sauvages ont toujours faite "Vous ĂÂȘtes donc de bien malhonnĂÂȘtes gens, puisqu'il faut entre vous tant de prĂ©cautions." L'abbĂ© eut de la peine Ă rĂ©soudre cette difficultĂ©. "Il y a, dit-il, je l'avoue, beaucoup d'inconstants et de fripons parmi nous; et il y en aurait autant chez les Hurons s'ils Ă©taient rassemblĂ©s dans une grande ville; mais aussi il y a des ĂÂąmes sages, honnĂÂȘtes, Ă©clairĂ©es, et ce sont ces hommes-lĂ qui ont fait les lois. Plus on est homme de bien, plus on doit s'y soumettre on donne l'exemple aux vicieux, qui respectent un frein que la vertu s'est donnĂ© elle-mĂÂȘme." Cette rĂ©ponse frappa l'IngĂ©nu. On a dĂ©jĂ remarquĂ© qu'il avait l'esprit juste. On l'adoucit par des paroles flatteuses; on lui donna des espĂ©rances ce sont les deux piĂšges oĂÂč les hommes des deux hĂ©misphĂšres se prennent; on lui prĂ©senta mĂÂȘme mademoiselle de Saint-Yves, quand elle eut fait sa toilette. Tout se passa avec la plus grande biensĂ©ance; mais, malgrĂ© cette dĂ©cence, les yeux Ă©tincelants de l'IngĂ©nu Hercule firent toujours baisser ceux de sa maĂtresse, et trembler la compagnie. On eut une peine extrĂÂȘme Ă le renvoyer chez ses parents. Il fallut encore employer le crĂ©dit de la belle Saint-Yves; plus elle sentait son pouvoir sur lui, et plus elle l'aimait. Elle le fit partir, et en fut trĂšs affligĂ©e; enfin, quand il fut parti, l'abbĂ©, qui non seulement Ă©tait le frĂšre trĂšs aĂnĂ© de mademoiselle de Saint-Yves, mais qui Ă©tait aussi son tuteur, prit le parti de soustraire sa pupille aux empressements de cet amant terrible. Il alla consulter le bailli, qui, destinant toujours son fils Ă la soeur de l'abbĂ©, lui conseilla de mettre la pauvre fille dans une communautĂ©. Ce fut un coup terrible une indiffĂ©rente qu'on mettrait en couvent jetterait les hauts cris; mais une amante, et une amante aussi sage que tendre, c'Ă©tait de quoi la mettre au dĂ©sespoir. L'IngĂ©nu, de retour chez le prieur, raconta tout avec sa naĂÂŻvetĂ© ordinaire. Il essuya les mĂÂȘmes remontrances, qui firent quelque effet sur son esprit, et aucun sur ses sens; mais le lendemain, quand il voulut retourner chez sa belle maĂtresse pour raisonner avec elle sur la loi naturelle et sur la loi de convention, monsieur le bailli lui apprit avec une joie insultante qu'elle Ă©tait dans un couvent. "Eh bien! dit-il, j'irai raisonner dans ce couvent. - Cela ne se peut", dit le bailli. Il lui expliqua fort au long ce que c'Ă©tait qu'un couvent ou un convent; que ce mot venait du latin conventus, qui signifie assemblĂ©e; et le Huron ne pouvait comprendre pourquoi il ne pouvait pas ĂÂȘtre admis dans l'assemblĂ©e. SitĂÂŽt qu'il fut instruit que cette assemblĂ©e Ă©tait une espĂšce de prison oĂÂč l'on tenait les filles renfermĂ©es, chose horrible, inconnue chez les Hurons et chez les Anglais, il devint aussi furieux que le fut son patron Hercule lorsque Euryte, roi d'Oechalie, non moins cruel que l'abbĂ© de Saint-Yves, lui refusa la belle Iole sa fille, non moins belle que la soeur de l'abbĂ©. Il voulait aller mettre le feu au couvent, enlever sa maĂtresse, ou se brĂ»ler avec elle. Mademoiselle de Kerkabon, Ă©pouvantĂ©e, renonçait plus que jamais Ă toutes les espĂ©rances de voir son neveu sous-diacre, et disait en pleurant qu'il avait le diable au corps depuis qu'il Ă©tait baptisĂ©. Chapitre septiĂšme. L'IngĂ©nu repousse les Anglais L'IngĂ©nu repousse les Anglais L'IngĂ©nu, plongĂ© dans une sombre et profonde mĂ©lancolie, se promena vers le bord de la mer, son fusil Ă deux coups sur l'Ă©paule, son grand coutelas au cĂÂŽtĂ©, tirant de temps en temps sur quelques oiseaux, et souvent tentĂ© de tirer sur lui-mĂÂȘme; mais il aimait encore la vie, Ă cause de mademoiselle de Saint-Yves. TantĂÂŽt il maudissait son oncle, sa tante, et toute la Basse-Bretagne, et son baptĂÂȘme; tantĂÂŽt il les bĂ©nissait, puisqu'ils lui avaient fait connaĂtre celle qu'il aimait. Il prenait sa rĂ©solution d'aller brĂ»ler le couvent, et il s'arrĂÂȘtait tout court, de peur de brĂ»ler sa maĂtresse. Les flots de la Manche ne sont pas plus agitĂ©s par les vents d'est et d'ouest que son coeur l'Ă©tait par tant de mouvements contraires. Il marchait Ă grands pas, sans savoir oĂÂč, lorsqu'il entendit le son du tambour. Il vit de loin tout un peuple dont une moitiĂ© courait au rivage, et l'autre s'enfuyait. Mille cris s'Ă©lĂšvent de tous cĂÂŽtĂ©s; la curiositĂ© et le courage le prĂ©cipitent Ă l'instant vers l'endroit d'oĂÂč partaient ces clameurs il y vole en quatre bonds. Le commandant de la milice, qui avait soupĂ© avec lui chez le prieur, le reconnut aussitĂÂŽt; il court Ă lui, les bras ouverts "Ah! c'est l'IngĂ©nu, il combattra pour nous." Et les milices, qui mouraient de peur, se rassurĂšrent et criĂšrent aussi "C'est l'IngĂ©nu! c'est l'IngĂ©nu! - Messieurs, dit-il, de quoi s'agit-il? Pourquoi ĂÂȘtes-vous si effarĂ©s? A-t-on mis vos maĂtresses dans des couvents?" Alors cent voix confuses s'Ă©crient "Ne voyez-vous pas les Anglais qui abordent? - Eh bien! rĂ©pliqua le Huron, ce sont de braves gens; ils ne m'ont jamais proposĂ© de me faire sous-diacre; ils ne m'ont point enlevĂ© ma maĂtresse." Le commandant lui fit entendre que les Anglais venaient piller l'abbaye de la Montagne, boire le vin de son oncle, et peut-ĂÂȘtre enlever mademoiselle de Saint-Yves; que le petit vaisseau sur lequel il avait abordĂ© en Bretagne n'Ă©tait venu que pour reconnaĂtre la cĂÂŽte; qu'ils faisaient des actes d'hostilitĂ© sans avoir dĂ©clarĂ© la guerre au roi de France, et que la province Ă©tait exposĂ©e. "Ah! si cela est, ils violent la loi naturelle; laissez-moi faire; j'ai demeurĂ© longtemps parmi eux, je sais leur langue, je leur parlerai; je ne crois pas qu'ils puissent avoir un si mĂ©chant dessein." Pendant cette conversation, l'escadre anglaise approchait; voilĂ le Huron qui court vers elle, se jette dans un petit bateau, arrive, monte au vaisseau amiral, et demande s'il est vrai qu'ils viennent ravager le pays sans avoir dĂ©clarĂ© la guerre honnĂÂȘtement. L'amiral et tout son bord firent de grand Ă©clats de rire, lui firent boire du punch, et le renvoyĂšrent. L'IngĂ©nu, piquĂ©, ne songea plus qu'Ă se bien battre contre ses anciens amis, pour ses compatriotes et pour monsieur le prieur. Les gentilshommes du voisinage accouraient de toutes parts; il se joint Ă eux on avait quelques canons; il les charge, il les pointe, il les tire l'un aprĂšs l'autre. Les Anglais dĂ©barquent; il court Ă eux, il en tue trois de sa main, il blesse mĂÂȘme l'amiral, qui s'Ă©tait moquĂ© de lui. Sa valeur anime le courage de toute la milice; les Anglais se rembarquent, et toute la cĂÂŽte retentissait des cris de victoire "Vive le roi, vive l'IngĂ©nu!" Chacun l'embrassait, chacun s'empressait d'Ă©tancher le sang de quelques blessures lĂ©gĂšres qu'il avait reçues. "Ah! disait-il, si mademoiselle de Saint-Yves Ă©tait lĂ , elle me mettrait une compresse." Le bailli, qui s'Ă©tait cachĂ© dans sa cave pendant le combat, vint lui faire compliment comme les autres. Mais il fut bien surpris quand il entendit Hercule l'IngĂ©nu dire Ă une douzaine de jeunes gens de bonne volontĂ©, dont il Ă©tait entourĂ© "Mes amis, ce n'est rien d'avoir dĂ©livrĂ© l'abbaye de la Montagne; il faut dĂ©livrer une fille." Toute cette bouillante jeunesse prit feu Ă ces seules paroles. On le suivait dĂ©jĂ en foule, on courait au couvent. Si le bailli n'avait pas sur-le-champ averti le commandant, si on n'avait pas couru aprĂšs la troupe joyeuse, c'en Ă©tait fait. On ramena l'IngĂ©nu chez son oncle et sa tante, qui le baignĂšrent de larmes de tendresse. "Je vois bien que vous ne serez jamais ni sous-diacre ni prieur, lui dit l'oncle; vous serez un officier encore plus brave que mon frĂšre le capitaine, et probablement aussi gueux." Et mademoiselle de Kerkabon pleurait toujours en l'embrassant, et en disant "Il se fera tuer comme mon frĂšre; il vaudrait bien mieux qu'il fĂ»t sous-diacre." L'IngĂ©nu, dans le combat, avait ramassĂ© une grosse bourse remplie de guinĂ©es, que probablement l'amiral avait laissĂ© tomber. Il ne douta pas qu'avec cette bourse il ne pĂ»t acheter toute la Basse-Bretagne, et surtout faire mademoiselle de Saint-Yves grande dame. Chacun l'exhorta de faire le voyage de Versailles pour y recevoir le prix de ses services. Le commandant, les principaux officiers le comblĂšrent de certificats. L'oncle et la tante approuvĂšrent le voyage du neveu. Il devait ĂÂȘtre, sans difficultĂ©, prĂ©sentĂ© au roi cela seul lui donnerait un prodigieux relief dans la province. Ces deux bonnes gens ajoutĂšrent Ă la bourse anglaise un prĂ©sent considĂ©rable de leurs Ă©pargnes. L'IngĂ©nu disait en lui-mĂÂȘme "Quand je verrai le roi, je lui demanderai mademoiselle de Saint-Yves en mariage et certainement il ne me refusera pas." Il partit donc aux acclamations de tout le canton, Ă©touffĂ© d'embrassements, baignĂ© des larmes de sa tante, bĂ©ni par son oncle, et se recommandant Ă la belle Saint-Yves. Chapitre huitiĂšme. L'IngĂ©nu va en cour. Il soupe en chemin avec des huguenots L'IngĂ©nu va en cour. Il soupe en chemin avec des huguenots L'IngĂ©nu prit le chemin de Saumur par le coche, parce qu'il n'y avait point alors d'autre commoditĂ©. Quand il fut Ă Saumur, il s'Ă©tonna de trouver la ville presque dĂ©serte; et de voir plusieurs familles qui dĂ©mĂ©nageaient. On lui dit que, six ans auparavant, Saumur contenait plus de quinze mille ĂÂąmes, et qu'Ă prĂ©sent il n'y en avait pas six mille. Il ne manqua pas d'en parler Ă souper dans son hĂÂŽtellerie. Plusieurs protestants Ă©taient Ă table les uns se plaignaient amĂšrement, d'autres frĂ©missaient de colĂšre, d'autres disaient en pleurant Nos dulcia linquimus arva, Nos patriam fugimus. L'IngĂ©nu, qui ne savait pas le latin, se fit expliquer ces paroles, qui signifient "nous abandonnons nos douces campagnes, nous fuyons notre patrie". "Et pourquoi fuyez-vous votre patrie, messieurs? - C'est qu'on veut que nous reconnaissions le pape. - Et pourquoi ne le reconnaĂtriez-vous pas? Vous n'avez donc point de marraines que vous vouliez Ă©pouser? Car on m'a dit que c'Ă©tait lui qui en donnait la permission. - Ah! monsieur, ce pape dit qu'il est le maĂtre du domaine des rois. - Mais, messieurs, de quelle profession ĂÂȘtes-vous? - Monsieur, nous sommes pour la plupart des drapiers et des fabricants. - Si votre pape dit qu'il est le maĂtre de vos draps et de vos fabriques, vous faites trĂšs bien de ne le pas reconnaĂtre; mais pour les rois, c'est leur affaire; de quoi vous mĂÂȘlez-vous?" Alors un petit homme noir prit la parole, et exposa trĂšs savamment les griefs de la compagnie. Il parla de la rĂ©vocation de l'Ă©dit de Nantes avec tant d'Ă©nergie, il dĂ©plora d'une maniĂšre si pathĂ©tique le sort de cinquante mille familles fugitives et de cinquante mille autres converties par les dragons, que l'IngĂ©nu Ă son tour versa des larmes. "D'oĂÂč vient donc, disait-il, qu'un si grand roi, dont la gloire s'Ă©tend jusque chez les Hurons, se prive ainsi de tant de coeurs qui l'auraient aimĂ©, et de tant de bras qui l'auraient servi? - C'est qu'on l'a trompĂ© comme les autres grands rois, rĂ©pondit, l'homme noir. On lui a fait croire que, dĂšs qu'il aurait dit un mot, tous les hommes penseraient comme lui; et qu'il nous ferait changer de religion comme son musicien Lulli fait changer en un moment les dĂ©corations de ses opĂ©ras. Non seulement il perd dĂ©jĂ cinq Ă six cent mille sujets trĂšs utiles, mais il s'en fait des ennemis; et le roi Guillaume, qui est actuellement maĂtre de l'Angleterre, a composĂ© plusieurs rĂ©giments de ces mĂÂȘmes Français qui auraient combattu pour leur monarque. "Un tel dĂ©sastre est d'autant plus Ă©tonnant que le pape rĂ©gnant, Ă qui Louis XIV sacrifie une partie de son peuple, est son ennemi dĂ©clarĂ©. Ils ont encore tous deux, depuis neuf ans, une querelle violente. Elle a Ă©tĂ© poussĂ©e si loin que la France a espĂ©rĂ© enfin de voir briser le joug qui la soumet depuis tant de siĂšcles Ă cet Ă©tranger et surtout de ne lui plus donner d'argent, ce qui est le premier mobile des affaires de ce monde. Il paraĂt donc Ă©vident qu'on a trompĂ© ce grand roi sur ses intĂ©rĂÂȘts comme sur l'Ă©tendue de son pouvoir, et qu'on a donnĂ© atteinte Ă la magnanimitĂ© de son coeur." L'IngĂ©nu, attendri de plus en plus, demanda quels Ă©taient les Français qui trompaient ainsi un monarque si cher aux Hurons. "Ce sont les jĂ©suites, lui rĂ©pondit-on; c'est surtout le pĂšre de La Chaise, confesseur de Sa MajestĂ©. Il faut espĂ©rer que Dieu les en punira un jour, et qu'ils seront chassĂ©s comme ils nous chassent. Y a-t-il un malheur Ă©gal aux nĂÂŽtres? Mons de Louvois nous envoie de tous cĂÂŽtĂ©s des jĂ©suites et des dragons. - Oh bien! messieurs, rĂ©pliqua l'IngĂ©nu, qui ne pouvait plus se contenir, je vais Ă Versailles recevoir la rĂ©compense due Ă mes services; je parlerai Ă ce mons de Louvois on m'a dit que c'est lui qui fait la guerre, de son cabinet. Je verrai le roi, je lui ferai connaĂtre la vĂ©ritĂ©; il est impossible qu'on ne se rende pas Ă cette vĂ©ritĂ© quand on la sent. Je reviendrai bientĂÂŽt pour Ă©pouser mademoiselle de Saint-Yves, et je vous prie Ă la noce." Ces bonnes gens le prirent alors pour un grand seigneur qui voyageait incognito par le coche. Quelques-uns le prirent pour le fou du roi. Il y avait Ă table un jĂ©suite dĂ©guisĂ© qui servait d'espion au rĂ©vĂ©rend pĂšre de La Chaise. Il lui rendait compte de tout, et le pĂšre de La Chaise en instruisait mons de Louvois. L'espion Ă©crivit. L'IngĂ©nu et la lettre arrivĂšrent presque en mĂÂȘme temps Ă Versailles. Chapitre neuviĂšme. ArrivĂ©e de l'IngĂ©nu Ă Versailles. Sa rĂ©ception Ă la cour ArrivĂ©e de l'IngĂ©nu Ă Versailles. Sa rĂ©ception Ă la cour L'IngĂ©nu dĂ©barque en pot de chambre dans la cour des cuisines. Il demande aux porteurs de chaise Ă quelle heure on peut voir le roi. Les porteurs lui rient au nez, tout comme avait fait l'amiral anglais. Il les traita de mĂÂȘme, il les battit; ils voulurent le lui rendre, et la scĂšne allait ĂÂȘtre sanglante s'il n'eĂ»t passĂ© un garde du corps, gentilhomme breton, qui Ă©carta la canaille. "Monsieur, lui dit le voyageur, vous me paraissez un brave homme; je suis le neveu de monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne; j'ai tuĂ© des Anglais, je viens parler au roi; je vous prie de me mener dans sa chambre." Le garde, ravi de trouver un brave de sa province, qui ne paraissait pas au fait des usages de la cour, lui apprit qu'on ne parlait pas ainsi au roi, et qu'il fallait ĂÂȘtre prĂ©sentĂ© par monseigneur de Louvois. "Eh bien! menez-moi donc chez ce monseigneur de Louvois, qui sans doute me conduira chez Sa MajestĂ©. - Il est encore plus difficile, rĂ©pliqua le garde, de parler Ă monseigneur de Louvois qu'Ă Sa MajestĂ©; mais je vais vous conduire chez monsieur Alexandre, le premier commis de la guerre c'est comme si vous parliez au ministre." Ils vont donc chez ce monsieur Alexandre, premier commis, et ils ne purent ĂÂȘtre introduits; il Ă©tait en affaire avec une dame de la cour, et il y avait ordre de ne laisser entrer personne. "Eh bien! dit le garde, il n'y a rien de perdu; allons chez le premier commis de monsieur Alexandre c'est comme si vous parliez Ă monsieur Alexandre lui-mĂÂȘme." Le Huron, tout Ă©tonnĂ©, le suit; ils restent ensemble une demi-heure dans une petite antichambre. "Qu'est-ce donc que tout ceci? dit l'IngĂ©nu; est-ce que tout le monde est invisible dans ce pays-ci? Il est bien plus aisĂ© de se battre en Basse-Bretagne contre des Anglais que de rencontrer Ă Versailles les gens Ă qui on a affaire." Il se dĂ©sennuya en racontant ses amours Ă son compatriote. Mais l'heure en sonnant rappela le garde du corps Ă son poste. Il se promirent de se revoir le lendemain, et l'IngĂ©nu resta encore une autre demi-heure dans l'antichambre, en rĂÂȘvant Ă mademoiselle de Saint-Yves, et Ă la difficultĂ© de parler aux rois et aux premiers commis. Enfin le patron parut. "Monsieur, lui dit l'IngĂ©nu, si j'avais attendu pour repousser les Anglais aussi longtemps que vous m'avez fait attendre mon audience, ils ravageraient actuellement la Basse-Bretagne tout Ă leur aise." Ces paroles frappĂšrent le commis. Il dit enfin au Breton "Que demandez-vous? - RĂ©compense, dit l'autre; voici mes titres." Il lui Ă©tala tous ses certificats. Le commis lut, et lui dit que probablement on lui accorderait la permission d'acheter une lieutenance. "Moi! que je donne de l'argent pour avoir repoussĂ© les Anglais? que je paye le droit de me faire tuer pour vous, pendant que vous donnez ici vos audiences tranquillement? Je crois que vous voulez rire. Je veux une compagnie de cavalerie pour rien; je veux que le roi fasse sortir mademoiselle de Saint-Yves du couvent,. et qu'il me la donne par mariage; je veux parler au roi en faveur de cinquante mille familles que je prĂ©tends lui rendre. En un mot, je veux ĂÂȘtre utile; qu'on m'emploie et qu'on m'avance. - Comment vous nommez-vous, monsieur; qui parlez si haut? - Oh! oh! reprit l'IngĂ©nu, vous n'avez donc pas lu mes certificats? C'est donc ainsi qu'on en use? Je m'appelle Hercule de Kerkabon; je suis baptisĂ©, je loge au Cadran bleu, et je me plaindrai de vous au roi." Le commis conclut comme les gens de Saumur, qu'il n'avait pas la tĂÂȘte bien saine, et n'y fit pas grande attention. Ce mĂÂȘme jour, le rĂ©vĂ©rend pĂšre La Chaise, confesseur de Louis XIV, avait reçu la lettre de son espion, qui accusait le Breton Kerkabon de favoriser dans son coeur les huguenots, et de condamner la conduite des jĂ©suites. Monsieur de Louvois, de son cĂÂŽtĂ©, avait reçu une lettre de l'interrogant bailli, qui dĂ©peignait l'IngĂ©nu comme un garnement qui voulait brĂ»ler les couvents et enlever les filles. L'IngĂ©nu, aprĂšs s'ĂÂȘtre promenĂ© dans les jardins de Versailles, oĂÂč il s'ennuya, aprĂšs avoir soupĂ© en Huron et en Bas-Breton, s'Ă©tait couchĂ© dans la douce espĂ©rance de voir le roi le lendemain, d'obtenir mademoiselle de Saint-Yves en mariage, d'avoir au moins une compagnie de cavalerie, et de faire cesser la persĂ©cution contre les huguenots. Il se berçait de ces flatteuses idĂ©es, quand la marĂ©chaussĂ©e entra dans sa chambre. Elle se saisit d'abord de son fusil Ă deux coups et de son grand sabre. On fit un inventaire de son argent comptant, et on le mena dans le chĂÂąteau que fit construire le roi Charles V, fils de Jean II, auprĂšs de la rue St Antoine, Ă la porte des Tournelles. Quel Ă©tait en chemin l'Ă©tonnement de l'IngĂ©nu, je vous le laisse Ă penser. Il crut d'abord que c'Ă©tait un rĂÂȘve. Il resta dans l'engourdissement, puis tout Ă coup transportĂ© d'une fureur qui redoublait ses forces, il prend Ă la gorge deux de ses conducteurs; qui Ă©taient avec lui dans le carrosse, les jette par la portiĂšre, se jette aprĂšs eux, et entraĂne le troisiĂšme, qui voulait le retenir. Il tombe de l'effort, on le lie, on le remonte dans la voiture. "VoilĂ donc, disait-il, ce que l'on gagne Ă chasser les Anglais de la Basse-Bretagne! Que dirais-tu, belle Saint-Yves, si tu me voyais dans cet Ă©tat?" On arrive enfin au gĂte qui lui Ă©tait destinĂ©. On le porte en silence dans la chambre oĂÂč il devait ĂÂȘtre enfermĂ©, comme un mort qu'on porte dans un cimetiĂšre. Cette chambre Ă©tait dĂ©jĂ occupĂ©e par un vieux solitaire de Port-Royal, nommĂ© Gordon, qui y languissait depuis deux ans. "Tenez, lui dit le chef des sbires, voilĂ de la compagnie que je vous amĂšne"; et sur-le-champ on referma les Ă©normes verrous de la porte Ă©paisse, revĂÂȘtue de larges barres. Les deux captifs restĂšrent sĂ©parĂ©s de l'univers entier. Chapitre dixiĂšme. L'IngĂ©nu enfermĂ© Ă la bastille avec un jansĂ©niste L'IngĂ©nu enfermĂ© Ă la bastille avec un jansĂ©niste M. Gordon Ă©tait un vieillard frais et serein, qui savait deux grandes choses supporter l'adversitĂ©, et consoler les malheureux. Il s'avança d'un air ouvert et compatissant vers son compagnon, et lui dit en l'embrassant "Qui que vous soyez, qui venez partager mon tombeau, soyez sĂ»r que je m'oublierai toujours moi-mĂÂȘme pour adoucir vos tourments dans l'abĂme infernal oĂÂč nous sommes plongĂ©s. Adorons la Providence qui nous y a conduits, souffrons en paix, et espĂ©rons." Ces paroles firent sur l'ĂÂąme de l'IngĂ©nu l'effet des gouttes d'Angleterre, qui rappellent un mourant Ă la vie, et lui font entr'ouvrir des yeux Ă©tonnĂ©s. AprĂšs les premiers compliments, Gordon, sans le presser de lui apprendre la cause de son malheur, lui inspira, par la douceur de son entretien, et par cet intĂ©rĂÂȘt que prennent deux malheureux l'un Ă l'autre, le dĂ©sir d'ouvrir son coeur et de dĂ©poser le fardeau qui l'accablait, mais il ne pouvait deviner le sujet de son malheur; cela lui paraissait un effet sans cause, et le bonhomme Gordon Ă©tait aussi Ă©tonnĂ© que lui-mĂÂȘme. "Il faut, dit le jansĂ©niste au Huron, que Dieu ait de grands desseins sur vous, puisqu'il vous a conduit du lac Ontario en Angleterre et en France, qu'il vous a fait baptiser en Basse-Bretagne, et qu'il vous a mis ici pour votre salut. - Ma foi, rĂ©pondit l'IngĂ©nu, je crois que le diable s'est mĂÂȘlĂ© seul de ma destinĂ©e. Mes compatriotes d'AmĂ©rique ne m'auraient jamais traitĂ© avec la barbarie que j'Ă©prouve ils n'en ont pas d'idĂ©e. On les appelle sauvages; ce sont des gens de bien grossiers, et les hommes de ce pays-ci sont des coquins raffinĂ©s. Je suis, Ă la vĂ©ritĂ©, bien surpris d'ĂÂȘtre venu d'un autre monde pour ĂÂȘtre enfermĂ© dans celui-ci sous quatre verrous avec un prĂÂȘtre; mais je fais rĂ©flexion au nombre prodigieux d'hommes qui partent d'un hĂ©misphĂšre pour aller se faire tuer dans l'autre, ou qui font naufrage en chemin, et qui sont mangĂ©s des poissons. Je ne vois pas les gracieux desseins de Dieu sur tous ces gens-lĂ ." On leur apporta Ă dĂner par un guichet. La conversation roula sur la Providence, sur les lettres de cachet, et sur l'art de ne pas succomber aux disgrĂÂąces auxquelles tout homme est exposĂ© dans ce monde. "Il y a deux ans que je suis ici, dit le vieillard, sans autre consolation que moi-mĂÂȘme et des livres; je n'ai pas eu un moment de mauvaise humeur. - Ah! monsieur Gordon, s'Ă©cria l'IngĂ©nu, vous n'aimez donc pas votre marraine? Si vous connaissiez comme moi mademoiselle de Saint-Yves, vous seriez au dĂ©sespoir." A ces mots il ne put retenir ses larmes, et il se sentit alors un peu moins oppressĂ©. "Mais, dit-il, pourquoi donc les larmes soulagent-elles? Il me semble qu'elles devraient faire un effet contraire. - Mon fils, tout est physique en nous, dit le bon vieillard; toute sĂ©crĂ©tion fait du bien au corps; et tout ce qui le soulage soulage l'ĂÂąme; nous sommes les machines de la Providence." L'IngĂ©nu, qui, comme nous l'avons dit plusieurs fois, avait un grand fonds d'esprit, fit de profondes rĂ©flexions sur cette idĂ©e, dont il semblait qu'il avait la semence en lui-mĂÂȘme. AprĂšs quoi il demanda Ă son compagnon pourquoi sa machine Ă©tait depuis deux ans sous quatre verrous. "Par la grĂÂące efficace, rĂ©pondit Gordon; je passe pour jansĂ©niste j'ai connu Arnauld et Nicole; les jĂ©suites nous ont persĂ©cutĂ©s. Nous croyons que le pape n'est qu'un Ă©vĂÂȘque comme un autre; et c'est pour cela que le pĂšre de La Chaise a obtenu du roi, son pĂ©nitent, un ordre de me ravir, sans aucune formalitĂ© de justice, le bien le plus prĂ©cieux des hommes, la libertĂ©. - VoilĂ qui est bien Ă©trange, dit l'IngĂ©nu; tous les malheureux que j'ai rencontrĂ©s ne le sont qu'Ă cause du pape. A l'Ă©gard de votre grĂÂące efficace, je vous avoue que je n'y entends rien; mais je regarde comme une grande grĂÂące que Dieu m'ait fait trouver dans mon malheur un homme comme vous, qui verse dans mon coeur des consolations dont je me croyais incapable." Chaque jour la conversation devenait plus intĂ©ressante et plus instructive. Les ĂÂąmes des deux captifs s'attachaient l'une Ă l'autre. Le vieillard savait beaucoup, et le jeune homme voulait beaucoup apprendre. Au bout d'un mois il Ă©tudia la gĂ©omĂ©trie; il la dĂ©vorait. Gordon lui fit lire la Physique de Rohault, qui Ă©tait encore Ă la mode, et il eut le bon esprit de n'y trouver que des incertitudes. Ensuite il lut le premier volume de la Recherche de la vĂ©ritĂ©. Cette nouvelle lumiĂšre l'Ă©claira. "Quoi! dit-il, notre imagination et nos sens nous trompent Ă ce point! quoi! les objets ne forment point nos idĂ©es, et nous ne pouvons nous les donner nous-mĂÂȘmes!" Quand il eut lu le second volume, il ne fut plus si content, et il conclut qu'il est plus aisĂ© de dĂ©truire que de bĂÂątir. Son confrĂšre, Ă©tonnĂ© qu'un jeune ignorant fĂt cette rĂ©flexion, qui n'appartient qu'aux ĂÂąmes exercĂ©es, conçut une grande idĂ©e de son esprit, et s'attacha Ă lui davantage. "Votre Malebranche, lui dit un jour l'IngĂ©nu, me paraĂt avoir Ă©crit la moitiĂ© de son livre avec sa raison, et l'autre avec son imagination et ses prĂ©jugĂ©s." Quelques jours aprĂšs, Gordon lui demanda "Que pensez-vous donc de l'ĂÂąme, de la maniĂšre dont nous recevons nos idĂ©es? de notre volontĂ©, de la grĂÂące, du libre arbitre? - Rien, lui repartit l'IngĂ©nu; si je pensais quelque chose, c'est que nous sommes sous la puissance de l'Etre Ă©ternel comme les astres et les Ă©lĂ©ments; qu'il fait tout en nous, que nous sommes de petites roues de la machine immense dont il est l'ĂÂąme; qu'il agit par des lois gĂ©nĂ©rales, et non par des vues particuliĂšres cela seul me paraĂt intelligible; tout le reste est pour moi un abĂme de tĂ©nĂšbres. - Mais, mon fils, ce serait faire Dieu auteur du pĂ©chĂ©! - Mais, mon pĂšre, votre grĂÂące efficace ferait Dieu auteur du pĂ©chĂ© aussi car il est certain que tous ceux Ă qui cette grĂÂące serait refusĂ©e pĂ©cheraient; et qui nous livre au mal n'est-il pas l'auteur du mal?" Cette naĂÂŻvetĂ© embarrassait fort le bonhomme; il sentait qu'il faisait de vains efforts pour se tirer de ce bourbier; et il entassait tant de paroles qui paraissaient avoir du sens et qui n'en avaient point dans le goĂ»t de la prĂ©motion physique, que l'IngĂ©nu en avait pitiĂ©. Cette question tenait Ă©videmment Ă l'origine du bien et du mal; et alors il fallait que le pauvre Gordon passĂÂąt en revue la boĂte de Pandore, l'oeuf d'Orosmade percĂ© par Arimane, l'inimitiĂ© entre Typhon et Osiris, et enfin le pĂ©chĂ© originel, et ils couraient l'un et l'autre dans cette nuit profonde, sans jamais se rencontrer. Mais enfin ce roman de l'ĂÂąme dĂ©tournait leur vue de la contemplation de leur propre misĂšre, et, par un charme Ă©trange, la foule des calamitĂ©s rĂ©pandues sur l'univers diminuait la sensation de leurs peines ils n'osaient se plaindre quand tout souffrait. Mais, dans le repos de la nuit, l'image de la belle Saint-Yves effaçait dans l'esprit de son amant toutes les idĂ©es de mĂ©taphysique et de morale. Il se rĂ©veillait les yeux mouillĂ©s de larmes; et le vieux jansĂ©niste oubliait sa grĂÂące efficace, et l'abbĂ© de Saint-Cyran, et JansĂ©nius, pour consoler un jeune homme qu'il croyait en pĂ©chĂ© mortel. AprĂšs leurs lectures, aprĂšs leurs raisonnements, ils parlaient encore de leurs aventures; et, aprĂšs en avoir inutilement parlĂ©, ils lisaient ensemble ou sĂ©parĂ©ment. L'esprit du jeune homme se fortifiait de plus en plus. Il serait surtout allĂ© trĂšs loin en mathĂ©matiques sans les distractions que lui donnait mademoiselle de Saint-Yves. Il lut des histoires, elles l'attristĂšrent. Le monde lui parut trop mĂ©chant et trop misĂ©rable. En effet, l'histoire n'est que le tableau des crimes et des malheurs. La foule des hommes innocents et paisibles disparaĂt toujours sur ces vastes thĂ©ĂÂątres. Les personnages ne sont que des ambitieux pervers. Il semble que l'histoire ne plaise que comme la tragĂ©die, qui languit si elle n'est animĂ©e par les passions, les forfaits et les grandes infortunes. Il faut armer Clio du poignard comme MelpomĂšne. Quoique l'histoire de France soit remplie d'horreurs, ainsi que toutes les autres, cependant elle lui parut si dĂ©goĂ»tante dans ses commencements, si sĂšche dans son milieu, si petite enfin, mĂÂȘme du temps de Henri IV, toujours si dĂ©pourvue de grands monuments, si Ă©trangĂšre Ă ces belles dĂ©couvertes qui ont illustrĂ© d'autres nations, qu'il Ă©tait obligĂ© de lutter contre l'ennui pour lire tous ces dĂ©tails de calamitĂ©s obscures resserrĂ©es dans un coin du monde. Gordon pensait comme lui. Tous deux riaient de pitiĂ© quand il Ă©tait question des souverains de Fezensac, de Fesansaguet, et d'Astarac. Cette Ă©tude en effet en serait bonne que pour leurs hĂ©ritiers, s'ils en avaient. Les beaux siĂšcles de la rĂ©publique romaine le rendirent quelque temps indiffĂ©rent pour le reste de la terre. Le spectacle de Rome victorieuse et lĂ©gislatrice des nations occupait son ĂÂąme entiĂšre. Il s'Ă©chauffait en contemplant ce peuple qui fut gouvernĂ© sept cents ans par l'enthousiasme de la libertĂ© et de la gloire. Ainsi se passaient les jours, les semaines, les mois; et il se serait cru heureux dans le sĂ©jour du dĂ©sespoir, s'il n'avait point aimĂ©. Son bon naturel s'attendrissait encore sur le bon prieur de Notre-Dame de la Montagne, et sur la sensible Kerkabon. "Que penseront-ils, rĂ©pĂ©tait-il souvent quand ils n'auront point de mes nouvelles? Ils me croiront un ingrat." Cette idĂ©e le tourmentait; il plaignait ceux qui l'aimaient, beaucoup plus qu'il ne se plaignait lui-mĂÂȘme. Chapitre onziĂšme. Comment l'IngĂ©nu dĂ©veloppe son gĂ©nie Comment l'IngĂ©nu dĂ©veloppe son gĂ©nie La lecture agrandit l'ĂÂąme, et un ami Ă©clairĂ© la console. Notre captif jouissait de ces deux avantages qu'il n'avait pas soupçonnĂ©s auparavant. "Je serais tentĂ©, dit-il, de croire aux mĂ©tamorphoses, car j'ai Ă©tĂ© changĂ© de brute en homme." Il se forma une bibliothĂšque choisie d'une partie de son argent dont on lui permettait de disposer. Son ami l'encouragea Ă mettre par Ă©crit ses rĂ©flexions. Voici ce qu'il Ă©crivit sur l'histoire ancienne "Je m'imagine que les nations ont Ă©tĂ© longtemps comme moi, qu'elles ne se sont instruites que fort tard, qu'elles n'ont Ă©tĂ© occupĂ©es pendant des siĂšcles que du moment prĂ©sent qui coulait, trĂšs peu du passĂ©, et jamais de l'avenir. J'ai parcouru cinq ou six cents lieues du Canada, je n'y ai pas trouvĂ© un seul monument; personne n'y sait rien de ce qu'a fait son bisaĂÂŻeul. Ne serait-ce pas lĂ l'Ă©tat naturel de l'homme? L'espĂšce de ce continent-ci me paraĂt supĂ©rieure Ă celle de l'autre. Elle a augmentĂ© son ĂÂȘtre depuis plusieurs siĂšcles par les arts et par les connaissances. Est-ce parce qu'elle a de la barbe au menton, et que Dieu a refusĂ© la barbe aux AmĂ©ricains? Je ne le crois pas car je vois que les Chinois n'ont presque point de barbe, et qu'ils cultivent les arts depuis plus de cinq mille annĂ©es. En effet, s'ils ont plus de quatre mille ans d'annales, il faut bien que la nation ait Ă©tĂ© rassemblĂ©e et florissante depuis plus de cinq cents siĂšcles. "Une chose me frappe surtout dans cette ancienne histoire de la Chine, c'est que presque tout y est vraisemblable et naturel. Je l'admire en ce qu'il n'y a rien de merveilleux. "Pourquoi toutes les autres nations se sont-elles donnĂ© des origines fabuleuses? Les anciens chroniqueurs de l'histoire de France, qui ne sont pas fort anciens, font venir les Français d'un Francus, fils d'Hector; les Romains se disaient issus d'un Phrygien, quoiqu'il n'y eĂ»t pas dans leur langue un seul mot qui eĂ»t le moindre rapport Ă la langue de Phrygie; les dieux avaient habitĂ© dix mille ans en Egypte, et les diables, en Scythie, oĂÂč ils avaient engendrĂ© les Huns. Je ne vois avant Thucydide que des romans semblables aux Amadis, et beaucoup moins amusants. Ce sont partout des apparitions, des oracles, des prodiges, des sortilĂšges, des mĂ©tamorphoses, des songes expliquĂ©s, et qui font la destinĂ©e des plus grands empires et des plus petits Etats ici des bĂÂȘtes qui parlent, lĂ des bĂÂȘtes qu'on adore, des dieux transformĂ©s en hommes, et des hommes transformĂ©s en dieux. Ah! s'il nous faut des fables, que ces fables soient du moins l'emblĂšme de la vĂ©ritĂ©! J'aime les fables des philosophes, je ris de celles des enfants, et je hais celles des imposteurs." Il tomba un jour sur une histoire de l'empereur Justinien. On y lisait que des apĂ©deutes de Constantinople avaient donnĂ©, en trĂšs mauvais grec, un Ă©dit contre le plus grand capitaine du siĂšcle, parce que ce hĂ©ros avait prononcĂ© ces paroles dans la chaleur de la conversation "La vĂ©ritĂ© luit de sa propre lumiĂšre, et on n'Ă©claire pas les esprits avec les flammes des bĂ»chers." Les apĂ©deutes assurĂšrent que cette proposition Ă©tait hĂ©rĂ©tique, sentant l'hĂ©rĂ©sie, et que l'axiome contraire Ă©tait catholique, universel, et grec "On n'Ă©claire les esprits qu'avec la flamme des bĂ»chers, et la vĂ©ritĂ© ne saurait luire de sa propre lumiĂšre." Ces linostoles condamnĂšrent ainsi plusieurs discours du capitaine, et donnĂšrent un Ă©dit. "Quoi! s'Ă©cria l'IngĂ©nu, des Ă©dits rendus par ces gens-lĂ ! - Ce ne sont point des Ă©dits, rĂ©pliqua Gordon, ce sont des contrĂ©dits dont tout le monde se moquait Ă Constantinople, et l'empereur tout le premier c'Ă©tait un sage prince, qui avait su rĂ©duire les apĂ©deutes linostoles Ă ne pouvoir faire que du bien. Il savait que ces messieurs-lĂ et plusieurs autres pastophores avaient lassĂ© de contrĂ©dits la patience des empereurs ses prĂ©dĂ©cesseurs en matiĂšre plus grave. - Il fit fort bien, dit l'IngĂ©nu; on doit soutenir les pastophores et les contenir." Il mit par Ă©crit beaucoup d'autres rĂ©flexions qui Ă©pouvantĂšrent le vieux Gordon. "Quoi! dit-il en lui-mĂÂȘme, j'ai consumĂ© cinquante ans Ă m'instruire, et je crains de ne pouvoir atteindre au bon sens naturel de cet enfant presque sauvage! je tremble d'avoir laborieusement fortifiĂ© des prĂ©jugĂ©s; il n'Ă©coute que la simple nature." Le bonhomme avait quelques-uns de ces petits livres de critique, de ces brochures pĂ©riodiques oĂÂč des hommes incapables de rien produire dĂ©nigrent les productions des autres, oĂÂč les VisĂ© insultent aux Racine, et les Faydit aux FĂ©nelon. L'IngĂ©nu en parcourut quelques-uns. "Je les compare, disait-il, Ă certains moucherons qui vont dĂ©poser leurs oeufs dans le derriĂšre des plus beaux chevaux cela ne les empĂÂȘche pas de courir." A peine les deux philosophes daignĂšrent jeter les yeux sur ces excrĂ©ments de la littĂ©rature. Ils lurent bientĂÂŽt ensemble les Ă©lĂ©ments de l'astronomie; l'IngĂ©nu fit venir des sphĂšres ce grand spectacle le ravissait. "Qu'il est dur, disait-il, de ne commencer Ă connaĂtre le ciel que lorsqu'on me ravit le droit de le contempler! Jupiter et Saturne roulent dans ces espaces immenses; des millions de soleils Ă©clairent des milliards de mondes; et dans le coin de terre oĂÂč je suis jetĂ©, il se trouve des ĂÂȘtres qui me privent, moi ĂÂȘtre voyant et pensant, de tous ces mondes oĂÂč ma vue pourrait atteindre, et de celui oĂÂč Dieu m'a fait naĂtre! La lumiĂšre faite pour tout l'univers est perdue pour moi. On ne me la cachait pas dans l'horizon septentrional oĂÂč j'ai passĂ© mon enfance et ma jeunesse. Sans vous, mon cher Gordon, je serais ici dans le nĂ©ant." Chapitre douziĂšme. Ce que l'IngĂ©nu pense des piĂšces de thĂ©ĂÂątre Ce que l'IngĂ©nu pense des piĂšces de thĂ©ĂÂątre Le jeune IngĂ©nu ressemblait Ă un de ces arbres vigoureux qui, nĂ©s dans un sol ingrat, Ă©tendent en peu de temps leurs racines et leurs branches quand ils sont transplantĂ©s dans un terrain favorable; et il Ă©tait bien extraordinaire qu'une prison fĂ»t ce terrain. Parmi les livres qui occupaient le loisir des deux captifs, il se trouva des poĂ©sies, des traductions de tragĂ©dies grecques, quelques piĂšces du thĂ©ĂÂątre français. Les vers qui parlaient d'amour portĂšrent Ă la fois dans l'ĂÂąme de l'IngĂ©nu le plaisir et la douleur. Ils lui parlaient tous de sa chĂšre Saint-Yves. La fable des Deux pigeons lui perça le coeur; il Ă©tait bien loin de pouvoir revenir Ă son colombier. MoliĂšre l'enchanta. Il lui faisait connaĂtre les moeurs de Paris et du genre humain. "A laquelle de ses comĂ©dies donnez-vous la prĂ©fĂ©rence? - Au Tartuffe, sans difficultĂ©. - Je pense comme vous, dit Gordon; c'est un tartuffe qui m'a plongĂ© dans ce cachot, et peut-ĂÂȘtre ce sont des tartuffes qui ont fait votre malheur. Comment trouvez-vous ces tragĂ©dies grecques? - Bonnes pour des Grecs, dit l'IngĂ©nu." Mais quand il lut l'IphigĂ©nie moderne, PhĂšdre, Andromaque, Athalie, il fut en extase, il soupira, il versa des larmes, il les sut par coeur sans avoir envie de les apprendre. "Lisez Rodogune, lui dit Gordon; on dit que c'est le chef-d'oeuvre du thĂ©ĂÂątre; les autres piĂšces qui vous ont fait tant de plaisir sont peu de chose en comparaison." Le jeune homme, dĂšs la premiĂšre page, lui dit "Cela n'est pas du mĂÂȘme auteur. - A quoi le voyez-vous? - Je n'en sais rien encore; mais ces vers-lĂ ne vont ni Ă mon oreille ni Ă mon coeur. - Oh! ce n'est rien que les vers", rĂ©pliqua Gordon. L'IngĂ©nu rĂ©pondit "Pourquoi donc en faire?" AprĂšs avoir lu trĂšs attentivement la piĂšce, sans autre dessein que celui d'avoir du plaisir, il regardait son ami avec des yeux secs et Ă©tonnĂ©s, et ne savait que dire. Enfin, pressĂ© de rendre compte de ce qu'il avait senti, voici ce qu'il rĂ©pondit "Je n'ai guĂšre entendu le commencement; j'ai Ă©tĂ© rĂ©voltĂ© du milieu; la derniĂšre scĂšne m'a beaucoup Ă©mu, quoiqu'elle me paraisse peu vraisemblable je ne me suis intĂ©ressĂ© pour personne, et je n'ai pas retenu vingt vers, moi qui les retiens tous quand ils me plaisent. - Cette piĂšce passe pourtant pour la meilleure que nous ayons. - Si cela est, rĂ©pliqua-t-il, elle est peut-ĂÂȘtre comme bien des gens qui ne mĂ©ritent pas leurs places. AprĂšs tout, c'est ici une affaire de goĂ»t; le mien ne doit pas encore ĂÂȘtre formĂ©; je peux me tromper; mais vous savez que je suis accoutumĂ© Ă dire ce que je pense, ou plutĂÂŽt ce que je sens. Je soupçonne qu'il y a souvent de l'illusion; de la mode, du caprice, dans les jugements des hommes. J'ai parlĂ© d'aprĂšs la nature; il se peut que chez moi la nature soit trĂšs imparfait; mais il se peut aussi qu'elle soit quelquefois peu consultĂ©e par la plupart des hommes." Alors il rĂ©cita des vers d'IphigĂ©nie, dont il Ă©tat plein; et quoiqu'il ne dĂ©clamĂÂąt pas bien, il y mit tant de vĂ©ritĂ© et d'onction qu'il fit pleurer le vieux jansĂ©niste. Il lut ensuite Cinna; il ne pleura point, mais il admira. Chapitre treiziĂšme. La belle Saint-Yves va Ă Versailles La belle Saint-Yves va Ă Versailles Pendant que notre infortunĂ© s'Ă©clairait plus qu'il ne se consolait; pendant que son gĂ©nie, Ă©touffĂ© depuis si longtemps, se dĂ©ployait avec tant de rapiditĂ© et de force; pendant que la nature, qui se perfectionnait en lui, le vengeait des outrages de la fortune, que devinrent monsieur le prieur et sa bonne soeur, et la belle recluse Saint-Yves? Le premier mois, on fut inquiet; et au troisiĂšme on fut plongĂ© dans la douleur. Les fausses conjectures, les bruits mal fondĂ©s, alarmĂšrent. Au bout de six mois, on le crut mort. Enfin monsieur et mademoiselle de Kerkabon apprirent, par une ancienne lettre qu'un garde du roi avait Ă©crite en Bretagne, qu'un jeune homme, semblable Ă l'IngĂ©nu Ă©tait arrivĂ© un soir Ă Versailles, mais qu'il avait Ă©tĂ© enlevĂ© pendant la nuit, et que depuis ce temps personne n'en avait entendu parler. "HĂ©las! dit mademoiselle de Kerkabon, notre neveu aura fait quelque sottise, et se sera attirĂ© de fĂÂącheuses affaires. Il est jeune, il est Bas-Breton, il ne peut savoir comme on doit se comporter Ă la cour. Mon cher frĂšre, je n'ai jamais vu Versailles ni Paris; voici une belle occasion, nous retrouverons peut-ĂÂȘtre notre pauvre neveu c'est le fils de notre frĂšre; notre devoir est de le secourir. Qui sait si nous ne pourrons point parvenir enfin Ă le faire sous-diacre, quand la fougue de la jeunesse sera amortie? Il avait beaucoup de dispositions pour les sciences. Vous souvenez-vous comme il raisonnait sur l'Ancien et sur le Nouveau Testament? Nous sommes responsables de son ĂÂąme; c'est nous qui l'avons fait baptiser; sa chĂšre maĂtresse Saint-Yves passe les journĂ©es Ă pleurer. En vĂ©ritĂ© il faut aller Ă Paris. S'il est cachĂ© dans quelqu'une de ces vilaines maisons de joie dont on m'a fait tant de rĂ©cits, nous l'en tirerons." Le prieur fut touchĂ© des discours de sa soeur. Il alla trouver l'Ă©vĂÂȘque de Saint-Malo; qui avait baptisĂ© le Huron, et lui demanda sa protection et ses conseils. Le prĂ©lat approuva le voyage. Il donna au prieur des lettres de recommandation pour le pĂšre de La Chaise, confesseur du roi, qui avait la premiĂšre dignitĂ© du royaume, pour l'archevĂÂȘque de Paris Harlay, et pour l'Ă©vĂÂȘque de Meaux Bossuet. Enfin le frĂšre et la soeur partirent; mais, quand ils furent arrivĂ©s Ă Paris, ils se trouvĂšrent Ă©garĂ©s comme dans un vaste labyrinthe, sans fil et sans issue. Leur fortune Ă©tait mĂ©diocre, il leur fallait tous les jours des voitures pour aller Ă la dĂ©couverte, et ils ne dĂ©couvraient rien. Le prieur se prĂ©senta chez le rĂ©vĂ©rend pĂšre de La Chaise il Ă©tait avec mademoiselle Du Tron, et ne pouvait donner audience Ă des prieurs. Il alla Ă la porte de l'archevĂÂȘque le prĂ©lat Ă©tait enfermĂ© avec la belle madame de LesdiguiĂšres pour les affaires de l'Eglise. Il courut Ă la maison de campagne de l'Ă©vĂÂȘque de Meaux celui-ci examinait, avec mademoiselle de MaulĂ©on, l'amour mystique de madame Guyon. Cependant il parvint Ă se faire entendre de ces deux prĂ©lats; tous deux lui dĂ©clarĂšrent qu'ils ne pouvaient se mĂÂȘler de son neveu, attendu qu'il n'Ă©tait pas sous-diacre. Enfin il vit le jĂ©suite; celui-ci le reçut Ă bras ouverts, lui protesta qu'il avait toujours eu pour lui une estime particuliĂšre, ne l'ayant jamais connu. Il jura que la SociĂ©tĂ© avait toujours Ă©tĂ© attachĂ©e aux Bas-Bretons. "Mais, dit-il, votre neveu n'aurait-il pas le malheur d'ĂÂȘtre huguenot? - Non, assurĂ©ment, mon rĂ©vĂ©rend pĂšre. - Serait-il point jansĂ©niste? - Je puis assurer Ă Votre RĂ©vĂ©rence qu'Ă peine est-il chrĂ©tien il y a environ onze mois que nous l'avons baptisĂ©. - VoilĂ qui est bien, voilĂ qui est bien; nous aurons soin de lui. Votre bĂ©nĂ©fice est-il considĂ©rable? - Oh! fort peu de chose, et mon neveu nous coĂ»te beaucoup. - Y a-t-il quelques jansĂ©nistes dans le voisinage? Prenez bien garde, mon cher monsieur le prieur; ils sont plus dangereux que les huguenots et les athĂ©es. - Mon rĂ©vĂ©rend pĂšre, nous n'en avons point; on ne sait ce que c'est que le jansĂ©nisme Ă Notre-Dame de la Montagne. - Tant mieux; allez, il n'y a rien que je ne fasse pour vous." Il congĂ©dia affectueusement le prieur, et n'y pensa plus. Le temps s'Ă©coulait, le prieur et la bonne soeur se dĂ©sespĂ©raient. Cependant le maudit bailli pressait le mariage de son grand benĂÂȘt de fils avec la belle Saint-Yves, qu'on avait fait sortir exprĂšs du couvent. Elle aimait toujours son cher filleul autant qu'elle dĂ©testait le mari qu'on lui prĂ©sentait. L'affront d'avoir Ă©tĂ© mise dans un couvent augmentait sa passion; l'ordre d'Ă©pouser le fils du bailli y mettait le comble. Les regrets, la tendresse, et l'horreur bouleversaient son ĂÂąme. L'amour, comme on sait, est bien plus ingĂ©nieux et plus hardi dans une jeune fille que l'amitiĂ© ne l'est dans un vieux prieur et dans une tante de quarante-cinq ans passĂ©s. De plus, elle s'Ă©tait bien formĂ©e dans son couvent par les romans qu'elle avait lus Ă la dĂ©robĂ©e. La belle Saint-Yves se souvenait de la lettre qu'un garde du corps avait Ă©crite en Basse-Bretagne, et dont on avait parlĂ© dans la province. Elle rĂ©solut d'aller elle-mĂÂȘme prendre des informations Ă Versailles; de se jeter aux pieds des ministres si son mari Ă©tait en prison, comme on le disait, et d'obtenir justice pour lui. Je ne sais quoi l'avertissait secrĂštement qu'Ă la cour on ne refuse rien Ă une jolie fille. Mais elle ne savait pas ce qu'il en coĂ»tait. Sa rĂ©solution prise, elle est consolĂ©e, elle est tranquille, elle ne rebute plus son sot prĂ©tendu; elle accueille le dĂ©testable beau-pĂšre, caresse son frĂšre, rĂ©pand l'allĂ©gresse dans la maison; puis, le jour destinĂ© Ă la cĂ©rĂ©monie, elle part secrĂštement Ă quatre heures du matin avec ses petits prĂ©sents de noce, et tout ce qu'elle a pu rassembler. Ses mesures Ă©taient si bien prises qu'elle Ă©tait dĂ©jĂ Ă plus de dix lieues lorsqu'on entra dans sa chambre, vers le midi. La surprise et la consternation furent grandes. L'interrogant bailli fit ce jour-lĂ plus de questions qu'il n'en avait faites dans toute la semaine; le mari resta plus sot qu'il ne l'avait jamais Ă©tĂ©. L'abbĂ© de Saint-Yves, en colĂšre, prit le parti de courir aprĂšs sa soeur. Le bailli et son fils voulurent l'accompagner. Ainsi la destinĂ©e conduisait Ă Paris presque tout ce canton de la Basse-Bretagne. La belle Saint-Yves se doutait bien qu'on la suivrait. Elle Ă©tait Ă cheval; elle s'informait adroitement des courriers s'ils n'avaient point rencontrĂ© un gros abbĂ©, un Ă©norme bailli, et un jeune benĂÂȘt, qui couraient sur le chemin de Paris. Ayant appris au troisiĂšme jour qu'ils n'Ă©taient pas loin, elle prit une route diffĂ©rente, et eut assez d'habiletĂ© et de bonheur pour arriver Ă Versailles tandis qu'on la cherchait inutilement dans Paris. Mais comment se conduire Ă Versailles? Jeune, belle, sans conseil, sans appui, inconnue, exposĂ©e Ă tout, comment oser chercher un garde du roi? Elle imagina de s'adresser Ă un jĂ©suite du bas Ă©tage; il y en avait pour toutes les conditions de la vie, comme Dieu, disaient-ils, a donnĂ© diffĂ©rentes nourritures aux diverses espĂšces d'animaux. Il avait donnĂ© au roi son confesseur, que tous les solliciteurs de bĂ©nĂ©fices appelaient le chef de l'Eglise gallicane; ensuite venaient les confesseurs des princesses; les ministres n'en avaient point ils n'Ă©taient pas si sots. Il y avait les jĂ©suites du grand commun, et surtout les jĂ©suites des femmes de chambre par lesquelles on savait les secrets des maĂtresses; et ce n'Ă©tait pas un petit emploi. La belle Saint-Yves s'adressa Ă un de ces derniers, qui s'appelait le pĂšre Tout-Ă -tous. Elle se confessa Ă lui, lui exposa ses aventures, son Ă©tat, son danger, et le conjura de la loger chez quelque bonne dĂ©vote qui la mĂt Ă l'abri des tentations. Le pĂšre Tout-Ă -tous l'introduisit chez la femme d'un officier du gobelet, l'une de ses plus affidĂ©es pĂ©nitentes. DĂšs qu'elle y fut, elle s'empressa de gagner la confiance et l'amitiĂ© de cette femme; elle s'informa du garde breton, et le fit prier de venir chez elle. Ayant su de lui que son amant avait Ă©tĂ© enlevĂ© aprĂšs avoir parlĂ© Ă un premier commis, elle court chez ce commis; la vue d'une belle femme l'adoucit, car il faut convenir que Dieu n'a créé les femmes que pour apprivoiser les hommes. Le plumitif attendri lui avoua tout. "Votre amant est Ă la Bastille depuis prĂšs d'un an, et sans vous il y serait peut-ĂÂȘtre toute sa vie." La tendre Saint-Yves s'Ă©vanouit. Quand elle eut repris ses sens, le plumitif lui dit "Je suis sans crĂ©dit pour faire du bien; tout mon pouvoir se borne Ă faire du mal quelquefois. Croyez-moi, allez chez monsieur de Saint-Pouange, qui fait le bien et le mal, cousin et favori de monseigneur de Louvois. Ce ministre a deux ĂÂąmes monsieur de Saint-Pouange en est une; madame du Belloy, l'autre; mais elle n'est pas Ă prĂ©sent Ă Versailles; il ne vous reste que de flĂ©chir le protecteur que je vous indique." La belle Saint-Yves, partagĂ©e entre un peu de joie et d'extrĂÂȘmes douleurs, entre quelque espĂ©rance et de tristes craintes, poursuivie par son frĂšre, adorant son amant, essuyant ses larmes et en versant encore, tremblante, affaiblie, et reprenant courage, courut vite chez monsieur de Saint-Pouange. Chapitre quatorziĂšme. ProgrĂšs de l'esprit de l'IngĂ©nu ProgrĂšs de l'esprit de l'IngĂ©nu L'IngĂ©nu faisait des progrĂšs rapides dans les sciences, et surtout dans la science de l'homme. La cause du dĂ©veloppement rapide de son esprit Ă©tait due Ă son Ă©ducation sauvage presque autant qu'Ă la trempe de son ĂÂąme car, n'ayant rien appris dans son enfance, il n'avait point appris de prĂ©jugĂ©s. Son entendement, n'ayant point Ă©tĂ© courbĂ© par l'erreur, Ă©tait demeurĂ© dans toute sa rectitude. Il voyait les choses comme elles sont, au lieu que les idĂ©es qu'on nous donne dans l'enfance nous les font voir toute notre vie comme elles ne sont point. "Vos persĂ©cuteurs sont abominables, disait-il Ă son ami Gordon. Je vous plains d'ĂÂȘtre opprimĂ©, mais je vous plains d'ĂÂȘtre jansĂ©niste. Toute secte me paraĂt le ralliement de l'erreur. Dites-moi s'il y a des sectes en gĂ©omĂ©trie? - Non, mon cher enfant, lui dit en soupirant le bon Gordon; tous les hommes sont d'accord sur la vĂ©ritĂ© quand elle est dĂ©montrĂ©e, mais ils sont trop partagĂ©s sur les vĂ©ritĂ©s obscures. - Dites sur les faussetĂ©s obscures. S'il y avait eu une seule vĂ©ritĂ© cachĂ©e dans vos amas d'arguments qu'on ressasse depuis tant de siĂšcles, on l'aurait dĂ©couverte sans doute; et l'univers aurait Ă©tĂ© d'accord au moins sur ce point-lĂ . Si cette vĂ©ritĂ© Ă©tait nĂ©cessaire comme le soleil l'est Ă la terre, elle serait brillante comme lui. C'est une absurditĂ©, c'est un outrage au genre humain, c'est un attentat contre l'Etre infini et suprĂÂȘme de dire il y a une vĂ©ritĂ© essentielle Ă l'homme, et Dieu l'a cachĂ©e." Tout ce que disait ce jeune ignorant instruit par la nature faisait une impression profonde sur l'esprit du vieux savant infortunĂ©. "Serait-il bien vrai, s'Ă©cria-t-il, que je me fusse rendu rĂ©ellement malheureux pour des chimĂšres? Je suis bien plus sĂ»r de mon malheur que de la grĂÂące efficace. J'ai consumĂ© mes jours Ă raisonner sur la libertĂ© de Dieu et du genre humain; mais j'ai perdu la mienne; ni saint Augustin ni saint Prosper ne me tireront de l'abĂme oĂÂč je suis." L'IngĂ©nu, livrĂ© Ă son caractĂšre, dit enfin "Voulez-vous que je vous parle avec une confiance hardie? Ceux qui se font persĂ©cuter pour ces vaines disputes de l'Ă©cole me semblent peu sages; ceux qui persĂ©cutent me paraissent des monstres." Les deux captifs Ă©taient fort d'accord sur l'injustice de leur captivitĂ©. "Je suis cent fois plus Ă plaindre que vous, disait l'IngĂ©nu; je suis nĂ© libre comme l'air; j'avais deux vies, la libertĂ© et l'objet de mon amour on me les ĂÂŽte. Nous sommes tous deux dans les fers, sans savoir qui nous y a mis, sans pouvoir mĂÂȘme le demander. J'ai vĂ©cu Huron vingt ans; on dit que ce sont des barbares, parce qu'ils se vengent de leurs ennemis; mais ils n'ont jamais opprimĂ© leurs amis. A peine ai-je mis le pied en France, que j'ai versĂ© mon sang pour elle; j'ai peut-ĂÂȘtre sauvĂ© une province, et pour rĂ©compense je suis englouti dans ce tombeau des vivants, oĂÂč je serais mort de rage sans vous. Il n'y a donc point de lois dans ce pays? On condamne les hommes sans les entendre! Il n'en est pas ainsi en Angleterre. Ah! ce n'Ă©tait pas contre les Anglais que je devais me battre." Ainsi sa philosophie naissante ne pouvait dompter la nature outragĂ©e dans le premier de ses droits, et laissait un libre cours Ă sa juste colĂšre. Son compagnon ne le contredit point. L'absence augmente toujours l'amour qui n'est pas satisfait, et la philosophie ne le diminue pas. Il parlait aussi souvent de sa chĂšre Saint-Yves que de morale et de mĂ©taphysique. Plus ses sentiments s'Ă©puraient, et plus il aimait. Il lut quelques romans nouveaux; il en trouva peu qui lui peignissent la situation de son ĂÂąme. Il sentait que son coeur allait toujours au-delĂ de ce qu'il lisait. "Ah! disait-il, presque tous ces auteurs-lĂ n'ont que de l'esprit et de l'art." Enfin le bon prĂÂȘtre jansĂ©niste devenait insensiblement le confident de sa tendresse. Il ne connaissait l'amour auparavant que comme un pĂ©chĂ© dont on s'accuse en confession. Il apprit Ă le connaĂtre comme un sentiment aussi noble que tendre, qui peut Ă©lever l'ĂÂąme autant que l'amollir, et produire mĂÂȘme quelquefois des vertus. Enfin, pour dernier prodige, un Huron convertissait un jansĂ©niste. Chapitre quinziĂšme. La belle Saint-Yves rĂ©siste Ă des propositions dĂ©licates La belle Saint-Yves rĂ©siste Ă des propositions dĂ©licates La belle Saint-Yves, plus tendre encore que son amant, alla donc chez monsieur de Saint-Pouange, accompagnĂ©e de l'amie chez qui elle logeait, toutes deux cachĂ©es dans leurs coiffes. La premiĂšre chose qu'elle vit Ă la porte ce fut l'abbĂ© de Saint-Yves, son frĂšre, qui en sortait. Elle fut intimidĂ©e; mais la dĂ©vote amie la rassura. "C'est prĂ©cisĂ©ment parce qu'on a parlĂ© contre vous qu'il faut que vous parliez. Soyez sĂ»re que dans ce pays les accusateurs ont toujours raison si on ne se hĂÂąte de les confondre. Votre prĂ©sence d'ailleurs, ou je me trompe fort, fera plus d'effet que les paroles de votre frĂšre." Pour peu qu'on encourage une amante passionnĂ©e, elle est intrĂ©pide. La Saint-Yves se prĂ©sente Ă l'audience. Sa jeunesse, ses charmes, ses yeux tendres, mouillĂ©s de quelques pleurs, attirĂšrent tous les regards. Chaque courtisan du sous-ministre oublia un moment l'idole du pouvoir pour contempler celle de la beautĂ©. Le Saint-Pouange la fit entrer dans un cabinet; elle parla avec attendrissement et avec grĂÂące. Saint-Pouange se sentit touchĂ©. Elle tremblait, il la rassura. "Revenez ce soir, lui dit-il; vos affaires mĂ©ritent qu'on y pense et qu'on en parle Ă loisir; il y a ici trop de monde; on expĂ©die les audiences trop rapidement il faut que je vous entretienne Ă fond de tout ce qui vous regarde." Ensuite, ayant fait l'Ă©loge de sa beautĂ© et de ses sentiments, il lui recommanda de venir Ă sept heures du soir. Elle n'y manqua pas; la dĂ©vote amie l'accompagna encore, mais elle se tint dans le salon, et lut le PĂ©dagogue chrĂ©tien, pendant que le Saint-Pouange et la belle Saint-Yves Ă©taient dans l'arriĂšre-cabinet. "Croiriez-vous bien, mademoiselle, lui dit-il d'abord, que votre frĂšre est venu me demander une lettre de cachet contre vous? En vĂ©ritĂ© j'en expĂ©dierais plutĂÂŽt une pour le renvoyer en basse-Bretagne. - HĂ©las! monsieur, on est donc bien libĂ©ral de lettres de cachet dans vos bureaux, puisqu'on en vient solliciter du fond du royaume, comme des pensions. Je suis bien loin d'en demander une contre mon frĂšre. J'ai beaucoup Ă me plaindre de lui, mais je respecte la libertĂ© des hommes; je demande celle d'un homme que je veux Ă©pouser, d'un homme Ă qui le roi doit la conservation d'une province, qui peut le servir utilement, et qui est fils d'un officier tuĂ© Ă son service. De quoi est-il accusĂ©? Comment a-t-on pu le traiter si cruellement sans l'entendre?" Alors le sous-ministre lui montra la lettre du jĂ©suite espion et celle du perfide bailli. "Quoi! il y a de pareils monstres sur la terre! et on veut me forcer ainsi Ă Ă©pouser le fils ridicule d'un homme ridicule et mĂ©chant! et c'est sur de pareils avis qu'on dĂ©cide ici de la destinĂ©e des citoyens!" Elle se jeta Ă genoux, elle demanda avec des sanglots la libertĂ© du brave homme qui l'adorait. Ses charmes dans cet Ă©tat parurent dans leur plus grand avantage. Elle Ă©tait si belle que le Saint-Pouange, perdant toute honte, lui insinua qu'elle rĂ©ussirait si elle commençait par lui donner les prĂ©mices de ce qu'elle rĂ©servait Ă son amant. La Saint-Yves, Ă©pouvantĂ©e et confuse, feignit longtemps de ne le pas entendre; il fallut s'expliquer plus clairement. Un mot lĂÂąchĂ© d'abord avec retenue en produisait un plus fort, suivi d'un autre plus expressif. On offrit non seulement la rĂ©vocation de la lettre de cachet, mais des rĂ©compenses, de l'argent, des honneurs, des Ă©tablissements; et plus on promettait, plus le dĂ©sir de n'ĂÂȘtre pas, refusĂ© augmentait. La Saint-Yves pleurait, elle Ă©tait suffoquĂ©e, Ă demi renversĂ©e sur un sofa, croyant Ă peine ce qu'elle voyait, ce qu'elle entendait. Le Saint-Pouange, Ă son tour, se jeta Ă ses genoux. Il n'Ă©tait pas sans agrĂ©ments, et aurait pu ne pas effaroucher un coeur moins prĂ©venu; mais Saint-Yves adorait son amant, et croyait que c'Ă©tait un crime horrible de le trahir pour le servir. Saint-Pouange redoublait les priĂšres et les promesses enfin la tĂÂȘte lui tourna au point qu'il lui dĂ©clara que c'Ă©tait le seul moyen de tirer de sa prison l'homme auquel elle prenait un intĂ©rĂÂȘt si violent et si tendre. Cet Ă©trange entretien se prolongeait. La dĂ©vote de l'antichambre, en lisant son PĂ©dagogue chrĂ©tien, disait "Mon Dieu! que peuvent-ils faire lĂ depuis deux heures? Jamais monseigneur de Saint-Pouange, n'a donnĂ© une si longue audience; peut-ĂÂȘtre qu'il a tout refusĂ© Ă cette pauvre fille, puisqu'elle le prie encore." Enfin sa compagne sortit de l'arriĂšre-cabinet tout Ă©perdue, sans pouvoir parler, rĂ©flĂ©chissant profondĂ©ment sur le caractĂšre des grands et des demi-grands qui sacrifient si lĂ©gĂšrement la libertĂ© des hommes et l'honneur des femmes. Elle ne dit pas un mot pendant tout le chemin. ArrivĂ©e chez l'amie, elle Ă©clata, elle lui conta tout. La dĂ©vote fit de grands signes de croix. "Ma chĂšre amie, il faut consulter dĂšs demain le pĂšre Tout-Ă -tous, notre directeur; il a beaucoup de crĂ©dit auprĂšs de monsieur de Saint-Pouange; il confesse plusieurs servantes de sa maison; c'est un homme pieux et accommodant, qui dirige aussi des femmes de qualitĂ©. Abandonnez-vous Ă lui, c'est ainsi que j'en use, je m'en suis toujours bien trouvĂ©e. Nous autres, pauvres femmes, nous avons besoin d'ĂÂȘtre conduites par un homme. - Eh bien donc! ma chĂšre amie, j'irai trouver demain le pĂšre Tout-Ă -tous." Chapitre seiziĂšme. Elle consulte un jĂ©suite Elle consulte un jĂ©suite DĂšs que la belle et dĂ©solĂ©e Saint-Yves fut avec son bon confesseur, elle lui confia qu'un homme puissant et voluptueux lui proposait de faire sortir de prison celui qu'elle devait Ă©pouser lĂ©gitimement, et qu'il demandait un grand prix de son servie; qu'elle avait une rĂ©pugnance horrible pour un telle infidĂ©litĂ©, et que, s'il ne s'agissait que de sa propre vie, elle la sacrifierait plutĂÂŽt que de succomber. "VoilĂ un abominable pĂ©cheur! lui dit le pĂšre Tout-Ă -tous. Vous devriez bien me dire le nom de ce vilain homme c'est Ă coup sĂ»r quelque jansĂ©niste; je le dĂ©noncerai Ă sa rĂ©vĂ©rence le pĂšre de La Chaise, qui le fera mettre dans le gĂte oĂÂč est Ă prĂ©sent la chĂšre personne que vous devez Ă©pouser." La pauvre fille, aprĂšs un long embarras et de grandes irrĂ©solutions, lui nomma enfin Saint-Pouange. "Monseigneur de Saint-Pouange! s'Ă©cria le jĂ©suite; ah! ma fille, c'est tout autre chose; il est cousin du plus grand ministre que nous ayons jamais eu, homme de bien, protecteur de la bonne cause, bon chrĂ©tien; il ne peut avoir eu une telle pensĂ©e; il faut que vous ayez mal entendu. - Ah! mon pĂšre, je n'ai entendu que trop bien; je suis perdue, quoi que je fasse; je n'ai que le choix du malheur et de la honte il faut que mon amant reste enseveli tout vivant, ou que je me rende indigne de vivre. Je ne puis le laisser pĂ©rir, et je ne puis le sauver." Le pĂšre Tout-Ă -tous tĂÂącha de la calmer par ces douces paroles "PremiĂšrement, ma fille, ne dites jamais ce mot mon amant; il y a quelque chose de mondain, qui pourrait offenser Dieu. Dites mon mari; car, bien qu'il ne le soit pas encore, vous le regardez comme tel; et rien n'est plus honnĂÂȘte. Secondement, bien qu'il soit votre Ă©poux en idĂ©e, en espĂ©rance, il ne l'est pas en effet ainsi vous ne commettriez pas un adultĂšre, pĂ©chĂ© Ă©norme qu'il faut toujours Ă©viter autant qu'il est possible. TroisiĂšmement, les actions ne sont pas d'une malice de couple, quand l'intention est pure, et rien n'est plus pur que de dĂ©livrer votre mari. QuatriĂšmement, vous avez des exemples dans la sainte antiquitĂ©, qui peuvent merveilleusement servir Ă votre conduite. Saint Augustin rapporte que sous le proconsulat de Septimius Acyndinus, en l'an 340 de notre salut, un pauvre homme, ne pouvant payer Ă CĂ©sar ce qui appartenait Ă CĂ©sar, fut condamnĂ© Ă la mort, comme il est juste, malgrĂ© la maxime OĂÂč il n'y a rien le roi perd ses droits. Il s'agissait d'une livre d'or; le condamnĂ© avait une femme en qui Dieu avait mis la beautĂ© et la prudence. Un vieux richard promit de donner une livre d'or, et mĂÂȘme plus, Ă la dame, Ă condition qu'il commettrait avec elle le pĂ©chĂ© immonde. La dame ne crut point mal faire en sauvant la vie Ă son mari. Saint Augustin approuve fort sa gĂ©nĂ©reuse rĂ©signation. Il est vrai que le vieux richard la trompa, et peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme son mari n'en fut pas moins pendu; mais elle avait fait tout ce qui Ă©tait en elle pour sauver sa vie. Soyez sĂ»re, ma fille, que quand un jĂ©suite vous cite saint Augustin, il faut bien que ce saint ait pleinement raison. Je ne vous conseille rien, vous ĂÂȘtes sage; il est Ă prĂ©sumer que vous serez utile Ă votre mari. Monseigneur de Saint-Pouange est un honnĂÂȘte homme, il ne vous trompera pas c'est tout ce que je puis vous dire; je prierai Dieu pour vous, et j'espĂšre que tout se passera Ă sa plus grande gloire." La belle Saint-Yves, non moins effrayĂ©e des discours du jĂ©suite que des propositions du sous-ministre, s'en retourna Ă©perdue chez son amie. Elle Ă©tait tentĂ©e de se dĂ©livrer, par lĂ mort, de l'horreur de laisser dans une captivitĂ© affreuse l'amant qu'elle adorait, et de la honte de le dĂ©livrer au prix de ce qu'elle avait de plus cher, et qui ne devait appartenir qu'Ă cet amant infortunĂ©. Chapitre dix-septiĂšme. Elle consulte un jĂ©suite Elle succombe par vertu Elle priait son amie de la tuer; mais cette femme, non moins indulgente que le jĂ©suite, lui parla plus clairement encore. "HĂ©las! dit-elle, les affaires ne se font guĂšre autrement dans cette cour si aimable, si galante, et si renommĂ©e. Les places les plus mĂ©diocres et les plus considĂ©rables n'ont souvent Ă©tĂ© donnĂ©es qu'au prix qu'on exige de vous. Ecoutez, vous m'avez inspirĂ© de l'amitiĂ© et de la confiance; je vous avouerai que si j'avais Ă©tĂ© aussi difficile que vous l'ĂÂȘtes, mon mari ne jouirait pas du petit poste qui le fait vivre; il le sait, et loin d'en ĂÂȘtre fĂÂąchĂ©, il voit en moi sa bienfaitrice, et il se regarde comme ma crĂ©ature. Pensez-vous que tous ceux qui ont Ă©tĂ© Ă la tĂÂȘte des provinces, ou mĂÂȘme des armĂ©es, aient dĂ» leurs honneurs et leur fortune Ă leurs seuls services? Il en est qui en sont redevables Ă mesdames leurs femmes. Les dignitĂ©s de la guerre ont Ă©tĂ© sollicitĂ©es par l'amour, et la place a Ă©tĂ© donnĂ©e au mari de la plus belle. Vous ĂÂȘtes dans une situation bien plus intĂ©ressante il s'agit de rendre votre amant au jour et de l'Ă©pouser; c'est un devoir sacrĂ© qu'il vous faut remplir. On n'a point blĂÂąmĂ© les belles et grandes dames dont je vous parle; on vous applaudira, on dira que vous ne vous ĂÂȘtes permise une faiblesse que par un excĂšs de vertu. - Ah! quelle vertu! s'Ă©cria la belle Saint-Yves; quel labyrinthe d'iniquitĂ©s! quel pays! et que j'apprends Ă connaĂtre les hommes! Un pĂšre de La Chaise et un bailli ridicule font mettre mon amant en prison, ma famille me persĂ©cute, on ne me tend la main dans mon dĂ©sastre que pour me dĂ©shonorer. Un jĂ©suite a perdu un brave homme, un autre jĂ©suite veut me perdre; je ne suis entourĂ©e que de piĂšges, et je touche au moment de tomber dans la misĂšre. Il faut que je me tue, ou que je parle au roi; je me jetterai Ă ses pieds sur son passage, quand il ira Ă la messe ou Ă la comĂ©die. - On ne vous laissera pas approcher, lui dit sa bonne amie; et si vous aviez le malheur de parler, mons de Louvois et le rĂ©vĂ©rend pĂšre de La Chaise pourraient vous enterrer dans le fond d'un couvent pour le reste de vos jours." Tandis que cette brave personne augmentait ainsi les perplexitĂ©s de cette ĂÂąme dĂ©sespĂ©rĂ©e, et enfonçait le poignard dans son coeur, arrive un exprĂšs de monsieur de Saint-Pouange avec une lettre et deux beaux pendants d'oreilles. Saint-Yves rejeta le tout en pleurant; mais l'amie s'en chargea. DĂšs que le messager fut parti, notre confidente lit la lettre dans laquelle on propose un petit souper aux deux amies pour le soir. Saint-Yves jure qu'elle n'ira point. La dĂ©vote veut lui essayer les deux boucles de diamants. Saint-Yves ne le put souffrir. Elle combattit la journĂ©e entiĂšre. Enfin, n'ayant en vue que son amant, vaincue, entraĂnĂ©e, ne sachant oĂÂč on la mĂšne, elle se laisse conduire au souper fatal. Rien n'avait pu la dĂ©terminer Ă se parer de ses pendants d'oreilles; la confidente les apporta, elle les lui ajusta malgrĂ© elle avant qu'on se mĂt Ă table. Saint-Yves Ă©tait si confuse, si troublĂ©e, qu'elle se laissait tourmenter; et le patron en tirait un augure trĂšs favorable. Vers la fin du repas, la confidente se retira discrĂštement. Le patron montra alors la rĂ©vocation de la lettre de cachet, le brevet d'une gratification considĂ©rable, celui d'une compagnie, et n'Ă©pargna pas les promesses. "Ah! lui dit Saint-Yves, que je vous aimerais si vous ne vouliez pas ĂÂȘtre tant aimĂ©!" Enfin, aprĂšs une longue rĂ©sistance, aprĂšs des sanglots, des cris, des larmes, affaiblie du combat, Ă©perdue, languissante, il fallut se rendre. Elle n'eut d'autre ressource que de se promettre de ne penser qu'Ă l'IngĂ©nu; tandis que le cruel jouirait impitoyablement de la nĂ©cessitĂ© oĂÂč elle Ă©tait rĂ©duite. Chapitre dix-huitiĂšme. Elle dĂ©livre son amant et un jansĂ©niste Elle dĂ©livre son amant et un jansĂ©niste Au point du jour elle vole Ă Paris, munie de l'ordre du ministre. Il est difficile de peindre ce qui se passait dans son coeur pendant ce voyage. Qu'on imagine une ĂÂąme vertueuse et noble, humiliĂ©e de son opprobre; enivrĂ©e de tendresse, dĂ©chirĂ©e des remords d'avoir trahi son amant, pĂ©nĂ©trĂ©e du plaisir de dĂ©livrer ce qu'elle adore! Ses amertumes, ses combats, son succĂšs partageaient toutes ses rĂ©flexions. Ce n'Ă©tait plus cette fille simple dont une Ă©ducation provinciale avait rĂ©trĂ©ci les idĂ©es. L'amour et le malheur l'avaient formĂ©e. Le sentiment avait fait autant de progrĂšs en elle que la raison en avait fait dans l'esprit de son amant infortunĂ©. Les filles apprennent Ă sentir plus aisĂ©ment que les hommes n'apprennent Ă penser. Son aventure Ă©tait plus instructive que quatre ans de couvent. Son habit Ă©tait d'une simplicitĂ© extrĂÂȘme. Elle voyait avec horreur les ajustements sous lesquels elle avait paru devant son funeste bienfaiteur; elle avait laissĂ© ses boucles de diamants Ă sa compagne sans mĂÂȘme les regarder. Confuse et charmĂ©e, idolĂÂątre de l'IngĂ©nu, et se haĂÂŻssant elle-mĂÂȘme, elle arrive enfin Ă la porte. De cet affreux chĂÂąteau, palais de la vengeance, Qui renferma souvent le crime et l'innocence. Quand il fallut descendre du carrosse, les forces lui manquĂšrent; on l'aida; elle entra, le coeur palpitant, les yeux humides, le front consternĂ©. On la prĂ©sente au gouverneur; elle veut lui parler, sa voix expire; elle montre son ordre en articulant Ă peine quelques paroles. Le gouverneur aimait son prisonnier; il fut trĂšs aise de sa dĂ©livrance. Son coeur n'Ă©tait pas endurci comme celui de quelques honorables geĂÂŽliers ses confrĂšres, qui, ne pensant qu'Ă la rĂ©tribution attachĂ©e Ă la garde de leurs captifs, fondant leurs revenus sur leurs victimes, et vivant du malheur d'autrui, se faisaient en secret une joie affreuse des larmes des infortunĂ©s. Il fait venir le prisonnier dans son appartement. Les deux amants se voient, et tous deux s'Ă©vanouissent. La belle Saint-Yves resta longtemps sans mouvement et sans vie l'autre rappela bientĂÂŽt son courage. "C'est apparemment lĂ madame votre femme, lui dit le gouverneur; vous ne m'aviez point dit que vous fussiez mariĂ©. On me mande que c'est Ă ses soins gĂ©nĂ©reux que vous devez votre dĂ©livrance - Ah! je ne suis pas digne d'ĂÂȘtre sa femme," dit la belle Saint-Yves d'une voix tremblante; et elle retomba encore en faiblesse. Quand elle eut repris ses sens, elle prĂ©senta, toujours tremblante, le brevet de la gratification, et la promesse par Ă©crit d'une compagnie. L'IngĂ©nu, aussi Ă©tonnĂ© qu'attendri, s'Ă©veillait d'un songe pour retomber dans un autre. "Pourquoi ai-je Ă©tĂ© enfermĂ© ici? comment avez-vous pu m'en tirer? oĂÂč sont les monstres qui m'y ont plongĂ©? Vous ĂÂȘtes une divinitĂ© qui descendez du ciel Ă mon secours." La belle Saint-Yves baissait la vue, regardait son amant, rougissait et dĂ©tournait, le moment d'aprĂšs, ses yeux mouillĂ©s de pleurs. Elle lui apprit enfin tout ce qu'elle savait, et tout ce qu'elle avait Ă©prouvĂ©, exceptĂ© ce qu'elle aurait voulu se cacher pour jamais, et ce qu'un autre que l'IngĂ©nu, plus accoutumĂ© au monde et plus instruit des usages de la cour, aurait devinĂ© facilement. "Est-il possible qu'un misĂ©rable comme ce bailli ait eu le pouvoir de me ravir ma libertĂ©? Ah! je vois bien qu'il en est des hommes comme des plus vils animaux; tous peuvent nuire. Mais est-il possible qu'un moine, un jĂ©suite confesseur du roi, ait contribuĂ© Ă mon infortune autant que ce bailli, sans que je puisse imaginer sous quel prĂ©texte ce dĂ©testable fripon m'a persĂ©cutĂ©? M'a-t-il fait passer pour un jansĂ©niste? Enfin, comment vous ĂÂȘtes-vous souvenue de moi? je ne le mĂ©ritais pas, je n'Ă©tais alors qu'un sauvage. Quoi? vous avez pu, sans conseil, sans secours, entreprendre le voyage de Versailles! Vous y avez paru, et on a brisĂ© mes fers! Il est donc dans la beautĂ© et dans la vertu un charme invincible qui fait tomber les portes de fer, et qui amollit les coeurs de bronze!" A ce mot de vertu, des sanglots Ă©chappĂšrent Ă la belle Saint-Yves. Elle ne savait pas combien elle Ă©tait vertueuse dans le crime qu'elle se reprochait. Son amant continua ainsi "Ange qui avez rompu mes liens, si vous avez eu ce que je ne comprends pas encore assez de crĂ©dit pour me faire rendre justice, faites-la donc rendre aussi Ă un vieillard qui m'a le premier appris Ă penser, comme vous m'avez appris Ă aimer. La calamitĂ© nous a unis; je l'aime comme un pĂšre, je ne peux vivre ni sans vous ni sans lui. - Moi! que je sollicite le mĂÂȘme homme qui... - Oui, je veux tout vous devoir, et je ne veux devoir jamais rien qu'Ă vous Ă©crivez Ă cet homme puissant; comblez-moi de vos bienfaits, achevez ce que vous avez commencĂ©, achevez vos prodiges." Elle sentait qu'elle devait faire tout ce que son amant exigeait elle voulut Ă©crire, sa main ne pouvait obĂ©ir. Elle recommença trois fois sa lettre, la dĂ©chira trois fois; elle Ă©crivit enfin, et les deux amants sortirent aprĂšs avoir embrassĂ© le vieux martyr de la grĂÂące efficace. L'heureuse et dĂ©solĂ©e Saint-Yves savait dans quelle maison logeait son frĂšre; elle y alla; son amant prit un appartement dans la mĂÂȘme maison. A peine y furent-ils arrivĂ©s que son protecteur lui envoya l'ordre de l'Ă©largissement du bonhomme Gordon, et lui demanda un rendez-vous pour le lendemain. Ainsi, Ă chaque action honnĂÂȘte et gĂ©nĂ©reuse qu'elle faisait, son dĂ©shonneur en Ă©tait le prix. Elle regardait avec exĂ©cration cet usage de vendre le malheur et le bonheur des hommes. Elle donna l'ordre de l'Ă©largissement Ă son amant, et refusa le rendez-vous d'un bienfaiteur qu'elle ne pouvait plus voir sans expirer de douleur et de honte. L'IngĂ©nu ne pouvait se sĂ©parer d'elle que pour aller dĂ©livrer un ami il y vola. Il remplit ce devoir en rĂ©flĂ©chissant sur les Ă©tranges Ă©vĂ©nements de ce monde, et en admirant la vertu courageuse d'une jeune fille Ă qui deux infortunĂ©s devaient plus que la vie. Chapitre dix-neuviĂšme. L'IngĂ©nu, la belle Saint-Yves, et leurs parents sont rassemblĂ©s L'IngĂ©nu, la belle Saint-Yves, et leurs parents sont rassemblĂ©s La gĂ©nĂ©reuse et respectable infidĂšle Ă©tait avec son frĂšre abbĂ© de Saint-Yves, le bon prieur de la Montagne, et la dame de Kerkabon. Tous Ă©taient Ă©galement Ă©tonnĂ©s; mais leur situation et leurs sentiments Ă©taient bien diffĂ©rents. L'abbĂ© de Saint-Yves pleurait ses torts aux pieds de sa soeur, qui lui pardonnait. Le prieur et sa tendre soeur pleuraient aussi, mais de joie; le vilain bailli et son insupportable fils ne troublaient point cette scĂšne touchante. Ils Ă©taient partis au premier bruit de l'Ă©largissement de leur ennemi; ils couraient ensevelir dans leur province leur sottise et leur crainte. Les quatre personnages, agitĂ©s de cent mouvements divers, attendaient que le jeune homme revĂnt avec l'ami qu'il devait dĂ©livrer. L'abbĂ© de Saint-Yves n'osait lever les yeux devant sa soeur; la bonne Kerkabon disait "Je reverrai donc mon cher neveu! - Vous le reverrez, dit la charmante Saint-Yves, mais ce n'est plus le mĂÂȘme homme; son maintien, son ton, ses idĂ©es, son esprit, tout est changĂ©; il est devenu aussi respectable qu'il Ă©tait naĂÂŻf et Ă©tranger Ă tout. Il sera l'honneur et la consolation de votre famille que ne puis-je ĂÂȘtre aussi l'honneur de la mienne! - Vous n'ĂÂȘtes point non plus la mĂÂȘme, dit le prieur; que vous est-il donc arrivĂ© qui ait fait en vous un si grand changement?" Au milieu de cette conversation l'IngĂ©nu arrive, tenant par la main son jansĂ©niste. La scĂšne alors devint plus neuve et plus intĂ©ressante. Elle commença par les tendres embrassements de l'oncle et de la tante. L'abbĂ© de Saint-Yves se mettait presque aux genoux de l'IngĂ©nu, qui n'Ă©tait plus l'IngĂ©nu. Les deux amants se parlaient par des regards qui exprimaient tous les sentiments dont ils Ă©taient pĂ©nĂ©trĂ©s. On voyait Ă©clater la satisfaction, la reconnaissance, sur le front de l'un; l'embarras Ă©tait peint dans les yeux tendres et un peu Ă©garĂ©s de l'autre. On Ă©tait Ă©tonnĂ© qu'elle mĂÂȘlĂÂąt de la douleur Ă tant de joie. Le vieux Gordon devint en peu de moments cher Ă toute la famille. Il avait Ă©tĂ© malheureux avec le jeune prisonnier, et c'Ă©tait un grand titre. Il devait sa dĂ©livrance aux deux amants, cela seul le rĂ©conciliait avec l'amour; l'ĂÂąpretĂ© de ses anciennes opinions sortait de son coeur, il Ă©tait changĂ© en homme, ainsi que le Huron. Chacun raconta ses aventures avant le souper. Les deux abbĂ©s, la tante, Ă©coutaient comme des enfants qui entendent des histoires de revenants, et comme des hommes qui s'intĂ©ressaient tous Ă tant de dĂ©sastres. "HĂ©las! dit Gordon, il y a peut-ĂÂȘtre plus de cinq cents personnes vertueuses qui sont Ă prĂ©sent dans les mĂÂȘmes fers que mademoiselle de Saint-Yves a brisĂ©s leurs malheurs sont inconnus. On trouve assez de mains qui frappent sur la foule des malheureux, et rarement une secourable." Cette rĂ©flexion si vraie augmentait sa sensibilitĂ© et sa reconnaissance tout redoublait le triomphe de la belle Saint-Yves; on admirait la grandeur et la fermetĂ© de son ĂÂąme. L'admiration Ă©tait mĂÂȘlĂ©e de ce respect qu'on sent malgrĂ© soi pour une personne qu'on croit avoir du crĂ©dit Ă la cour. Mais l'abbĂ© de Saint-Yves disait quelquefois "Comment ma soeur a-t-elle pu faire pour obtenir si tĂÂŽt ce crĂ©dit?" On allait se mettre Ă table de trĂšs bonne heure. VoilĂ que la bonne amie de Versailles arrive sans rien savoir de tout ce qui s'Ă©tait passĂ©; elle Ă©tait en carrosse Ă six chevaux, et on voit bien Ă qui appartenait l'Ă©quipage. Elle entre avec l'air imposant d'une personne de cour qui a de grandes affaires, salue trĂšs lĂ©gĂšrement la compagnie, et tirant la belle Saint-Yves Ă l'Ă©cart "Pourquoi vous faire tant attendre? Suivez-moi; voilĂ vos diamants que vous aviez oubliĂ©s." Elle ne put dire ces paroles si bas que l'IngĂ©nu ne les entendĂt il vit les diamants; le frĂšre fut interdit; l'oncle et la tante n'Ă©prouvĂšrent qu'une surprise de bonnes gens qui n'avaient jamais vu une telle magnificence. Le jeune homme, qui s'Ă©tait formĂ© par un an de rĂ©flexions, en fit malgrĂ© lui, et parut troublĂ© un moment. Son amante s'en aperçut; une pĂÂąleur mortelle se rĂ©pandit sur son beau visage, un frisson la saisit, elle se soutenait Ă peine. "Ah! madame, dit-elle Ă la fatale amie, vous m'avez perdue! vous me donnez la mort!" Ces paroles percĂšrent le coeur de l'IngĂ©nu; mais il avait dĂ©jĂ appris Ă se possĂ©der; il ne les releva point, de peur d'inquiĂ©ter sa maĂtresse devant son frĂšre; mais il pĂÂąlit comme elle. Saint-Yves, Ă©perdue de l'altĂ©ration qu'elle apercevait sur le visage de son amant, entraĂne cette femme hors de la chambre dans un petit passage, jette les diamants Ă terre devant elle. "Ah! ce ne sont pas eux qui m'ont sĂ©duite, vous le savez; mais celui qui les a donnĂ©s ne me reverra jamais." L'amie les ramassait, et Saint-Yves ajoutait "Qu'il les reprenne ou qu'il vous les donne; allez, ne me rendez plus honteuse de moi-mĂÂȘme." L'ambassadrice enfin, s'en retourna, ne pouvant comprendre les remords dont elle Ă©tait tĂ©moin. La belle Saint-Yves, oppressĂ©e, Ă©prouvant dans son corps une rĂ©volution qui la suffoquait, fut obligĂ©e de se mettre au lit; mais pour n'alarmer personne elle ne parla point de ce qu'elle souffrait, et, ne prĂ©textant que sa lassitude, elle demanda la permission de prendre du repos; mais ce fut aprĂšs avoir rassurĂ© la compagnie par des paroles consolantes et flatteuses, et jetĂ© sur son amant des regards qui portaient le feu dans son ĂÂąme. Le souper, qu'elle n'animait pas, fut triste dans le commencement, mais de cette tristesse intĂ©ressante qui fournit des conversations attachantes et utiles, si supĂ©rieures Ă la frivole joie qu'on recherche, et qui n'est d'ordinaire qu'un bruit importun. Gordon fit en peu de mots l'histoire du jansĂ©nisme et du molinisme, des persĂ©cutions dont un parti accablait l'autre, et de l'opiniĂÂątretĂ© de tous les deux. L'IngĂ©nu en fit la critique, et plaignit les hommes qui, non contents de tant de discorde que leurs intĂ©rĂÂȘts allument, se font de nouveaux maux pour des intĂ©rĂÂȘts chimĂ©riques, et pour des absurditĂ©s inintelligibles. Gordon racontait, l'autre jugeait; les convives Ă©coutaient avec Ă©motion, et s'Ă©clairaient d'une lumiĂšre nouvelle. On parla de la longueur de nos infortunes et de la briĂšvetĂ© de la vie. On remarqua que chaque profession a un vice et un danger qui lui sont attachĂ©s, et que, depuis le Prince jusqu'au dernier des mendiants, tout semble accuser la nature. Comment se trouve-t-il tant d'hommes qui, pour si peu d'argent, se font les persĂ©cuteurs, les satellites, les bourreaux des autres hommes? Avec quelle indiffĂ©rence inhumaine un homme en place signe la destruction d'une famille, et avec quelle joie plus barbare des mercenaires l'exĂ©cutent! "J'ai vu dans ma jeunesse, dit le bonhomme Gordon, un parent du marĂ©chal de Marillac, qui, Ă©tant poursuivi dans sa province pour la cause de cet illustre malheureux, se cachait dans Paris sous un nom supposĂ©. C'Ă©tait un vieillard de soixante et douze ans. Sa femme, qui l'accompagnait, Ă©tait Ă peu prĂšs de son ĂÂąge. Ils avaient eu un fils libertin qui, Ă l'ĂÂąge de quatorze ans, s'Ă©tait enfui de la maison paternelle devenu soldat, puis dĂ©serteur, il avait passĂ© par tous les degrĂ©s de la dĂ©bauche et de la misĂšre; enfin, ayant pris un nom de terre, il Ă©tait dans les gardes du cardinal de Richelieu car ce prĂÂȘtre, ainsi que le Mazarin, avait des gardes; il avait obtenu un bĂÂąton d'exempt dans cette compagnie de satellites. Cet aventurier fut chargĂ© d'arrĂÂȘter le vieillard et son Ă©pouse, et s'en acquitta avec toute la duretĂ© d'un homme qui voulait plaire Ă son maĂtre. Comme il les conduisait, il entendit ces deux victimes dĂ©plorer la longue suite des malheurs qu'elles avaient Ă©prouvĂ©s depuis leur berceau. Le pĂšre et la mĂšre comptaient parmi leurs plus grandes infortunes les Ă©garements et la perte de leur fils. Il les reconnut; il ne les conduisit pas moins en prison, en les assurant que Son Eminence devait ĂÂȘtre servie de prĂ©fĂ©rence Ă tout. Son Eminence rĂ©compensa son zĂšle. "J'ai vu un espion du pĂšre de La Chaise trahir son propre frĂšre, dans l'espĂ©rance d'un petit bĂ©nĂ©fice qu'il n'eut point; et je l'ai vu mourir, non de remords, mais de douleur d'avoir Ă©tĂ© trompĂ© par le jĂ©suite. L'emploi de confesseur que j'ai longtemps exercĂ© m'a fait connaĂtre l'intĂ©rieur des familles; je n'en ai guĂšre vu qui ne fussent plongĂ©es dans l'amertume, tandis qu'au dehors, couvertes du masque du bonheur, elles paraissaient nager dans la joie; et j'ai toujours remarquĂ© que les grands chagrins Ă©taient le fruit de notre cupiditĂ© effrĂ©nĂ©e. - Pour moi, dit l'IngĂ©nu, je pense qu'une ĂÂąme noble, reconnaissante et sensible, peut vivre heureuse; et je compte bien jouir d'une fĂ©licitĂ© sans mĂ©lange avec la belle et gĂ©nĂ©reuse Saint-Yves. Car je me flatte, ajouta-t-il, en s'adressant Ă son frĂšre avec le sourire de l'amitiĂ©, que vous ne me refuserez pas, comme l'annĂ©e passĂ©e, et que je m'y prendrai d'une maniĂšre plus dĂ©cente." L'abbĂ© se confondit en excuses du passĂ© et en protestations d'un attachement Ă©ternel. L'oncle Kerkabon dit que ce serait le plus beau jour de sa vie. La bonne tante, en s'extasiant et en pleurant de joie, s'Ă©criait "Je vous l'avais bien dit que vous ne seriez jamais sous-diacre! ce sacrement-ci vaut bien mieux que l'autre; plĂ»t Ă Dieu que j'en eusse Ă©tĂ© honorĂ©e! mais je vous servirai de mĂšre." Alors ce fut Ă qui renchĂ©rirait sur les louanges de tendre Saint-Yves. Son amant avait le coeur trop plein de ce qu'elle avait fait pour lui, il l'aimait trop pour que l'aventure des diamants eĂ»t fait sur son coeur une impression dominante. Mais ces mots qu'il avait trop entendus, vous me donnez la mort, l'effrayaient encore en secret et corrompaient toute sa joie, tandis que les Ă©loges de sa belle maĂtresse augmentaient encore son amour. Enfin on n'Ă©tait plus occupĂ© que d'elle; on ne parlait que du bonheur que ces deux amants mĂ©ritaient; on s'arrangeait pour vivre tous ensemble dans Paris; on faisait des projets de fortune et d'agrandissement; on se livrait Ă toutes ces espĂ©rances que la moindre lueur de fĂ©licitĂ© fait naĂtre si aisĂ©ment. Mais l'IngĂ©nu, dans le fond de son coeur, Ă©prouvait un sentiment secret qui repoussait cette illusion. Il relisait ces promesses signĂ©es Saint-Pouange, et les brevets signĂ©s Louvois; on lu dĂ©peignit ces deux hommes tels qu'ils Ă©taient, ou qu'on les croyait ĂÂȘtre. Chacun parla des ministres et du ministĂšre avec cette libertĂ© de table regardĂ©e en France comme la plus prĂ©cieuse libertĂ© qu'on puisse goĂ»ter sur la terre. "Si j'Ă©tais roi de France, dit l'IngĂ©nu, voici le ministre de la guerre que je choisirais je voudrais un homme de la plus haute naissance, par la raison qu'il donne des ordres Ă la noblesse. J'exigerais qu'il eĂ»t Ă©tĂ© lui-mĂÂȘme officier, qu'il eĂ»t passĂ© par tous les grades, qu'il fĂ»t au moins lieutenant gĂ©nĂ©ral des armĂ©es, et digne d'ĂÂȘtre marĂ©chal de France car n'est-il pas nĂ©cessaire qu'il ait servi lui-mĂÂȘme pour mieux connaĂtre les dĂ©tails du service? et les officiers n'obĂ©iront-ils pas avec cent fois plus d'allĂ©gresse Ă un homme de guerre, qui aura comme eux signalĂ© son courage, qu'Ă un homme de cabinet qui ne peut que deviner tout au plus les opĂ©rations d'une campagne, quelque esprit qu'il puisse avoir? Je ne serais pas fĂÂąchĂ© que mon ministre fĂ»t gĂ©nĂ©reux, quoique mon garde du trĂ©sor royal en fĂ»t quelquefois un peu embarrassĂ©. J'aimerais qu'il eĂ»t un travail facile, et que mĂÂȘme il se distinguĂÂąt par cette gaietĂ© d'esprit, partage d'un homme supĂ©rieur aux affaires, qui plaĂt tant Ă la nation, et qui rend tous les devoirs moins pĂ©nibles." Il dĂ©sirait qu'un ministre eĂ»t ce caractĂšre; parce qu'il avait toujours remarquĂ© que cette belle humeur est incompatible avec la cruautĂ©. Mons de Louvois n'aurait peut-ĂÂȘtre pas Ă©tĂ© satisfait des souhaits de l'IngĂ©nu; il avait une autre sorte de mĂ©rite. Mais pendant qu'on Ă©tait Ă table, la maladie de cette fille malheureuse prenait un caractĂšre funeste; son sang s'Ă©tait allumĂ©, une fiĂšvre dĂ©vorante s'Ă©tait dĂ©clarĂ©e, elle souffrait et ne se plaignait point, attentive Ă ne pas troubler la joie des convives. Son frĂšre, sachant qu'elle ne dormait pas, alla au chevet de son lit; il fut surpris de l'Ă©tat oĂÂč elle Ă©tait. Tout le monde accourut; l'amant se prĂ©sentait Ă la suite du frĂšre. Il Ă©tait, sans doute, le plus alarmĂ© et le plus attendri de tous; mais il avait appris Ă joindre la discrĂ©tion Ă tous les dons heureux que la nature lui avait prodiguĂ©s, et le sentiment prompt des biensĂ©ances commençait Ă dominer dans lui. On fit venir aussitĂÂŽt un mĂ©decin du voisinage. C'Ă©tait un de ceux qui visitent leurs malades en courant, qui confondent la maladie qu'ils viennent de voir avec celles qu'ils voient, qui mettent une pratique aveugle dans une science Ă laquelle toute la maturitĂ© d'un discernement sain et rĂ©flĂ©chi ne peut ĂÂŽter son incertitude et ses dangers. Il redoubla le mal par sa prĂ©cipitation Ă prescrire un remĂšde alors Ă la mode. De la mode jusque dans la mĂ©decine! Cette manie Ă©tait trop commune dans Paris. La triste Saint-Yves contribuait encore plus que son mĂ©decin Ă rendre sa maladie dangereuse. Son ĂÂąme tuait son corps. La foule des pensĂ©es qui l'agitaient portait dans ses veines un poison plus dangereux que celui de la fiĂšvre la plus brĂ»lante. Chapitre vingtiĂšme. La belle Saint-Yves meurt, et ce qui en arrive La belle Saint-Yves meurt, et ce qui en arrive On appela un autre mĂ©decin celui-ci, au lieu d'aider la nature et de la laisser agir dans une jeune personne dans qui tous les organes rappelaient la vie, ne fut occupĂ© que de contrecarrer son confrĂšre. La maladie devint mortelle en deux jours. Le cerveau, qu'on croit le siĂšge de l'entendement, fut attaquĂ© aussi violemment que le coeur, qui est, dit-on, le siĂšge des passions. Quelle mĂ©canique incomprĂ©hensible a soumis les organes au sentiment et Ă la pensĂ©e? Comment une seule idĂ©e douloureuse dĂ©range-t-elle le cours du sang? Et comment le sang Ă son tour porte-t-il ses irrĂ©gularitĂ©s dans l'entendement humain? Quel est ce fluide inconnu et dont l'existence est certaine, qui, plus prompt, plus actif que la lumiĂšre, vole, en moins d'un clin d'oeil, dans tous les canaux de la vie, produit les sensations, la mĂ©moire, la tristesse ou la joie, la raison ou le vertige, rappelle avec horreur ce qu'on voudrait oublier, et fait d'un animal pensant ou un objet d'admiration, ou un sujet de pitiĂ© et de larmes? C'Ă©tait lĂ ce que disait le bon Gordon; et cette rĂ©flexion si naturelle, que rarement font les hommes, ne dĂ©robait rien Ă son attendrissement; car il n'Ă©tait pas de ces malheureux philosophes qui s'efforcent d'ĂÂȘtre insensibles. Il Ă©tait touchĂ© du sort de cette jeune fille, comme un pĂšre qui voit mourir lentement son enfant chĂ©ri. L'abbĂ© de Saint-Yves Ă©tait dĂ©sespĂ©rĂ©, le prieur et sa soeur rĂ©pandaient des ruisseaux de larmes. Mais qui pourrait peindre l'Ă©tat de son amant? Nulle langue n'a des expressions qui rĂ©pondent Ă ce comble des douleurs; les langues sont trop imparfaites. La tante, presque sans vie, tenait la tĂÂȘte de la mourante dans ses faibles bras; son frĂšre Ă©tait Ă genoux au pied du lit; son amant pressait sa main, qu'il baignait de pleurs, et Ă©clatait en sanglots il la nommait sa bienfaitrice; son espĂ©rance, sa vie, la moitiĂ© de lui-mĂÂȘme, sa maĂtresse, son Ă©pouse. A ce mot d'Ă©pouse elle soupira, le regarda avec une tendresse inexprimable, et soudain jeta un cri d'horreur; puis, dans un de ces intervalles oĂÂč l'accablement, et l'oppression des sens, et les souffrances suspendues, laissent Ă l'ĂÂąme sa libertĂ© et sa force, elle s'Ă©cria "Moi, votre Ă©pouse! Ah! cher amant, ce nom, ce bonheur, ce prix, n'Ă©taient plus faits pour moi; je meurs, et je le mĂ©rite. O dieu de mon coeur! ĂÂŽ vous que j'ai sacrifiĂ© Ă des dĂ©mons infernaux, c'en est fait, je suis punie, vivez heureux." Ces paroles tendres et terribles ne pouvaient ĂÂȘtre comprises; mais elles portaient dans tous les coeurs l'effroi et l'attendrissement; elle eut le courage de s'expliquer. Chaque mot fit frĂ©mir d'Ă©tonnement, de douleur et de pitiĂ© tous les assistants. Tous se rĂ©unissaient Ă dĂ©tester l'homme puissant qui n'avait rĂ©parĂ© une horrible injustice que par un crime, et qui avait forcĂ© la plus respectable innocence Ă ĂÂȘtre sa complice. "Qui? vous coupable! lui dit son amant; non, vous ne l'ĂÂȘtes pas; le crime ne peut ĂÂȘtre que dans le coeur, le vĂÂŽtre est Ă la vertu et Ă moi." Il confirmait ce sentiment par des paroles qui semblaient ramener Ă la vie la belle Saint-Yves. Elle se sentit consolĂ©e, et s'Ă©tonnait d'ĂÂȘtre aimĂ©e encore. Le vieux Gordon l'aurait condamnĂ©e dans le temps qu'il n'Ă©tait que jansĂ©niste; mais, Ă©tant devenu sage, il l'estimait, et il pleurait. Au milieu de tant de larmes et de craintes, pendant que le danger de cette fille si chĂšre remplissait tous les coeurs, que tout Ă©tait consternĂ©, on annonce un courrier de la cour. Un courrier! et de qui? et pourquoi? C'Ă©tait de la part du confesseur du roi pour le prieur de la Montagne; ce n'Ă©tait pas le pĂšre de La Chaise qui Ă©crivait, c'Ă©tait le frĂšre Vadbled, son valet de chambre, homme trĂšs important dans ce temps-lĂ , lui qui mandait aux archevĂÂȘques les volontĂ©s du rĂ©vĂ©rend pĂšre, lui qui donnait audience, lui qui promettait des bĂ©nĂ©fices, lui qui faisait quelquefois expĂ©dier des lettres de cachet. Il Ă©crivait Ă l'abbĂ© de la Montagne que "Sa RĂ©vĂ©rence Ă©tait informĂ©e des aventures de son neveu, que sa prison n'Ă©tait qu'une mĂ©prise, que ces petites disgrĂÂąces arrivaient frĂ©quemment, qu'il ne fallait pas y faire attention, et qu'enfin il convenait que lu prieur vĂnt lui prĂ©senter son neveu le lendemain, qu'il devait amener avec lui le bonhomme Gordon, que lui frĂšre Vadbled les introduirait chez Sa RĂ©vĂ©rence et chez mons de Louvois, lequel leur dirait un mot dans son antichambre." Il ajoutait que l'histoire de l'IngĂ©nu et son combat contre les Anglais avaient Ă©tĂ© contĂ©s au roi, que sĂ»rement le roi daignerait le remarquer quand il passerait dans la galerie, et peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme lui ferait un signe de tĂÂȘte. La lettre finissait par l'espĂ©rance dont on le flattait que toutes les dames de la cour s'empresseraient de faire venir son neveu Ă leurs toilettes, que plusieurs d'entre elles lui diraient "Bonjour, monsieur l'IngĂ©nu"; et qu'assurĂ©ment il serait question de lui au souper du roi. La lettre Ă©tait signĂ©e "Votre affectionnĂ©, Vadbled frĂšre jĂ©suite." Le prieur ayant lu la lettre tout haut, son neveu furieux, et commandant un moment Ă sa colĂšre, ne dit rien au porteur; mais se tournant vers le compagnon de ses infortunes, il lui demanda ce qu'il pensait de ce style. Gordon lui rĂ©pondit "C'est donc ainsi qu'on traite les hommes comme des singes! On les bat et on les fait danser." L'IngĂ©nu, reprenant son caractĂšre, qui revient toujours dans les grands mouvements de l'ĂÂąme, dĂ©chira la lettre par morceaux, et les jeta au nez du courrier "VoilĂ ma rĂ©ponse." Son oncle, Ă©pouvantĂ©, crut voir le tonnerre et vingt lettres de cachet tomber sur lui. Il alla vite Ă©crire et excuser, comme il put; ce qu'il prenait pour l'emportement d'un jeune homme, et qui Ă©tait la saillie d'une grande ĂÂąme. Mais des soins plus douloureux s'emparaient de tous les coeurs. La belle et infortunĂ©e Saint-Yves sentait dĂ©jĂ sa fin approcher; elle Ă©tait dans le calme, mais dans ce calme affreux de la nature affaissĂ©e qui n'a plus la force de combattre. "O mon cher amant! dit-elle d'une voix tombante, la mort me punit de ma faiblesse; mais j'expire avec la consolation de vous savoir libre. Je vous ai adorĂ© en vous trahissant, et je vous adore en vous disant un Ă©ternel adieu." Elle ne se parait pas d'une vaine fermetĂ©; elle ne concevait pas cette misĂ©rable gloire de faire dire Ă quelques voisins "Elle est morte avec courage." Qui peut perdre Ă vingt ans son amant, sa vie, et ce qu'on appelle l'honneur, sans regrets et sans dĂ©chirements? Elle sentait toute l'horreur de son Ă©tat, et le faisait sentir par ces mots et par ces regards mourants qui parlent avec tant d'empire. Enfin elle pleurait comme les autres dans les moments oĂÂč elle eut la force de pleurer. Que d'autres cherchent Ă louer les morts fastueuses de ceux qui entrent dans la destruction avec insensibilitĂ© c'est le sort de tous les animaux. Nous ne mourons comme eux que quand l'ĂÂąge ou la maladie nous rend semblables Ă eux par la stupiditĂ© de nos organes. Quiconque fait une grande perte a de grands regrets; s'il les Ă©touffe, c'est qu'il porte la vanitĂ© jusque dans les bras de la mort. Lorsque le moment fatal fut arrivĂ©, tous les assistants jetĂšrent des larmes et des cris. L'IngĂ©nu perdit l'usage de ses sens. Les ĂÂąmes fortes ont des sentiments bien plus violents que les autres quand elles sont tendres. Le bon Gordon le connaissait assez pour craindre qu'Ă©tant revenu Ă lui il ne se donnĂÂąt la mort. On Ă©carta toutes les armes; le malheureux jeune homme s'en aperçut; il dit Ă ses parents et Ă Gordon, sans pleurer, sans gĂ©mir, sans s'Ă©mouvoir "Pensez-vous donc qu'il y ait quelqu'un sur la terre qui ait le droit et le pouvoir de m'empĂÂȘcher de finir ma vie?" Gordon se garda bien de lui Ă©taler ces lieux communs fastidieux par lesquels on essaye de prouver qu'il n'est pas permis d'user de sa libertĂ© pour cesser d'ĂÂȘtre quand on est horriblement mal, qu'il ne faut pas sortir de sa maison quand on ne peut plus y demeurer, que l'homme est sur la terre comme un soldat Ă son poste comme s'il importait Ă l'Etre des ĂÂȘtres que l'assemblage de quelques parties de matiĂšre fĂ»t dans un lieu ou dans un autre; raisons impuissantes qu'un dĂ©sespoir ferme et rĂ©flĂ©chi dĂ©daigne d'Ă©couter, et auxquelles Caton ne rĂ©pondit que par un coup de poignard. Le morne et terrible silence de l'IngĂ©nu; ses yeux sombres, ses lĂšvres tremblantes, les frĂ©missements de son corps, portaient dans l'ĂÂąme de tous ceux qui le regardaient ce mĂ©lange de compassion et d'effroi qui enchaĂne toutes les puissances de l'ĂÂąme, qui exclut tout discours, et qui ne se manifeste que par des mots entrecoupĂ©s. L'hĂÂŽtesse et sa famille Ă©taient accourues; on tremblait de son dĂ©sespoir, on le gardait Ă vue, on observait tous ses mouvements. DĂ©jĂ le corps glacĂ© de la belle Saint-Yves avait Ă©tĂ© portĂ© dans une salle basse, loin des yeux de son amant, qui semblait la chercher encore, quoiqu'il ne fĂ»t plus en Ă©tat de rien voir. Au milieu de ce spectacle de la mort, tandis que le corps est exposĂ© Ă la porte de la maison, que deux prĂÂȘtres Ă cĂÂŽtĂ© d'un bĂ©nitier rĂ©citent des priĂšres d'un air distrait, que des passants jettent quelques gouttes d'eau bĂ©nite sur la biĂšre par oisivetĂ©, que d'autres poursuivent leur chemin avec indiffĂ©rence, que les parents pleurent, et que les amants croient ne pas survivre Ă leur perte, le Saint-Pouange arrive avec l'amie de Versailles. Son goĂ»t passager, n'ayant Ă©tĂ© satisfait qu'une fois, Ă©tait devenu de l'amour. Le refus de ses bienfaits l'avait piquĂ©. Le pĂšre de La Chaise n'aurait jamais pensĂ© Ă venir dans cette maison; mais Saint-Pouange ayant tous les jours devant les yeux l'image de la belle Saint-Yves, brĂ»lant d'assouvir une passion qui par une seule jouissance avait enfoncĂ© dans son coeur l'aiguillon des dĂ©sirs, ne balança pas Ă venir lui-mĂÂȘme chercher celle qu'il n'aurait pas peut-ĂÂȘtre voulu revoir trois fois si elle Ă©tait venue d'elle-mĂÂȘme. Il descend de carrosse; le premier objet qui se prĂ©sente Ă lui est une biĂšre; il dĂ©tourne les yeux avec ce simple dĂ©goĂ»t d'un homme nourri dans les plaisirs, qui pense qu'on doit lui Ă©pargner tout spectacle qui pourrait le ramener Ă la contemplation de la misĂšre humaine. Il veut monter. La femme de Versailles demande par curiositĂ© qui on va enterrer; on prononce le nom de mademoiselle de Saint-Yves. A ce nom, elle pĂÂąlit et poussa un cri affreux; Saint-Pouange se retourne; la surprise et la douleur remplissent son ĂÂąme. Le bon Gordon Ă©tait lĂ , les yeux remplis de larmes. Il interrompt ses tristes priĂšres pour apprendre Ă l'homme de cour toute cette horrible catastrophe. Il lui parle avec cet empire que donnent la douleur et la vertu. Saint-Pouange n'Ă©tait point nĂ© mĂ©chant; le torrent des affaires et des amusements avait emportĂ© son ĂÂąme qui ne se connaissait pas encore. Il ne touchait point Ă la vieillesse, qui endurcit d'ordinaire le coeur des ministres; il Ă©coutait Gordon les yeux baissĂ©s, et il en essuyait quelques pleurs qu'il Ă©tait Ă©tonnĂ© de rĂ©pandre il connut le repentir. "Je veux voir absolument, dit-il, cet homme extraordinaire dont vous m'avez parlĂ©; il m'attendrit presque autant que cette innocente victime dont j'ai causĂ© la mort." Gordon le suit jusqu'Ă la chambre oĂÂč le prieur, la Kerkabon, l'abbĂ© de Saint-Yves et quelques voisins rappelaient Ă la vie le jeune homme retombĂ© en dĂ©faillance. "J'ai fait votre malheur, lui dit le sous-ministre, j'emploierai ma vie Ă le rĂ©parer." La premiĂšre idĂ©e qui vint Ă l'IngĂ©nu fut de le tuer, et de se tuer lui-mĂÂȘme aprĂšs. Rien n'Ă©tait plus Ă sa place; mais il Ă©tait sans armes et veillĂ© de prĂšs. Saint-Pouange ne se rebuta point des refus accompagnĂ©s du reproche, du mĂ©pris, et de l'horreur qu'il avait mĂ©ritĂ©s, et qu'on lui prodigua. Le temps adoucit tout. Mons de Louvois vint enfin Ă bout de faire un excellent officier de l'IngĂ©nu, qui a paru sous un autre nom Ă Paris et dans les armĂ©es, avec l'approbation de tous les honnĂÂȘtes gens, et qui a Ă©tĂ© Ă la fois un guerrier et un philosophe intrĂ©pide. Il ne parlait jamais de cette aventure sans gĂ©mir; et cependant sa consolation Ă©tait d'en parler. Il chĂ©rit la mĂ©moire de la tendre Saint-Yves jusqu'au dernier moment de sa vie. L'abbĂ© de Saint-Yves et le prieur eurent chacun un bon bĂ©nĂ©fice; la bonne Kerkabon aima mieux voir son neveu dans les honneurs militaires que dans le sous-diaconat. La dĂ©vote de Versailles garda les boucles de diamants, et reçut encore un beau prĂ©sent. Le pĂšre Tout-Ă -tous eut des boĂtes de chocolat, de cafĂ©, de sucre candi, de citrons confits, avec les MĂ©ditations du rĂ©vĂ©rend pĂšre Croiset et la Fleur des saints reliĂ©es en maroquin. Le bon Gordon vĂ©cut avec l'IngĂ©nu jusqu'Ă sa mort dans la plus intime amitiĂ©; il eut un bĂ©nĂ©fice aussi, et oublia pour jamais la grĂÂące efficace et le concours concomitant. Il prit pour sa devise malheur est bon Ă quelque chose. Combien d'honnĂÂȘtes gens dans le monde ont pu dire malheur n'est bon Ă rien! La Princesse de Babylone I Le vieux BĂ©lus, roi de Babylone, se croyait le premier homme de la terre car tous ses courtisans le lui disaient, et ses historiographes le lui prouvaient. Ce qui pouvait excuser en lui ce ridicule, c'est qu'en effet ses prĂ©dĂ©cesseurs avaient bĂÂąti Babylone plus de trente mille ans avant lui, et qu'il l'avait embellie. On sait que son palais et son parc, situĂ©s Ă quelques parasanges de Babylone, s'Ă©tendaient entre l'Euphrate et le Tigre, qui baignaient ces rivages enchantĂ©s. Sa vaste maison, de trois mille pas de façade, s'Ă©levait jusqu'aux nues. La plate-forme Ă©taient entourĂ©e d'une balustrade de marbre blanc de cinquante pieds de hauteur, qui portait les statues colossales de tous les rois et de tous les grands hommes de l'empire. Cette plate-forme, composĂ©e de deux rangs de briques couvertes d'une Ă©paisse surface de plomb d'une extrĂ©mitĂ© Ă l'autre, Ă©tait chargĂ©e de douze pieds de terre, et sur cette terre on avait Ă©levĂ© des forĂÂȘts d'oliviers, d'orangers, de citronniers, de palmiers, de gĂ©rofliers, de cocotiers, de cannelliers, qui formaient des allĂ©es impĂ©nĂ©trables aux rayons du soleil. Les eaux de l'Euphrate, Ă©levĂ©es par des pompes dans cent colonnes creusĂ©es, venaient dans ces jardins remplir de vastes bassins de marbre, et, retombant ensuite par d'autres canaux, allaient former dans le parc des cascades de six mille pieds de longueur, et cent mille jets d'eau dont la hauteur pouvait Ă peine ĂÂȘtre aperçue elles retournaient ensuite dans l'Euphrate, dont elles Ă©taient parties. Les jardins de SĂ©miramis, qui Ă©tonnĂšrent l'Asie plusieurs siĂšcles aprĂšs, n'Ă©taient qu'une faible imitation de ces antiques merveilles car, du temps de SĂ©miramis, tout commençait Ă dĂ©gĂ©nĂ©rer chez les hommes et chez les femmes. Mais ce qu'il y avait de plus admirable Ă Babylone, ce qui Ă©clipsait tout le reste, Ă©tait la fille unique du roi, nommĂ©e Formosante. Ce fut d'aprĂšs ses portraits et ses statues que dans la suite des siĂšcles PraxitĂšle sculpta son Aphrodite, et celle qu'on nomma la VĂ©nus aux belles fesses. Quelle diffĂ©rence, ĂÂŽ ciel! de l'original aux copies! Aussi BĂ©lus Ă©tait plus fier de sa fille que de son royaume. Elle avait dix-huit ans il lui fallait un Ă©poux digne d'elle; mais oĂÂč le trouver? Un ancien oracle avait ordonnĂ© que Formosante ne pourrait appartenir qu'Ă celui qui tendrait l'arc de Nembrod. Ce Nembrod, le fort chasseur devant le Seigneur, avait laissĂ© un arc de sept pieds babyloniques de haut, d'un bois d'Ă©bĂšne plus dur que le fer du mont Caucase qu'on travaille dans les forges de Derbent; et nul mortel, depuis Nembrod, n'avait pu bander cet arc merveilleux. Il Ă©tait dit encore que le bras qui aurait tendu cet arc tuerait le lion le plus terrible et le plus dangereux qui serait lĂÂąchĂ© dans le cirque de Babylone. Ce n'Ă©tait pas tout le bandeur de l'arc, le vainqueur du lion devait terrasser tous ses rivaux; mais il devait surtout avoir beaucoup d'esprit, ĂÂȘtre le plus magnifique des hommes, le plus vertueux, et possĂ©der la chose la plus rare qui fĂ»t dans l'univers entier. Il se prĂ©senta trois rois qui osĂšrent disputer Formosante le pharaon d'Egypte, le shac des Indes, et le grand kan des Scythes. BĂ©lus assigna le jour, et le lieu du combat Ă l'extrĂ©mitĂ© de son parc, dans le vaste espace bordĂ© par les eaux de l'Euphrate et du Tigre rĂ©unies. On dressa autour de la lice un amphithĂ©ĂÂątre de marbre qui pouvait contenir cinq cent mille spectateurs. Vis-Ă -vis l'amphithĂ©ĂÂątre Ă©tait le trĂÂŽne du roi, qui devait paraĂtre avec Formosante, accompagnĂ©e de toute la cour; et Ă droite et Ă gauche, entre le trĂÂŽne et l'amphithĂ©ĂÂątre, Ă©taient d'autres trĂÂŽnes et d'autres siĂšges pour les trois rois et pour tous les autres souverains qui seraient curieux de venir voir cette auguste cĂ©rĂ©monie. Le roi d'Egypte arriva le premier, montĂ© sur le boeuf Apis, et tenant en main le sistre d'Isis. Il Ă©tait suivi de deux mille prĂÂȘtres vĂÂȘtus de robes de lin plus blanches que la neige, de deux mille eunuques, de deux mille magiciens, et de deux mille guerriers. Le roi des Indes arriva bientĂÂŽt aprĂšs dans un char traĂnĂ© par douze Ă©lĂ©phants. Il avait une suite encore plus nombreuse et plus brillante que le pharaon d'Egypte. Le dernier qui parut Ă©tait le roi des Scythes. Il n'avait auprĂšs de lui que des guerriers choisis, armĂ©s d'arcs et de flĂšches. Sa monture Ă©tait un tigre superbe qu'il avait domptĂ©, et qui Ă©tait aussi haut que les plus beaux chevaux de Perse. La taille de ce monarque, imposante et majestueuse, effaçait celle de ses rivaux; ses bras nus, aussi nerveux que blancs, semblaient dĂ©jĂ tendre l'arc de Nembrod. Les trois princes se prosternĂšrent d'abord devant BĂ©lus et Formosante. Le roi d'Egypte offrit Ă la princesse les deux plus beaux crocodiles du Nil, deux hippopotames, deux zĂšbres, deux rats d'Egypte, et deux momies, avec les livres du grand HermĂšs, qu'il croyait ĂÂȘtre ce qu'il y avait de plus rare sur la terre. Le roi des Indes lui offrit cent Ă©lĂ©phants qui portaient chacun une tour de bois dorĂ©, et mit Ă ses pieds le Veidam, Ă©crit de la main de Xaca lui-mĂÂȘme. Le roi des Scythes, qui ne savait ni lire ni Ă©crire, prĂ©senta cent chevaux de bataille couverts de housses de peaux de renards noirs. La princesse baissa les yeux devant ses amants, et s'inclina avec des grĂÂąces aussi modestes que nobles. BĂ©lus fit conduire ces monarques sur les trĂÂŽnes qui leur Ă©taient prĂ©parĂ©s. "Que n'ai-je trois filles! leur dit-il, je rendrais aujourd'hui six personnes heureuses." Ensuite il fit tirer au sort Ă qui essayerait le premier l'arc de Nembrod. On mit dans un casque d'or les noms des trois prĂ©tendants. Celui du roi d'Egypte sortit le premier; ensuite parut le nom du roi des Indes. Le roi scythe, en regardant l'arc et ses rivaux, ne se plaignit point d'ĂÂȘtre le troisiĂšme. Tandis qu'on prĂ©parait ces brillantes Ă©preuves, vingt mille pages et vingt mille jeunes filles distribuaient sans confusion des rafraĂchissements aux spectateurs entre les rangs des siĂšges. Tout le monde avouait que les dieux n'avaient Ă©tabli les rois que pour donner tous les jours des fĂÂȘtes, pourvu qu'elles fussent diversifiĂ©es; que la vie est trop courte pour en user autrement; que les procĂšs, les intrigues, la guerre, les disputes des prĂÂȘtres, qui consument la vie humaine, sont des choses absurdes et horribles; que l'homme n'est nĂ© que pour la joie; qu'il n'aimerait pas les plaisirs passionnĂ©ment et continuellement s'il n'Ă©tait pas formĂ© pour eux; que l'essence de la nature humaine est de se rĂ©jouir, et que tout le reste est folie. Cette excellente morale n'a jamais Ă©tĂ© dĂ©mentie que par les faits. Comme on allait commencer ces essais, qui devaient dĂ©cider de la destinĂ©e de Formosante, un jeune inconnu montĂ© sur une licorne, accompagnĂ© de son valet montĂ© de mĂÂȘme, et portant sur le poing un gros oiseau, se prĂ©sente Ă la barriĂšre. Les gardes furent surpris de voir en cet Ă©quipage une figure qui avait l'air de la divinitĂ©. C'Ă©tait, comme on a dit depuis, le visage d'Adonis sur le corps d'Hercule; c'Ă©tait la majestĂ© avec les grĂÂąces. Ses sourcils noirs et ses longs cheveux blonds, mĂ©lange de beautĂ© inconnu Ă Babylone, charmĂšrent l'assemblĂ©e tout l'amphithĂ©ĂÂątre se leva pour le mieux regarder; toutes les femmes de la cour fixĂšrent sur lui des regards Ă©tonnĂ©s. Formosante elle-mĂÂȘme, qui baissait toujours les yeux, les releva et rougit; les trois rois pĂÂąlirent; tous les spectateurs, en comparant Formosante avec l'inconnu, s'Ă©criaient "Il n'y a dans le monde que ce jeune homme qui soit aussi beau que la princesse." Les huissiers, saisis d'Ă©tonnement, lui demandĂšrent s'il Ă©tait roi. L'Ă©tranger rĂ©pondit qu'il n'avait pas cet honneur, mais qu'il Ă©tait venu de fort loin par curiositĂ© pour voir s'il y avait des rois qui fussent dignes de Formosante. On l'introduisit dans le premier rang de l'amphithĂ©ĂÂątre, lui, son valet, ses deux licornes, et son oiseau. Il salua profondĂ©ment BĂ©lus, sa fille, les trois rois, et toute l'assemblĂ©e. Puis il prit place en rougissant. Ses deux licornes se couchĂšrent Ă ses pieds, son oiseau se percha sur son Ă©paule, et son valet, qui portait un petit sac, se mit Ă cĂÂŽtĂ© de lui. Les Ă©preuves commencĂšrent. On tira de son Ă©tui d'or l'arc de Nembrod. Le grand maĂtre des cĂ©rĂ©monies, suivi de cinquante pages et prĂ©cĂ©dĂ© de vingt trompettes, le prĂ©senta au roi d'Egypte, qui le fit bĂ©nir par ses prĂÂȘtres; et, l'ayant posĂ© sur la tĂÂȘte du boeuf Apis, il ne douta pas de remporter cette premiĂšre victoire. Il descend au milieu de l'arĂšne, il essaie, il Ă©puise ses forces, il fait des contorsions qui excitent le rire de l'amphithĂ©ĂÂątre, et qui font mĂÂȘme sourire Formosante. Son grand aumĂÂŽnier s'approcha de lui "Que Votre MajestĂ©, lui dit-il, renonce Ă ce vain honneur, qui n'est que celui des muscles et des nerfs; vous triompherez dans tout le reste. Vous vaincrez le lion, puisque vous avez le sabre d'Osiris. La princesse de Babylone doit appartenir au prince qui a le plus d'esprit, et vous avez devinĂ© des Ă©nigmes. Elle doit Ă©pouser le plus vertueux, vous l'ĂÂȘtes, puisque vous avez Ă©tĂ© Ă©levĂ© par les prĂÂȘtres d'Egypte. Le plus gĂ©nĂ©reux doit l'emporter, et vous avez donnĂ© les deux plus beaux crocodiles et les deux plus beaux rats qui soient dans le Delta. Vous possĂ©dez le boeuf Apis et les livres d'HermĂšs, qui sont la chose la plus rare de l'univers. Personne ne peut vous disputer Formosante. - Vous avez raison, dit le roi d'Egypte", et il se remit sur son trĂÂŽne. On alla mettre l'arc entre les mains du roi des Indes. Il en eut des ampoules pour quinze jours, et se consola en prĂ©sumant que le roi des Scythes ne serait pas plus heureux que lui. Le Scythe mania l'arc Ă son tour. Il joignait l'adresse Ă la force l'arc parut prendre quelque Ă©lasticitĂ© entre ses mains; il le fit un peu plier, mais jamais il ne put venir Ă bout de le tendre. L'amphithĂ©ĂÂątre, Ă qui la bonne mine de ce prince inspirait des inclinations favorables, gĂ©mit de son peu de succĂšs, et jugea que la belle princesse ne serait jamais mariĂ©e. Alors le jeune inconnu descendit d'un saut dans l'arĂšne, et, s'adressant au roi des Scythes "Que Votre MajestĂ©, lui dit-il, ne s'Ă©tonne point de n'avoir pas entiĂšrement rĂ©ussi. Ces arcs d'Ă©bĂšne se font dans mon pays; il n'y a qu'un certain tour Ă donner. Vous avez beaucoup plus de mĂ©rite Ă l'avoir fait plier que je n'en peux avoir Ă le tendre." AussitĂÂŽt il prit une flĂšche, l'ajusta sur la corde, tendit l'arc de Membrod, et fit voler la flĂšche bien au-delĂ des barriĂšres. Un million de mains applaudit Ă ce prodige. Babylone retentit d'acclamations, et toutes les femmes disaient "Quel bonheur qu'un si beau garçon ait tant de force!" Il tira ensuite de sa poche une petite lame d'ivoire, Ă©crivit sur cette lame avec une aiguille d'or, attacha la tablette d'ivoire Ă l'arc, et prĂ©senta le tout Ă la princesse avec une grĂÂące qui ravissait tous les assistants. Puis il alla modestement se remettre Ă sa place entre son oiseau et son valet. Babylone entiĂšre Ă©tait dans la surprise; les trois rois Ă©taient confondus, et l'inconnu ne paraissait pas s'en apercevoir. Formosante fut encore plus Ă©tonnĂ©e en lisant sur la tablette d'ivoire attachĂ©e Ă l'arc ces petits vers en beau langage chaldĂ©en L'arc de Nembrod est celui de la guerre; L'arc de l'amour est celui du bonheur; Vous le portez. Par vous ce dieu vainqueur Est devenu le maĂtre de la terre. Trois rois puissants, trois rivaux aujourd'hui, Osent prĂ©tendre Ă l'honneur de vous plaire. Je ne sais pas qui votre coeur prĂ©fĂšre, Mais l'univers sera jaloux de lui. Ce petit madrigal ne fĂÂącha point la princesse. Il fut critiquĂ© par quelques seigneurs de la vieille cour, qui dirent qu'autrefois dans le bon temps on aurait comparĂ© BĂ©lus au soleil, et Formosante Ă la lune, son cou Ă une tour, et sa gorge Ă un boisseau de froment. Ils dirent que l'Ă©tranger n'avait point d'imagination, et qu'il s'Ă©cartait des rĂšgles de la vĂ©ritable poĂ©sie; mais toutes les dames trouvĂšrent les vers fort galants. Elles s'Ă©merveillĂšrent qu'un homme qui bandait si bien un arc eĂ»t tant d'esprit. La dame d'honneur de la princesse lui dit "Madame, voilĂ bien des talents en pure perte. De quoi servira Ă ce jeune homme son esprit et l'arc de BĂ©lus? - A le faire admirer, rĂ©pondit Formosante. - Ah! dit la dame d'honneur entre ses dents, encore un madrigal, et il pourrait bien ĂÂȘtre aimĂ©." Cependant BĂ©lus, ayant consultĂ© ses mages, dĂ©clara qu'aucun des trois rois n'ayant pu bander l'arc de Nembrod, il n'en fallait pas moins marier sa fille, et qu'elle appartiendrait Ă celui qui viendrait Ă bout d'abattre le grand lion qu'on nourrissait exprĂšs dans sa mĂ©nagerie. Le roi d'Egypte, qui avait Ă©tĂ© Ă©levĂ© dans toute la sagesse de son pays, trouva qu'il Ă©tait fort ridicule d'exposer un roi aux bĂÂȘtes pour le marier. Il avouait que la possession de Formosante Ă©tait d'un grand prix; mais il prĂ©tendait que, si le lion l'Ă©tranglait, il ne pourrait jamais Ă©pouser cette belle Babylonienne. Le roi des Indes entra dans les sentiments de l'Egyptien; tous deux conclurent que le roi de Babylone se moquait d'eux; qu'il fallait faire venir des armĂ©es pour le punir; qu'ils avaient assez de sujets qui se tiendraient fort honorĂ©s de mourir au service de leurs maĂtres, sans qu'il en coĂ»tĂÂąt un cheveu Ă leurs tĂÂȘtes sacrĂ©es; qu'ils dĂ©trĂÂŽneraient aisĂ©ment le roi de Babylone, et qu'ensuite ils tireraient au sort la belle Formosante. Cet accord Ă©tant fait, les deux rois dĂ©pĂÂȘchĂšrent chacun dans leur pays un ordre exprĂšs d'assembler une armĂ©e de trois cent mille hommes pour enlever Formosante. Cependant le roi des Scythes descendit seul dans l'arĂšne, le cimeterre Ă la main. Il n'Ă©tait pas Ă©perdument Ă©pris des charmes de Formosante; la gloire avait Ă©tĂ© jusque-lĂ sa seule passion; elle l'avait conduit Ă Babylone. Il voulait faire voir que si les rois de l'Inde et de l'Egypte Ă©taient assez prudents pour ne se pas compromettre avec des lions, il Ă©tait assez courageux pour ne pas dĂ©daigner ce combat, et qu'il rĂ©parerait l'honneur du diadĂšme. Sa rare valeur ne lui permit pas seulement de se servir du secours de son tigre. Il s'avance seul, lĂ©gĂšrement armĂ©, couvert d'un casque d'acier garni d'or, ombragĂ© de trois queues de cheval blanches comme la neige. On lĂÂąche contre lui le plus Ă©norme lion qui ait jamais Ă©tĂ© nourri dans les montagnes de l'Anti-Liban. Ses terribles griffes semblaient capables de dĂ©chirer les trois rois Ă la fois, et sa vaste gueule de les dĂ©vorer. Ses affreux rugissements faisaient retentir l'amphithĂ©ĂÂątre. Les deux fiers champions se prĂ©cipitent l'un contre l'autre d'une course rapide. Le courageux Scythe enfonce son Ă©pĂ©e dans le gosier du lion, mais la pointe, rencontrant une de ces Ă©paisses dents que rien ne peut percer, se brise en Ă©clats, et le monstre des forĂÂȘts, furieux de sa blessure, imprimait dĂ©jĂ ses ongles sanglants dans les flancs du monarque. Le jeune inconnu, touchĂ© du pĂ©ril d'un si brave prince, se jette dans l'arĂšne plus prompt qu'un Ă©clair; il coupe la tĂÂȘte du lion avec la mĂÂȘme dextĂ©ritĂ© qu'on a vu depuis dans nos carrousels de jeunes chevaliers adroits enlever des tĂÂȘtes de maures ou des bagues. Puis, tirant une petite boĂte, il la prĂ©sente au roi scythe, en lui disant "Votre MajestĂ© trouvera dans cette petite boĂte le vĂ©ritable dictame qui croĂt dans mon pays. Vos glorieuses blessures seront guĂ©ries en un moment. Le hasard seul vous a empĂÂȘchĂ© de triompher du lion; votre valeur n'en est pas moins admirable." Le roi scythe, plus sensible Ă la reconnaissance qu'Ă la jalousie, remercia son libĂ©rateur, et, aprĂšs l'avoir tendrement embrassĂ©, rentra dans son quartier pour appliquer le dictame sur ses blessures. L'inconnu donna la tĂÂȘte du lion Ă son valet; celui-ci, aprĂšs l'avoir lavĂ©e Ă la grande fontaine qui Ă©tait au-dessous de l'amphithĂ©ĂÂątre, et en avoir fait Ă©coule tout le sang, tira un fer de son petit sac, arracha les quarante dents du lion, et mit Ă leur place quarante diamants d'une Ă©gale grosseur. Son maĂtre, avec sa modestie ordinaire, se remit Ă sa place; il donna la tĂÂȘte du lion Ă son oiseau "Bel oiseau, dit-il, allez porter aux pieds de Formosante ce faible hommage." L'oiseau part, tenant dans une de ses serres le terrible trophĂ©e; il le prĂ©sente Ă la princesse en baissant humblement le cou, et en s'aplatissant devant elle. Les quarante brillants Ă©blouirent tous les yeux. On ne connaissait pas encore cette magnificence dans la superbe Babylone l'Ă©meraude, la topaze, le saphir et le pyrope Ă©taient regardĂ©s encore comme les plus prĂ©cieux ornements. BĂ©lus et toute la cour Ă©taient saisis d'admiration. L'oiseau qui offrait ce prĂ©sent les surprit encore davantage. Il Ă©tait de la taille d'un aigle, mais ses yeux Ă©taient aussi doux et aussi tendres que ceux de l'aigle sont fiers et menaçants. Son bec Ă©tait couleur de rose, et semblait tenir quelque chose de la belle bouche de Formosante. Son cou rassemblait toutes les couleurs de l'iris, mais plus vives et plus brillantes. L'or en mille nuances Ă©clatait sur son plumage. Ses pieds paraissaient un mĂ©lange d'argent et de pourpre; et la queue des beaux oiseaux qu'on attela depuis au char de Junon n'approchait pas de la sienne. L'attention, la curiositĂ©, l'Ă©tonnement, l'extase de toute la cour se partageaient entre les quarante diamants et l'oiseau. Il s'Ă©tait perchĂ© sur la balustrade, entre BĂ©lus et sa fille Formosante; elle le flattait, le caressait, le baisait. Il semblait recevoir ses caresses avec un plaisir mĂÂȘlĂ© de respect. Quand la princesse lui donnait des baisers, il les rendait, et la regardait ensuite avec des yeux attendris. Il recevait d'elle des biscuits et des pistaches, qu'il prenait de sa patte purpurine et argentĂ©e, et qu'il portait Ă son bec avec des grĂÂąces inexprimables. BĂ©lus, qui avait considĂ©rĂ© les diamants avec attention, jugeait qu'une de ses provinces pouvait Ă peine payer un prĂ©sent si riche. Il ordonna qu'on prĂ©parĂÂąt pour l'inconnu des dons encore plus magnifiques que ceux qui Ă©taient destinĂ©s aux trois monarques. "Ce jeune homme, disait-il, est sans doute le fils du roi de la Chine, ou de cette partie du monde qu'on nomme Europe, dont j'ai entendu parler, ou de l'Afrique, qui est, dit-on, voisine du royaume d'Egypte." Il envoya sur-le-champ son grand Ă©cuyer complimenter l'inconnu, et lui demander s'il Ă©tait souverain ou fils du souverain d'un de ces empires, et pourquoi, possĂ©dant de si Ă©tonnants trĂ©sors, il Ă©tait venu avec un valet et un petit sac. Tandis que le grand Ă©cuyer avançait vers l'amphithĂ©ĂÂątre pour s'acquitter de sa commission, arriva un autre valet sur une licorne. Ce valet, adressant la parole au jeune homme, lui dit "Ormar, votre pĂšre touche Ă l'extrĂ©mitĂ© de sa vie, et je suis venu vous en avertir." L'inconnu leva les yeux au ciel, versa des larmes, et ne rĂ©pondit que par ce mot "Partons." Le grand Ă©cuyer, aprĂšs avoir fait les compliments de BĂ©lus au vainqueur du lion, au donneur des quarante diamants, au maĂtre du bel oiseau, demanda au valet de quel royaume Ă©tait souverain le pĂšre de ce jeune hĂ©ros. Le valet rĂ©pondit "Son pĂšre est un vieux berger qui est fort aimĂ© dans le canton." Pendant ce court entretien l'inconnu Ă©tait dĂ©jĂ montĂ© sur sa licorne. Il dit au grand Ă©cuyer "Seigneur, daignez me mettre aux pieds de BĂ©lus et de sa fille. J'ose la supplier d'avoir grand soin de l'oiseau que je lui laisse; il est unique comme elle." En achevant ces mots, il partit comme un Ă©clair; les deux valets le suivirent, et on les perdit de vue. Formosante ne put s'empĂÂȘcher de jeter un grand cri. L'oiseau, se retournant vers l'amphithĂ©ĂÂątre oĂÂč son maĂtre avait Ă©tĂ© assis, parut trĂšs affligĂ© de ne le plus voir. Puis regardant fixement la princesse, et frottant doucement sa belle main de son bec; il sembla se vouer Ă son service. BĂ©lus, plus Ă©tonnĂ© que jamais, apprenant que ce jeune homme si extraordinaire Ă©tait le fils d'un berger, ne put le croire. Il fit courir aprĂšs lui; mais bientĂÂŽt on lui rapporta que les licornes sur lesquelles ces trois hommes couraient ne pouvaient ĂÂȘtre atteintes, et qu'au galop dont elles allaient elles devaient faire cent lieues par jour. II Tout le monde raisonnait sur cette aventure Ă©trange, et s'Ă©puisait en vaines conjectures. Comment le fils d'un berger peut-il donner quarante gros diamants? Pourquoi est-il montĂ© sur une licorne? On s'y perdait; et Formosante, en caressant son oiseau, Ă©tait plongĂ©e dans une rĂÂȘverie profonde. La princesse AldĂ©e, sa cousine issue de germaine, trĂšs bien faite, et presque aussi belle que Formosante, lui dit "Ma cousine, je ne sais pas si ce jeune demi-dieu est le fils d'un berger; mais il me semble qu'il a rempli toutes les conditions attachĂ©es Ă votre mariage. Il a bandĂ© l'arc de Nembrod, il a vaincu le lion, il a beaucoup d'esprit puisqu'il a fait pour vous un assez joli impromptu. AprĂšs les quarante Ă©normes diamants qu'il vous a donnĂ©s, vous ne pouvez nier qu'il ne soit le plus gĂ©nĂ©reux des hommes. Il possĂ©dait dans son oiseau ce qu'il y a de plus rare sur la terre. Sa vertu n'a point d'Ă©gale, puisque, pouvant demeurer auprĂšs de vous, il est parti sans dĂ©libĂ©rer dĂšs qu'il a su que son pĂšre Ă©tait malade. L'oracle est accompli dans tous ses points, exceptĂ© dans celui qui exige qu'il terrasse ses rivaux; mais il fait plus, il a sauvĂ© la vie du seul concurrent qu'il pouvait craindre; et, quand il s'agira de battre les deux autres, je crois que vous ne doutez pas qu'il n'en vienne Ă bout aisĂ©ment. - Tout ce que vous dites est bien vrai, rĂ©pondit Formosante; mais est-il possible que le plus grand des hommes, et peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme le plus aimable, soit le fils d'un berger?" La dame d'honneur, se mĂÂȘlant de la conversation, dit que trĂšs souvent ce mot de berger Ă©tait appliquĂ© aux rois; qu'on les appelait bergers, parce qu'ils tondent de fort prĂšs leur troupeau; que c'Ă©tait sans doute une mauvaise plaisanterie de son valet; que ce jeune hĂ©ros n'Ă©tait venu si mal accompagnĂ© que pour faire voir combien son seul mĂ©rite Ă©tait au-dessus du faste des rois, et pour ne devoir Formosante qu'Ă lui-mĂÂȘme. La princesse ne rĂ©pondit qu'en donnant Ă son oiseau mille tendres baisers. On prĂ©parait cependant un grand festin pour les trois rois et pour tous les princes qui Ă©taient venus Ă la fĂÂȘte. La fille et la niĂšce du roi devaient en faire les honneurs. On portait chez les rois des prĂ©sents dignes de la magnificence de Babylone. BĂ©lus, en attendant qu'on servĂt, assembla son conseil sur le mariage de la belle Formosante, et voici comme il parla en grand politique "Je suis vieux, je ne sais plus que faire, ni Ă qui donner ma fille. Celui qui la mĂ©ritait n'est qu'un vil berger, le roi des Indes et celui d'Egypte sont des poltrons; le roi des Scythes me conviendrait assez, mais il n'a rempli aucune des conditions imposĂ©es. Je vais encore consulter l'oracle. En attendant, dĂ©libĂ©rez, et nous conclurons suivant ce que l'oracle aura dit car un roi ne doit se conduire que par l'ordre exprĂšs des dieux immortels." Alors il va dans sa chapelle; l'oracle lui rĂ©pond en peu de mots, suivant sa coutume "Ta fille ne sera mariĂ©e que quand elle aura couru le monde." BĂ©lus, Ă©tonnĂ©, revient au conseil, et rapporte cette rĂ©ponse. Tous les ministres avaient un profond respect pour les oracles; tous convenaient ou feignaient de convenir qu'ils Ă©taient le fondement de la religion; que la raison doit se taire devant eux; que c'est par eux que les rois rĂšgnent sur les peuples, et les mages sur les rois; que sans les oracles il n'y aurait ni vertu ni repos sur la terre. Enfin, aprĂšs avoir tĂ©moignĂ© la plus profonde vĂ©nĂ©ration pour eux, presque tous conclurent que celui-ci Ă©tait impertinent, qu'il ne fallait pas lui obĂ©ir; que rien n'Ă©tait plus indĂ©cent pour une fille, et surtout pour celle du grand roi de Babylone, que d'aller courir sans savoir oĂÂč; que c'Ă©tait le vrai moyen de n'ĂÂȘtre point mariĂ©e, ou de faire un mariage clandestin, honteux et ridicule; qu'en un mot cet oracle n'avait pas le sens commun. Le plus jeune des ministres, nommĂ© Onadase, qui avait plus d'esprit qu'eux, dit que l'oracle entendait sans doute quelque pĂšlerinage de dĂ©votion, et qu'il s'offrait Ă ĂÂȘtre le conducteur de la princesse. Le conseil revint Ă son avis, mais chacun voulut servir d'Ă©cuyer. Le roi dĂ©cida que la princesse pourrait aller Ă trois cents parasanges sur le chemin de l'Arabie, Ă un temple dont le saint avait la rĂ©putation de procurer d'heureux mariages aux filles, et que ce serait le doyen du conseil qui l'accompagnerait. AprĂšs cette dĂ©cision on alla souper. III Au milieu des jardins, entre deux cascades, s'Ă©levait un salon ovale de trois cents pieds de diamĂštre, dont la voĂ»te d'azur semĂ©e d'Ă©toiles d'or reprĂ©sentait toutes les constellations avec les planĂštes, chacune Ă leur vĂ©ritable place, et cette voĂ»te tournait, ainsi que le ciel, par des machines aussi invisibles que le sont celles qui dirigent les mouvements cĂ©lestes. Cent mille flambeaux enfermĂ©s dans des cylindres de cristal de roche Ă©clairaient les dehors et l'intĂ©rieur de la salle Ă manger. Un buffet en gradins portait vingt mille vases ou plats d'or; et vis-Ă -vis le buffet d'autres gradins Ă©taient remplis de musiciens. Deux autres amphithĂ©ĂÂątres Ă©taient chargĂ©s, l'un, des fruits de toutes les saisons; l'autre, d'amphores de cristal oĂÂč brillaient tous les vins de la terre. Les convives prirent leurs places autour d'une table de compartiments qui figuraient des fleurs et des fruits, tous en pierres prĂ©cieuses. La belle Formosante fut placĂ©e entre le roi des Indes et celui d'Egypte. La belle AldĂ©e auprĂšs du roi des Scythes. Il y avait une trentaine de princes, et chacun d'eux Ă©tait Ă cĂÂŽtĂ© d'une des plus belles dames du palais. Le roi de Babylone au milieu, vis-Ă -vis de sa fille, paraissait partagĂ© entre le chagrin de n'avoir pu la marier et le plaisir de la garder encore. Formosante lui demanda la permission de mettre son oiseau sur la table Ă cĂÂŽtĂ© d'elle. Le roi le trouva trĂšs bon. La musique, qui se fit entendre, donna une pleine libertĂ© Ă chaque prince d'entretenir sa voisine. Le festin parut aussi agrĂ©able que magnifique. On avait servi devant Formosante un ragoĂ»t que le roi son pĂšre aimait beaucoup. La princesse dit qu'il fallait le porter devant Sa MajestĂ©; aussitĂÂŽt l'oiseau se saisit du plat avec une dextĂ©ritĂ© merveilleuse et va le prĂ©senter au roi. Jamais on ne fut plus Ă©tonnĂ© Ă souper. BĂ©lus lui fit autant de caresses que sa fille. L'oiseau reprit ensuite son vol pour retourner auprĂšs d'elle. Il dĂ©ployait en volant une si belle queue, ses ailes Ă©tendues Ă©talaient tant de brillantes couleurs, l'or de son plumage jetait un Ă©clat si Ă©blouissant, que tous les yeux ne regardaient que lui. Tous les concertants cessĂšrent leur musique et demeurĂšrent immobiles. Personne ne mangeait, personne ne parlait, on n'entendait qu'un murmure d'admiration. La princesse de Babylone le baisa pendant tout le souper, sans songer seulement s'il y avait des rois dans le monde. Ceux des Indes et d'Egypte sentirent redoubler leur dĂ©pit et leur indignation, et chacun d'eux se promit bien de hĂÂąter la marche de ses trois cent mille hommes pour se venger. Pour le roi des Scythes, il Ă©tait occupĂ© Ă entretenir la belle AldĂ©e son coeur altier, mĂ©prisant sans dĂ©pit les inattentions de Formosante, avait conçu pour elle plus d'indiffĂ©rence que de colĂšre. "Elle est belle, disait-il, je l'avoue; mais elle me paraĂt de ces femmes qui ne sont occupĂ©es que de leur beautĂ©, et qui pensent que le genre humain doit leur ĂÂȘtre bien obligĂ© quand elles daignent se laisser voir en public. On n'adore point des idoles dans mon pays. J'aimerais mieux une laideron complaisante et attentive que cette belle statue. Vous avez, madame, autant de charmes qu'elle, et vous daignez au moins faire conversation avec les Ă©trangers. Je vous avoue, avec la franchise d'un Scythe, que je vous donne la prĂ©fĂ©rence sur votre cousine." Il se trompait pourtant sur le caractĂšre de Formosante elle n'Ă©tait pas si dĂ©daigneuse qu'elle le paraissait; mais son compliment fut trĂšs bien reçu de la princesse AldĂ©e. Leur entretien devint fort intĂ©ressant ils Ă©taient trĂšs contents, et dĂ©jĂ sĂ»rs l'un de l'autre avant qu'on sortĂt de table. AprĂšs le souper, on alla se promener dans les bosquets. Le roi des Scythes et AldĂ©e ne manquĂšrent pas de chercher un cabinet solitaire. AldĂ©e, qui Ă©tait la franchise mĂÂȘme, parla ainsi Ă ce prince "Je ne hais point ma cousine, quoiqu'elle soit plus belle que moi, et qu'elle soit destinĂ©e au trĂÂŽne de Babylone l'honneur de vous plaire me tient lieu d'attraits. Je prĂ©fĂšre la Scythie avec vous Ă la couronne de Babylone sans vous; mais cette couronne m'appartient de droit, s'il y a des droits dans le monde car je suis de la branche aĂnĂ©e de Nembrod; et Formosante n'est que de la cadette. Son grand-pĂšre dĂ©trĂÂŽna le mien, et le fit mourir. - Telle est donc la force du sang dans la maison de Babylone! dit le Scythe. Comment s'appelait votre grand-pĂšre? - Il se nommait AldĂ©e, comme moi. Mon pĂšre avait le mĂÂȘme nom il fut relĂ©guĂ© au fond de l'empire avec ma mĂšre; et BĂ©lus, aprĂšs leur mort, ne craignant rien de moi, voulut bien m'Ă©lever auprĂšs de sa fille; mais il a dĂ©cidĂ© que je ne serais jamais mariĂ©e. - Je veux venger votre pĂšre, et votre grand-pĂšre, et vous, dit le roi des Scythes. Je vous rĂ©ponds que vous serez mariĂ©e; je vous enlĂšverai aprĂšs-demain de grand matin, car il faut dĂner demain avec le roi de Babylone, et je reviendrai soutenir vos droits avec une armĂ©e de trois cent mille hommes. - Je le veux bien", dit la belle AldĂ©e; et, aprĂšs s'ĂÂȘtre donnĂ© leur parole d'honneur, ils se sĂ©parĂšrent. Il y avait longtemps que l'incomparable Formosante s'Ă©tait allĂ©e coucher. Elle avait fait placer Ă cĂÂŽtĂ© de son lit un petit oranger dans une caisse d'argent pour y faire reposer son oiseau. Ses rideaux Ă©taient fermĂ©s; mais elle n'avait nulle envie de dormir. Son coeur et son imagination Ă©taient trop Ă©veillĂ©s. Le charmant inconnu Ă©tait devant ses yeux; elle le voyait tirant une flĂšche avec l'arc de Nembrod; elle le contemplait coupant la tĂÂȘte du lion; elle rĂ©citait son madrigal; enfin elle le voyait s'Ă©chapper de la foule, montĂ© sur sa licorne; alors elle Ă©clatait en sanglots; elle s'Ă©criait avec larmes "Je ne le reverrai donc plus; il ne reviendra pas. - Il reviendra, madame, lui rĂ©pondit l'oiseau du haut de son oranger; peut-on vous avoir vue, et ne pas vous revoir? - O ciel! ĂÂŽ puissances Ă©ternelles! mon oiseau parle le pur chaldĂ©en!" En disant ces mots, elle tire ses rideaux, lui tend les bras; se met Ă genoux sur son lit "Etes-vous un dieu descendu sur la terre? ĂÂȘtes-vous le grand Orosmade cachĂ© sous ce beau plumage? Si vous ĂÂȘtes un dieu, rendez-moi ce beau jeune homme. - Je ne suis qu'une volatile, rĂ©pliqua l'autre; mais je naquis dans le temps que toutes les bĂÂȘtes parlaient encore, et que les oiseaux, les serpents, les ĂÂąnesses, les chevaux, et les griffons s'entretenaient familiĂšrement avec les hommes. Je n'ai pas voulu parler devant le monde, de peur que vos dames d'honneur ne me prissent pour un sorcier je ne veux me dĂ©couvrir qu'Ă vous." Formosante, interdite, Ă©garĂ©e, enivrĂ©e de tant de merveilles, agitĂ©e de l'empressement de faire cent questions Ă la fois, lui demanda d'abord quel ĂÂąge il avait. "Vingt-sept mille neuf cents ans et six mois, madame; je suis de l'ĂÂąge de la petite rĂ©volution du ciel que vos mages appellent la prĂ©cession des Ă©quinoxes et qui s'accomplit en prĂšs de vingt-huit mille de vos annĂ©es. Il y a des rĂ©volutions infiniment plus longues aussi nous avons des ĂÂȘtres beaucoup plus vieux que moi. Il y a vingt-deux mille ans que j'appris le chaldĂ©en dans un de mes voyages. J'ai toujours conservĂ© beaucoup de goĂ»t pour la langue chaldĂ©enne; mais les autres animaux mes confrĂšres ont renoncĂ© Ă parler dans vos climats. - Et pourquoi cela, mon divin oiseau? - HĂ©las! c'est parce que les hommes ont pris enfin l'habitude de nous manger, au lieu de converser et de s'instruire avec nous. Les barbares! ne devaient-ils pas ĂÂȘtre convaincus qu'ayant les mĂÂȘmes organes qu'eux, les mĂÂȘmes sentiments, les mĂÂȘmes besoins, les mĂÂȘmes dĂ©sirs, nous avions ce qui s'appelle une ĂÂąme tout comme eux; que nous Ă©tions leurs frĂšres, et qu'il ne fallait cuire et manger que les mĂ©chants? Nous sommes tellement vos frĂšres que le grand Etre, l'Etre Ă©ternel et formateur, ayant fait un pacte avec les hommes, nous comprit expressĂ©ment dans le traitĂ©. Il vous dĂ©fendit de vous nourrir de notre sang, et Ă nous, de sucer le vĂÂŽtre. "Les fables de votre ancien Locman, traduites en tant de langues, seront un tĂ©moignage Ă©ternellement subsistant de l'heureux commerce que vous avez eu autrefois avec nous. Elles commencent toutes par ces mots Du temps que les bĂÂȘtes parlaient. Il est vrai qu'il y a beaucoup de femmes parmi vous qui parlent toujours Ă leurs chiens; mais ils ont rĂ©solu de ne point rĂ©pondre depuis qu'on les a forcĂ©s Ă coups de fouet d'aller Ă la chasse, et d'ĂÂȘtre les complices du meurtre de nos anciens amis communs, les cerfs, les daims, les liĂšvres et les perdrix. Vous avez encore d'anciens poĂšmes dans lesquels les chevaux parlent, et vos cochers leur adressent la parole tous les jours; mais c'est avec tant de grossiĂšretĂ©, et en prononçant des mots si infĂÂąmes, que les chevaux, qui vous aimaient tant autrefois, vous dĂ©testent aujourd'hui. Le pays oĂÂč demeure votre charmant inconnu, le plus parfait des hommes, est demeurĂ© le seul oĂÂč votre espĂšce sache encore aimer la nĂÂŽtre et lui parler; et c'est la seule contrĂ©e de la terre oĂÂč les hommes soient justes. - Et oĂÂč est-il ce pays de mon cher inconnu? quel est le nom de ce hĂ©ros? comment se nomme son empire? car je ne croirai pas plus qu'il est un berger que je ne crois que vous ĂÂȘtes une chauve-souris. - Son pays, madame, est celui des Gangarides, peuple vertueux et invincible qui habite la rive orientale du Gange. Le nom de mon ami est Amazan. Il n'est pas roi, et je ne sais mĂÂȘme s'il voudrait s'abaisser Ă l'ĂÂȘtre; il aime trop ses compatriotes il est berger comme eux. Mais n'allez pas vous imaginer que ces bergers ressemblent aux vĂÂŽtres, qui, couverts Ă peine de lambeaux dĂ©chirĂ©s, gardent des moutons infiniment mieux habillĂ©s qu'eux; qui gĂ©missent sous le fardeau de la pauvretĂ©, et qui payent Ă un exacteur la moitiĂ© des gages chĂ©tifs qu'ils reçoivent de leurs maĂtres. Les bergers gangarides, nĂ©s tous Ă©gaux, sont les maĂtres des troupeaux innombrables qui couvrent leurs prĂ©s Ă©ternellement fleuris. On ne les tue jamais c'est un crime horrible vers le Gange de tuer et de manger son semblable. Leur laine, plus fine et plus brillante que la plus belle soie, est le plus grand commerce de l'Orient. D'ailleurs la terre des Gangarides produit tout ce qui peut flatter les dĂ©sirs de l'homme. Ces gros diamants qu'Amazan a eu l'honneur de vous offrir sont d'une mine qui lui appartient. Cette licorne que vous l'avez vu monter est la monture ordinaire des Gangarides. C'est le plus bel animal, le plus fier, le plus terrible, et le plus doux qui orne la terre. Il suffirait de cent Gangarides et de cent licornes pour dissiper des armĂ©es innombrables. Il y a environ deux siĂšcles qu'un roi des Indes fut assez fou pour vouloir conquĂ©rir cette nation il se prĂ©senta suivi de dix mille Ă©lĂ©phants et d'un million de guerriers. Les licornes percĂšrent les Ă©lĂ©phants; comme j'ai vu sur votre table des mauviettes enfilĂ©es dans des brochettes d'or. Les guerriers tombaient sous le sabre des Gangarides comme les moissons de riz sont coupĂ©es par les mains des peuples de l'Orient. On prit le roi prisonnier avec plus de six cent mille hommes. On le baigna dans les eaux salutaires du Gange; on le mit au rĂ©gime du pays, qui consiste Ă ne se nourrir que de vĂ©gĂ©taux prodiguĂ©s par la nature pour nourrir tout ce qui respire. Les hommes alimentĂ©s de carnage et abreuvĂ©s de liqueurs fortes ont tous un sang aigri et aduste qui les rend fous en cent maniĂšres diffĂ©rentes. Leur principale dĂ©mence est la fureur de verser le sang de leurs frĂšres, et de dĂ©vaster des plaines fertiles pour rĂ©gner sur des cimetiĂšres. On employa six mois entiers Ă guĂ©rir le roi des Indes de sa maladie. Quand les mĂ©decins eurent enfin jugĂ© qu'il avait le pouls plus tranquille et l'esprit plus rassis, ils en donnĂšrent le certificat au conseil des Gangarides. Ce conseil, ayant pris l'avis des licornes, renvoya humainement le roi des Indes, sa sotte cour et ses imbĂ©ciles guerriers dans leur pays. Cette leçon les rendit sages, et, depuis ce temps, les Indiens respectĂšrent les Gangarides, comme les ignorants qui voudraient s'instruire respectent parmi vous les philosophes chaldĂ©ens, qu'ils ne peuvent Ă©galer. - A propos, mon cher oiseau, lui dit la princesse, y a-t-il une religion chez les Gangarides? - S'il y en a une? Madame, nous nous assemblons pour rendre grĂÂąces Ă Dieu, les jours de la pleine lune, les hommes dans un grand temple de cĂšdre, les femmes dans un autre, de peur des distractions; tous les oiseaux dans un bocage, les quadrupĂšdes sur une belle pelouse. Nous remercions Dieu de tous les biens qu'il nous a faits. Nous avons surtout des perroquets qui prĂÂȘchent Ă merveille. "Telle est la patrie de mon cher Amazan; c'est lĂ que je demeure; j'ai autant d'amitiĂ© pour lui qu'il vous a inspirĂ© d'amour. Si vous m'en croyez, nous partirons ensemble, et vous irez lui rendre sa visite. - Vraiment, mon oiseau, vous faites lĂ un joli mĂ©tier, rĂ©pondit en souriant la princesse, qui brĂ»lait d'envie de faire le voyage, et qui n'osait le dire. - Je sers mon ami, dit l'oiseau; et, aprĂšs le bonheur de vous aimer, le plus grand est celui de servir vos amours." Formosante ne savait plus oĂÂč elle en Ă©tait; elle se croyait transportĂ©e hors de la terre. Tout ce qu'elle avait vu dans cette journĂ©e, tout ce qu'elle voyait, tout ce qu'elle entendait, et surtout ce qu'elle sentait dans son coeur, la plongeait dans un ravissement qui passait de bien loin celui qu'Ă©prouvent aujourd'hui les fortunĂ©s musulmans quand, dĂ©gagĂ©s de leurs liens terrestres, ils se voient dans le neuviĂšme ciel entre les bras de leurs houris, environnĂ©s et pĂ©nĂ©trĂ©s de la gloire et de la fĂ©licitĂ© cĂ©lestes. IV Elle passa toute la nuit Ă parler d'Amazan. Elle ne l'appelait plus que son berger; et c'est depuis ce temps-lĂ que les noms de berger et d'amant sont toujours employĂ©s l'un pour l'autre chez quelques nations. TantĂÂŽt elle demandait Ă l'oiseau si Amazan avait eu d'autres maĂtresses. Il rĂ©pondait que non, et elle Ă©tait au comble de la joie. TantĂÂŽt elle voulait savoir Ă quoi il passait sa vie; et elle apprenait avec transport qu'il l'employait Ă faire du bien, Ă cultiver les arts, Ă pĂ©nĂ©trer les secrets de la nature, Ă perfectionner son ĂÂȘtre. TantĂÂŽt elle voulait savoir si l'ĂÂąme de son oiseau Ă©tait de la mĂÂȘme nature que celle de son amant; pourquoi il avait vĂ©cu prĂšs de vingt-huit mille ans, tandis que son amant n'en avait que dix-huit ou dix-neuf. Elle faisait cent questions pareilles, auxquelles l'oiseau rĂ©pondait avec une discrĂ©tion qui irritait sa curiositĂ©. Enfin, le sommeil ferma leurs yeux, et livra Formosante Ă la douce illusion des songes envoyĂ©s par les dieux, qui surpassent quelquefois la rĂ©alitĂ© mĂÂȘme, et que toute la philosophie des ChaldĂ©ens a bien de la peine Ă expliquer. Formosante ne s'Ă©veilla que trĂšs tard. Il Ă©tait petit jour chez elle quand le roi son pĂšre entra dans sa chambre. L'oiseau reçut Sa MajestĂ© avec une politesse respectueuse, alla au-devant de lui, battit des ailes, allongea son cou, et se remit sur son oranger. Le roi s'assit sur le lit de sa fille, que ses rĂÂȘves avaient encore embellie. Sa grande barbe s'approcha de ce beau visage, et aprĂšs lui avoir donnĂ© deux baisers, il lui parla en ces mots "Ma chĂšre fille, vous n'avez pu trouver hier un mari, comme je l'espĂ©rais; il vous en faut un pourtant le salut de mon empire l'exige. J'ai consultĂ© l'oracle, qui, comme vous savez, ne ment jamais, et qui dirige toute ma conduite. Il m'a ordonnĂ© de vous faire courir le monde. Il faut que vous voyagiez. - Ah! chez les Gangarides sans doute", dit la princesse; et en prononçant ces mots, qui lui Ă©chappaient, elle sentit bien qu'elle disait une sottise. Le roi, qui ne savait pas un mot de gĂ©ographie, lui demanda ce qu'elle entendait par des Gangarides. Elle trouva aisĂ©ment une dĂ©faite. Le roi lui apprit qu'il fallait faire un pĂšlerinage; qu'il avait nommĂ© les personnes de sa suite, le doyen des conseillers d'Etat, le grand aumĂÂŽnier, une dame d'honneur, un mĂ©decin, un apothicaire, et son oiseau, avec tous les domestiques convenables. Formosante, qui n'Ă©tait jamais sortie du palais du roi son pĂšre, et qui jusqu'Ă la journĂ©e des trois rois et d'Amazan n'avait menĂ© qu'une vie trĂšs insipide dans l'Ă©tiquette du faste et dans l'apparence des plaisirs, fut ravie d'avoir un pĂšlerinage Ă faire. "Qui sait, disait-elle tout bas Ă son coeur, si les dieux n'inspireront pas Ă mon cher Gangaride le mĂÂȘme dĂ©sir d'aller Ă la mĂÂȘme chapelle, et si je n'aurai pas le bonheur de revoir le pĂšlerin?" Elle remercia tendrement son pĂšre, en lui disant qu'elle avait eu toujours une secrĂšte dĂ©votion pour le saint chez lequel on l'envoyait. BĂ©lus donna un excellent dĂner Ă ses hĂÂŽtes; il n'y avait que des hommes. C'Ă©taient tous gens fort mal assortis rois, princes, ministres, pontifes, tous jaloux les uns des autres, tous pesant leurs paroles, tous embarrassĂ©s de leurs voisins et d'eux-mĂÂȘmes. Le repas fut triste, quoiqu'on y bĂ»t beaucoup. Les princesses restĂšrent dans leurs appartements, occupĂ©es chacune de leur dĂ©part. Elles mangĂšrent Ă leur petit couvert. Formosante ensuite alla se promener dans les jardins avec son cher oiseau, qui, pour l'amuser, vola d'arbre en arbre en Ă©talant sa superbe queue et son divin plumage. Le roi d'Egypte, qui Ă©tait chaud de vin, pour ne pas dire ivre, demanda un arc et des flĂšches Ă un de ses pages. Ce prince Ă©tait Ă la vĂ©ritĂ© l'archer le plus maladroit de son royaume. Quand il tirait au blanc, la place oĂÂč l'on Ă©tait le plus en sĂ»retĂ© Ă©tait le but oĂÂč il visait. Mais le bel oiseau, en volant aussi rapidement que la flĂšche, se prĂ©senta lui-mĂÂȘme au coup, et tomba tout sanglant entre les bras de Formosante. L'Egyptien, en riant d'un sot rire, se retira dans son quartier. La princesse perça le ciel de ses cris, fondit en larmes, se meurtrit les joues et la poitrine. L'oiseau mourant lui dit tout bas "BrĂ»lez-moi, et ne manquez pas de porter mes cendres vers l'Arabie Heureuse, Ă l'orient de l'ancienne ville d'Aden ou d'Eden, et de les exposer au soleil sur un petit bĂ»cher de gĂ©rofle et de cannelle." AprĂšs avoir profĂ©rĂ© ces paroles, il expira. Formosante resta longtemps Ă©vanouie et ne revit le jour que pour Ă©clater en sanglots. Son pĂšre, partageant sa douleur et faisant des imprĂ©cations contre le roi d'Egypte, ne douta pas que cette aventure n'annonçĂÂąt un avenir sinistre. Il alla vite consulter l'oracle de sa chapelle. L'oracle rĂ©pondit "MĂ©lange de tout; mort vivant, infidĂ©litĂ© et constance, perte et gain, calamitĂ©s et bonheur." Ni lui ni son conseil n'y purent rien comprendre; mais enfin il Ă©tait satisfait d'avoir rempli ses devoirs de dĂ©votion. Sa fille, Ă©plorĂ©e, pendant qu'il consultait l'oracle, fit rendre Ă l'oiseau les honneurs funĂšbres qu'il avait ordonnĂ©s, et rĂ©solut de le porter en Arabie au pĂ©ril de ses jours. Il fut brĂ»lĂ© dans du lin incombustible avec l'oranger sur lequel il avait couchĂ©; elle en recueillit la cendre dans un petit vase d'or tout entourĂ© d'escarboucles et des diamants qu'on ĂÂŽta de la gueule du lion. Que ne put-elle, au lieu d'accomplir ce devoir funeste, brĂ»ler tout en vie le dĂ©testable roi d'Egypte! C'Ă©tait lĂ tout son dĂ©sir. Elle fit tuer, dans son dĂ©pit, les deux crocodiles, ses deux hippopotames, ses deux zĂšbres, ses deux rats, et fit jeter ses deux momies dans l'Euphrate; si elle avait tenu son boeuf Apis, elle ne l'aurait pas Ă©pargnĂ©. Le roi d'Egypte, outrĂ© de cet affront, partit sur-le-champ pour faire avancer ses trois cent mille hommes. Le roi des Indes, voyant partir son alliĂ©, s'en retourna le jour mĂÂȘme, dans le ferme dessein de joindre ses trois cent mille Indiens Ă l'armĂ©e Ă©gyptienne. Le roi de Scythie dĂ©logea dans la nuit avec la princesse AldĂ©e, bien rĂ©solu de venir combattre pour elle Ă la tĂÂȘte de trois cent mille Scythes, et de lui rendre l'hĂ©ritage de Babylone, qui lui Ă©tait dĂ», puisqu'elle descendait de la branche aĂnĂ©e. De son cĂÂŽtĂ© la belle Formosante se mit en route Ă trois heures du matin avec sa caravane de pĂšlerins, se flattant bien qu'elle pourrait aller en Arabie exĂ©cuter les derniĂšres volontĂ©s de son oiseau, et que la justice des dieux immortels lui rendrait son cher Amazan sans qui elle ne pouvait plus vivre. Ainsi, Ă son rĂ©veil, le roi de Babylone ne trouva plus personne. "Comme les grandes fĂÂȘtes se terminent, disait-il, et comme elles laissent un vide Ă©tonnant dans l'ĂÂąme, quand le fracas est passĂ©." Mais il fut transportĂ© d'une colĂšre vraiment royale lorsqu'il apprit qu'on avait enlevĂ© la princesse AldĂ©e. Il donna ordre qu'on Ă©veillĂÂąt tous ses ministres, et qu'on assemblĂÂąt le conseil. En attendant qu'ils vinssent, il ne manqua pas de consulter son oracle; mais il ne put jamais en tirer que ces paroles si cĂ©lĂšbres depuis dans tout l'univers Quand on ne marie pas les filles, elles se marient elles-mĂÂȘmes. AussitĂÂŽt l'ordre fut donnĂ© de faire marcher trois cent mille hommes contre le roi des Scythes. VoilĂ donc la guerre la plus terrible allumĂ©e de tous les cĂÂŽtĂ©s; et elle fut produite par les plaisirs de la plus belle fĂÂȘte qu'on ait jamais donnĂ©e sur la terre. L'Asie allait ĂÂȘtre dĂ©solĂ©e par quatre armĂ©es de trois cent mille combattants chacune. On sent bien que la guerre de Troie, qui Ă©tonna le monde quelques siĂšcles aprĂšs, n'Ă©tait qu'un jeu d'enfants en comparaison; mais aussi on doit considĂ©rer que dans la querelle des Troyens il ne s'agissait que d'une vieille femme fort libertine qui s'Ă©tait fait enlever deux fois, au lieu qu'ici il s'agissait de deux filles et d'un oiseau. Le roi des Indes allait attendre son armĂ©e sur le grand et magnifique chemin qui conduisait alors en droiture de Babylone Ă Cachemire. Le roi des Scythes courait avec AldĂ©e par la belle route qui menait au mont ImmaĂÂŒs. Tous ces chemins ont disparu dans la suite par le mauvais gouvernement. Le roi d'Egypte avait marchĂ© Ă l'occident, et cĂÂŽtoyait la petite mer MĂ©diterranĂ©e, que les ignorants HĂ©breux ont depuis nommĂ©e la Grande Mer. A l'Ă©gard de la belle Formosante, elle suivait le chemin de Bassora, plantĂ© de hauts palmiers qui fournissaient un ombrage Ă©ternel et des fruits dans toutes les saisons. Le temple oĂÂč elle allait en pĂšlerinage Ă©tait dans Bassora mĂÂȘme. Le saint Ă qui ce temple avait Ă©tĂ© dĂ©diĂ© Ă©tait Ă peu prĂšs dans le goĂ»t de celui qu'on adora depuis Ă Lampsaque. Non seulement il procurait des maris aux filles, mais il tenait lieu souvent de mari. C'Ă©tait le saint le plus fĂÂȘtĂ© de toute l'Asie. Formosante ne se souciait point du tout du saint de Bassora elle n'invoquait que son cher berger gangaride, son bel Amazan. Elle comptait s'embarquer Ă Bassora, et entrer dans l'Arabie Heureuse pour faire ce que l'oiseau mort avait ordonnĂ©. A la troisiĂšme couchĂ©e, Ă peine Ă©tait-elle entrĂ©e dans une hĂÂŽtellerie oĂÂč se fourriers avaient tout prĂ©parĂ© pour elle, qu'elle apprit que le roi d'Egypte y entrait aussi. Instruit de la marche de la princesse par ses espions, il avait sur-le-champ changĂ© de route, suivi d'une nombreuse escorte. Il arrive; il fait placer des sentinelles Ă toutes les portes; il monte dans la chambre de la belle Formosante, et lui dit "Mademoiselle, c'est vous prĂ©cisĂ©ment que je cherchais; vous avez fait trĂšs peu de cas de moi lorsque j'Ă©tais Ă Babylone; il est juste de punir les dĂ©daigneuses et les capricieuses vous aurez, s'il vous plaĂt, la bontĂ© de souper avec moi ce soir; vous n'aurez point d'autre lit que le mien, et je me conduirai avec vous selon que j'en serai content." Formosante vit bien qu'elle n'Ă©tait pas la plus forte; elle savait que le bon esprit consiste Ă se conformer Ă sa situation; elle prit le parti de se dĂ©livrer du roi d'Egypte par une innocente adresse elle le regarda du coin de l'oeil, ce qui plusieurs siĂšcles aprĂšs s'est appelĂ© lorgner; et voici comme elle lui parla avec une modestie, une grĂÂące, une douceur, un embarras, et une foule de charmes qui auraient rendu fou le plus sage des hommes, et aveuglĂ© le plus clairvoyant "Je vous avoue, monsieur, que je baissai toujours les yeux devant vous quand vous fĂtes l'honneur au roi mon pĂšre de venir chez lui. Je craignais mon coeur, je craignais ma simplicitĂ© trop naĂÂŻve je tremblais que mon pĂšre et vos rivaux ne s'aperçussent de la prĂ©fĂ©rence que je vous donnais, et que vous mĂ©ritez si bien. Je puis Ă prĂ©sent me livrer Ă mes sentiments. Je jure par le boeuf Apis, qui est, aprĂšs vous, tout ce que je respecte le plus au monde, que vos propositions m'ont enchantĂ©e. J'ai dĂ©jĂ soupĂ© avec vous chez le roi mon pĂšre; j'y souperai encore bien ici sans qu'il soit de la partie; tout ce que je vous demande, c'est que votre grand aumĂÂŽnier boive avec nous; il m'a paru Ă Babylone un trĂšs bon convive; j'ai d'excellent vin de Chiras, je veux vous en faire goĂ»ter Ă tous deux A l'Ă©gard de votre seconde proposition, elle est trĂšs engageante; mais il ne convient pas Ă une fille bien nĂ©e d'en parler qu'il vous suffise de savoir que je vous regarde comme le plus grand des rois et le plus aimable des hommes." Ce discours fit tourner la tĂÂȘte au roi d'Egypte; il voulut bien que l'aumĂÂŽnier fĂ»t en tiers. "J'ai encore une grĂÂące Ă vous demander, lui dit la princesse; c'est de permettre que mon apothicaire vienne me parler les filles ont toujours de certaines petites incommoditĂ©s qui demandent de certains soins, comme vapeurs de tĂÂȘte, battements de coeur, coliques, Ă©touffements, auxquels il faut mettre un certain ordre dans de certaines circonstances; en un mot, j'ai un besoin pressant de mon apothicaire, et j'espĂšre que vous ne me refuserez pas cette lĂ©gĂšre marque d'amour. - Mademoiselle, lui rĂ©pondit le roi d'Egypte, quoiqu'un apothicaire ait des vues prĂ©cisĂ©ment opposĂ©es aux miennes, et que les objets de son art soient le contraire de ceux du mien, je sais trop bien vivre pour vous refuser une demande si juste je vais ordonner qu'il vienne vous parler en attendant le souper; je conçois que vous devez ĂÂȘtre un peu fatiguĂ©e du voyage; vous devez aussi avoir besoin d'une femme de chambre, vous pourrez faire venir celle qui vous agrĂ©era davantage; j'attendrai ensuite vos ordres et votre commoditĂ©." Il se retira; l'apothicaire et la femme de chambre nommĂ©e Irla arrivĂšrent. La princesse avait en elle une entiĂšre confiance; elle lui ordonna de faire apporter six bouteilles de vin de Chiras pour le souper, et d'en faire boire de pareil Ă tous les sentinelles qui tenaient ses officiers aux arrĂÂȘts; puis elle recommanda Ă l'apothicaire de faire mettre dans toutes les bouteilles certaines drogues de sa pharmacie qui faisaient dormir les gens vingt-quatre heures, et dont il Ă©tait toujours pourvu. Elle fut ponctuellement obĂ©ie. Le roi revint avec le grand aumĂÂŽnier au bout d'une demi-heure; le souper fut trĂšs gai; le roi et le prĂÂȘtre vidĂšrent les six bouteilles, et avouĂšrent qu'il n'y avait pas de si bon vin en Egypte; la femme de chambre eut soin d'en faire boire aux domestiques qui avaient servi. Pour la princesse, elle eut grande attention de n'en point boire, disant que son mĂ©decin l'avait mise au rĂ©gime. Tout fut bientĂÂŽt endormi. L'aumĂÂŽnier du roi d'Egypte avait la plus belle barbe que pĂ»t porter un homme de sa sorte. Formosante la coupa trĂšs adroitement; puis, l'ayant fait coudre Ă un petit ruban, elle l'attacha Ă son menton. Elle s'affubla de la robe du prĂÂȘtre et de toutes les marques de sa dignitĂ©, habilla sa femme de chambre en sacristain de la dĂ©esse Isis; enfin, s'Ă©tant munie de son urne et de ses pierreries, elle sortit de l'hĂÂŽtellerie Ă travers les sentinelles, qui dormaient comme leur maĂtre. La suivante avait eu soin de faire tenir Ă la porte deux chevaux prĂÂȘts. La princesse ne pouvait mener avec elle aucun des officiers de sa suite ils auraient Ă©tĂ© arrĂÂȘtĂ©s par les grandes gardes. Formosante et Irla passĂšrent Ă travers des haies de soldats qui, prenant la princesse pour le grand prĂÂȘtre, l'appelaient mon rĂ©vĂ©rendissime pĂšre en Dieu, et lui demandaient sa bĂ©nĂ©diction. Les deux fugitives arrivent en vingt-quatre heures Ă Bassora, avant que le roi fĂ»t Ă©veillĂ©. Elles quittĂšrent alors leur dĂ©guisements; qui eĂ»t pu donner des soupçons. Elles frĂ©tĂšrent au plus vite un vaisseau qui les porta, par le dĂ©troit d'Ormus, au beau rivage d'Eden, dans l'Arabie Heureuse. C'est cet Eden dont les jardins furent si renommĂ©s qu'on en fit depuis la demeure des justes; ils furent le modĂšle des Champs ElysĂ©es, des jardins des HespĂ©rides, et de ceux des Ăles FortunĂ©es car, dans ces climats chauds, les hommes n'imaginĂšrent point de plus grande bĂ©atitude que les ombrages et les murmures de eaux. Vivre Ă©ternellement dans les cieux avec l'Etre suprĂÂȘme, ou aller se promener dans le jardin, dans le paradis, fut la mĂÂȘme chose pour les hommes, qui parlent toujours sans s'entendre, et qui n'ont pu guĂšre avoir encore d'idĂ©es nettes ni d'expressions justes. DĂšs que la princesse se vit dans cette terre, son premier soin fut de rendre Ă son cher oiseau les honneurs funĂšbres qu'il avait exigĂ©s d'elle. Ses belles mains dressĂšrent un petit bĂ»cher de gĂ©rofle et de cannelle. Quelle fut sa surprise lorsqu'ayant rĂ©pandu les cendres de l'oiseau sur ce bĂ»cher, elle le vit s'enflammer de lui-mĂÂȘme! Tout fut bientĂÂŽt consumĂ©. Il ne parut, Ă la place des cendres, qu'un gros oeuf dont elle vit sortir son oiseau plus brillant qu'il ne l'avait jamais Ă©tĂ©. Ce fut le plus beau des moments que la princesse eĂ»t Ă©prouvĂ©s dans toute sa vie; il n'y en avait qu'un qui pĂ»t lui ĂÂȘtre plus cher elle le dĂ©sirait, mais elle ne l'espĂ©rait pas. "Je vois bien, dit-elle Ă l'oiseau, que vous ĂÂȘtes le phĂ©nix dont on m'avait tant parlĂ©. Je suis prĂÂȘte Ă mourir d'Ă©tonnement et de joie. Je ne croyais point Ă la rĂ©surrection; mais mon bonheur m'en a convaincue. - La rĂ©surrection, madame, lui dit le phĂ©nix, est la chose du monde la plus simple. Il n'est pas plus surprenant de naĂtre deux fois qu'une. Tout est rĂ©surrection dans ce monde; les chenilles ressuscitent en papillons; un noyau mis en terre ressuscite en arbre; tous les animaux ensevelis dans la terre ressuscitent en herbes, en plantes, et nourrissent d'autres animaux dont ils font bientĂÂŽt une partie de la substance toutes les particules qui composaient les corps sont changĂ©es en diffĂ©rents ĂÂȘtres. Il est vrai que je suis le seul Ă qui le puissant Orosmade ait fait la grĂÂące de ressusciter dans sa propre nature." Formosante, qui, depuis le jour qu'elle vit Amazan et le phĂ©nix pour la premiĂšre fois, avait passĂ© toutes ses heures Ă s'Ă©tonner, lui dit "Je conçois bien que le grand Etre ait pu former de vos cendres un phĂ©nix Ă peu prĂšs semblable Ă vous; mais que vous soyez prĂ©cisĂ©ment la mĂÂȘme personne, que vous ayez la mĂÂȘme ĂÂąme, j'avoue que je ne le comprends pas bien clairement. Qu'est devenue votre ĂÂąme pendant que je vous portais dans ma poche aprĂšs votre mort? - Eh! mon Dieu! madame, n'est-il pas aussi facile au grand Orosmade de continuer son action sur une petite Ă©tincelle de moi-mĂÂȘme que de commencer cette action? Il m'avait accordĂ© auparavant le sentiment, la mĂ©moire et la pensĂ©e; il me les accorde encore; qu'il ait attachĂ© cette faveur Ă un atome de feu Ă©lĂ©mentaire cachĂ© dans moi, ou Ă l'assemblage de mes organes, cela ne fait rien au fond les phĂ©nix et les homme ignoreront toujours comment la chose se passe; mais la plus grande grĂÂące que l'Etre suprĂÂȘme m'ait accordĂ©e est de me faire renaĂtre pour vous. Que ne puis-je passer les vingt-huit mille ans que j'ai encore Ă vivre jusqu'Ă ma prochaine rĂ©surrection entre vous et mon cher Amazan! - Mon phĂ©nix, lui repartit la princesse, songez que les premiĂšres paroles que vous me dĂtes Ă Babylone, et que je n'oublierai jamais, me flattĂšrent de l'espĂ©rance de revoir ce cher berger que j'idolĂÂątre il faut absolument que nous allions ensemble chez les Gangarides, et que je le ramĂšne Ă Babylone. - C'est bien mon dessein, dit le phĂ©nix; il n'y a pas un moment Ă perdre. Il faut aller trouver Amazan par le plus court chemin, c'est-Ă -dire par les airs. Il y a dans l'Arabie Heureuse deux griffons, mes amis intimes, qui ne demeurent qu'Ă cent cinquante milles d'ici je vais leur Ă©crire par la poste aux pigeons; ils viendront avant la nuit. Nous aurons tout le temps de vous faire travailler un petit canapĂ© commode avec des tiroirs oĂÂč l'on mettra vos provisions de bouche. Vous serez trĂšs Ă votre aise dans cette voiture avec votre demoiselle. Les deux griffons sont les plus vigoureux de leur espĂšce; chacun d'eux tiendra un des bras du canapĂ© entre ses griffes. Mais, encore une fois, les moments sont chers." Il alla sur-le champ avec Formosante commander le canapĂ© Ă un tapissier de sa connaissance. Il fut achevĂ© en quatre heures. On mit dans le tiroirs des petits pains Ă la reine, des biscuits meilleurs que ceux de Babylone, des poncires, des ananas, des cocos, des pistaches, et du vin d'Eden, qui l'emporte sur le vin de Chiras autant que celui de Chiras est au-dessus de celui de Suresne. Le canapĂ© Ă©tait aussi lĂ©ger que commode et solide. Les deux griffons arrivĂšrent dans Eden Ă point nommĂ©. Formosante et Irla se placĂšrent dans la voiture. Les deux griffons l'enlevĂšrent comme une plume. Le phĂ©nix tantĂÂŽt volait auprĂšs, tantĂÂŽt se perchait sur le dossier. Les deux griffons cinglĂšrent vers le Gange avec la rapiditĂ© d'une flĂšche qui fend les airs. On ne se reposait que la nuit pendant quelques moments pour manger, et pour faire boire un coup aux deux voituriers. On arriva enfin chez les Gangarides. Le coeur de la princesse palpitait d'espĂ©rance, d'amour et de joie. Le phĂ©nix fit arrĂÂȘter la voiture devant la maison d'Amazan il demande Ă lui parler; mais il y avait trois heures qu'il en Ă©tait parti, sans qu'on sĂ»t oĂÂč il Ă©tait allĂ©. Il n'y a point de termes dans la langue mĂÂȘme des Gangarides qui puissent exprimer le dĂ©sespoir dont Formosante fut accablĂ©e. "HĂ©las! voilĂ ce que j'avais craint, dit le phĂ©nix; les trois heures que vous avez passĂ©es dans votre hĂÂŽtellerie sur le chemin de Bassora avec ce malheureux roi d'Egypte vous ont enlevĂ© peut-ĂÂȘtre pour jamais le bonheur de votre vie; j'ai bien peur que nous n'ayons perdu Amazan sans retour." Alors il demanda aux domestiques si on pouvait saluer madame sa mĂšre. Ils rĂ©pondirent que son mari Ă©tait mort l'avant-veille et qu'elle ne voyait personne. Le phĂ©nix, qui avait crĂ©dit dans la maison, ne laissa pas de faire entrer la princesse de Babylone dans un salon dont les murs Ă©taient revĂÂȘtus de bois d'oranger Ă filets d'ivoire; les sous-bergers et les sous-bergĂšres, en longues robes blanches ceintes de garnitures aurore, lui servirent dans cent corbeilles de simple porcelaine cent mets dĂ©licieux, parmi lesquels on ne voyait aucun cadavre dĂ©guisĂ© c'Ă©tait du riz, du sago, de la semoule, du vermicelle, des macaronis, de omelettes, des oeufs au lait, des fromages Ă la crĂšme, des pĂÂątisseries de toute espĂšce, des lĂ©gumes, des fruits d'un parfum et d'un goĂ»t dont on n'a point d'idĂ©e dans les autres climats; c'Ă©tait une profusion de liqueurs rafraĂchissantes, supĂ©rieures aux meilleurs vins. Pendant que la princesse mangeait, couchĂ©e sur un lit de roses, quatre pavons, ou paons, ou pans, heureusement muets, l'Ă©ventaient de leurs brillantes ailes; deux cents oiseaux, cent bergers et cent bergĂšres lui donnĂšrent un concert Ă deux choeurs; les rossignols, les serins, les fauvettes, les pinsons, chantaient le dessus avec les bergĂšres; les bergers faisaient la haute contre et la basse c'Ă©tait en tout la belle et simple nature. La princesse avoua que, s'il y avait plus de magnificence Ă Babylone, la nature Ă©tait mille fois plus agrĂ©able chez les Gangarides; mais, pendant qu'on lui donnait cette musique si consolante et si voluptueuse, elle versait des larmes; elle disait Ă la jeune Irla sa compagne "Ces bergers et ces bergĂšres; ces rossignols et ces serins font l'amour, et moi, je suis privĂ©e du hĂ©ros gangaride, digne objet de mes trĂšs tendres et trĂšs impatients dĂ©sirs." Pendant qu'elle faisait ainsi collation, qu'elle admirait et qu'elle pleurait, le phĂ©nix disait Ă la mĂšre d'Amazan "Madame, vous ne pouvez vous dispenser de voir la princesse de Babylone; vous savez... - Je sais tout, dit-elle, jusqu'Ă son aventure dans l'hĂÂŽtellerie sur le chemin de Bassora; un merle m'a tout contĂ© ce matin; et ce cruel merle est cause que mon fils, au dĂ©sespoir, est devenu fou, et a quittĂ© la maison paternelle. - Vous ne savez donc pas, reprit le phĂ©nix, que la princesse m'a ressuscitĂ©? - Non, mon cher enfant; je savais par le merle que vous Ă©tiez mort, et j'en Ă©tais inconsolable. J'Ă©tais si affligĂ©e de cette perte, de la mort de mon mari, et du dĂ©part prĂ©cipitĂ© de mon fils, que j'avais fait dĂ©fendre ma porte. Mais puisque la princesse de Babylone me fait l'honneur de me venir voir, faites-la entrer au plus vite; j'ai des choses de la derniĂšre consĂ©quence Ă lui dire, et je veux que vous y soyez prĂ©sent." Elle alla aussitĂÂŽt dans un autre salon au-devant de la princesse. Elle ne marchait pas facilement c'Ă©tait une dame d'environ trois cents annĂ©es; mais elle avait encore de beaux restes, et on voyait bien que vers les deux cent trente Ă quarante ans elle avait Ă©tĂ© charmante. Elle reçut Formosante avec une noblesse respectueuse, mĂÂȘlĂ©e d'un air d'intĂ©rĂÂȘt et de douleur qui fit sur la princesse une vive impression. Formosante lui fit d'abord ses tristes compliments sur la mort de son mari. "HĂ©las! dit la veuve, vous devez vous intĂ©resser Ă sa perte plus que vous ne pensez. - J'en suis touchĂ©e sans doute, dit Formosante; il Ă©tait le pĂšre de..." A ces mots elle pleura. "Je n'Ă©tais venue que pour lui et Ă travers bien des dangers. J'ai quittĂ© pour lui mon pĂšre et la plus brillante cour de l'univers; j'ai Ă©tĂ© enlevĂ©e par un roi d'Egypte que je dĂ©teste. EchappĂ©e Ă ce ravisseur, j'ai traversĂ© les airs pour venir voir ce que j'aime; j'arrive, et il me fuit!" Les pleurs et les sanglots l'empĂÂȘchĂšrent d'en dire davantage. La mĂšre lui dit alors "Madame, lorsque le roi d'Egypte vous ravissait, lorsque vous soupiez avec lui dans un cabaret sur le chemin de Bassora, lorsque vos belles mains lui versaient du vin de Chiras, vous souvenez-vous d'avoir vu un merle qui voltigeait dans la chambre? - Vraiment oui, vous m'en rappelez la mĂ©moire; je n'y avais pas fait d'attention; mais, en recueillant mes idĂ©es, je me souviens trĂšs bien qu'au moment que le roi d'Egypte se leva de table pour me donner un baiser, le merle s'envola par la fenĂÂȘtre en jetant un grand cri, et ne reparut plus. - HĂ©las! madame, reprit la mĂšre d'Amazan, voilĂ ce qui fait prĂ©cisĂ©ment le sujet de nos malheurs; mon fils avait envoyĂ© ce merle s'informer de l'Ă©tat de votre santĂ© et de tout ce qui se passait Ă Babylone; il comptait revenir bientĂÂŽt se mettre Ă vos pieds et vous consacrer sa vie. Vous ne savez pas Ă quel excĂšs il vous adore. Tous les Gangarides sont amoureux et fidĂšles; mais mon fils est le plus passionnĂ© et le plus constant de tous. Le merle vous rencontra dans un cabaret; vous buviez trĂšs gaiement avec le roi d'Egypte et un vilain prĂÂȘtre; il vous vit enfin donner un tendre baiser Ă ce monarque, qui avait tuĂ© le phĂ©nix, et pour qui mon fils conserve une horreur invincible. Le merle Ă cette vue fut saisi d'une juste indignation; il s'envola en maudissant vos funestes amours; il est revenu aujourd'hui, il a tout contĂ©; mais dans quels moments, juste ciel! dans le temps oĂÂč mon fils pleurait avec moi la mort de son pĂšre et celle du phĂ©nix; dans le temps qu'il apprenait de moi qu'il est votre cousin issu de germain! - O ciel! mon cousin! madame, est-il possible? par quelle aventure? comment? quoi! je serais heureuse Ă ce point! et je serais en mĂÂȘme temps assez infortunĂ©e pour l'avoir offensĂ©! - Mon fils est votre cousin, vous dis-je, reprit la mĂšre, et je vais bientĂÂŽt vous en donner la preuve; mais en devenant ma parente vous m'arrachez mon fils; il ne pourra survivre Ă la douleur que lui a causĂ©e votre baiser donnĂ© au roi d'Egypte. - Ah! ma tante, s'Ă©cria la belle Formosante, je jure par lui et par le puissant Orosmade que ce baiser funeste, loin d'ĂÂȘtre criminel, Ă©tait la plus forte preuve d'amour que je pusse donner Ă votre fils. Je dĂ©sobĂ©issais Ă mon pĂšre pour lui. J'allais pour lui de l'Euphrate au Gange. TombĂ©e entre les mains de l'indigne pharaon d'Egypte, je ne pouvais lui Ă©chapper qu'en le trompant. J'en atteste les cendres et l'ĂÂąme du phĂ©nix, qui Ă©taient alors dans ma poche; il peut me rendre justice; mais comment votre fils, nĂ© sur les bords du Gange, peut-il ĂÂȘtre mon cousin, moi dont la famille rĂšgne sur les bords de l'Euphrate depuis tant de siĂšcles? - Vous savez, lui dit la vĂ©nĂ©rable Gangaride, que votre grand-oncle AldĂ©e Ă©tait roi de Babylone, et qu'il fut dĂ©trĂÂŽnĂ© par le pĂšre de BĂ©lus. - Oui madame. - Vous savez que son fils AldĂ©e avait eu de son mariage la princesse AldĂ©e, Ă©levĂ©e dans votre cour. C'est ce prince, qui, Ă©tant persĂ©cutĂ© par votre pĂšre, vint se rĂ©fugier dans notre heureuse contrĂ©e, sous un autre nom; c'est lui qui m'Ă©pousa; j'en ai eu le jeune prince AldĂ©e-Amazan, le plus beau, le plus fort, le plus courageux, le plus vertueux des mortels, et aujourd'hui le plus fou. Il alla aux fĂÂȘtes de Babylone sur la rĂ©putation de votre beautĂ© depuis ce temps-lĂ il vous idolĂÂątre, et peut-ĂÂȘtre je ne reverrai jamais mon cher fils." Alors elle fit dĂ©ployer devant la princesse tous les titres de la maison des AldĂ©es; Ă peine Formosante daigna les regarder. "Ah! madame, s'Ă©cria-t-elle, examine-t-on ce qu'on dĂ©sire? Mon coeur vous en croit assez. Mais oĂÂč est AldĂ©e-Amazan? oĂÂč est mon parent, mon amant, mon roi? oĂÂč est ma vie? quel chemin a-t-il pris? J'irais le chercher dans tous les globes que l'Eternel a formĂ©s, et dont il est le plus bel ornement. J'irais dans l'Ă©toile Canope, dans Sheat, dans AldĂ©baran; j'irais le convaincre de mon amour et de mon innocence." Le phĂ©nix justifia la princesse du crime que lui imputait le merle d'avoir donnĂ© par amour un baiser au roi d'Egypte; mais il fallait dĂ©tromper Amazan et le ramener. Il envoie des oiseaux sur tous les chemins; il met en campagne les licornes on lui rapporte enfin qu'Amazan a pris la route de la Chine. "Eh bien! allons Ă la Chine, s'Ă©cria la princesse; le voyage n'est pas long; j'espĂšre bien vous ramener votre fils dans quinze jours au plus tard." A ces mots, que de larmes de tendresse versĂšrent la mĂšre gangaride et la princesse de Babylone! que d'embrassements! que d'effusion de coeur! Le phĂ©nix commanda sur-le-champ un carrosse Ă six licornes. La mĂšre fournit deux cents cavaliers, et fit prĂ©sent Ă la princesse, sa niĂšce, de quelques milliers des plus beaux diamants du pays. Le phĂ©nix, affligĂ© du mal que l'indiscrĂ©tion du merle avait causĂ©, fit ordonner Ă tous les merles de vider le pays; et c'est depuis ce temps qu'il ne s'en trouve plus sur les bords du Gange. V Les licornes, en moins de huit jours, amenĂšrent Formosante, Irla et le phĂ©nix Ă Cambalu, capitale de la Chine. C'Ă©tait une ville plus grande que Babylone, et d'une espĂšce de magnificence toute diffĂ©rente. Ces nouveaux objets, ces moeurs nouvelles, auraient amusĂ© Formosante si elle avait pu ĂÂȘtre occupĂ©e d'autre chose que d'Amazan. DĂšs que l'empereur de la Chine eut appris que la Princesse de Babylone Ă©tait Ă une porte de la ville, il lui dĂ©pĂÂȘcha quatre mille mandarins en robes de cĂ©rĂ©monie; tous se prosternĂšrent devant elle, et lui prĂ©sentĂšrent chacun un compliment Ă©crit en lettres d'or sur une feuille de soie pourpre. Formosante leur dit que si elle avait quatre mille langues, elle ne manquerait pas de rĂ©pondre sur-le-champ Ă chaque mandarin; mais que, n'en ayant qu'une, elle le priait de trouver bon qu'elle s'en servĂt pour les remercier tous en gĂ©nĂ©ral. Ils la conduisirent respectueusement chez l'empereur. C'Ă©tait le monarque de la terre le plus juste, le plus poli, et le plus sage. Ce fut lui qui, le premier, laboura un petit champ de ses mains impĂ©riales, pour rendre l'agriculture respectable Ă son peuple. Il Ă©tablit, le premier, des prix pour la vertu. Les lois, partout ailleurs, Ă©taient honteusement bornĂ©es Ă punir les crimes. Cet empereur venait de chasser de ses Etats une troupe de bonzes Ă©trangers qui Ă©taient venus du fond de l'Occident, dans l'espoir insensĂ© de forcer toute la Chine Ă penser comme eux, et qui, sous prĂ©texte d'annoncer des vĂ©ritĂ©s, avaient acquis dĂ©jĂ des richesses et des honneurs. Il leur avait dit, en les chassant, ces propres paroles enregistrĂ©es dans les annales de l'empire "Vous pourriez faire ici autant de mal que vous en avez fait ailleurs vous ĂÂȘtes venus prĂÂȘcher des dogmes d'intolĂ©rance chez la nation la plus tolĂ©rante de la terre. Je vous renvoie pour n'ĂÂȘtre jamais forcĂ© de vous punir. Vous serez reconduits honorablement sur mes frontiĂšres; on vous fournira tout pour retourner aux bornes de l'hĂ©misphĂšre dont vous ĂÂȘtes partis. Allez en paix si vous pouvez ĂÂȘtre en paix, et ne revenez plus." La princesse de Babylone apprit avec joie ce jugement et ce discours; elle en Ă©tait plus sĂ»re d'ĂÂȘtre bien reçue Ă la cour, puisqu'elle Ă©tait trĂšs Ă©loignĂ©e d'avoir des dogmes intolĂ©rants. L'empereur de la Chine, en dĂnant avec elle tĂÂȘte Ă tĂÂȘte, eut la politesse de bannir l'embarras de toute Ă©tiquette gĂÂȘnante; elle lui prĂ©senta le phĂ©nix, qui fut trĂšs caressĂ© de l'empereur, et qui se percha sur son fauteuil. Formosante, sur la fin du repas, lui confia ingĂ©nument le sujet de son voyage, et le pria de faire chercher dans Cambalu le bel Amazan, dont elle lui conta l'aventure, sans lui rien cacher de la fatale passion dont son coeur Ă©tait enflammĂ© pour ce jeune hĂ©ros. "A qui en parlez-vous? lui dit l'empereur de la Chine; il m'a fait le plaisir de venir dans ma cour; il m'a enchantĂ©; cet aimable Amazan il est vrai qu'il est profondĂ©ment affligĂ©; mais ses grĂÂąces n'en sont que plus touchantes; aucun de mes favoris n'a plus d'esprit que lui; nul mandarin de robe n'a de plus vastes connaissances; nul mandarin d'Ă©pĂ©e n'a l'air plus martial et plus hĂ©roĂÂŻque; son extrĂÂȘme jeunesse donne un nouveau prix Ă tous ses talents; si j'Ă©tais assez malheureux, assez abandonnĂ© du Tien et du Changti pour vouloir ĂÂȘtre conquĂ©rant, je prierais Amazan de se mettre Ă la tĂÂȘte de mes armĂ©es, et je serais sĂ»r de triompher de l'univers entier. C'est bien dommage que son chagrin lui dĂ©range quelquefois l'esprit. - Ah! monsieur, lui dit Formosante avec un air enflammĂ© et un ton de douleur, de saisissement et de reproche, pourquoi ne m'avez-vous pas fait dĂner avec lui? Vous me faites mourir; envoyez-le prier tout Ă l'heure. - Madame il est parti ce matin, et il n'a point dit dans quelle contrĂ©e il portait ses pas." Formosante se tourna vers le phĂ©nix "Eh bien; dit-elle, phĂ©nix, avez-vous jamais vu une fille plus malheureuse que moi? Mais, monsieur, continua-t-elle, comment, pourquoi a-t-il pu quitter si brusquement une cour aussi polie que la vĂÂŽtre, dans laquelle il me semble qu'on voudrait passer sa vie? - Voici, madame, ce qui est arrivĂ©. Une princesse du sang, des plus aimables, s'est Ă©prise de passion pour lui, et lui a donnĂ© un rendez-vous chez elle Ă midi; il est parti au point du jour, et il a laissĂ© ce billet, qui a coĂ»tĂ© bien des larmes Ă ma parente. "Belle princesse du sang de la Chine, vous mĂ©ritez un coeur qui n'ait jamais Ă©tĂ© qu'Ă vous; j'ai jurĂ© aux dieux immortels de n'aimer jamais que Formosante, princesse de Babylone, et de lui apprendre comment on peut dompter ses dĂ©sirs dans ses voyages; elle a eu le malheur de succomber avec un indigne roi d'Egypte je suis le plus malheureux des hommes; j'ai perdu mon pĂšre et le phĂ©nix, et l'espĂ©rance d'ĂÂȘtre aimĂ© de Formosante; j'ai quittĂ© ma mĂšre affligĂ©e, ma patrie, ne pouvant vivre un moment dans les lieux oĂÂč j'ai appris que Formosante en aimait un autre que moi; j'ai jurĂ© de parcourir la terre et d'ĂÂȘtre fidĂšle. Vous me mĂ©priseriez, et les dieux me puniraient, si je violais mon serment; prenez un amant, madame, et soyez aussi fidĂšle que moi." - Ah! laissez-moi cette Ă©tonnante lettre, dit la belle Formosante, elle fera ma consolation; je suis heureuse dans mon infortune. Amazan m'aime; Amazan renonce pour moi Ă la possession des princesses de la Chine; il n'y a que lui sur la terre capable de remporter une telle victoire; il me donne un grand exemple; le phĂ©nix sait que je n'en avais pas besoin; il est bien cruel d'ĂÂȘtre privĂ©e de son amant pour le plus innocent des baisers donnĂ© par pure fidĂ©litĂ©. Mais enfin oĂÂč est-il allĂ©? quel chemin a-t-il pris? daignez me l'enseigner, et je pars." L'empereur de la Chine lui rĂ©pondit qu'il croyait, sur les rapports qu'on lui avait faits, que son amant avait suivi une route qui menait en Scythie. AussitĂÂŽt les licornes furent attelĂ©es, et la princesse, aprĂšs les plus tendres compliments, prit congĂ© de l'empereur avec le phĂ©nix, sa femme de chambre Irla et toute sa suite. DĂšs qu'elle fut en Scythie, elle vit plus que jamais combien les hommes et les gouvernements diffĂšrent, et diffĂ©reront toujours jusqu'au temps oĂÂč quelque peuple plus Ă©clairĂ© que les autres communiquera la lumiĂšre de proche en proche aprĂšs mille siĂšcles de tĂ©nĂšbres, et qu'il se trouvera dans des climats barbares des ĂÂąmes hĂ©roĂÂŻques qui auront la force et la persĂ©vĂ©rance de changer les brutes en hommes. Point de villes en Scythie, par consĂ©quent point d'arts agrĂ©ables. On ne voyait que de vastes prairies et des nations entiĂšres sous des tentes et sur des chars. Cet aspect imprimait la terreur. Formosante demanda dans quelle tente ou dans quelle charrette logeait le roi. On lui dit que depuis huit jours il s'Ă©tait mis en marche Ă la tĂÂȘte de trois cent mille hommes de cavalerie pour aller Ă la rencontre du roi de Babylone, dont il avait enlevĂ© la niĂšce, la belle princesse AldĂ©e. "Il a enlevĂ© ma cousine! s'Ă©cria Formosante; je ne m'attendais pas Ă cette nouvelle aventure. Quoi! ma cousine, qui Ă©tait trop heureuse de me faire la cour, est devenue reine, et je ne suis pas encore mariĂ©e!" Elle se fit conduire incontinent aux tentes de la reine. Leur rĂ©union inespĂ©rĂ©e dans ces climats lointains, les choses singuliĂšres qu'elles avaient mutuellement Ă s'apprendre, mirent dans leur entrevue un charme qui leur fit oublier qu'elles ne s'Ă©taient jamais aimĂ©es; elles se revirent avec transport; une douce illusion se mit Ă la place de la vraie tendresse; elles s'embrassĂšrent en pleurant, et il y eut mĂÂȘme entre elles de la cordialitĂ© et de la franchise, attendu que l'entrevue ne se faisait pas dans un palais. AldĂ©e reconnut le phĂ©nix et la confidente Irla; elle donna des fourrures de zibeline Ă sa cousine, qui lui donna des diamants. On parla de la guerre que les deux rois entreprenaient; on dĂ©plora la condition des hommes que des monarques envoient par fantaisie s'Ă©gorger pour des diffĂ©rends que deux honnĂÂȘtes gens pourraient concilier en une heure; mais surtout on s'entretint du bel Ă©tranger vainqueur des lions, donneur des plus gros diamants de l'univers, faiseur de madrigaux, possesseur du phĂ©nix, devenu le plus malheureux des hommes sur le rapport d'un merle. "C'est mon cher frĂšre, disait AldĂ©e. - C'est mon amant! s'Ă©criait Formosante; vous l'avez vu sans doute, il est peut-ĂÂȘtre encore ici; car, ma cousine, il sait qu'il est votre frĂšre; il ne vous aura pas quittĂ©e brusquement comme il a quittĂ© le roi de la Chine. - Si je l'ai vu, grands dieux! reprit AldĂ©e; il a passĂ© quatre jours entiers avec moi. Ah! ma cousine, que mon frĂšre est Ă plaindre! Un faux rapport l'a rendu absolument fou; il court le monde sans savoir oĂÂč il va. Figurez-vous qu'il a poussĂ© la dĂ©mence jusqu'Ă refuser les faveurs de la plus belle Scythe de toute la Scythie. Il partit hier aprĂšs lui avoir Ă©crit une lettre dont elle a Ă©tĂ© dĂ©sespĂ©rĂ©e. Pour lui, il est allĂ© chez les CimmĂ©riens. - Dieu soit louĂ©! s'Ă©cria Formosante; encore un refus en ma faveur! mon bonheur a passĂ© mon espoir, comme mon malheur a surpassĂ© toutes mes craintes. Faites-moi donner cette lettre charmante, que je parte, que je le suive, les mains pleines de ses sacrifices. Adieu, ma cousine; Amazan est chez les CimmĂ©riens, j'y vole." AldĂ©e trouva que la princesse sa cousine Ă©tait encore plus folle que son frĂšre Amazan. Mais comme elle avait senti elle-mĂÂȘme les atteintes de cette Ă©pidĂ©mie, comme elle avait quittĂ© les dĂ©lices et la magnificence de Babylone pour le roi des Scythes, comme les femmes s'intĂ©ressent toujours aux folies dont l'amour est cause, elle s'attendrit vĂ©ritablement pour Formosante, lui souhaita un heureux voyage, et lui promit de servir sa passion si jamais elle Ă©tait assez heureuse pour revoir son frĂšre. VI BientĂÂŽt la princesse de Babylone et le phĂ©nix arrivĂšrent dans l'empire des CimmĂ©riens, bien moins peuplĂ©, Ă la vĂ©ritĂ©, que la Chine, mais deux fois plus Ă©tendu; autrefois semblable Ă la Scythie, et devenu depuis quelque temps aussi florissant que les royaumes qui se vantaient d'instruire les autres Etats. AprĂšs quelques jours de marche on entra dans une trĂšs grande ville que l'impĂ©ratrice rĂ©gnante faisait embellir; mais elle n'y Ă©tait pas elle voyageait alors des frontiĂšres de l'Europe Ă celles de l'Asie pour connaĂtre ses Etats par ses yeux, pour juger des maux et porter les remĂšdes, pour accroĂtre les avantages, pour semer l'instruction. Un des principaux officiers de cette ancienne capitale, instruit de l'arrivĂ©e de la Babylonienne et du phĂ©nix, s'empressa de rendre ses hommages Ă la princesse, et de lui faire les honneurs du pays, bien sĂ»r que sa maĂtresse, qui Ă©tait la plus polie et la plus magnifique des reines, lui saurait grĂ© d'avoir reçu une si grande dame avec les mĂÂȘmes Ă©gards qu'elle aurait prodiguĂ©s elle-mĂÂȘme. On logea Formosante au palais, dont on Ă©carta une foule importune de peuple; on lui donna des fĂÂȘtes ingĂ©nieuses. Le seigneur cimmĂ©rien, qui Ă©tait un grand naturaliste, s'entretint beaucoup avec le phĂ©nix dans les temps oĂÂč la princesse Ă©tait retirĂ©e dans son appartement. Le phĂ©nix lui avoua qu'il avait autrefois voyagĂ© chez les CimmĂ©riens, et qu'il ne reconnaissait plus le pays. "Comment de si prodigieux changements, disait-il, ont-ils pu ĂÂȘtre opĂ©rĂ©s dans un temps si court? Il n'y a pas trois cents ans que je vis ici la nature sauvage dans toute son horreur; j'y trouve aujourd'hui les arts, la splendeur, la gloire et la politesse. - Un seul homme a commencĂ© ce grand ouvrage, rĂ©pondit le CimmĂ©rien; une femme l'a perfectionnĂ©; une femme a Ă©tĂ© meilleure lĂ©gislatrice que l'Isis des Egyptiens et la CĂ©rĂšs des Grecs. La plupart des lĂ©gislateurs ont eu un gĂ©nie Ă©troit et despotique qui a resserrĂ© leurs vues dans le pays qu'ils ont gouvernĂ©; chacun a regardĂ© son peuple comme Ă©tant seul sur la terre, ou comme devant ĂÂȘtre l'ennemi du reste de la terre. Ils ont formĂ© des institutions pour ce seul peuple, introduit des usages pour lui seul, Ă©tabli une religion pour lui seul. C'est ainsi que les Egyptiens, si fameux par des monceaux de pierres, se sont abrutis et dĂ©shonorĂ©s par leurs superstitions barbares. Ils croient les autres nations profanes, ils ne communiquent point avec elles; et, exceptĂ© la cour, qui s'Ă©lĂšve quelquefois au-dessus des prĂ©jugĂ©s vulgaires, il n'y a pas un Egyptien qui voulĂ»t manger dans un plat dont un Ă©tranger se serait servi. Leurs prĂÂȘtres sont cruels et absurdes. Il vaudrait mieux n'avoir point de lois, et n'Ă©couter que la nature, qui a gravĂ© dans nos coeurs les caractĂšres du juste et de l'injuste, que de soumettre la sociĂ©tĂ© Ă des lois si insociables. "Notre impĂ©ratrice embrasse des projets entiĂšrement opposĂ©s elle considĂšre son vaste Etat, sur lequel tous les mĂ©ridiens viennent se joindre, comme devant correspondre Ă tous les peuples qui habitent sous ces diffĂ©rents mĂ©ridiens. La premiĂšre de ses lois a Ă©tĂ© la tolĂ©rance de toutes les religions, et la compassion pour toutes les erreurs. Son puissant gĂ©nie a connu que si les cultes sont diffĂ©rents, la morale est partout la mĂÂȘme par ce principe elle a liĂ© sa nation Ă toutes les nations du monde, et les CimmĂ©riens vont regarder le Scandinavien et le Chinois comme leurs frĂšres. Elle a fait plus elle a voulu que cette prĂ©cieuse tolĂ©rance, le premier lien des hommes, s'Ă©tablĂt chez ses voisins; ainsi elle a mĂ©ritĂ© le titre de mĂšre de la patrie, et elle aura celui de bienfaitrice du genre humain, si elle persĂ©vĂšre. "Avant elle, des hommes malheureusement puissants envoyaient des troupes de meurtriers ravir Ă des peuplades inconnues et arroser de leur sang les hĂ©ritages de leurs pĂšres on appelait ces assassins des hĂ©ros; leur brigandage Ă©tait de la gloire. Notre souveraine a une autre gloire elle a fait marcher des armĂ©es pour apporter la paix, pour empĂÂȘcher les hommes de se nuire, pour les forcer Ă se supporter les uns les autres; et ses Ă©tendards ont Ă©tĂ© ceux de la concorde publique." Le phĂ©nix, enchantĂ© de tout ce que lui apprenait ce seigneur, lui dit "Monsieur, il y a vingt-sept mille neuf cents annĂ©es et sept mois que je suis au monde; je n'ai encore rien vu de comparable Ă ce que vous me faites entendre." Il lui demanda des nouvelles de son ami Amazan; le CimmĂ©rien lui conta les mĂÂȘmes choses qu'on avait dites Ă la princesse chez les Chinois et chez les Scythes. Amazan s'enfuyait de toutes les cours qu'il visitait sitĂÂŽt qu'une dame lui avait donnĂ© un rendez-vous auquel il craignait de succomber. Le phĂ©nix instruisit bientĂÂŽt Formosante de cette nouvelle marque de fidĂ©litĂ© qu'Amazan lui donnait, fidĂ©litĂ© d'autant plus Ă©tonnante qu'il ne pouvait pas soupçonner que sa princesse en fĂ»t jamais informĂ©e. Il Ă©tait parti pour la Scandinavie. Ce fut dans ces climats que des spectacles nouveaux frappĂšrent encore ses yeux. Ici la royautĂ© et la libertĂ© subsistaient ensemble par un accord qui paraĂt impossible dans d'autres Etats les agriculteurs avaient part Ă la lĂ©gislation, aussi bien que les grands du royaume; et un jeune prince donnait les plus grandes espĂ©rances d'ĂÂȘtre digne de commander Ă une nation libre. LĂ c'Ă©tait quelque chose de plus Ă©trange le seul roi qui fĂ»t despotique de droit sur la terre par un contrat formel avec son peuple Ă©tait en mĂÂȘme temps le plus jeune et le plus juste des rois. Chez les Sarmates, Amazan vit un philosophe sur le trĂÂŽne on pouvait l'appeler le roi de l'anarchie, car il Ă©tait le chef de cent mille petits rois dont un seul pouvait d'un mot anĂ©antir les rĂ©solutions de tous les autres. Eole n'avait pas plus de peine Ă contenir tous les vents qui se combattent sans cesse, que ce monarque n'en avait Ă concilier les esprits c'Ă©tait un pilote environnĂ© d'un Ă©ternel orage; et cependant le vaisseau ne se brisait pas, car le prince Ă©tait un excellent pilote. En parcourant tous ces pays si diffĂ©rents de sa patrie, Amazan refusait constamment toutes les bonnes fortunes qui se prĂ©sentaient Ă lui, toujours dĂ©sespĂ©rĂ© du baiser que Formosante avait donnĂ© au roi d'Egypte, toujours affermi dans son inconcevable rĂ©solution de donner Ă Formosante l'exemple d'une fidĂ©litĂ© unique et inĂ©branlable. La princesse de Babylone avec le phĂ©nix le suivait partout Ă la piste; et ne le manquait jamais que d'un jour ou deux, sans que l'un se lassĂÂąt de courir, et sans que l'autre perdĂt un moment Ă le suivre. Ils traversĂšrent ainsi toute la Germanie; ils admirĂšrent les progrĂšs que la raison et la philosophie faisaient dans le Nord tous les princes y Ă©taient instruits, tous autorisaient la libertĂ© de penser; leur Ă©ducation n'avait point Ă©tĂ© confiĂ©e Ă des hommes qui eussent intĂ©rĂÂȘt de les tromper, ou qui fussent trompĂ©s eux-mĂÂȘmes on les avait Ă©levĂ©s dans la connaissance de la morale universelle, et dans le mĂ©pris des superstitions; on avait banni dans tous ces Etats un usage insensĂ©, qui Ă©nervait et dĂ©peuplait plusieurs pays mĂ©ridionaux cette coutume Ă©tait d'enterrer tout vivants, dans de vastes cachots, un nombre infini des deux sexes Ă©ternellement sĂ©parĂ©s l'un de l'autre, et de leur faire jurer de n'avoir jamais de communication ensemble. Cet excĂšs de dĂ©mence, accrĂ©ditĂ© pendant des siĂšcles, avait dĂ©vastĂ© la terre autant que les guerres les plus cruelles. Les princes du Nord avaient Ă la fin compris que, si on voulait avoir des haras, il ne fallait pas sĂ©parer les plus forts chevaux des cavales. Ils avaient dĂ©truit aussi des erreurs non moins bizarres et non moins pernicieuses. Enfin les hommes osaient ĂÂȘtre raisonnables dans ces vastes pays, tandis qu'ailleurs on croyait encore qu'on ne peut les gouverner qu'autant qu'ils sont imbĂ©ciles. VII Amazan arriva chez les Bataves; son coeur Ă©prouva une douce satisfaction dans son chagrin d'y retrouver quelque faible image du pays des heureux Gangarides; la libertĂ©, l'Ă©galitĂ©, la propretĂ©, l'abondance, la tolĂ©rance; mais les dames du pays Ă©taient si froides qu'aucune ne lui fit d'avances comme on lui en avait fait partout ailleurs; il n'eut pas la peine de rĂ©sister. S'il avait voulu attaquer ces dames, il les aurait toutes subjuguĂ©es l'une aprĂšs l'autre, sans ĂÂȘtre aimĂ© d'aucune; mais il Ă©tait bien Ă©loignĂ© de songer Ă faire des conquĂÂȘtes. Formosante fut sur le point de l'attraper chez cette nation insipide il ne s'en fallut que d'un moment. Amazan avait entendu parler chez les Bataves avec tant d'Ă©loges d'une certaine Ăle, nommĂ©e Albion, qu'il s'Ă©tait dĂ©terminĂ© Ă s'embarquer, lui et ses licornes, sur un vaisseau qui, par un vent d'orient favorable, l'avait portĂ© en quatre heures au rivage de cette terre plus cĂ©lĂšbre que Tyr et que l'Ăle Atlantide. La belle Formosante, qui l'avait suivi au bord de la Duina, de la Vistule, de l'Elbe, du VĂ©ser, arrive enfin aux bouches du Rhin, qui portait alors ses eaux rapides dans la mer Germanique. Elle apprend que son cher amant a voguĂ© aux cĂÂŽtes d'Albion; elle croit voir son vaisseau; elle pousse des cris de joie dont toutes les dames bataves furent surprises, n'imaginant pas qu'un jeune homme pĂ»t causer tant de joie. Et Ă l'Ă©gard du phĂ©nix, elles n'en firent pas grand cas, parce qu'elles jugĂšrent que ses plumes ne pourraient probablement se vendre aussi bien que celles des canards et des oisons de leurs marais. La princesse de Babylone loua ou nolisa deux vaisseaux pour la transporter avec tout son monde dans cette bienheureuse Ăle qui allait possĂ©der l'unique objet de tous ses dĂ©sirs, l'ĂÂąme de sa vie, le dieu de son coeur. Un vent funeste d'occident s'Ă©leva tout Ă coup dans le moment mĂÂȘme oĂÂč le fidĂšle et malheureux Amazan mettait pied Ă terre en Albion; les vaisseaux de la princesse de Babylone ne purent dĂ©marrer. Un serrement de coeur, une douleur amĂšre, une mĂ©lancolie profonde, saisirent Formosante; elle se mit au lit, dans sa douleur, en attendant que le vent changeĂÂąt; mais il souffla huit jours entiers avec une violence dĂ©sespĂ©rante. La princesse, pendant ce siĂšcle de huit jours, se faisait lire par Irla des romans ce n'est pas que les Bataves en sussent faire; mais, comme ils Ă©taient les facteurs de l'univers, ils vendaient l'esprit des autres nations ainsi que leurs denrĂ©es. La princesse fit acheter chez Marc-Michel Rey tous les contes que l'on avait Ă©crits chez les Ausoniens et chez les Velches, et dont le dĂ©bit Ă©tait dĂ©fendu sagement chez ces peuples pour enrichir les Bataves; elle espĂ©rait qu'elle trouverait dans ces histoires quelque aventure qui ressemblerait Ă la sienne, et qui charmerait sa douleur. Irla lisait, le phĂ©nix disait son avis, et la princesse ne trouvait rien dans la Paysanne parvenue, ni dans TansaĂÂŻ, ni dans le Sopha, ni dans les Quatre Facardins, qui eĂ»t le moindre rapport Ă ses aventures; elle interrompait Ă tout moment la lecture pour demander de quel cĂÂŽtĂ© venait le vent. VIII Cependant Amazan Ă©tait dĂ©jĂ sur le chemin de la capitale d'Albion, dans son carrosse Ă six licornes, et rĂÂȘvait Ă sa princesse. Il aperçut un Ă©quipage versĂ© dans un fossĂ©; les domestiques s'Ă©taient Ă©cartĂ©s pour aller chercher du secours; le maĂtre de l'Ă©quipage restait tranquillement dans sa voiture, ne tĂ©moignant pas la plus lĂ©gĂšre impatience, et s'amusant Ă fumer, car on fumait alors il se nommait milord What-then, ce qui signifie Ă peu prĂšs milord Qu'importe en la langue dans laquelle je traduis ces mĂ©moires. Amazan se prĂ©cipita pour lui rendre service; il releva tout seul la voiture, tant sa force Ă©tait supĂ©rieure Ă celle des autres hommes. Milord Qu'importe se contenta de dire "VoilĂ un homme bien vigoureux." Des rustres du voisinage; Ă©tant accourus, se mirent en colĂšre de ce qu'on les avait fait venir inutilement, et s'en prirent Ă l'Ă©tranger ils le menacĂšrent en l'appelant chien d'Ă©tranger, et ils voulurent le battre. Amazan en saisit deux de chaque main, et les jeta Ă vingt pas; les autres le respectĂšrent, le saluĂšrent, lui demandĂšrent pour boire il leur donna plus d'argent qu'ils n'en avaient jamais vu. Milord Qu'importe lui dit "Je vous estime; venez dĂner avec moi dans ma maison de campagne, qui n'est qu'Ă trois milles"; il monta dans la voiture d'Amazan, parce que la sienne Ă©tait dĂ©rangĂ©e par la secousse. AprĂšs un quart d'heure de silence, il regarda un moment Amazan, et lui dit How dye do; Ă la lettre Comment faites-vous faire? et dans la langue du traducteur Comment vous portez-vous? ce qui ne veut rien dire du tout en aucune langue; puis il ajouta "Vous avez lĂ six jolies licornes"; et il se remit Ă fumer. Le voyageur lui dit que ses licornes Ă©taient Ă son service; qu'il venait avec elles du pays des Gangarides; et il en prit occasion de lui parler de la princesse de Babylone, et du fatal baiser qu'elle avait donnĂ© au roi d'Egypte; Ă quoi l'autre ne rĂ©pliqua rien du tout, se souciant trĂšs peu qu'il y eĂ»t dans le monde un roi d'Egypte et une princesse de Babylone. Il fut encore un quart d'heure sans parler; aprĂšs quoi il redemanda Ă son compagnon comment il faisait faire, et si on mangeait du bon roast-beef dans le pays des Gangarides. Le voyageur lui rĂ©pondit avec sa politesse ordinaire qu'on ne mangeait point ses frĂšres sur les bords du Gange. Il lui expliqua le systĂšme qui fut, aprĂšs tant de siĂšcles, celui de Pythagore, de Porphyre, de Iamblique. Sur quoi milord s'endormit, et ne fit qu'un somme jusqu'Ă ce qu'on fĂ»t arrivĂ© Ă sa maison. Il avait une femme jeune et charmante, Ă qui la nature avait donnĂ© une ĂÂąme aussi vive et aussi sensible que celle de son mari Ă©tait indiffĂ©rente. Plusieurs seigneurs albioniens Ă©taient venus ce jour-lĂ dĂner avec elle. Il y avait des caractĂšres de toutes les espĂšces car le pays n'ayant presque jamais Ă©tĂ© gouvernĂ© que par des Ă©trangers, les familles venues avec ces princes avaient toutes apportĂ© des moeurs diffĂ©rentes. Il se trouva dans la compagnie des gens trĂšs aimables, d'autres d'un esprit supĂ©rieur, quelques-uns d'une science profonde. La maĂtresse de la maison n'avait rien de cet air empruntĂ© et gauche, de cette roideur, de cette mauvaise honte qu'on reprochait alors aux jeunes femmes d'Albion; elle ne cachait point, par un maintien dĂ©daigneux et par un silence affectĂ©, la stĂ©rilitĂ© de ses idĂ©es et l'embarras humiliant de n'avoir rien Ă dire nulle femme n'Ă©tait plus engageante. Elle reçut Amazan avec la politesse et les grĂÂąces qui lui Ă©taient naturelles. L'extrĂÂȘme beautĂ© de ce jeune Ă©tranger, et la comparaison soudaine qu'elle fit entre lui et son mari, la frappĂšrent d'abord sensiblement. On servit. Elle fit asseoir Amazan Ă cĂÂŽtĂ© d'elle, et lui fit manger des poudings de toute espĂšce, ayant su de lui que les Gangarides ne se nourrissaient de rien qui eĂ»t reçu des dieux le don cĂ©leste de la vie. Sa beautĂ©, sa force, les moeurs des Gangarides, les progrĂšs des arts, la religion et le gouvernement furent le sujet d'une conversation aussi agrĂ©able qu'instructive pendant le repas, qui dura jusqu'Ă la nuit, et pendant lequel milord Qu'importe but beaucoup et ne dit mot. AprĂšs le dĂner, pendant que milady versait du thĂ© et qu'elle dĂ©vorait des yeux le jeune homme, il s'entretenait avec un membre du parlement car chacun sait que dĂšs lors il y avait un parlement, et qu'il s'appelait wittenagemot, ce qui signifie l'assemblĂ©e des gens d'esprit. Amazan s'informait de la constitution, des moeurs, des lois, des forces, des usages, des arts, qui rendaient ce pays si recommandable; et ce seigneur lui parlait en ces termes "Nous avons longtemps marchĂ© tout nus, quoique le climat ne soit pas chaud. Nous avons Ă©tĂ© longtemps traitĂ©s en esclaves par des gens venus de l'antique terre de Saturne, arrosĂ©e des eaux du Tibre; mais nous nous sommes fait nous-mĂÂȘmes beaucoup plus de maux que nous n'en avions essuyĂ©s de nos premiers vainqueurs. Un de nos rois poussa la bassesse jusqu'Ă se dĂ©clarer sujet d'un prĂÂȘtre qui demeurait aussi sur les bords du Tibre, et qu'on appelait le Vieux des sept montagnes tant la destinĂ©e de ces sept montagnes a Ă©tĂ© longtemps de dominer sur une grande partie de l'Europe habitĂ©e alors par des brutes! AprĂšs ces temps d'avilissement sont venus des siĂšcles de fĂ©rocitĂ© et d'anarchie. Notre terre, plus orageuse que les mers qui l'environnent, a Ă©tĂ© saccagĂ©e et ensanglantĂ©e par nos discordes; plusieurs tĂÂȘtes couronnĂ©es ont pĂ©ri par le dernier supplice. Plus de cent princes du sang des rois ont fini leurs jours sur l'Ă©chafaud. On a arrachĂ© le coeur de tous leurs adhĂ©rents, et on en a battu leurs joues. C'Ă©tait au bourreau qu'il appartenait d'Ă©crire l'histoire de notre Ăle, puisque c'Ă©tait lui qui avait terminĂ© toutes les grandes affaires. Il n'y a pas longtemps que, pour comble d'horreur, quelques personnes portant un manteau noir, et d'autres qui mettaient une chemise blanche par-dessus leur jaquette, ayant Ă©tĂ© mordues par des chiens enragĂ©s, communiquĂšrent la rage Ă la nation entiĂšre. Tous les citoyens furent ou meurtriers ou Ă©gorgĂ©s, ou bourreaux ou suppliciĂ©s, ou dĂ©prĂ©dateurs ou esclaves, au nom du ciel et en cherchant le Seigneur. Qui croirait que de cet abĂme Ă©pouvantable, de ce chaos de dissensions, d'atrocitĂ©s, d'ignorance et de fanatisme, il est enfin rĂ©sultĂ© le plus parfait gouvernement peut-ĂÂȘtre qui soit aujourd'hui dans le monde? Un roi honorĂ© et riche, tout-puissant pour faire le bien, impuissant pour faire le mal, est Ă la tĂÂȘte d'une nation libre, guerriĂšre, commerçante et Ă©clairĂ©e. Les grands d'un cĂÂŽtĂ©, et les reprĂ©sentants des villes de l'autre, partagent la lĂ©gislation avec le monarque. On avait vu; par une fatalitĂ© singuliĂšre, le dĂ©sordre, les guerres civiles, l'anarchie et la pauvretĂ© dĂ©soler le pays quand les rois affectaient le pouvoir arbitraire. La tranquillitĂ©, la richesse, la fĂ©licitĂ© publique, n'ont rĂ©gnĂ© chez nous que quand les rois ont reconnu qu'ils n'Ă©taient pas absolus. Tout Ă©tait subverti quand on disputait sur des choses inintelligibles; tout a Ă©tĂ© dans l'ordre quand on les a mĂ©prisĂ©es. Nos flottes victorieuses portent notre gloire sur toutes les mers; et les lois mettent en sĂ»retĂ© nos fortunes jamais un juge ne peut les expliquer arbitrairement; jamais on ne rend un arrĂÂȘt qui ne soit motivĂ©. Nous punirions comme des assassins des juges qui oseraient envoyer Ă la mort un citoyen sans manifester les tĂ©moignages qui l'accusent et la loi qui le condamne. Il est vrai qu'il y a toujours chez nous deux partis qui se combattent avec la plume et avec des intrigues; mais aussi ils se rĂ©unissent toujours quand il s'agit de prendre les armes pour dĂ©fendre la patrie et la libertĂ©. Ces deux partis veillent l'un sur l'autre; ils s'empĂÂȘchent mutuellement de violer le dĂ©pĂÂŽt sacrĂ© des lois; ils se haĂÂŻssent, mais ils aiment l'Etat ce sont des amants jaloux qui servent Ă l'envi la mĂÂȘme maĂtresse. Du mĂÂȘme fonds d'esprit qui nous a fait connaĂtre et soutenir les droits de la nature humaine, nous avons portĂ© les sciences au plus haut point oĂÂč elles puissent parvenir chez les hommes. Vos Egyptiens, qui passent pour de si grands mĂ©caniciens; vos Indiens, qu'on croit de si grands philosophes; vos Babyloniens, qui se vantent d'avoir observĂ© les astres pendant quatre cent trente mille annĂ©es; les Grecs, qui ont Ă©crit tant de phrases et si peu de choses, ne savent prĂ©cisĂ©ment rien en comparaison de nos moindres Ă©coliers qui ont Ă©tudiĂ© les dĂ©couvertes de nos grands maĂtres. Nous avons arrachĂ© plus de secrets Ă la nature dans l'espace de cent annĂ©es que le genre humain n'en avait dĂ©couvert dans la multitude des siĂšcles. VoilĂ au vrai l'Ă©tat oĂÂč nous sommes. Je ne vous ai cachĂ© ni le bien, ni le mal, ni nos opprobres, ni notre gloire; et je n'ai rien exagĂ©rĂ©." Amazan, Ă ce discours, se sentit pĂ©nĂ©trĂ© du dĂ©sir de s'instruire dans ces sciences sublimes dont on lui parlait; et si sa passion pour la princesse de Babylone, son respect filial pour sa mĂšre, qu'il avait quittĂ©e, et l'amour de sa patrie, n'eussent fortement parlĂ© Ă son coeur dĂ©chirĂ©, il aurait voulu passer sa vie dans l'Ăle d'Albion. Mais ce malheureux baiser donnĂ© par sa princesse au roi d'Egypte ne lui laissait pas assez de libertĂ© dans l'esprit pour Ă©tudier les hautes sciences. "Je vous avoue, dit-il, que m'ayant imposĂ© la loi de courir le monde et de m'Ă©viter moi-mĂÂȘme, je serais curieux de voir cette antique terre de Saturne, ce peuple du Tibre et des sept montagnes Ă qui vous avez obĂ©i autrefois; il faut, sans doute, que ce soit le premier peuple de la terre. - Je vous conseille de faire ce voyage, lui rĂ©pondit l'Albionien, pour peu que vous aimiez la musique et la peinture. Nous allons trĂšs souvent nous-mĂÂȘmes porter quelquefois notre ennui vers les sept montagnes. Mais vous serez bien Ă©tonnĂ© en voyant les descendants de nos vainqueurs." Cette conversation fut longue. Quoique le bel Amazan eĂ»t la cervelle un peu attaquĂ©e, il parlait avec tant d'agrĂ©ments, sa voix Ă©tait si touchante, son maintien si noble et si doux, que la maĂtresse de la maison ne put s'empĂÂȘcher de l'entretenir Ă son tour tĂÂȘte Ă tĂÂȘte. Elle lui serra tendrement la main en lui parlant, et ne le regardant avec des yeux humides et Ă©tincelants qui portaient les dĂ©sirs dans tous les ressorts de la vie. Elle le retint Ă souper et Ă coucher. Chaque instant, chaque parole, chaque regard, enflammĂšrent sa passion. DĂšs que tout le monde fut retirĂ©, elle lui Ă©crivit un petit billet, ne doutant pas qu'il ne vĂnt lui faire la cour dans son lit, tandis que milord Qu'importe dormait dans le sien. Amazan eut encore le courage de rĂ©sister tant un grain de folie produit d'effets miraculeux dans une ĂÂąme forte et profondĂ©ment blessĂ©e. Amazan, selon sa coutume, fit Ă la dame une rĂ©ponse respectueuse, par laquelle il lui reprĂ©sentait la saintetĂ© de son serment, et l'obligation Ă©troite oĂÂč il Ă©tait d'apprendre Ă la princesse de Babylone Ă dompter ses passions; aprĂšs quoi il fit atteler ses licornes, et repartit pour la Batavie, laissant toute la compagnie Ă©merveillĂ©e de lui, et la dame du logis dĂ©sespĂ©rĂ©e. Dans l'excĂšs de sa douleur, elle laissa traĂner la lettre d'Amazan; milord Qu'importe la lut le lendemain matin. "VoilĂ , dit-il en levant les Ă©paules, de bien plates niaiseries"; et il alla chasser au renard avec quelques ivrognes du voisinage. Amazan voguait dĂ©jĂ sur la mer; muni d'une carte gĂ©ographique dont lui avait fait prĂ©sent le savant Albionien qui s'Ă©tait entretenu avec lui chez milord Qu'importe. Il voyait avec surprise une grande partie de la terre sur une feuille de papier. Ses yeux et son imagination s'Ă©garaient dans ce petit espace; il regardait le Rhin, le Danube, les Alpes du Tyrol, marquĂ©s alors par d'autres noms, et tous les pays par oĂÂč il devait passer avant d'arriver Ă la ville des sept montagnes; mais surtout il jetait les yeux sur la contrĂ©e des Gangarides, sur Babylone, oĂÂč il avait vu sa chĂšre princesse, et sur le fatal pays de Bassora, oĂÂč elle avait donnĂ© un baiser au roi d'Egypte. Il soupirait, il versait des larmes; mais il convenait que l'Albionien, qui lui avait fait prĂ©sent de l'univers en raccourci, n'avait pas eu tort en disant qu'on Ă©tait mille fois plus instruit sur les bords de la Tamise que sur ceux du Nil, de l'Euphrate et du Gange. Comme il retournait en Batavie, Formosante volait vers Albion avec ses deux vaisseaux qui cinglaient Ă pleines voiles; celui d'Amazan et celui de la princesse se croisĂšrent, se touchĂšrent presque les deux amants Ă©taient prĂšs l'un de l'autre, et ne pouvaient s'en douter ah, s'ils l'avaient su! mais l'impĂ©rieuse destinĂ©e ne le permit pas. IX SitĂÂŽt qu'Amazan fut dĂ©barquĂ© sur le terrain Ă©gal et fangeux de la Batavie, il partit comme un Ă©clair pour la ville aux sept montagnes. Il fallut traverser la partie mĂ©ridionale de la Germanie. De quatre milles en quatre milles on trouvait un prince et une princesse, des filles d'honneur, et des gueux. Il Ă©tait Ă©tonnĂ© des coquetteries que ces dames et ces filles d'honneur lui faisaient partout avec la bonne foi germanique, et il n'y rĂ©pondait que par de modestes refus. AprĂšs avoir franchi les Alpes, il s'embarqua sur la mer de Dalmatie, et aborda dans une ville qui ne ressemblait Ă rien du tout de ce qu'il avait vu jusqu'alors. La mer formait les rues, les maisons Ă©taient bĂÂąties dans l'eau. Le peu de places publiques qui ornaient cette ville Ă©tait couvert d'hommes et de femmes qui avaient un double visage, celui que la nature leur avait donnĂ© et une face de carton mal peint qu'ils appliquaient par-dessus en sorte que la nation semblait composĂ©e de spectres. Les Ă©trangers qui venaient dans cette contrĂ©e commençaient par acheter un visage, comme on se pourvoit ailleurs de bonnets et de souliers. Amazan dĂ©daigna cette mode contre nature; il se prĂ©senta tel qu'il Ă©tait. Il y avait dans la ville douze mille filles enregistrĂ©es dans le grand livre de la rĂ©publique; filles utiles Ă l'Etat, chargĂ©es du commerce le plus avantageux et le plus agrĂ©able qui ait jamais enrichi une nation. Les nĂ©gociants ordinaires envoyaient Ă grands frais et Ă grands risques des Ă©toffes dans l'Orient; ces belles nĂ©gociantes faisaient sans aucun risque un trafic toujours renaissant de leurs attraits. Elles vinrent toutes se prĂ©senter au bel Amazan et lui offrir le choix. Il s'enfuit au plus vite en prononçant le nom de l'incomparable princesse de Babylone, et en jurant par les dieux immortels qu'elle Ă©tait plus belle que toutes les douze mille filles vĂ©nitiennes. "Sublime friponne, s'Ă©criait-il dans ses transports, je vous apprendrai Ă ĂÂȘtre fidĂšle!" Enfin les ondes jaunes du Tibre, des marais empestĂ©s, des habitants hĂÂąves, dĂ©charnĂ©s et rares, couverts de vieux manteaux trouĂ©s qui laissaient voir leur peau sĂšche et tannĂ©e, se prĂ©sentĂšrent Ă ses yeux, et lui annoncĂšrent qu'il Ă©tait Ă la porte de la ville aux sept montagnes, de cette ville de hĂ©ros et de lĂ©gislateurs qui avaient conquis et policĂ© une grande partie du globe. Il s'Ă©tait imaginĂ© qu'il verrait Ă la porte triomphale cinq cents bataillons commandĂ©s par des hĂ©ros, et, dans le sĂ©nat, une assemblĂ©e de demi-dieux, donnant des lois Ă la terre; il trouva, pour toute armĂ©e, une trentaine de gredins montant la garde avec un parasol, de peur du soleil. Ayant pĂ©nĂ©trĂ© jusqu'Ă un temple qui lui parut trĂšs beau, mais moins que celui de Babylone, il fut assez surpris d'y entendre une musique exĂ©cutĂ©e par des hommes qui avaient des voix de femmes. "VoilĂ , dit-il, un plaisant pays que cette antique terre de Saturne! J'ai vu une ville oĂÂč personne n'avait son visage; en voici une autre oĂÂč les hommes n'ont ni leur voix ni leur barbe." On lui dit que ces chantres n'Ă©taient plus hommes, qu'on les avait dĂ©pouillĂ©s de leur virilitĂ© afin qu'ils chantassent plus agrĂ©ablement les louanges d'une prodigieuse quantitĂ© de gens de mĂ©rite. Amazan ne comprit rien Ă ce discours. Ces messieurs le priĂšrent de chanter; il chanta un air gangaride avec sa grĂÂące ordinaire. Sa voix Ă©tait une trĂšs belle haute-contre. "Ah! monsignor, lui dirent-ils, quel charmant soprano vous auriez! Ah! si... - Comment, si? Que prĂ©tendez-vous dire? - Ah! monsignor!... - Eh bien? - Si vous n'aviez point de barbe!" Alors ils lui expliquĂšrent trĂšs plaisamment, et avec des gestes fort comiques, selon leur coutume, de quoi il Ă©tait question. Amazan demeura tout confondu. "J'ai voyagĂ©, dit-il, et jamais je n'ai entendu parler d'une telle fantaisie." Lorsqu'on eut bien chantĂ©, le Vieux des sept montagnes alla en grand cortĂšge Ă la porte du temple; il coupa l'air en quatre avec le pouce Ă©levĂ©, deux doigts Ă©tendus et deux autres pliĂ©s, en disant ces mots dans une langue qu'on ne parlait plus A la ville et Ă l'univers. Le Gangaride ne pouvait comprendre que deux doigts pussent atteindre si loin. Il vit bientĂÂŽt dĂ©filer toute la cour du maĂtre du monde elle Ă©tait composĂ©e de graves personnages, les uns en robes rouges, les autres en violet; presque tous regardaient le bel Amazan en adoucissant les yeux; ils lui faisaient des rĂ©vĂ©rences; et se disaient l'un Ă l'autre San Martino, che bel ragazzo! San Pancratio, che bel fanciullo! Les ardents, dont le mĂ©tier Ă©tait de montrer aux Ă©trangers les curiositĂ©s de la ville, s'empressĂšrent de lui faire voir des masures oĂÂč un muletier ne voudrait pas passer la nuit, mais qui avaient Ă©tĂ© autrefois de dignes monuments de la grandeur d'un peuple roi. Il vit encore des tableaux de deux cents ans, et des statues de plus de vingt siĂšcles, qui lui parurent des chefs-d'oeuvre. "Faites-vous encore de pareils ouvrages? - Non, Votre Excellence, lui rĂ©pondit un des ardents; mais nous mĂ©prisons le reste de la terre; parce que nous conservons ces raretĂ©s. Nous sommes des espĂšces de fripiers qui tirons notre gloire des vieux habits qui restent dans nos magasins." Amazan voulut voir le palais du prince on l'y conduisit. Il vit des hommes en violet qui comptaient l'argent des revenus de l'Etat tant d'une terre situĂ©e sur le Danube, tant d'une autre sur la Loire, ou sur le Guadalquivir, ou sur la Vistule "Oh! oh! dit Amazan aprĂšs avoir consultĂ© sa carte de gĂ©ographie, votre maĂtre possĂšde donc toute l'Europe comme ces anciens hĂ©ros des sept montagnes? - Il doit possĂ©der l'univers entier de droit divin, lui rĂ©pondit un violet; et mĂÂȘme il a Ă©tĂ© un temps oĂÂč ses prĂ©dĂ©cesseurs ont approchĂ© de la monarchie universelle; mais leurs successeurs ont la bontĂ© de se contenter aujourd'hui de quelque argent que les rois leurs sujets leur font payer en forme de tribut. - Votre maĂtre est donc en effet le roi des rois? C'est donc lĂ son titre? dit Amazan. - Non, Votre Excellence; son titre est serviteur des serviteurs; il est originairement poissonnier et portier, et c'est pourquoi les emblĂšmes de sa dignitĂ© sont des clefs et des filets; mais il donne toujours des ordres Ă tous les rois. Il n'y a pas longtemps qu'il envoya cent et un commandements Ă un roi du pays des Celtes, et le roi obĂ©it. - Votre poissonnier, dit Amazan, envoya donc cinq ou six cent mille hommes pour faire exĂ©cuter ses cent et une volontĂ©s? - Point du tout, Votre Excellence; notre saint maĂtre n'est point assez riche pour soudoyer dix mille soldats; mais il a quatre Ă cinq cent mille prophĂštes divins distribuĂ©s dans les autres pays. Ces prophĂštes de toutes couleurs sont, comme de raison, nourris aux dĂ©pens des peuples; ils annoncent de la part du ciel que mon maĂtre peut avec ses clefs ouvrir et fermer toutes les serrures, et surtout celles des coffres-forts. Un prĂÂȘtre normand, qui avait auprĂšs du roi dont je vous parle la charge de confident de ses pensĂ©es, le convainquit qu'il devait obĂ©ir sans rĂ©plique aux cent et une pensĂ©es de mon maĂtre car il faut que vous sachiez qu'une des prĂ©rogatives du Vieux des sept montagnes est d'avoir toujours raison, soit qu'il daigne parler, soit qu'il daigne Ă©crire. - Parbleu, dit Amazan, voilĂ un singulier homme! je serais curieux de dĂner avec lui. - Votre Excellence; quand vous seriez roi, vous ne pourriez manger Ă sa table; tout ce qu'il pourrait faire pour vous, ce serait de vous en faire servir une Ă cĂÂŽtĂ© de lui plus petite et plus basse que la sienne. Mais, si vous voulez avoir l'honneur de lui parler, je lui demanderai audience pour vous, moyennant la buona mancia que vous aurez la bontĂ© de me donner. - TrĂšs volontiers", dit le Gangaride. Le violet s'inclina. "Je vous introduirai demain, dit-il; vous ferez trois gĂ©nuflexions, et vous baiserez les pieds du Vieux des sept montagnes." A ces mots, Amazan fit de si prodigieux Ă©clats de rire qu'il fut prĂšs de suffoquer; il sortit en se tenant les cĂÂŽtĂ©s, et rit aux larmes pendant tout le chemin, jusqu'Ă ce qu'il fĂ»t arrivĂ© Ă son hĂÂŽtellerie, oĂÂč il rit encore trĂšs longtemps. A son dĂner, il se prĂ©senta vingt hommes sans barbe et vingt violons qui lui donnĂšrent un concert. Il fut courtisĂ© le reste de la journĂ©e par les seigneurs les plus importants de la ville ils lui firent des propositions encore plus Ă©tranges que celle de baiser les pieds du Vieux des sept montagnes. Comme il Ă©tait extrĂÂȘmement poli, il crut d'abord que ces messieurs le prenaient pour une dame, et les avertit de leur mĂ©prise avec l'honnĂÂȘtetĂ© la plus circonspecte. Mais, Ă©tant pressĂ© un peu vivement par deux ou trois des plus dĂ©terminĂ©s violets, il les jeta par les fenĂÂȘtres, sans croire faire un grand sacrifice Ă la belle Formosante. Il quitta au plus vite cette ville des maĂtres du monde, oĂÂč il fallait baiser un vieillard Ă l'orteil, comme si sa joue Ă©tait Ă son pied, et oĂÂč l'on n'abordait les jeunes gens qu'avec des cĂ©rĂ©monies encore plus bizarres. X De province en province, ayant toujours repoussĂ© les agaceries de toute espĂšce, toujours fidĂšle Ă la princesse de Babylone, toujours en colĂšre contre le roi d'Egypte, ce modĂšle de constance parvint Ă la capitale nouvelle des Gaules. Cette ville avait passĂ©, comme tant d'autres, par tous les degrĂ©s de la barbarie, de l'ignorance, de la sottise et de la misĂšre. Son premier nom avait Ă©tĂ© la boue et la crotte; ensuite elle avait pris celui d'Isis, du culte d'Isis parvenu jusque chez elle. Son premier sĂ©nat avait Ă©tĂ© une compagnie de bateliers. Elle avait Ă©tĂ© longtemps esclave des hĂ©ros dĂ©prĂ©dateurs des sept montagnes; et, aprĂšs quelques siĂšcles, d'autres hĂ©ros brigands, venus de la rive ultĂ©rieure du Rhin, s'Ă©taient emparĂ©s de son petit terrain. Le temps, qui change tout, en avait fait une ville dont la moitiĂ© Ă©tait trĂšs noble et trĂšs agrĂ©able, l'autre un peu grossiĂšre et ridicule c'Ă©tait l'emblĂšme de ses habitants. Il y avait dans son enceinte environ cent mille personnes au moins qui n'avaient rien Ă faire qu'Ă jouer et Ă se divertir. Ce peuple d'oisifs jugeait des arts que les autres cultivaient. Ils ne savaient rien de ce qui se passait Ă la cour; quoiqu'elle ne fĂ»t qu'Ă quatre petits milles d'eux, il semblait qu'elle en fĂ»t Ă six cents milles au moins. La douceur de la sociĂ©tĂ©, la gaietĂ©, la frivolitĂ©, Ă©taient leur importante et leur unique affaire; on les gouvernait comme des enfants Ă qui l'on prodigue des jouets pour les empĂÂȘcher de crier. Si on leur parlait des horreurs qui avaient, deux siĂšcles auparavant, dĂ©solĂ© leur patrie, et des temps Ă©pouvantables oĂÂč la moitiĂ© de la nation avait massacrĂ© l'autre pour des sophismes, ils disaient qu'en effet cela n'Ă©tait pas bien, et puis ils se mettaient Ă rire et Ă chanter des vaudevilles. Plus les oisifs Ă©taient polis, plaisants et aimables, plus on observait un triste contraste entre eux et des compagnies d'occupĂ©s. Il Ă©tait, parmi ces occupĂ©s, ou qui prĂ©tendaient l'ĂÂȘtre, une troupe de sombres fanatiques, moitiĂ© absurdes, moitiĂ© fripons, dont le seul aspect contristait la terre, et qui l'auraient bouleversĂ©e, s'ils l'avaient pu, pour se donner un peu de crĂ©dit; mais la nation des oisifs, en dansant et en chantant, les faisait rentrer dans leurs cavernes, comme les oiseaux obligent les chats-huants Ă se replonger dans les trous des masures. D'autres occupĂ©s, en plus petit nombre, Ă©taient les conservateurs d'anciens usages barbares contre lesquels la nature effrayĂ©e rĂ©clamait Ă haute voix; ils ne consultaient que leurs registres rongĂ©s des vers. S'ils y voyaient une coutume insensĂ©e et horrible, ils la regardaient comme une loi sacrĂ©e. C'est par cette lĂÂąche habitude de n'oser penser par eux-mĂÂȘmes, et de puiser leurs idĂ©es dans les dĂ©bris des temps oĂÂč l'on ne pensait pas, que, dans la ville des plaisirs, il Ă©tait encore des moeurs atroces. C'est par cette raison qu'il n'y avait nulle proportion entre les dĂ©lits et les peines. On faisait quelquefois souffrir mille morts Ă un innocent pour lui faire avouer un crime qu'il n'avait pas commis. On punissait une Ă©tourderie de jeune homme comme on aurait puni un empoisonnement ou un parricide. Les oisifs en poussaient des cris perçants, et le lendemain ils n'y pensaient plus, et ne parlaient que de modes nouvelles. Ce peuple avait vu s'Ă©couler un siĂšcle entier pendant lequel les beaux-arts s'Ă©levĂšrent Ă un degrĂ© de perfection qu'on n'aurait jamais osĂ© espĂ©rer; les Ă©trangers venaient alors, comme Ă Babylone, admirer les grands monuments d'architecture, les prodiges des jardins, les sublimes efforts de la sculpture et de la peinture. Ils Ă©taient enchantĂ©s d'une musique qui allait Ă l'ĂÂąme sans Ă©tonner les oreilles. La vraie poĂ©sie, c'est-Ă -dire celle qui est naturelle et harmonieuse, celle qui parle au coeur autant qu'Ă l'esprit, ne fut connue de la nation que dans cet heureux siĂšcle. De nouveaux genres d'Ă©loquence dĂ©ployĂšrent des beautĂ©s sublimes. Les thĂ©ĂÂątres surtout retentirent de chefs-d'oeuvre dont aucun peuple n'approcha jamais. Enfin le bon goĂ»t se rĂ©pandit dans toutes les professions, au point qu'il y eut de bons Ă©crivains mĂÂȘme chez les druides. Tant de lauriers, qui avaient levĂ© leurs tĂÂȘtes jusqu'aux nues, se sĂ©chĂšrent bientĂÂŽt dans une terre Ă©puisĂ©e. Il n'en resta qu'un trĂšs petit nombre dont les feuilles Ă©taient d'un vert pĂÂąle et mourant. La dĂ©cadence fut produite par la facilitĂ© de faire et par la paresse de bien faire, par la satiĂ©tĂ© du beau et par le goĂ»t du bizarre. La vanitĂ© protĂ©gea des artistes qui ramenaient les temps de la barbarie; et cette mĂÂȘme vanitĂ©, en persĂ©cutant les talents vĂ©ritables, les força de quitter leur patrie; les frelons firent disparaĂtre les abeilles. Presque plus de vĂ©ritables arts, presque plus de gĂ©nie; le mĂ©rite consistait Ă raisonner Ă tort et Ă travers sur le mĂ©rite du siĂšcle passĂ© le barbouilleur des murs d'un cabaret critiquait savamment les tableaux des grands peintres; les barbouilleurs de papier dĂ©figuraient les ouvrages des grands Ă©crivains. L'ignorance et le mauvais goĂ»t avaient d'autres barbouilleurs Ă leurs gages; on rĂ©pĂ©tait les mĂÂȘmes choses dans cent volumes sous des titres diffĂ©rents. Tout Ă©tait ou dictionnaire ou brochure. Un gazetier druide Ă©crivait deux fois par semaine les annales obscures de quelques Ă©nergumĂšnes ignorĂ©s de la nation, et de prodiges cĂ©lestes opĂ©rĂ©s dans des galetas par de petits gueux et de petites gueuses; d'autres ex-druides, vĂÂȘtus de noir, prĂÂȘts de mourir de colĂšre et de faim, se plaignaient dans cent Ă©crits qu'on ne leur permĂt plus de tromper les hommes, et qu'on laissĂÂąt ce droit Ă des boucs vĂÂȘtus de gris. Quelques archi-druides imprimaient des libelles diffamatoires. Amazan ne savait rien de tout cela; et, quand il l'aurait su, il ne s'en serait guĂšre embarrassĂ©, n'ayant la tĂÂȘte remplie que de la princesse de Babylone, du roi de l'Egypte, et de son serment inviolable de mĂ©priser toutes les coquetteries des dames, dans quelque pays que le chagrin conduisĂt ses pas. Toute la populace lĂ©gĂšre, ignorante, et toujours poussant Ă l'excĂšs cette curiositĂ© naturelle au genre humain, s'empressa longtemps autour de ses licornes; les femmes, plus sensĂ©es; forcĂšrent les portes de son hĂÂŽtel pour contempler sa personne. Il tĂ©moigna d'abord Ă son hĂÂŽte quelque dĂ©sir d'aller Ă la cour; mais des oisifs de bonne compagnie, qui se trouvĂšrent lĂ par hasard, lui dirent que ce n'Ă©tait plus la mode, que les temps Ă©taient bien changĂ©s, et qu'il n'y avait plus de plaisir qu'Ă la ville. Il fut invitĂ© le soir mĂÂȘme Ă souper par une dame dont l'esprit et les talents Ă©taient connus hors de sa patrie, et qui avait voyagĂ© dans quelques pays oĂÂč Amazan avait passĂ©. Il goĂ»ta fort cette dame et la sociĂ©tĂ© rassemblĂ©e chez elle. La libertĂ© y Ă©tait dĂ©cente, la gaietĂ© n'y Ă©tait point bruyante, la science n'y avait rien de rebutant, et l'esprit rien d'apprĂÂȘtĂ©. Il vit que le nom de bonne compagnie n'est pas un vain nom, quoiqu'il soit souvent usurpĂ©. Le lendemain il dĂna dans une sociĂ©tĂ© non moins aimable, mais beaucoup plus voluptueuse. Plus il fut satisfait des convives, plus on fut content de lui. Il sentait son ĂÂąme s'amollir et se dissoudre comme les aromates de son pays se fondent doucement Ă un feu modĂ©rĂ©, et s'exhalent en parfums dĂ©licieux. AprĂšs le dĂner, on le mena Ă un spectacle enchanteur, condamnĂ© par les druides parce qu'il leur enlevait les auditeurs dont ils Ă©taient les plus jaloux. Ce spectacle Ă©tait un composĂ© de vers agrĂ©ables, de chants dĂ©licieux, de danses qui exprimaient les mouvements de l'ĂÂąme, et de perspectives qui charmaient les yeux en les trompant. Ce genre de plaisir, qui rassemblait tant de genres, n'Ă©tait connu que sous un nom Ă©tranger il s'appelait OpĂ©ra, ce qui signifiait autrefois dans la langue des sept montagnes, travail, soin, occupation, industrie, entreprise, besogne, affaire. Cette affaire l'enchanta. Une fille surtout le charma par sa voix mĂ©lodieuse et par les grĂÂąces qui l'accompagnaient cette fille d'affaire, aprĂšs le spectacle, lui fut prĂ©sentĂ©e par ses nouveaux amis. Il lui fit prĂ©sent d'une poignĂ©e de diamants. Elle en fut si reconnaissante qu'elle ne put le quitter du reste du jour. Il soupa avec elle, et, pendant le repas, il oublia sa sobriĂ©tĂ©; et, aprĂšs le repas, il oublia son serment d'ĂÂȘtre toujours insensible Ă la beautĂ©, et inexorable aux tendres coquetteries. Quel exemple de la faiblesse humaine! La belle princesse de Babylone arrivait alors avec le phĂ©nix, sa femme de chambre Irla, et ses deux cents cavaliers gangarides montĂ©s sur leurs licornes. Il fallut attendre assez longtemps pour qu'on ouvrĂt les portes. Elle demanda d'abord si le plus beau des hommes, le plus courageux, le plus spirituel et le plus fidĂšle, Ă©tait encore dans cette ville. Les magistrats virent bien qu'elle voulait parler d'Amazan. Elle se fit conduire Ă son hĂÂŽtel; elle entra, le coeur palpitant d'amour toute son ĂÂąme Ă©tait pĂ©nĂ©trĂ©e de l'inexprimable joie de revoir enfin dans son amant le modĂšle de la constance. Rien ne put l'empĂÂȘcher d'entrer dans sa chambre; les rideaux Ă©taient ouverts; elle vit le bel Amazan dormant entre les bras d'une jolie brune Ils avaient tous deux un trĂšs grand besoin de repos. Formosante jeta un cri de douleur qui retentit dans toute la maison, mais qui ne put Ă©veiller ni son cousin ni la fille d'affaire. Elle tomba pĂÂąmĂ©e entre les bras d'Irla DĂšs qu'elle eut repris ses sens, elle sortit de cette chambre fatale avec une douleur mĂÂȘlĂ©e de rage. Irla s'informa quelle Ă©tait cette jeune demoiselle qui passait des heures si douces avec le bel Amazan. On lui dit que c'Ă©tait une fille d'affaire fort complaisante, qui joignait Ă ses talents celui de chanter avec assez de grĂÂące. "O juste ciel, ĂÂŽ puissant Orosmade! s'Ă©criait la belle princesse de Babylone tout en pleurs, par qui suis-je trahie, et pour qui! Ainsi donc celui qui a refusĂ© pour moi tant de princesses m'abandonne pour une farceuse des Gaules! Non, je ne pourrai survivre Ă cet affront. - Madame, lui dit Irla, voilĂ comme sont faits tous les jeunes gens d'un bout du monde Ă l'autre fussent-ils amoureux d'une beautĂ© descendue du ciel, ils lui feraient, dans de certains moments, des infidĂ©litĂ©s pour une servante de cabaret. - C'en est fait, dit la princesse, je ne le reverrai de ma vie; partons dans l'instant mĂÂȘme, et qu'on attelle mes licornes." Le phĂ©nix la conjura d'attendre au moins qu'Amazan fĂ»t Ă©veillĂ©, et qu'il pĂ»t lui parler. "Il ne le mĂ©rite pas, dit la princesse; vous m'offenseriez cruellement il croirait que je vous ai priĂ© de lui faire des reproches, et que je veux me raccommoder avec lui. Si vous m'aimez, n'ajoutez pas cette injure Ă l'injure qu'il m'a faite." Le phĂ©nix, qui aprĂšs tout devait la vie Ă la fille du roi de Babylone, ne put lui dĂ©sobĂ©ir. Elle repartit avec tout son monde. "OĂÂč allons-nous, madame? lui demandait Irla. - Je n'en sais rien, rĂ©pondait la princesse; nous prendrons le premier chemin que nous trouverons pourvu que je fuie Amazan pour jamais, je suis contente." Le phĂ©nix, qui Ă©tait plus sage que Formosante, parce qu'il Ă©tait sans passion, la consolait en chemin; il lui remontrait avec douceur qu'il Ă©tait triste de se punir pour les fautes d'un autre; qu'Amazan lui avait donnĂ© des preuves assez Ă©clatantes et assez nombreuses de fidĂ©litĂ© pour qu'elle pĂ»t lui pardonner de s'ĂÂȘtre oubliĂ© un moment; que c'Ă©tait un juste Ă qui la grĂÂące d'Orosmade avait manquĂ©; qu'il n'en serait que plus constant dĂ©sormais dans l'amour et dans la vertu; que le dĂ©sir d'expier sa faute le mettrait au-dessus de lui-mĂÂȘme; qu'elle n'en serait que plus heureuse que plusieurs grandes princesses avant elle avaient pardonnĂ© de semblables Ă©carts, et s'en Ă©taient bien trouvĂ©es; il lui en rapportait des exemples, et il possĂ©dait tellement l'art de conter que le coeur de Formosante fut enfin plus calme et plus paisible; elle aurait voulu n'ĂÂȘtre point si tĂÂŽt partie; elle trouvait que ses licornes allaient trop vite, mais elle n'osait revenir sur ses pas; combattue entre l'envie de pardonner et celle de montrer sa colĂšre, entre son amour et sa vanitĂ©, elle laissait aller ses licornes; elle courait le monde selon la prĂ©diction de l'oracle de son pĂšre. Amazan, Ă son rĂ©veil, apprend l'arrivĂ©e et le dĂ©part de Formosante et du phĂ©nix; il apprend le dĂ©sespoir et le courroux de la princesse; on lui dit qu'elle a jurĂ© de ne lui pardonner jamais. "Il ne me reste plus, s'Ă©cria-t-il, qu'Ă la suivre et Ă me tuer Ă ses pieds." Ses amis de la bonne compagnie des oisifs accoururent au bruit de cette aventure; tous lui remontrĂšrent qu'il valait infiniment mieux demeurer avec eux; que rien n'Ă©tait comparable Ă la douce vie qu'ils menaient dans le sein des arts et d'une voluptĂ© tranquille et dĂ©licate; que plusieurs Ă©trangers et des rois mĂÂȘmes avaient prĂ©fĂ©rĂ© ce repos, si agrĂ©ablement occupĂ© et si enchanteur, Ă leur patrie et Ă leur trĂÂŽne; que d'ailleurs sa voiture Ă©tait brisĂ©e, et qu'un sellier lui en faisait une Ă la nouvelle mode; que le meilleur tailleur de la ville lui avait dĂ©jĂ coupĂ© une douzaine d'habits du dernier goĂ»t; que les dames les plus spirituelles et les plus aimables de la ville, chez qui on jouait trĂšs bien la comĂ©die, avaient retenu chacune leur jour pour lui donner des fĂÂȘtes. La fille d'affaire, pendant ce temps-lĂ , prenait son chocolat Ă sa toilette, riait, chantait, et faisait des agaceries au bel Amazan, qui s'aperçut enfin qu'elle n'avait pas le sens d'un oison. Comme la sincĂ©ritĂ©, la cordialitĂ©, la franchise, ainsi que la magnanimitĂ© et le courage, composaient le caractĂšre de ce grand prince, il avait contĂ© ses malheurs et ses voyages Ă ses amis; ils savaient qu'il Ă©tait cousin issu de germain de la princesse; ils Ă©taient informĂ©s du baiser funeste donnĂ© par elle au roi d'Egypte. "On se pardonne, lui dirent-ils, ces petites frasques entre parents, sans quoi il faudrait passer sa vie dans d'Ă©ternelles querelles." Rien n'Ă©branla son dessein de courir aprĂšs Formosante; mais, sa voiture n'Ă©tant pas prĂÂȘte, il fut obligĂ© de passer trois jours parmi les oisifs dans les fĂÂȘtes et dans les plaisirs; enfin il prit congĂ© d'eux en les embrassant, en leur faisant accepter les diamants de son pays les mieux montĂ©s, en leur recommandant d'ĂÂȘtre toujours lĂ©gers et frivoles, puisqu'ils n'en Ă©taient que plus aimables et plus heureux. "Les Germains, disait-il, sont les vieillards de l'Europe; les peuples d'Albion sont les hommes faits; les habitants de la Gaule sont les enfants, et j'aime Ă jouer avec eux." XI Ses guides n'eurent pas de peine Ă suivre la route de la princesse; on ne parlait que d'elle et de son gros oiseau. Tous les habitants Ă©taient encore dans l'enthousiasme de l'admiration. Les peuples de la Dalmatie et de la Marche d'AncĂÂŽne Ă©prouvĂšrent depuis une surprise moins dĂ©licieuse quand ils virent une maison voler dans les airs; les bords de la Loire, de la Dordogne, de la Garonne, de la Gironde, retentissaient encore d'acclamations. Quand Amazan fut au pied des PyrĂ©nĂ©es, les magistrats et les druides du pays lui firent danser malgrĂ© lui un tambourin; mais sitĂÂŽt qu'il eut franchi les PyrĂ©nĂ©es, il ne vit plus de gaietĂ© et de joie. S'il entendit quelques chansons de loin Ă loin, elles Ă©taient toutes sur un ton triste les habitants marchaient gravement avec des grains enfilĂ©s et un poignard Ă leur ceinture. La nation, vĂÂȘtue de noir, semblait ĂÂȘtre en deuil. Si les domestiques d'Amazan interrogeaient les passants, ceux-ci rĂ©pondaient par signes; si on entrait dans une hĂÂŽtellerie, le maĂtre de la maison enseignait aux gens en trois paroles qu'il n'y avait rien dans la maison, et qu'on pouvait envoyer chercher Ă quelques milles les choses dont on avait un besoin pressant. Quand on demandait Ă ces silenciaires s'ils avaient vu passer la belle princesse de Babylone, il rĂ©pondaient avec moins de briĂšvetĂ© "Nous l'avons vue, elle n'est pas si belle il n'y a de beau que les teints basanĂ©s; elle Ă©tale une gorge d'albĂÂątre qui est la chose du monde la plus dĂ©goĂ»tante, et qu'on ne connaĂt presque point dans nos climats." Amazan avançait vers la province arrosĂ©e du BĂ©tis. Il ne s'Ă©tait pas Ă©coulĂ© plus de douze mille annĂ©es depuis que ce pays avait Ă©tĂ© dĂ©couvert par les Tyriens, vers le mĂÂȘme temps qu'il firent la dĂ©couverte de la grande Ăle Atlantique, submergĂ© quelques siĂšcles aprĂšs. Les Tyriens cultivĂšrent la BĂ©tique, que les naturels du pays laissaient en friche, prĂ©tendant qu'ils ne devaient se mĂÂȘler de rien, et que c'Ă©tait aux Gaulois leurs voisins Ă venir cultiver leurs terres. Les Tyriens avaient amenĂ© avec eux des Palestins, qui, dĂšs ce temps-lĂ , couraient dans tous les climats, pour peu qu'il y eĂ»t de l'argent Ă gagner. Ces Palestins, en prĂÂȘtant sur gages Ă cinquante pour cent, avaient attirĂ© Ă eux presque toutes les richesses du pays. Cela fit croire aux peuples de la BĂ©tique que les Palestins Ă©taient sorciers; et tous ceux qui Ă©taient accusĂ©s de magie Ă©taient brĂ»lĂ©s sans misĂ©ricorde par une compagnie de druides qu'on appelait les rechercheurs, ou les anthropokaies. Ces prĂÂȘtres les revĂÂȘtaient d'abord d'un habit de masque, s'emparaient de leurs biens, et rĂ©citaient dĂ©votement les propres priĂšres des Palestins, tandis qu'on les cuisait Ă petit feu por l'amor de Dios. La princesse de Babylone avait mis pied Ă terre dans la ville qu'on appela depuis Sevilla. Son dessein Ă©tait de s'embarquer sur le BĂ©tis pour retourner par Tyr Ă Babylone revoir le roi BĂ©lus son pĂšre, et oublier, si elle pouvait, son infidĂšle amant, ou bien le demander en mariage. Elle fit venir chez elle deux Palestins qui faisaient toutes les affaires de la cour. Ils devaient lui fournir trois vaisseaux. Le phĂ©nix fit avec eux tous les arrangements nĂ©cessaires, et convint du prix aprĂšs avoir un peu disputĂ©. L'hĂÂŽtesse Ă©tait fort dĂ©vote, et son mari, non moins dĂ©vot, Ă©tait familier, c'est-Ă -dire espion des druides rechercheurs anthropokaies; il ne manqua pas de les avertir qu'il avait dans sa maison une sorciĂšre et deux Palestins qui faisaient un pacte avec le diable, dĂ©guisĂ© en gros oiseau dorĂ©. Les rechercheurs, apprenant que la dame avait une prodigieuse quantitĂ© de diamants, la jugĂšrent incontinent sorciĂšre; ils attendirent la nuit pour enfermer les deux cents cavaliers et les licornes, qui dormaient dans de vastes Ă©curies car les rechercheurs sont poltrons. AprĂšs avoir bien barricadĂ© les portes, ils se saisirent de la princesse et d'Irla; mais ils ne purent prendre le phĂ©nix, qui s'envola Ă tire d'ailes il se doutait bien qu'il trouverait Amazan sur le chemin des Gaules Ă Sevilla. Il le rencontra sur la frontiĂšre de la BĂ©tique, et lui apprit le dĂ©sastre de la princesse. Amazan ne put parler il Ă©tait trop saisi, trop en fureur. Il s'arme d'une cuirasse d'acier damasquinĂ©e d'or, d'une lance de douze pieds, de deux javelots, et d'une Ă©pĂ©e tranchante, appelĂ©e la fulminante, qui pouvait fendre d'un seul coup des arbres, des rochers et des druides; il couvre sa belle tĂÂȘte d'un casque d'or ombragĂ© de plumes de hĂ©ron et d'autruche. C'Ă©tait l'ancienne armure de Magog, dont sa soeur AldĂ©e lui avait fait prĂ©sent dans son voyage en Scythie; le peu de suivants qui l'accompagnaient montent comme lui chacun sur sa licorne. Amazan, en embrassant son cher phĂ©nix, ne lui dit que ces tristes paroles "Je suis coupable; si je n'avais pas couchĂ© avec une fille d'affaire dans la ville des oisifs, la belle princesse de Babylone ne serait pas dans cet Ă©tat Ă©pouvantable; courons aux anthropokaies." Il entre bientĂÂŽt dans Sevilla quinze cents alguazils gardaient les portes de l'enclos oĂÂč les deux cents Gangarides et leurs licornes Ă©taient renfermĂ©s sans avoir Ă manger; tout Ă©tait prĂ©parĂ© pour le sacrifice qu'on allait faire de la princesse de Babylone, de sa femme de chambre Irla, et des deux riches Palestins. Le grand anthropokaie, entourĂ© de ses petits anthropokaies, Ă©tait dĂ©jĂ sur son tribunal sacrĂ©; une foule de SĂ©villois portant des grains enfilĂ©s Ă leurs ceintures joignaient les deux mains sans dire un mot, et l'on amenait la belle princesse, Irla, et les deux Palestins, les mains liĂ©es derriĂšre le dos et vĂÂȘtus d'un habit de masque. Le phĂ©nix entre par une lucarne dans la prison oĂÂč les Gangarides commençaient dĂ©jĂ Ă enfoncer les portes. L'invincible Amazan les brisait en dehors. Ils sortent tout armĂ©s, tous sur leurs licornes; Amazan se met Ă leur tĂÂȘte. Il n'eut pas de peine Ă renverser les alguazils, les familiers, les prĂÂȘtres anthropokaies; chaque licorne en perçait des douzaines Ă la fois. La fulminante d'Amazan coupait en deux tous ceux qu'il rencontrait; le peuple fuyait en manteau noir et en fraise sale, toujours tenant Ă la main ses grains bĂ©nits por l'amor de Dios. Amazan saisit de sa main le grand rechercheur sur son tribunal, et le jette sur le bĂ»cher qui Ă©tait prĂ©parĂ© Ă quarante pas; il y jeta aussi les autres petits rechercheurs l'un aprĂšs l'autre. Il se prosterne ensuite aux pieds de Formosante. "Ah! que vous ĂÂȘtes aimable, dit-elle, et que je vous adorerais si vous ne m'aviez pas fait une infidĂ©litĂ© avec une fille d'affaire!" Tandis qu'Amazan faisait sa paix avec la princesse, tandis que ses Gangarides entassaient dans le bĂ»cher les corps de tous les anthropokaies, et que les flammes s'Ă©levaient juqu'aux nues, Amazan vit de loin comme une armĂ©e qui venait Ă lui. Un vieux monarque, la couronne en tĂÂȘte, s'avançait sur un char traĂnĂ© par huit mules attelĂ©es avec des cordes; cent autres chars suivaient. Ils Ă©taient accompagnĂ©s de graves personnages en manteau noir et en fraise, montĂ©s sur de trĂšs beaux chevaux; une multitude de gens Ă pied suivait en cheveux gras et en silence. D'abord Amazan fit ranger autour de lui ses Gangarides, et s'avança, la lance en arrĂÂȘt. DĂšs que le roi l'aperçut, il ĂÂŽta sa couronne, descendit de son char, embrassa l'Ă©trier d'Amazan, et lui dit "Homme envoyĂ© de Dieu, vous ĂÂȘtes le vengeur du genre humain, le libĂ©rateur de ma patrie, mon protecteur. Ces monstres sacrĂ©s dont vous avez purgĂ© la terre Ă©taient mes maĂtres au nom du Vieux des sept montagnes; j'Ă©tais forcĂ© de souffrir leur puissance criminelle. Mon peuple m'aurait abandonnĂ© si j'avais voulu seulement modĂ©rer leurs abominables atrocitĂ©s. D'aujourd'hui je respire, je rĂšgne, et je vous le dois." Ensuite il baisa respectueusement la main de Formosante, et la supplia de vouloir bien monter avec Amazan, Irla, et le phĂ©nix, dans son carrosse Ă huit mules. Les deux Palestins, banquiers de la cour, encore prosternĂ©s Ă terre de frayeur et de reconnaissance, se relevĂšrent, et la troupe des licornes suivit le roi de la BĂ©tique dans son palais. Comme la dignitĂ© du roi d'un peuple grave exigeait que ses mules allassent au petit pas, Amazan et Formosante eurent le temps de lui conter leurs aventures. Il entretint aussi le phĂ©nix; il l'admira et le baisa cent fois. Il comprit combien les peuples d'Occident, qui mangeaient les animaux, et qui n'entendaient plus leur langage, Ă©taient ignorants, brutaux et barbares; que les seuls Gangarides avaient conservĂ© la nature et la dignitĂ© primitive de l'homme; mais il convenait surtout que les plus barbares des mortels Ă©taient ces rechercheurs anthropokaies, dont Amazan venait de purger le monde. Il ne cessait de le bĂ©nir et de le remercier. La belle Formosante oubliait dĂ©jĂ l'aventure de la fille d'affaire, et n'avait l'ĂÂąme remplie que de la valeur du hĂ©ros qui lui avait sauvĂ© la vie. Amazan, instruit de l'innocence du baiser donnĂ© au roi d'Egypte, et de la rĂ©surrection du phĂ©nix, goĂ»tait une joie pure, et Ă©tait enivrĂ© du plus violent amour. On dĂna au palais, et on y fit assez mauvaise chĂšre. Les cuisiniers de la BĂ©tique Ă©taient les plus mauvais de l'Europe. Amazan conseilla d'en faire venir des Gaules. Les musiciens du roi exĂ©cutĂšrent pendant le repas cet air cĂ©lĂšbre qu'on appela dans la suite des siĂšcles les Folies d'Espagne. AprĂšs le repas on parla d'affaires. Le roi demanda au bel Amazan, Ă la belle Formosante et au beau phĂ©nix ce qu'ils prĂ©tendaient devenir. "Pour moi, dit Amazan, mon intention est de retourner Ă Babylone, dont je suis l'hĂ©ritier prĂ©somptif, et de demander Ă mon oncle BĂ©lus ma cousine issue de germaine, l'incomparable Formosante, Ă moins qu'elle n'aime mieux vivre avec moi chez les Gangarides. - Mon dessein, dit la princesse, est assurĂ©ment de ne jamais me sĂ©parer de mon cousin issu de germain. Mais je crois qu'il convient que je me rende auprĂšs du roi mon pĂšre, d'autant plus qu'il ne m'a donnĂ© permission que d'aller en pĂšlerinage Ă Bassora, et que j'ai couru le monde. - Pour moi, dit le phĂ©nix, je suivrai partout ces deux tendres et gĂ©nĂ©reux amants. - Vous avez raison, dit le roi de la BĂ©tique; mais le retour Ă Babylone n'est pas si aisĂ© que vous le pensez. Je sais tous les jours des nouvelles de ce pays-lĂ par les vaisseaux tyriens, et par mes banquiers palestins, qui sont en correspondance avec tous les peuples de la terre. Tout est en armes vers l'Euphrate et le Nil. Le roi de Scythie redemande l'hĂ©ritage de sa femme, Ă la tĂÂȘte de trois cent mille guerriers tous Ă cheval. Le roi d'Egypte et le roi des Indes dĂ©solent aussi les bords du Tigre et de l'Euphrate, chacun Ă la tĂÂȘte de trois cent mille hommes, pour se venger de ce qu'on s'est moquĂ© d'eux. Pendant que le roi d'Egypte est hors de son pays, son ennemi le roi d'Ethiopie ravage l'Egypte avec trois cent mille hommes, et le roi de Babylone n'a encore que six cent mille hommes sur pied pour se dĂ©fendre. "Je vous avoue, continua le roi, que lorsque j'entends parler de ces prodigieuses armĂ©es que l'Orient vomit de son sein, et de leur Ă©tonnante magnificence; quand je les compare Ă nos petits corps de vingt Ă trente mille soldats, qu'il est si difficile de vĂÂȘtir et de nourrir, je suis tentĂ© de croire que l'Orient a Ă©tĂ© fait bien longtemps avant l'Occident. Il semble que nous soyons sortis avant-hier du chaos, et hier de la barbarie. - Sire, dit Amazan, les derniers venus l'emportent quelquefois sur ceux qui sont entrĂ©s les premiers dans la carriĂšre. On pense dans mon pays que l'homme est originaire de l'Inde, mais je n'en ai aucune certitude. - Et vous, dit le roi de la BĂ©tique au phĂ©nix, qu'en pensez-vous? - Sire, rĂ©pondit le phĂ©nix, je suis encore trop jeune pour ĂÂȘtre instruit de l'antiquitĂ©. Je n'ai vĂ©cu qu'environ vingt-sept mille ans; mais mon pĂšre, qui avait vĂ©cu cinq fois cet ĂÂąge, me disait qu'il avait appris de son pĂšre que les contrĂ©es de l'Orient avaient toujours Ă©tĂ© plus peuplĂ©es et plus riches que les autres. Il tenait de ses ancĂÂȘtres que les gĂ©nĂ©rations de tous les animaux avaient commencĂ© sur les bords du Gange. Pour moi, je n'ai pas la vanitĂ© d'ĂÂȘtre de cette opinion. Je ne puis croire que les renards d'Albion, les marmottes des Alpes et les loups de la Gaule viennent de mon pays; de mĂÂȘme que je ne crois pas que les sapins et les chĂÂȘnes de vos contrĂ©es descendent des palmiers et des cocotiers des Indes. - Mais d'oĂÂč venons-nous donc? dit le roi. - Je n'en sais rien, dit le phĂ©nix; je voudrais seulement savoir oĂÂč la belle princesse de Babylone et mon cher ami Amazan pourront aller. - Je doute fort, repartit le roi, qu'avec ses deux cents licornes il soit en Ă©tat de percer Ă travers tant d'armĂ©es de trois cent mille hommes chacune. - Pourquoi non?", dit Amazan. Le roi de la BĂ©tique sentit le sublime du Pourquoi non; mais il crut que le sublime seul ne suffisait pas contre des armĂ©es innombrables. "Je vous conseille; dit-il, d'aller trouver le roi d'Ethiopie; je suis en relation avec ce prince noir par le moyen de mes Palestins. Je vous donnerai des lettres pour lui. Puisqu'il est l'ennemi du roi d'Egypte, il sera trop heureux d'ĂÂȘtre fortifiĂ© par votre alliance. Je puis vous aider de deux mille hommes trĂšs sobres et trĂšs braves; il ne tiendra qu'Ă vous d'en engager autant chez les peuples qui demeurent, ou plutĂÂŽt qui sautent au pied des PyrĂ©nĂ©es, et qu'on appelle Vasques ou Vascons. Envoyez un de vos guerriers sur une licorne avec quelques diamants il n'y a point de Vascon qui ne quitte le castel, c'est-Ă -dire la chaumiĂšre de son pĂšre, pour vous servir. Ils sont infatigables, courageux et plaisants; vous en serez trĂšs satisfait. En attendant qu'ils soient arrivĂ©s, nous vous donnerons des fĂÂȘtes et nous vous prĂ©parerons des vaisseaux. Je ne puis trop reconnaĂtre le service que vous m'avez rendu." Amazan jouissait du bonheur d'avoir retrouvĂ© Formosante, et de goĂ»ter en paix dans sa conversation tous les charmes de l'amour rĂ©conciliĂ©, qui valent presque ceux de l'amour naissant. BientĂÂŽt une troupe fiĂšre et joyeuse de Vascons arriva en dansant un tambourin; l'autre troupe fiĂšre et sĂ©rieuse de BĂ©tiquois Ă©tait prĂÂȘte. Le vieux roi tannĂ© embrassa tendrement les deux amants; il fit charger leurs vaisseaux d'armes, de lits, de jeux d'Ă©checs, d'habits noirs, de golilles, d'oignons, de moutons, de poules, de farine et de beaucoup d'ail, en leur souhaitant une heureuse traversĂ©e, un amour constant et des victoires. La flotte aborda le rivage oĂÂč l'on dit que tant de siĂšcles aprĂšs la PhĂ©nicienne Didon, soeur d'un Pygmalion, Ă©pouse d'un SichĂ©e, ayant quittĂ© cette ville de Tyr, vint fonder la superbe ville de Carthage, en coupant un cuir de boeuf en laniĂšres, selon le tĂ©moignage des plus graves auteurs de l'antiquitĂ©, lesquels n'ont jamais contĂ© de fables, et selon les professeurs qui ont Ă©crit pour les petits garçons; quoique aprĂšs tout il n'y ait jamais eu personne Ă Tyr qui se soit appelĂ© Pygmalion, ou Didon, ou SichĂ©e, qui sont des noms entiĂšrement grecs, et quoique enfin il n'y eĂ»t point de roi Ă Tyr en ces temps-lĂ . La superbe Carthage n'Ă©tait point encore un port de mer; il n'y avait lĂ que quelques Numides qui faisaient sĂ©cher des poissons au soleil. On cĂÂŽtoya la ByzacĂšne et les Syrtes, les bords fertiles oĂÂč furent depuis CyrĂšne et la grande ChersonĂšse. Enfin on arriva vers la premiĂšre embouchure du fleuve sacrĂ© du Nil. C'est Ă l'extrĂ©mitĂ© de cette terre fertile que le port de Canope recevait dĂ©jĂ les vaisseaux de toutes les nations commerçantes, sans qu'on sĂ»t si le dieu Canope avait fondĂ© le port, ou si les habitants avaient fabriquĂ© le dieu, ni si l'Ă©toile Canope avait donnĂ© son nom Ă la ville, ou si la ville avait donnĂ© le sien Ă l'Ă©toile. Tout ce qu'on en savait, c'est que la ville et l'Ă©toile Ă©taient fort anciennes, et c'est tout ce qu'on peut savoir de l'origine des choses, de quelque nature qu'elles puissent ĂÂȘtre. Ce fut lĂ que le roi d'Ethiopie, ayant ravagĂ© toute l'Egypte, vit dĂ©barquer l'invincible Amazan et l'adorable Formosante. Il prit l'un pour le dieu des combats, et l'autre pour la dĂ©esse de la beautĂ©. Amazan lui prĂ©senta la lettre de recommandation d'Espagne. Le roi d'Ethiopie donna d'abord des fĂÂȘtes admirables, suivant la coutume indispensable des temps hĂ©roĂÂŻques; ensuite on parla d'aller exterminer les trois cent mille hommes du roi d'Egypte, les trois cent mille de l'empereur des Indes, et les trois cent mille du grand kan des Scythes, qui assiĂ©geaient l'immense, l'orgueilleuse, la voluptueuse ville de Babylone. Les deux mille Espagnols qu'Amazan avait amenĂ©s avec lui dirent qu'ils n'avaient que faire du roi d'Ethiopie pour secourir Babylone; que c'Ă©tait assez que leur roi leur eĂ»t ordonnĂ© d'aller la dĂ©livrer; qu'il suffisait d'eux pour cette expĂ©dition. Les Vascons dirent qu'ils en avaient bien fait d'autres; qu'ils battraient tout seuls les Egyptiens, les Indiens et les Scythes, et qu'ils ne voulaient marcher avec les Espagnols qu'Ă condition que ceux-ci seraient Ă l'arriĂšre-garde. Les deux cents Gangarides se mirent Ă rire des prĂ©tentions de leurs alliĂ©s, et ils soutinrent qu'avec cent licornes seulement ils feraient fuir tous les rois de la terre. La belle Formosante les apaisa par sa prudence et par ses discours enchanteurs. Amazan prĂ©senta au monarque noir ses Gangarides, ses licornes, les Espagnols, les Vascons, et son bel oiseau. Tout fut prĂÂȘt bientĂÂŽt pour marcher par Memphis, par HĂ©liopolis, par ArsinoĂ©, par PĂ©tra, par ArtĂ©mite, par Sora, par ApamĂ©e, pour aller attaquer les trois rois, et pour faire cette guerre mĂ©morable devant laquelle toutes les guerres que les hommes ont fait depuis n'ont Ă©tĂ© que des combats de coqs et de cailles. Chacun sait comment le roi d'Ethiopie devint amoureux de la belle Formosante, et comment il la surprit au lit, lorsqu'un doux sommeil fermait ses longues paupiĂšres. On se souvient qu'Amazan, tĂ©moin de ce spectacle, crut voir le jour et la nuit couchant ensemble. On n'ignore pas qu'Amazan, indignĂ© de l'affront, tira soudain sa fulminante, qu'il coupa la tĂÂȘte perverse du nĂšgre insolent, et qu'il chassa tous les Ethiopiens d'Egypte. Ces prodiges ne sont-ils pas Ă©crits dans le livre des chroniques d'Egypte? La renommĂ©e a publiĂ© de ses cent bouches les victoires qu'il remporta sur les trois rois avec ses Espagnols, ses Vascons et ses licornes. Il rendit la belle Formosante Ă son pĂšre; il dĂ©livra toute la suite de sa maĂtresse, que le roi d'Egypte avait rĂ©duite en esclavage. Le grand kan des Scythes se dĂ©clara son vassal, et son mariage avec la princesse AldĂ©e fut confirmĂ©. L'invincible et gĂ©nĂ©reux Amazan, reconnu pour hĂ©ritier du royaume de Babylone, entra dans la ville en triomphe avec le phĂ©nix, en prĂ©sence de cent rois tributaires. La fĂÂȘte de son mariage surpassa en tout celle que le roi BĂ©lus avait donnĂ©e. On servit Ă table le boeuf Apis rĂÂŽti. Le roi d'Egypte et celui des Indes donnĂšrent Ă boire aux deux Ă©poux, et ces noces furent cĂ©lĂ©brĂ©es par cinq cents grands poĂštes de Babylone. O muses! qu'on invoque toujours au commencement de son ouvrage, je ne vous implore qu'Ă la fin. C'est en vain qu'on me reproche de dire grĂÂąces sans avoir dit benedicte. Muses! vous n'en serez pas moins mes protectrices. EmpĂÂȘchez que des continuateurs tĂ©mĂ©raires ne gĂÂątent par leurs fables les vĂ©ritĂ©s que j'ai enseignĂ©es aux mortels dans ce fidĂšle rĂ©cit, ainsi qu'ils ont osĂ© falsifier Candide, l'IngĂ©nu, et les chastes aventures de la chaste Jeanne; qu'un ex-capucin a dĂ©figurĂ©es par des vers dignes des capucins; dans des Ă©ditions bataves. Qu'ils ne fassent pas ce tort Ă mon typographe, chargĂ© d'une nombreuse famille, et qui possĂšde Ă peine de quoi avoir des caractĂšres, du papier et de l'encre. O muses! imposez silence au dĂ©testable Coger, professeur de bavarderie au collĂšge Mazarin, qui n'a pas Ă©tĂ© content des discours moraux de BĂ©lisaire et de l'empereur Justinien, et qui a Ă©crit de vilains libelles diffamatoires contre ces deux grands hommes. Mettez un bĂÂąillon au pĂ©dant Larcher, qui, sans savoir un mot de l'ancien babylonien, sans avoir voyagĂ© comme moi sur les bords de l'Euphrate et du Tigre, a eu l'imprudence de soutenir que la belle Formosante, fille du plus grand roi du monde, et la princesse AldĂ©e, et toutes les femmes de cette respectable cour, allaient coucher avec tous les palefreniers de l'Asie pour de l'argent, dans le grand temple de Babylone, par principe de religion. Ce libertin de collĂšge, votre ennemi et celui de la pudeur, accuse les belles Egyptiennes de MendĂšs de n'avoir aimĂ© que des boucs, se proposant en secret, par cet exemple, de faire un tour en Egypte pour avoir enfin de bonnes aventures. Comme il ne connaĂt pas plus le moderne que l'antique, il insinue, dans l'espĂ©rance de s'introduire auprĂšs de quelque vieille, que notre incomparable Ninon, Ă l'ĂÂąge de quatre-vingts ans, coucha avec l'abbĂ© GĂ©doin, de l'AcadĂ©mie française et de celle des inscriptions et belles-lettres. Il n'a jamais entendu parler de l'abbĂ© de ChĂÂąteauneuf, qu'il prend pour l'abbĂ© GĂ©doin. Il ne connaĂt pas plus Ninon que les filles de Babylone. Muses, filles du ciel, votre ennemi Larcher fait plus il se rĂ©pand en Ă©loges sur la pĂ©dĂ©rastie; il ose dire que tous les bambins de mon pays sont sujets Ă cette infamie. Il croit se sauver en augmentant le nombre des coupables. Nobles et chastes muses, qui dĂ©testez Ă©galement le pĂ©dantisme et la pĂ©dĂ©rastie, protĂ©gez-moi contre maĂtre Larcher! Et vous, maĂtre Aliboron, dit FrĂ©ron, ci-devant soi-disant jĂ©suite, vous dont le Parnasse est tantĂÂŽt Ă BicĂÂȘtre et tantĂÂŽt au cabaret du coin; vous Ă qui l'on a rendu tant de justice sur tous les thĂ©ĂÂątres de l'Europe dans l'honnĂÂȘte comĂ©die de L'Ecossaise; vous, digne fils du prĂÂȘtre Desfontaines, qui naquĂtes de ses amours avec un de ces beaux enfants qui portent un fer et un bandeau comme le fils de VĂ©nus, et qui s'Ă©lancent comme lui dans les airs, quoiqu'ils n'aillent jamais qu'au haut des cheminĂ©es; mon cher Aliboron, pour qui j'ai toujours eu tant de tendresse, et qui m'avez fait rire un mois de suite du temps de cette Ecossaise, je vous recommande ma princesse de Babylone; dites-en bien du mal afin qu'on la lise. Je ne vous oublierai point ici, gazetier ecclĂ©siastique, illustre orateur des convulsionnaires, pĂšre de l'Eglise fondĂ©e par l'abbĂ© BĂ©cherand et par Abraham Chaumeix, ne manquez pas de dire dans vos feuilles, aussi pieuses qu'Ă©loquentes et sensĂ©es, que la Princesse de Babylone est hĂ©rĂ©tique, dĂ©iste et athĂ©e. TĂÂąchez surtout d'engager le sieur Riballier Ă faire condamner la Princesse de Babylone par la Sorbonne; vous ferez grand plaisir Ă mon libraire, Ă qui j'ai donnĂ© cette petite histoire pour ses Ă©trennes. L'Homme aux quarante Ă©cus Un vieillard,... Un vieillard, qui toujours plaint le prĂ©sent et vante le passĂ©, me disait "Mon ami, la France n'est pas aussi riche qu'elle l'a Ă©tĂ© sous Henri IV. Pourquoi? C'est que les terres ne sont pas si bien cultivĂ©es; c'est que les hommes manquent Ă la terre, et que le journalier ayant enchĂ©ri son travail, plusieurs colons laissent leurs hĂ©ritages en friche. - D'oĂÂč vient cette disette de manoeuvres? - De ce que quiconque s'est senti un peu d'industrie a embrassĂ© les mĂ©tiers de brodeur, de ciseleur, d'horloger, d'ouvrier en soie, de procureur, ou de thĂ©ologien. C'est que la rĂ©vocation de l'Ă©dit de Nantes a laissĂ© un trĂšs grand vide dans le royaume; que les religieuses et les mendiants se sont multipliĂ©s, et qu'enfin chacun a fui, autant qu'il a pu, le travail pĂ©nible de la culture, pour laquelle Dieu nous a fait naĂtre, et que nous avons rendue ignominieuse, tant nous sommes sensĂ©s! "Une autre cause de notre pauvretĂ© est dans nos besoins nouveaux. Il faut payer Ă nos voisins quatre millions d'un article, et cinq ou six d'un autre, pour mettre dans notre nez une poudre puante venue de l'AmĂ©rique; le cafĂ©, le thĂ©, le chocolat, la cochenille, l'indigo, les Ă©piceries, nous coĂ»tent plus de soixante millions par an. Tout cela Ă©tait inconnu du temps de Henri IV, aux Ă©piceries prĂšs, dont la consommation Ă©tait bien moins grande. Nous brĂ»lons cent fois plus de bougie, et nous tirons plus de la moitiĂ© de notre cire de l'Ă©tranger, parce que nous nĂ©gligeons les ruches. Nous voyons cent fois plus de diamants aux oreilles, au cou, aux mains de nos citoyennes de Paris et de nos grandes villes qu'il n'y en avait chez toutes les dames de la cour de Henri IV, en comptant la reine. Il a fallu payer presque toutes ces superfluitĂ©s argent comptant. Observez surtout que nous payons plus de quinze millions de rentes sur l'HĂÂŽtel de Ville aux Ă©trangers; et que Henri IV, Ă son avĂšnement, en ayant trouvĂ© pour deux millions en tout sur cet hĂÂŽtel imaginaire, en remboursa sagement une partie pour dĂ©livrer l'Etat de ce fardeau. ConsidĂ©rez que nos guerres civiles avaient fait verser en France les trĂ©sors du Mexique, lorsque don Phelippo el discreto voulait acheter la France, et que depuis ce temps-lĂ les guerres Ă©trangĂšres nous ont dĂ©barrassĂ©s de la moitiĂ© de notre argent. VoilĂ en partie les causes de notre pauvretĂ©. Nous la cachons sous des lambris vernis, et par l'artifice des marchandes de modes nous sommes pauvres avec goĂ»t. Il y a des financiers, des entrepreneurs, des nĂ©gociants trĂšs riches; leurs enfants, leurs gendres, sont trĂšs riches; en gĂ©nĂ©ral la nation ne l'est pas." Le raisonnement de ce vieillard, bon ou mauvais, fit sur moi une impression profonde car le curĂ© de ma paroisse, qui a toujours eu de l'amitiĂ© pour moi, m'a enseignĂ© un peu de gĂ©omĂ©trie et d'histoire, et je commence Ă rĂ©flĂ©chir, ce qui est trĂšs rare dans ma province. Je ne sais s'il avait raison en tout; mais, Ă©tant fort pauvre, je n'eus pas grand peine Ă croire que j'avais beaucoup de compagnons. DĂ©sastre de l'Homme aux quarante Ă©cus Je suis bien aise d'apprendre Ă l'univers que j'ai une terre qui me vaudrait net quarante Ă©cus de rente, n'Ă©tait la taxe Ă laquelle elle est imposĂ©e. Il parut plusieurs Ă©dits de quelques personnes qui, se trouvant de loisir, gouvernent l'Etat au coin de leur feu. Le prĂ©ambule de ces Ă©dits Ă©tait que la puissance lĂ©gislatrice et exĂ©cutrice est nĂ©e de droit divin copropriĂ©taire de ma terre, et que je lui dois au moins la moitiĂ© de ce que je mange. L'Ă©normitĂ© de l'estomac de la puissance lĂ©gislatrice et exĂ©cutrice me fit faire un grand signe de croix. Que serait-ce si cette puissance, qui prĂ©side Ă l'ordre essentiel des sociĂ©tĂ©s, avait ma terre en entier! L'un est encore plus divin que l'autre. Monsieur le contrĂÂŽleur gĂ©nĂ©ral sait que je ne payais en tout que douze livres; que c'Ă©tait un fardeau trĂšs pesant pour moi, et que j'y aurais succombĂ© si Dieu ne m'avait donnĂ© le gĂ©nie de faire des paniers d'osier, qui m'aidaient Ă supporter ma misĂšre. Comment donc pourrai-je tout d'un coup donner au roi vingt Ă©cus? Les nouveaux ministres disaient encore dans leur prĂ©ambule qu'on ne doit taxer que les terres, parce que tout vient de la terre, jusqu'Ă la pluie, et que par consĂ©quent il n'y a que les fruits de la terre qui doivent l'impĂÂŽt. Un de leurs huissiers vint chez moi dans la derniĂšre guerre; il me demanda pour ma quote-part trois setiers de blĂ© et un sac de fĂšves, le tout valant vingt Ă©cus, pour soutenir la guerre qu'on faisait, et dont je n'ai jamais su la raison, ayant seulement entendu dire que, dans cette guerre, il n'y avait rien Ă gagner du tout pour mon pays, et beaucoup Ă perdre. Comme je n'avais alors ni blĂ©, ni fĂšves, ni argent, la puissance lĂ©gislatrice et exĂ©cutrice me fit traĂner en prison, et on fit la guerre comme on put. En sortant de mon cachot, n'ayant que la peau sur les os, je rencontrai un homme joufflu et vermeil dans un carrosse Ă six chevaux; il avait six laquais, et donnait Ă chacun d'eux pour gages le double de mon revenu. Son maĂtre d'hĂÂŽtel, aussi vermeil que lui, avait deux mille francs d'appointements, et lui en volait par an vingt mille. Sa maĂtresse lui coĂ»tait quarante mille Ă©cus en six mois; je l'avais connu autrefois dans le temps qu'il Ă©tait moins riche que moi il m'avoua, pour me consoler, qu'il jouissait de quatre cent mille livres de rente. "Vous en payez donc deux cent mille Ă l'Etat, lui dis-je, pour soutenir la guerre avantageuse que nous avons; car moi, qui n'ai juste que mes cent vingt livres, il faut que j'en paye la moitiĂ©. - Moi, dit-il, que je contribue aux besoins de l'Etat! Vous voulez rire, mon ami; j'ai hĂ©ritĂ© d'un oncle qui avait gagnĂ© huit millions Ă Cadix et Ă Surate; je n'ai pas un pouce de terre, tout mon bien est en contrats, en billets sur la place je ne dois rien Ă l'Etat; c'est Ă vous de donner la moitiĂ© de votre subsistance, vous qui ĂÂȘtes un seigneur terrien. Ne voyez-vous pas que, si le ministre des finances exigeait de moi quelques secours pour la patrie, il serait un imbĂ©cile qui ne saurait pas calculer? Car tout vient de la terre; l'argent et les billets ne sont que des gages d'Ă©change au lieu de mettre sur une carte au pharaon cent setiers de blĂ©, cent boeufs, mille moutons, et deux cents sacs d'avoine, je joue des rouleaux d'or qui reprĂ©sentent ces denrĂ©es dĂ©goĂ»tantes. Si, aprĂšs avoir mis l'impĂÂŽt unique sur ces denrĂ©es, on venait encore me demander de l'argent, ne voyez-vous pas que ce serait un double emploi? que ce serait demander deux fois la mĂÂȘme chose? Mon oncle vendit Ă Cadix pour deux millions de votre blĂ©, et pour deux millions d'Ă©toffes fabriquĂ©es avec votre laine il gagna plus de cent pour cent dans ces deux affaires. Vous concevez bien que ce profit fut fait sur des terres dĂ©jĂ taxĂ©es ce que mon oncle achetait dix sous de vous, il le revendait plus de cinquante francs au Mexique; et, tous frais faits, il est revenu avec huit millions. Vous sentez bien qu'il serait d'une horrible injustice de lui redemander quelques oboles sur les dix sous qu'il vous donna. Si vingt neveux comme moi, dont les oncles auraient gagnĂ© dans le bon temps chacun huit millions au Mexique, Ă Buenos-Ayres, Ă Lima, Ă Surate ou Ă PondichĂ©ry, prĂÂȘtaient seulement Ă l'Etat chacun deux cent mille franc dans les besoins urgents de la patrie, cela produirait quatre millions quelle horreur! Payez mon ami, vous qui jouissez en paix d'un revenu clair et net de quarante Ă©cus; servez bien la patrie, et venez quelquefois dĂner avec ma livrĂ©e." Ce discours plausible me fit beaucoup rĂ©flĂ©chir, et ne me consola guĂšre. Entretien avec un gĂ©omĂštre Il arrive quelquefois qu'on ne peut rien rĂ©pondre, et qu'on n'est pas persuadĂ©. On est atterrĂ© sans pouvoir ĂÂȘtre convaincu. On sent dans le fond de son ĂÂąme un scrupule, une rĂ©pugnance qui nous empĂÂȘche de croire ce qu'on nous a prouvĂ©. Un gĂ©omĂštre vous dĂ©montre qu'entre un cercle et une tangente vous pouvez faire passer une infinitĂ© de lignes courbes, et que vous n'en pouvez faire passer une droite vos yeux, votre raison, vous disent le contraire. Le gĂ©omĂštre vous rĂ©pond gravement que c'est lĂ un infini du second ordre. Vous vous taisez, et vous vous en retournez tout stupĂ©fait, sans avoir aucune idĂ©e nette, sans rien comprendre, et sans rien rĂ©pliquer. Vous consultez un gĂ©omĂštre de meilleure foi, qui vous explique le mystĂšre. "Nous supposons, dit-il, ce qui ne peut ĂÂȘtre dans la nature, des lignes qui ont de la longueur sans largeur il est impossible, physiquement parlant, qu'une ligne rĂ©elle en pĂ©nĂštre une autre. Nulle courbe, ni nulle droite rĂ©elle ne peut passer entre deux lignes rĂ©elles qui se touchent ce ne sont lĂ que des jeux de l'entendement, des chimĂšres idĂ©ales; et la vĂ©ritable gĂ©omĂ©trie est l'art de mesurer les choses existantes." Je fus trĂšs content de l'aveu de ce sage mathĂ©maticien, et je me mis Ă rire, dans mon malheur, d'apprendre qu'il y avait de la charlatanerie jusque dans la science qu'on appelle la haute science. Mon gĂ©omĂštre Ă©tait un citoyen philosophe qui avait daignĂ© quelquefois causer avec moi dans ma chaumiĂšre. Je lui dis "Monsieur, vous avez tĂÂąchĂ© d'Ă©clairer les badauds de Paris sur le plus grand intĂ©rĂÂȘt des hommes, la durĂ©e de la vie humaine. Le ministĂšre a connu par vous seul ce qu'il doit donner aux rentiers viagers, selon leurs diffĂ©rents ĂÂąges. Vous avez proposĂ© de donner aux maisons de la ville l'eau qui leur manque, et de nous sauver enfin de l'opprobre et du ridicule d'entendre toujours crier Ă l'eau, et de voir des femmes enfermĂ©es dans un cerceau oblong porter deux seaux d'eau, pesant ensemble trente livres, Ă un quatriĂšme Ă©tage auprĂšs d'un privĂ©. Faites-moi, je vous prie, l'amitiĂ© de me dire combien il y a d'animaux Ă deux mains et Ă deux pieds en France. Le gĂ©omĂštre On prĂ©tend qu'il y en a environ vingt millions, et je veux bien adopter ce calcul trĂšs probable, en attendant qu'on le vĂ©rifie; ce qui serait trĂšs aisĂ©, et qu'on n'a pas encore fait, parce qu'on ne s'avise jamais de tout. L'homme aux quarante Ă©cus Combien croyez-vous que le territoire de France contienne d'arpents? Le gĂ©omĂštre Cent trente millions, dont presque la moitiĂ© est en chemins, en villes, villages, landes, bruyĂšres, marais, sables, terres stĂ©riles, couvents inutiles, jardins de plaisance plus agrĂ©ables qu'utiles, terrains incultes, mauvais terrains mal cultivĂ©s. On pourrait rĂ©duire les terres d'un bon rapport Ă soixante et quinze millions d'arpents carrĂ©s; mais comptons-en quatre-vingt millions on ne saurait trop faire pour sa patrie. L'homme aux quarante Ă©cus Combien croyez-vous que chaque arpent rapporte l'un dans l'autre, annĂ©e commune, en blĂ©s, en semence de toute espĂšce, vins, Ă©tangs, bois, mĂ©taux, bestiaux, fruits, laines, soies, lait, huiles, tous frais faits, sans compter l'impĂÂŽt? Le gĂ©omĂštre Mais, s'ils produisent chacun vingt-cinq livres, c'est beaucoup; cependant mettons trente livres, pour ne pas dĂ©courager nos concitoyens. Il y a des arpents qui produisent des valeurs renaissantes estimĂ©es trois cents livres; il y en a qui produisent trois livres. La moyenne proportionnelle entre trois et trois cents est trente car vous voyez bien que trois est Ă trente comme trente est Ă trois cents. Il est vrai que, s'il y avait beaucoup d'arpents Ă trente livres, et trĂšs peu Ă trois cents livres, notre compte ne s'y trouverait pas; mais, encore une fois, je ne veux point chicaner. L'homme aux quarante Ă©cus Eh bien! monsieur, combien les quatre-vingt millions d'arpents donneront-ils de revenu, estimĂ© en argent? Le gĂ©omĂštre Le compte est tout fait cela produit par an deux milliards quatre cents millions de livres numĂ©raires au cours de ce jour. L'homme aux quarante Ă©cus J'ai lu que Salomon possĂ©dait lui seul vingt-cinq milliards d'argent comptant; et certainement il n'y a pas deux milliards quatre cents millions d'espĂšces circulantes dans la France, qu'on m'a dit ĂÂȘtre beaucoup plus grande et plus riche que le pays de Salomon. Le gĂ©omĂštre C'est lĂ le mystĂšre il y a peut-ĂÂȘtre Ă prĂ©sent environ neuf cents millions d'argent circulant dans le royaume, et cet argent, passant de main en main, suffit pour payer toutes les denrĂ©es et tous les travaux; le mĂÂȘme Ă©cu peut passer mille fois de la poche du cultivateur dans celle du cabaretier et du commis des aides. L'homme aux quarante Ă©cus J'entends. Mais vous m'avez dit que nous sommes vingt millions d'habitants, hommes et femmes, vieillards et enfants combien pour chacun, s'il vous plaĂt? Le gĂ©omĂštre Cent vingt livres, ou quarante Ă©cus. L'homme aux quarante Ă©cus Vous avez devinĂ© tout juste mon revenu j'ai quatre arpents qui, en comptant les annĂ©es de repos mĂÂȘlĂ©es avec les annĂ©es de produit, me valent cent vingt livres; c'est peu de chose. Quoi! si chacun avait une portion Ă©gale, comme dans l'ĂÂąge d'or, chacun n'aurait que cinq louis d'or par an? Le gĂ©omĂštre Pas davantage, suivant notre calcul, que j'ai un peu enflĂ©. Tel est l'Ă©tat de la nature humaine. La vie et la fortune sont bien bornĂ©es on ne vit Ă Paris, l'un portant l'autre, que vingt-deux Ă vingt-trois ans; et l'un portant l'autre, on n'a tout au plus que cent vingt livres par an Ă dĂ©penser c'est-Ă -dire que votre nourriture, votre vĂÂȘtement, votre logement, vos meubles, sont reprĂ©sentĂ©s par la somme de cent vingt livres. L'homme aux quarante Ă©cus HĂ©las! que vous ai-je fait pour m'ĂÂŽter ainsi la fortune et la vie? Est-il vrai que je n'aie que vingt-trois ans Ă vivre, Ă moins que je ne vole la part de mes camarades? Le gĂ©omĂštre Cela est incontestable dans la bonne ville de Paris; mais de ces vingt-trois ans il en faut retrancher au moins dix de votre enfance car l'enfance n'est pas une jouissance de la vie, c'est une prĂ©paration, c'est le vestibule de l'Ă©difice, c'est l'arbre qui n'a pas encore donnĂ© de fruits, c'est le crĂ©puscule d'un jour. Retranchez des treize annĂ©es qui vous restent le temps du sommeil et celui de l'ennui, c'est au moins la moitiĂ© reste six ans et demi que vous passez dans le chagrin, les douleurs, quelques plaisirs, et l'espĂ©rance. L'homme aux quarante Ă©cus MisĂ©ricorde! votre compte ne va pas Ă trois ans d'une existence supportable. Le gĂ©omĂštre Ce n'est pas ma faute. La nature se soucie fort peu des individus. Il y a d'autres insectes qui ne vivent qu'un jour, mais dont l'espĂšce dure Ă jamais. La nature est comme ces grands princes qui comptent pour rien la perte de quatre cent mille hommes, pourvu qu'ils viennent Ă bout de leurs augustes desseins. L'homme aux quarante Ă©cus Quarante Ă©cus, et trois ans Ă vivre! quelle ressource imagineriez-vous contre ces deux malĂ©dictions? Le gĂ©omĂštre Pour la vie, il faudrait rendre dans Paris l'air plus pur, que les hommes mangeassent moins, qu'ils fissent plus d'exercice, que les mĂšres allaitassent leurs enfants, qu'on ne fĂ»t plus assez malavisĂ© pour craindre l'inoculation c'est ce que j'ai dĂ©jĂ dit, et pour la fortune, il n'y a qu'Ă se marier, et faire des garçons et des filles. L'homme aux quarante Ă©cus Quoi! le moyen de vivre commodĂ©ment est d'associer ma misĂšre Ă celle d'un autre? Le gĂ©omĂštre Cinq ou six misĂšres ensemble font un Ă©tablissement trĂšs tolĂ©rable. Ayez une brave femme, deux garçons et deux filles seulement, cela fait sept cent vingt livres pour votre petit mĂ©nage, supposĂ© que justice soit faite, et que chaque individu ait cent vingt livres de rente. Vos enfants en bas ĂÂąge ne vous coĂ»tent presque rien; devenus grands, ils vous soulagent; leurs secours mutuels vous sauvent presque toutes les dĂ©penses, et vous vivez trĂšs heureusement en philosophe, pourvu que ces messieurs qui gouvernent l'Etat n'aient pas la barbarie de vous extorquer Ă chacun vingt Ă©cus par an; mais le malheur est que nous ne sommes plus dans l'ĂÂąge d'or, oĂÂč les hommes, nĂ©s tous Ă©gaux, avaient Ă©galement part aux productions succulentes d'une terre non cultivĂ©e. Il s'en faut beaucoup aujourd'hui que chaque ĂÂȘtre Ă deux mains et Ă deux pieds possĂšde un fonds de cent vingt livres de revenu. L'homme aux quarante Ă©cus Ah! vous nous ruinez. Vous nous disiez tout Ă l'heure que dans un pays oĂÂč il y a quatre-vingt millions d'arpents de terre assez bonne, et vingt millions d'habitants, chacun doit jouir de cent vingt livres de rente, et vous nous les ĂÂŽtez! Le gĂ©omĂštre Je comptais suivant les registres du siĂšcle d'or, et il faut compter suivant le siĂšcle de fer. Il y a beaucoup d'habitants qui n'ont que la valeur de dix Ă©cus de rente, d'autres qui n'en ont que quatre ou cinq, et plus de six millions d'hommes qui n'ont absolument rien. L'homme aux quarante Ă©cus Mais ils mourraient de faim au bout de trois jours. Le gĂ©omĂštre Point du tout les autres qui possĂšdent leurs portions les font travailler, et partagent avec eux; c'est ce qui paye le thĂ©ologien, le confiturier, l'apothicaire, le prĂ©dicateur, le comĂ©dien, le procureur et le fiacre. Vous vous ĂÂȘtes cru Ă plaindre de n'avoir que cent vingt livres Ă dĂ©penser par an, rĂ©duites Ă cent huit livres Ă cause de votre taxe de douze francs; mais regardez les soldats qui donnent leur sang pour la patrie ils ne disposent, Ă quatre sous par jour, que de soixante et treize livres, et ils vivent gaiement en s'associant par chambrĂ©es. L'homme aux quarante Ă©cus Ainsi donc un ex-jĂ©suite a plus de cinq fois la paye de soldat. Cependant les soldats ont rendu plus de services Ă l'Etat sous les yeux du roi Ă Fontenoy, Ă Laufelt, au siĂšge de Fribourg, que n'en a jamais rendu le rĂ©vĂ©rend pĂšre La Valette. Le gĂ©omĂštre Rien n'est plus vrai; et mĂÂȘme chaque jĂ©suite devenu libre a plus Ă dĂ©penser qu'il ne coĂ»tait Ă son couvent il y en a mĂÂȘme qui ont gagnĂ© beaucoup d'argent Ă faire des brochures contre les parlements, comme le rĂ©vĂ©rend pĂšre Patouiller et le rĂ©vĂ©rend pĂšre Nonotte. Chacun s'ingĂ©nie dans ce monde l'un est Ă la tĂÂȘte d'une manufacture d'Ă©toffes; l'autre de porcelaine; un autre entreprend l'opĂ©ra; celui-ci fait la gazette ecclĂ©siastique; cet autre, une tragĂ©die bourgeoise, ou un roman dans le goĂ»t anglais; il entretient le papetier, le marchand d'encre, le libraire, le colporteur, qui sans lui demanderaient l'aumĂÂŽne. Ce n'est enfin que la restitution de cent vingt livres Ă ceux qui n'ont rien qui fait fleurir l'Etat. L'homme aux quarante Ă©cus Parfaite maniĂšre de fleurir! Le gĂ©omĂštre Il n'y en a point d'autre par tout pays le riche fait vivre le pauvre. VoilĂ l'unique source de l'industrie du commerce. Plus la nation est industrieuse, plus elle gagne sur l'Ă©tranger. Si nous attrapions de l'Ă©tranger dix millions par an pour la balance du commerce, il y aurait dans vingt ans deux cents millions de plus dans l'Etat ce serait dix francs de plus Ă rĂ©partir loyalement sur chaque tĂÂȘte, c'est-Ă -dire que les nĂ©gociants feraient gagner Ă chaque pauvre dix francs de plus dans l'espĂ©rance de faire des gains encore plus considĂ©rables; mais le commerce a ses bornes, comme la fertilitĂ© de la terre autrement la progression irait Ă l'infini; et puis il n'est pas sĂ»r que la balance de notre commerce nous soit toujours favorable il y a des temps oĂÂč nous perdons. L'homme aux quarante Ă©cus J'ai entendu parler beaucoup de population. Si nous nous avisions de faire le double d'enfants de ce que nous en faisons, si notre patrie Ă©tait peuplĂ©e du double, si nous avions quarante millions d'habitants au lieu de vingt, qu'arriverait-il? Le gĂ©omĂštre Il arriverait que chacun n'aurait Ă dĂ©penser que vingt Ă©cus, l'un portant l'autre, ou qu'il faudrait que la terre rendĂt le double de ce qu'elle rend, ou qu'il y aurait le double de pauvres, ou qu'il faudrait avoir le double d'industrie, et gagner le double sur l'Ă©tranger, ou envoyer la moitiĂ© de la nation en AmĂ©rique, ou que la moitiĂ© de la nation mangeĂÂąt l'autre. L'homme aux quarante Ă©cus Contentons-nous donc de nos vingt millions d'hommes et de nos cent vingt livres par tĂÂȘte, rĂ©parties comme il plaĂt Ă Dieu; mais cette situation est triste, et votre siĂšcle de fer est bien dur. Le gĂ©omĂštre Il n'y a aucune nation qui soit mieux, et il en est beaucoup qui sont plus mal. Croyez-vous qu'il y ait dans le Nord de quoi donner la valeur de cent vingt de mes livres Ă chaque habitant? S'ils avaient eu l'Ă©quivalent, les Huns, les Goths, les Vandales et les Francs n'auraient pas dĂ©sertĂ© leur patrie pour aller s'Ă©tablir ailleurs, le fer et la flamme Ă la main. L'homme aux quarante Ă©cus Si je vous laissais dire, vous me persuaderiez bientĂÂŽt que je suis heureux avec mes cent vingt francs. Le gĂ©omĂštre Si vous pensiez ĂÂȘtre heureux, en ce cas vous le seriez. L'homme aux quarante Ă©cus On ne peut s'imaginer ĂÂȘtre ce qu'on n'est pas, Ă moins qu'on ne soit fou. Le gĂ©omĂštre Je vous ai dĂ©jĂ dit que, pour ĂÂȘtre plus Ă votre aise et plus heureux que vous n'ĂÂȘtes, il faut que vous preniez une femme; mais j'ajouterai qu'elle doit avoir comme vous cent vingt livres de rente, c'est-Ă -dire quatre arpents Ă dix Ă©cus l'arpent. Les anciens Romains n'en avaient chacun que trois. Si vos enfants sont industrieux, ils pourront en gagner chacun autant en travaillant pour les autres. L'homme aux quarante Ă©cus Ainsi ils ne pourront avoir de l'argent sans que d'autres en perdent. Le gĂ©omĂštre C'est la loi de toutes les nations; on ne respire qu'Ă ce prix. L'homme aux quarante Ă©cus Et il faudra que ma femme et moi nous donnions chacun la moitiĂ© de notre rĂ©colte Ă la puissance lĂ©gislatrice et exĂ©cutrice, et que les nouveaux ministres d'Etat nous enlĂšvent la moitiĂ© du prix de nos sueurs et de la substance de nos pauvres enfants avant qu'ils puissent gagner leur vie! Dites-moi, je vous prie, combien nos nouveaux ministres font entrer d'argent de droit divin dans les coffres du roi. Le gĂ©omĂštre Vous payez vingt Ă©cus pour quatre arpents qui vous en rapportent quarante. L'homme riche qui possĂšde quatre cents arpents payera deux mille Ă©cus par ce nouveau tarif, et les quatre-vingt millions d'arpents rendront au roi douze cents millions de livres par annĂ©e, ou quatre cents millions d'Ă©cus. L'homme aux quarante Ă©cus Cela me paraĂt impraticable et impossible. Le gĂ©omĂštre Vous avez trĂšs grande raison, et cette impossibilitĂ© est une dĂ©monstration gĂ©omĂ©trique qu'il y a un vice fondamental de raisonnement dans nos nouveaux ministres. L'homme aux quarante Ă©cus N'y a-t-il pas aussi une prodigieuse injustice dĂ©montrĂ©e Ă me prendre la moitiĂ© de mon blĂ©, de mon chanvre, de la laine de mes moutons, etc., et de n'exiger aucun secours de ceux qui auront gagnĂ© dix ou vingt, ou trente mille livres de rente avec mon chanvre, dont ils ont tissu de la toile; avec ma laine, dont ils ont fabriquĂ© des draps; avec mon blĂ©, qu'ils auront vendu plus cher qu'ils ne l'ont achetĂ©? Le gĂ©omĂštre L'injustice de cette administration est aussi Ă©vidente que son calcul est erronĂ©. Il faut que l'industrie soit favorisĂ©e; mais il faut que l'industrie opulente secoure l'Etat. Cette industrie vous a certainement ĂÂŽtĂ© une partie de vos cent vingt livres, et se les est appropriĂ©es en vous vendant vos chemises et votre habit vingt fois plus cher qu'ils ne vous auraient coĂ»tĂ© si vous les aviez faits vous-mĂÂȘme. Le manufacturier, qui s'est enrichi Ă vos dĂ©pens, a, je l'avoue, donnĂ© un salaire Ă ses ouvriers, qui n'avaient rien par eux-mĂÂȘmes; mais il a retenu pour lui, chaque annĂ©e, une somme qui lui a valu enfin trente mille livres de rente; il a donc acquis cette fortune Ă vos dĂ©pens; vous ne pourrez jamais lui vendre vos denrĂ©es assez cher pour vous rembourser de ce qu'il a gagnĂ© sur vous; car, si vous tentiez ce surhaussement, il en ferait venir de l'Ă©tranger Ă meilleur prix. Une preuve que cela est ainsi, c'est qu'il reste toujours possesseur de ses trente mille livres de rente, et vous restez avec vos cent vingt livres, qui diminuent souvent, bien loin d'augmenter. Il est donc nĂ©cessaire et Ă©quitable que l'industrie raffinĂ©e du nĂ©gociant paye plus que l'industrie grossiĂšre du laboureur. Il en est de mĂÂȘme des receveurs des deniers publics. Votre taxe avait Ă©tĂ© jusqu'ici de douze francs avant que nos grands ministres vous eussent pris vingt Ă©cus. Sur ces douze francs, le publicain retenait dix sols pour lui. Si dans votre province il y a cinq cent mille ĂÂąmes, il aura gagnĂ© deux cent cinquante mille francs par an. Qu'il en dĂ©pense cinquante, il est clair qu'au bout de dix ans il aura deux millions de bien. Il est trĂšs juste qu'il contribue Ă proportion, sans quoi tout serait perverti et bouleversĂ©. L'homme aux quarante Ă©cus Je vous remercie d'avoir taxĂ© ce financier, cela soulage mon imagination; mais puisqu'il a si bien augmentĂ© son superflu, comment puis-je faire pour accroĂtre aussi ma petite fortune? Le gĂ©omĂštre Je vous l'ai dĂ©jĂ dit, en vous mariant, en travaillant, en tĂÂąchant de tirer de votre terre quelques gerbes de plus que ce qu'elle vous produisait. L'homme aux quarante Ă©cus Je suppose que j'aie bien travaillĂ©; que toute la nation en ait fait autant; que la puissance lĂ©gislatrice et exĂ©cutrice en ait reçu un plus gros tribut combien la nation a-t-elle gagnĂ© au bout de l'annĂ©e? Le gĂ©omĂštre Rien du tout; Ă moins qu'elle n'ait fait un commerce Ă©tranger utile; mais elle aura vĂ©cu plus commodĂ©ment. Chacun aura eu Ă proportion plus d'habits, de chemises, de meubles, qu'il n'en avait auparavant. Il y aura eu dans l'Etat une circulation plus abondante; les salaires auront Ă©tĂ© augmentĂ©s avec le temps Ă peu prĂšs en proportion du nombre de gerbes de blĂ©, de toisons de moutons, de cuirs de boeufs, de cerfs et de chĂšvres qui auront Ă©tĂ© employĂ©s, de grappes de raisin qu'on aura foulĂ©es dans le pressoir. On aura payĂ© au roi plus de valeurs de denrĂ©es en argent, et le roi aura rendu plus de valeurs Ă tous ceux qu'il aura fait travailler sous ses ordres; mais il n'y aura pas un Ă©cu de plus dans le royaume. L'homme aux quarante Ă©cus Que restera-t-il donc Ă la puissance au bout de l'annĂ©e? Le gĂ©omĂštre Rien, encore une fois; c'est ce qui arrive Ă toute puissance elle ne thĂ©saurise pas; elle a Ă©tĂ© nourrie, vĂÂȘtue, logĂ©e, meublĂ©e; tout le monde l'a Ă©tĂ© aussi, chacun suivant son Ă©tat; et, si elle thĂ©saurise, elle a arrachĂ© Ă la circulation autant d'argent qu'elle en a entassĂ©; elle a fait autant de malheureux qu'elle a mis de fois quarante Ă©cus dans ses coffres. L'homme aux quarante Ă©cus Mais ce grand Henri IV n'Ă©tait donc qu'un vilain, un ladre, un pillard car on m'a contĂ© qu'il avait encaquĂ© dans la Bastille plus de cinquante millions de notre monnaie d'aujourd'hui? Le gĂ©omĂštre C'Ă©tait un homme aussi bon, aussi prudent que valeureux. Il allait faire une juste guerre, et en amassant dans ses coffres vingt-deux millions de son temps, en ayant encore Ă recevoir plus de vingt autres qu'il laissait circuler, il Ă©pargnait Ă son peuple plus de cent millions qu'il en aurait coĂ»tĂ© s'il n'avait pas pris ces utiles mesures. Il se rendait moralement sĂ»r du succĂšs contre un ennemi qui n'avait pas les mĂÂȘmes prĂ©cautions. Le calcul des probabilitĂ©s Ă©tait prodigieusement en sa faveur. Ces vingt-deux millions encaissĂ©s prouvaient qu'il y avait alors dans le royaume la valeur de vingt-deux millions d'excĂ©dent dans les biens de la terre ainsi personne ne souffrait. L'homme aux quarante Ă©cus Mon vieillard me l'avait bien dit qu'on Ă©tait Ă proportion plus riche sous l'administration du duc de Sully que sous celle des nouveaux ministres, qui ont mis l'impĂÂŽt unique, et qui m'ont pris vingt Ă©cus sur quarante. Dites-moi, je vous prie, y a-t-il une nation au monde qui jouisse de ce beau bĂ©nĂ©fice de l'impĂÂŽt unique? Le gĂ©omĂštre Pas une nation opulente. Les Anglais, qui ne rient guĂšre, se sont mis Ă rire quand ils ont appris que des gens d'esprit avaient proposĂ© parmi nous cette administration. Les Chinois exigent une taxe de tous les vaisseaux marchands qui abordent Ă Canton; les Hollandais payent Ă Nangasaki, quand ils sont reçus au Japon sous prĂ©texte qu'ils ne sont pas chrĂ©tiens; les Lapons et les SamoyĂšdes, Ă la vĂ©ritĂ©, sont soumis Ă un impĂÂŽt unique en peaux de martres; la rĂ©publique de Saint-Marin ne paye que des dĂmes pour entretenir l'Etat dans sa splendeur. Il y a dans notre Europe une nation cĂ©lĂšbre par son Ă©quitĂ© et par sa valeur qui ne paye aucune taxe c'est le peuple helvĂ©tien. Mais voici ce qui est arrivĂ© ce peuple s'est mis Ă la place des ducs d'Autriche et de Zeringue, les petits cantons sont dĂ©mocratiques et trĂšs pauvres; chaque habitant y paye une somme trĂšs modique pour les besoins de la petite rĂ©publique. Dans les cantons riches, on est chargĂ© envers l'Etat des redevances que les archiducs d'Autriche et les seigneurs fonciers exigeaient les cantons protestants sont Ă proportion du double plus riches que les catholiques, parce que l'Etat y possĂšde les biens des moines. Ceux qui Ă©taient sujets des archiducs d'Autriche, des ducs de Zeringue, et des moines, le sont aujourd'hui de la patrie; ils payent Ă cette patrie les mĂÂȘmes dĂmes, les mĂÂȘmes droits, les mĂÂȘmes lods et ventes qu'ils payent Ă leurs anciens maĂtres; et, comme les sujets en gĂ©nĂ©ral ont trĂšs peu de commerce, le nĂ©goce n'est assujetti Ă aucune charge, exceptĂ© de petits droits d'entrepĂÂŽt les hommes trafiquent de leur valeur avec les puissances Ă©trangĂšres, et se vendent pour quelques annĂ©es, ce qui fait entrer quelque argent dans leur pays Ă nos dĂ©pens; et c'est un exemple aussi unique dans le monde policĂ© que l'est l'impĂÂŽt Ă©tabli par vos nouveaux lĂ©gislateurs. L'homme aux quarante Ă©cus Ainsi, monsieur, les Suisses ne sont pas de droit divin dĂ©pouillĂ©s de la moitiĂ© de leurs biens; et celui qui possĂšde quatre vaches n'en donne pas deux Ă l'Etat? Le gĂ©omĂštre Non, sans doute. Dans un canton, sur treize tonneaux de vin on en donne un et on en boit douze. Dans un autre canton, on paye la douziĂšme partie et on en boit onze. L'homme aux quarante Ă©cus Ah! qu'on me fasse Suisse! Le maudit impĂÂŽt que l'impĂÂŽt unique et inique qui m'a rĂ©duit Ă demander l'aumĂÂŽne! Mais trois ou quatre cents impĂÂŽts, dont les noms mĂÂȘme me sont impossibles Ă retenir et Ă prononcer, sont-ils plus justes et plus honnĂÂȘtes? Y a-t-il jamais eu un lĂ©gislateur qui, en fondant un Etat, ait imaginĂ© de crĂ©er des conseillers du roi mesureurs de charbons, jaugeurs de vin, mouleurs de bois, langueyeurs de porcs, contrĂÂŽleurs de beurre salĂ©? d'entretenir une armĂ©e de faquins deux fois plus nombreuse que celle d'Alexandre, commandĂ©e par soixante gĂ©nĂ©raux qui mettent le pays Ă contribution, qui remportent des victoires signalĂ©es tous les jours, qui font des prisonniers, et qui quelquefois les sacrifient en l'air ou sur un petit thĂ©ĂÂątre de planches, comme faisaient les anciens Scythes, Ă ce que m'a dit mon curĂ©? Une telle lĂ©gislation, contre laquelle tant de cris s'Ă©levaient, et qui faisait verser tant de larmes, valait-elle mieux que celle qui m'ĂÂŽte tout d'un coup nettement et paisiblement la moitiĂ© de mon existence? J'ai peur qu'Ă bien compter on ne m'en prĂt en dĂ©tail les trois quarts sous l'ancienne finance. Le gĂ©omĂštre Iliacos intra muros peccatur et extra. Est modus in rebus. Caveas ne quid nimis. L'homme aux quarante Ă©cus J'ai appris un peu d'histoire et de gĂ©omĂ©trie, mais je ne sais pas le latin. Le gĂ©omĂštre Cela signifie Ă peu prĂšs "On a tort des deux cĂÂŽtĂ©s. Gardez le milieu en tout. Rien de trop." L'homme aux quarante Ă©cus. Oui, rien de trop, c'est ma situation; mais je n'ai pas assez. Le gĂ©omĂštre Je conviens que vous pĂ©rirez de faim, et moi aussi, et l'Etat aussi, supposĂ© que la nouvelle administration dure seulement deux ans; mais il faut espĂ©rer que Dieu aura pitiĂ© de nous. L'homme aux quarante Ă©cus On passe sa vie Ă espĂ©rer, et on meurt en espĂ©rant. Adieu, monsieur; vous m'avez instruit, mais j'ai le coeur navrĂ©. Le gĂ©omĂštre C'est souvent le fruit de la science. Aventure avec un carme. Quand j'eus bien remerciĂ© l'acadĂ©micien de l'AcadĂ©mie des Science de m'avoir mis au fait, je m'en allai tout pantois, louant la Providence, mais grommelant entre mes dents ces tristes paroles "Vingt Ă©cus de rente seulement pour vivre, et n'avoir que vingt-deux ans Ă vivre! HĂ©las! puisse notre vie ĂÂȘtre encore plus courte, puisqu'elle est si malheureuse!" Je me trouvai bientĂÂŽt vis-Ă -vis d'une maison superbe. Je sentais dĂ©jĂ la faim; je n'avais pas seulement la cent vingtiĂšme partie de la somme qui appartient de droit Ă chaque individu; mais dĂšs qu'on m'eut appris que ce palais Ă©tait le couvent des rĂ©vĂ©rends pĂšres carmes dĂ©chaussĂ©s, je conçus de grandes espĂ©rances, et je dis "Puisque ces saints sont assez humbles pour marcher pieds nus, ils seront assez charitables pour me donner Ă dĂner." Je sonnai; un carme vint "Que voulez-vous, mon fils? - Du pain, mon rĂ©vĂ©rend pĂšre; les nouveaux Ă©dits m'ont tout ĂÂŽtĂ©. - Mon fils, nous demandons nous-mĂÂȘmes l'aumĂÂŽne; nous ne la faisons pas. - Quoi! votre saint institut vous ordonne de n'avoir pas de souliers, et vous avez une maison de prince! et vous me refusez Ă manger! - Mon fils, il est vrai que nous sommes sans souliers et sans bas c'est une dĂ©pense de moins; mais nous n'avons pas plus froid aux pieds qu'aux mains; et si notre saint institut nous avait ordonnĂ© d'aller cul nu, nous n'aurions point froid au derriĂšre. A l'Ă©gard de notre belle maison, nous l'avons aisĂ©ment bĂÂątie, parce que nous avons cent mille livres de rente en maisons dans la mĂÂȘme rue. - Ah! ah! vous me laissez mourir de faim, et vous avez cent mille livres de rente! Vous en rendez donc cinquante mille au nouveau gouvernement? - Dieu nous prĂ©serve de payer une obole! Le seul produit de la terre cultivĂ©e par des mains laborieuses, endurcies de calus et mouillĂ©es de larmes, doit des tributs Ă la puissance lĂ©gislatrice et exĂ©cutrice. Les aumĂÂŽnes qu'on nous a donnĂ©es nous ont mis en Ă©tat de faire bĂÂątir ces maisons, dont nous tirons cent mille livres par an; mais ces aumĂÂŽnes venant des fruits de la terre, ayant dĂ©jĂ payĂ© le tribut, elles ne doivent pas payer deux fois elles ont sanctifiĂ© les fidĂšles qui se sont appauvris en nous enrichissant, et nous continuons Ă demander l'aumĂÂŽne et Ă mettre Ă contribution le faubourg St-Germain pour sanctifier encore les fidĂšles." Ayant dit ces mots, le carme me ferma la porte au nez. Je passai par-devant l'hĂÂŽtel des mousquetaires gris; je contai la chose Ă un de ces messieurs ils me donnĂšrent un bon dĂner et un Ă©cu. L'un d'eux proposa d'aller brĂ»ler le couvent; mais un mousquetaire plus sage lui montra que le temps n'Ă©tait pas encore venu, et le pria d'attendre encore deux ou trois ans. Audience de M. le ContrĂÂŽleur gĂ©nĂ©ral J'allai, avec mon Ă©cu, prĂ©senter un placet Ă M. le ContrĂÂŽleur gĂ©nĂ©ral, qui donnait audience ce jour-lĂ . Son antichambre Ă©tait remplie de gens de toute espĂšce. Il y avait surtout des visages encore plus pleins, des ventres plus rebondis, des mines plus fiĂšres que mon homme aux huit millions. Je n'osais m'approcher; je les voyais, et ils ne me voyaient pas. Un moine, gros dĂ©cimateur, avait intentĂ© un procĂšs Ă des citoyens qu'il appelait ses paysans. Il avait dĂ©jĂ plus de revenu que la moitiĂ© de ses paroissiens ensemble, et de plus il Ă©tait seigneur de fief. Il prĂ©tendait que ses vassaux, ayant converti avec des peines extrĂÂȘmes leurs bruyĂšres en vignes, ils lui devaient la dixiĂšme partie de leur vin, ce qui faisait, en comptant le prix du travail et des Ă©chalas, et des futailles, et du cellier, plus du quart de la rĂ©colte. "Mais comme les dĂmes, disait-il, sont de droit divin, je demande le quart de la substance de mes paysans au nom de Dieu." Le ministre lui dit "Je vois combien vous ĂÂȘtes charitable!" Un fermier gĂ©nĂ©ral, fort intelligent dans les aides, lui dit alors "Monseigneur, ce village ne peut rien donner Ă ce moine car, ayant fait payer aux paroissiens l'annĂ©e passĂ©e trente-deux impĂÂŽts pour leur vin, et les ayant fait condamner ensuite Ă payer le trop bu, ils sont entiĂšrement ruinĂ©s. J'ai fait vendre leurs bestiaux et leurs meubles, ils sont encore mes redevables. Je m'oppose aux prĂ©tentions du rĂ©vĂ©rend pĂšre. - Vous avez raison d'ĂÂȘtre son rival, repartit le ministre; vous aimez l'un et l'autre Ă©galement votre prochain, et vous m'Ă©difiez tous deux." Un troisiĂšme, moine et seigneur, dont les paysans sont mainmortables, attendait aussi un arrĂÂȘt du conseil qui le mĂt en possession de tout le bien d'un badaud de Paris, qui, ayant par inadvertance demeurĂ© un an et un jour dans une maison sujette Ă cette servitude et enclavĂ©e dans les Etats de ce prĂÂȘtre, y Ă©tait mort au bout de l'annĂ©e. Le moine rĂ©clamait tout le bien du badaud, et cela de droit divin. Le ministre trouva le coeur du moine aussi juste et aussi tendre que les deux premiers. Un quatriĂšme, qui Ă©tait contrĂÂŽleur du domaine, prĂ©senta un beau mĂ©moire par lequel il se justifiait d'avoir rĂ©duit vingt familles Ă l'aumĂÂŽne. Elles avaient hĂ©ritĂ© de leurs oncles ou tantes, ou frĂšres, ou cousins; il avait fallu payer les droits. Le domanier leur avait prouvĂ© gĂ©nĂ©reusement qu'elles n'avaient pas assez estimĂ© leurs hĂ©ritages, qu'elles Ă©taient beaucoup plus riches qu'elles ne croyaient; et, en consĂ©quence, les ayant condamnĂ©es Ă l'amende du triple, les ayant ruinĂ©es en frais, et fait mettre en prison les pĂšres de famille, il avait achetĂ© leurs meilleures possessions sans bourse dĂ©lier. Le ContrĂÂŽleur gĂ©nĂ©ral lui dit d'un ton un peu amer Ă la vĂ©ritĂ© "Euge! contrĂÂŽleur bone et fidelis; quia supra pauca fuisti fidelis, fermier gĂ©nĂ©ral te constituam." Cependant il dit tout bas Ă un maĂtre des requĂÂȘtes qui Ă©tait Ă cĂÂŽtĂ© de lui "Il faudra bien faire rendre gorge Ă ces sangsues sacrĂ©es et Ă ces sangsues profanes il est temps de soulager le peuple, qui, sans nos soins et notre Ă©quitĂ©, n'aurait jamais de quoi vivre que dans l'autre monde." Des hommes d'un gĂ©nie profond lui prĂ©sentĂšrent des projets. L'un avait imaginĂ© de mettre des impĂÂŽts sur l'esprit. "Tout le monde, disait-il, s'empressera de payer, personne ne voulant passer pour un sot." Le ministre lui dit "Je vous dĂ©clare exempt de la taxe." Un autre proposa d'Ă©tablir l'impĂÂŽt unique sur les chansons et sur le rire, attendu que la nation Ă©tait la plus gaie du monde, et qu'une chanson la consolait de tout; mais le ministre observa que depuis quelque temps on ne faisait plus guĂšre de chansons plaisantes, et il craignit que, pour Ă©chapper Ă la taxe, on ne devĂnt trop sĂ©rieux. Vint un sage et brave citoyen qui offrit de donner au roi trois fois plus, en faisant payer par la nation trois fois moins. Le ministre lui conseilla d'apprendre l'arithmĂ©tique. Un cinquiĂšme prouvait au roi, par amitiĂ©, qu'il ne pouvait recueillir que soixante et quinze millions; mais qu'il allait lui en donner deux cent vingt-cinq. "Vous me ferez plaisir, dit le ministre, quand nous aurons payĂ© les dettes de l'Etat." Enfin arriva un commis de l'auteur nouveau qui fait la puissance lĂ©gislatrice copropriĂ©taire de toutes nos terres par le droit divin, et qui donnait au roi douze cents millions de rente. Je reconnus l'homme qui m'avait mis en prison pour n'avoir pas payĂ© mes vingt Ă©cus. Je me jetai aux pieds de monsieur le contrĂÂŽleur gĂ©nĂ©ral, et je lui demandai justice; il fit un grand Ă©clat de rire, et me dit que c'Ă©tait un tour qu'on m'avait jouĂ©. Il ordonna Ă ces mauvais plaisants de me donner cent Ă©cus de dĂ©dommagement, et m'exempta de taille pour le reste de ma vie. Je lui dis "Monseigneur, Dieu vous bĂ©nisse!" Lettre Ă l'Homme aux quarante Ă©cus Quoique je sois trois fois aussi riche que vous, c'est-Ă -dire quoique je possĂšde trois cent soixante livres ou francs de revenu, je vous Ă©cris cependant comme d'Ă©gal Ă Ă©gal, sans affecter l'orgueil des grandes fortunes. J'ai lu l'histoire de votre dĂ©sastre et de la justice que M. le ContrĂÂŽleur gĂ©nĂ©ral vous a rendue; je vous en fais mon compliment; mais par malheur je viens de lire. Le Financier citoyen, malgrĂ© la rĂ©pugnance que m'avait inspirĂ©e le titre, qui paraĂt contradictoire Ă bien des gens. Ce citoyen vous ĂÂŽte vingt francs de vos rentes, et Ă moi soixante il n'accorde que cent francs Ă chaque individu sur la totalitĂ© des habitants; mais, en rĂ©compense, un homme non moins illustre enfle nos rentes jusqu'Ă cent cinquante livres; je vois que votre gĂ©omĂštre a pris un juste milieu. Il n'est point de ces magnifiques seigneurs qui d'un trait de plume peuplent Paris d'un million d'habitants, et vous font rouler quinze cents millions d'espĂšces sonnantes dans le royaume, aprĂšs tout ce que nous en avons perdu dans nos guerres derniĂšres. Comme vous ĂÂȘtes grand lecteur, je vous prĂÂȘterai le Financier citoyen; mais n'allez pas le croire en tout il cite le testament du grand ministre Colbert, et il ne sait pas que c'est une rapsodie ridicule faite par un Gatien de Courtilz; il cite la DĂme du marĂ©chal de Vauban, et il ne sait pas qu'elle est d'un Boisguilbert; il cite le testament du cardinal de Richelieu, et il ne sait pas qu'il est de l'abbĂ© de Bourzeis. Il suppose que ce cardinal assure que quand la viande enchĂ©rit, on donne une paye plus forte au soldat. Cependant la viande enchĂ©rit beaucoup sous son ministĂšre, et la paye du soldat n'augmenta point ce qui prouve, indĂ©pendamment de cent autres preuves, que ce livre reconnu pour supposĂ© dĂšs qu'il parut, et ensuite attribuĂ© au cardinal mĂÂȘme, ne lui appartient pas plus que les testaments du cardinal Albertoni et du marĂ©chal de Belle-Isle ne leur appartiennent. DĂ©fiez-vous toute votre vie des testaments et des systĂšmes j'en ai Ă©tĂ© la victime comme vous. Si les Solons et les Lycurgues modernes se sont moquĂ©s de vous, les nouveaux TriptolĂšmes se sont encore plus moquĂ©s de moi, et, sans une petite succession qui m'a ranimĂ©, j'Ă©tais mort de misĂšre. J'ai cent vingt arpents labourables dans le plus beau pays de la nature, et le sol le plus ingrat. Chaque arpent ne rend, tous frais faits, dans mon pays, qu'un Ă©cu de trois livres. DĂšs que j'eus lu dans les journaux qu'un cĂ©lĂšbre agriculteur avait inventĂ© un nouveau semoir, et qu'il labourait sa terre par planches, afin qu'en semant moins il recueillĂt davantage, j'empruntai vite de l'argent, j'achetai un semoir, je labourai par planches; je perdis ma peine et mon argent, aussi bien que l'illustre agriculteur qui ne sĂšme plus par planches. Mon malheur voulut que je lusse le Journal Ă©conomique, qui se vend Ă Paris chez Boudot. Je tombai sur l'expĂ©rience d'un Parisien ingĂ©nieux qui, pour se rĂ©jouir, avait fait labourer son parterre quinze fois, et y avait semĂ© du froment, au lieu d'y planter des tulipes; il eut une rĂ©colte trĂšs abondante. J'empruntai encore de l'argent. "Je n'ai qu'Ă donner trente labours, me disais-je, j'aurai le double de la rĂ©colte de ce digne Parisien, qui s'est formĂ© des principes d'agriculture Ă l'OpĂ©ra et Ă la ComĂ©die; et me voilĂ enrichi par ses leçons et par son exemple." Labourer seulement quatre fois dans mon pays est une chose impossible; la rigueur et les changements soudains des saisons ne le permettent pas; et d'ailleurs le malheur que j'avais eu de semer par planches, comme l'illustre agriculteur dont j'ai parlĂ©, m'avait forcĂ© Ă vendre mon attelage. Je fais labourer trente fois mes cent vingt arpents par toutes les charrues qui sont Ă quatre lieues Ă la ronde. Trois labours pour chaque arpent coĂ»tent douze livres, c'est un prix fait; il fallut donner trente façons par arpent; le labour de chaque arpent me coĂ»ta cent vingt livres la façon de mes cent vingt arpents me revint Ă quatorze mille quatre cents livres. Ma rĂ©colte, qui se monte, annĂ©e commune, dans mon maudit pays, Ă trois cents setiers, monta, il est vrai, Ă trois cent trente, qui, Ă vingt livres le setier, me produisirent six mille six cents livres je perdis sept mille huit cents livres; il est vrai, que j'eus la paille. J'Ă©tais ruinĂ©, abĂmĂ©, sans une vieille tante qu'un grand mĂ©decin dĂ©pĂÂȘcha dans l'autre monde, en raisonnant aussi bien en mĂ©decine que moi en agriculture. Qui croirait que j'eus encore la faiblesse de me laisser sĂ©duire par le Journal de Boudot? Cet homme-lĂ , aprĂšs tout, n'avait pas jurĂ© ma perte. Je lis dans son recueil qu'il n'y a qu'Ă faire une avance de quatre mille francs pour avoir quatre mille livres de rente en artichauts certainement Boudot me rendra en artichauts ce qu'il m'a fait perdre en blĂ©. VoilĂ mes quatre mille francs dĂ©pensĂ©s, et mes artichauts mangĂ©s par des rats de campagne. Je fus huĂ© dans mon canton comme le diable de PapefiguiĂšre. J'Ă©crivais une lettre de reproche fulminante Ă Boudot. Pour toute rĂ©ponse le traĂtre s'Ă©gaya dans son Journal Ă mes dĂ©pens. Il me nia impudemment que les CaraĂÂŻbes fussent nĂ©s rouges; je fus obligĂ© de lui envoyer une attestation d'un ancien procureur du roi de la Guadeloupe, comme quoi Dieu a fait les CaraĂÂŻbes rouges ainsi que les NĂšgres noirs. Mais cette petite victoire ne m'empĂÂȘcha pas de perdre jusqu'au dernier sou toute la succession de ma tante, pour avoir trop cru les nouveaux systĂšmes. Mon cher monsieur, encore une fois, gardez-vous des charlatans. Nouvelles douleurs occasionnĂ©es par les nouveaux systĂšmes Ce petit morceau est tirĂ© des manuscrits d'un vieux solitaire. Je vois que si de bons citoyens se sont amusĂ©s Ă gouverner les Etats, et Ă se mettre Ă la place des rois; si d'autres se sont crus des TriptolĂšmes et des CĂ©rĂšs, il y en a de plus fiers qui se sont mis sans façon Ă la place de Dieu, et qui ont créé l'univers avec leur plume, comme Dieu le crĂ©a autrefois par la parole. Un des premiers qui se prĂ©senta Ă mes adorations fut un descendant de ThalĂšs, nommĂ© Telliamed, qui m'apprit que les montagnes et les hommes sont produits par les eaux de la mer. Il y eut d'abord de beaux hommes marins qui ensuite devinrent amphibies. Leur belle queue fourchue se changea en cuisses et en jambes. J'Ă©tais encore tout plein des MĂ©tamorphoses d'Ovide, et d'un livre oĂÂč il Ă©tait dĂ©montrĂ© que la race des hommes Ă©tait bĂÂątarde d'une race de babouins j'aimais autant descendre d'un poisson que d'un singe. Avec le temps j'eus quelques doutes sur cette gĂ©nĂ©alogie, et mĂÂȘme sur la formation des montagnes. "Quoi! me dit-il, vous ne savez pas que les courants de la mer, qui jettent toujours du sable Ă droite et Ă gauche Ă dix ou douze pieds de hauteur, tout au plus, ont produit, dans une suite infinie de siĂšcles, des montagnes de vingt mille pieds de haut, lesquelles ne sont pas de sable? Apprenez que la mer a nĂ©cessairement couvert tout le globe. La preuve en est qu'on a vu des ancres de vaisseau sur le mont Saint-Bernard, qui Ă©taient lĂ plusieurs siĂšcles avant que les hommes eussent dĂšs vaisseaux. Figurez-vous que la terre est un globe de verre qui a Ă©tĂ© longtemps tout couvert d'eau." Plus il m'endoctrinait, plus je devenais incrĂ©dule. "Quoi donc! me dit-il, n'avez-vous pas vu le falun de Touraine Ă trente-six lieues de la mer? C'est un amas de coquilles avec lesquelles on engraisse la terre comme avec du fumier. Or, si la mer a dĂ©posĂ© dans la succession des temps une mine entiĂšre de coquilles Ă trente-six lieues de l'OcĂ©an, pourquoi n'aura-t-elle pas Ă©tĂ© jusqu'Ă trois mille lieues pendant plusieurs siĂšcles sur notre globe de verre?" Je lui rĂ©pondis "Monsieur Telliamed, il y a des gens qui font quinze lieues par jour Ă pied; mais ils ne peuvent en faire cinquante. Je ne crois pas que mon jardin soit de verre; et quant Ă votre falun, je doute encore qu'il soit un lit de coquilles de mer. Il se pourrait bien que ce ne fĂ»t qu'une mine de petites pierres calcaires qui prennent aisĂ©ment la forme des fragments de coquilles, comme il y a des pierres qui sont figurĂ©es en langues, et qui ne sont point des langues; en Ă©toiles, et qui ne sont point des astres; en serpents roulĂ©s sur eux-mĂÂȘmes, et qui ne sont point des serpents; en parties naturelles du beau sexe, et qui ne sont point pourtant les dĂ©pouilles des dames. On voit des dendrites, des pierres figurĂ©es, qui reprĂ©sentent des arbres et des maisons, sans que jamais ces petites pierres aient Ă©tĂ© des maisons et des chĂÂȘnes. "Si la mer avait dĂ©posĂ© tant de lits de coquilles en Touraine, pourquoi aurait-elle nĂ©gligĂ© la Bretagne, la Normandie, la Picardie, et toutes les autres cĂÂŽtes? J'ai bien peur que ce falun tant vantĂ© ne vienne pas plus de la mer que les hommes. Et quand la mer se serait rĂ©pandue Ă trente-six lieues, ce n'est pas Ă dire qu'elle ait Ă©tĂ© jusqu'Ă trois mille, et mĂÂȘme jusqu'Ă trois cents, et que toutes les montagnes aient Ă©tĂ© produites par les eaux. J'aimerais autant dire que le Caucase a formĂ© la mer, que de prĂ©tendre que la mer a fait le Caucase. - Mais, monsieur l'incrĂ©dule; que rĂ©pondrez-vous aux huĂtres pĂ©trifiĂ©es qu'on a trouvĂ©es sur le sommet des Alpes? - Je rĂ©pondrai, monsieur le crĂ©ateur, que je n'ai pas vu plus d'huĂtres pĂ©trifiĂ©es que d'ancres de vaisseau sur le haut du mont Cenis. Je rĂ©pondrai ce qu'on a dĂ©jĂ dit, qu'on a trouvĂ© des Ă©cailles d'huĂtres qui se pĂ©trifient aisĂ©ment Ă de trĂšs grandes distances de la mer, comme on a dĂ©terrĂ© des mĂ©dailles romaines Ă cent lieus de Rome; et j'aime mieux croire que des pĂšlerins de Saint-Jacques ont laissĂ© quelques coquilles vers Saint-Maurice que d'imaginer que la mer a formĂ© le mont Saint-Bernard. "Il y a des coquillages partout; mais est-il bien sĂ»r qu'ils ne soient pas les dĂ©pouilles des testacĂ©s et des crustacĂ©s de nos lacs et de nos riviĂšres, aussi bien que des petits poissons marins? - Monsieur l'incrĂ©dule, je vous tournerai en ridicule dans le monde que je me propose de crĂ©er. - Monsieur le crĂ©ateur, Ă vous permis; chacun est le maĂtre dans son mode; mais vous ne me ferez jamais croire que celui oĂÂč nous sommes soit de verre, ni que quelques coquilles soient des dĂ©monstrations que la mer a produit les Alpes et le mont Taurus. Vous savez qu'il n'y a aucune coquille dans les montagnes d'AmĂ©rique. Il faut que ce ne soit pas vous qui ayez créé cet hĂ©misphĂšre, et que vous vous soyez contentĂ© de former l'ancien monde c'est bien assez. - Monsieur, monsieur, si on n'a pas dĂ©couvert de coquilles sur les montagnes d'AmĂ©rique, on en dĂ©couvrira. - Monsieur, c'est parler en crĂ©ateur qui sait son secret, et qui est sĂ»r de son fait. Je vous abandonne, si vous voulez, votre falun, pourvu que vous me laissiez mes montagnes. Je suis d'ailleurs le trĂšs humble et trĂšs obĂ©issant serviteur de votre providence." Dans le temps que je m'instruisais ainsi avec Telliamed, un jĂ©suite irlandais dĂ©guisĂ© en homme, d'ailleurs grand observateur, et ayant de bons microscopes, fit des anguilles avec de la farine de blĂ© ergotĂ©. On ne douta pas alors qu'on ne fĂt des hommes avec de la farine de bon froment. AussitĂÂŽt on crĂ©a des particules organiques qui composĂšrent des hommes. Pourquoi non? Le grand gĂ©omĂštre Fatio avait bien ressuscitĂ© des morts Ă Londres on pouvait tout aussi aisĂ©ment faire Ă Paris des vivants avec des particules organiques; mais, malheureusement, les nouvelles anguilles de Needham ayant disparu, les nouveaux hommes disparurent aussi, et s'enfuirent chez les monades, qu'ils rencontrĂšrent dans le plein au milieu de la matiĂšre subtile, globuleuse et cannelĂ©e. Ce n'est pas que ces crĂ©ateurs de systĂšmes n'aient rendu de grands services Ă la physique; Ă Dieu ne plaise que je mĂ©prise leurs travaux! On les a comparĂ©s Ă des alchimistes qui, en faisant de l'or qu'on ne fait point, ont trouvĂ© de bons remĂšdes, ou du moins des choses trĂšs curieuses. On peut ĂÂȘtre un homme d'un rare mĂ©rite, et se tromper sur la formation des animaux et sur la structure du globe. Les poissons changĂ©s en hommes, et les eaux changĂ©es en montagnes, ne m'avaient pas fait autant de mal que M. Boudot. Je me bornais tranquillement Ă douter, lorsqu'un Lapon me prit sous sa protection. C'Ă©tait un profond philosophe, mais qui ne pardonnait jamais aux gens qui n'Ă©taient pas de son avis. Il me fit d'abord connaĂtre clairement l'avenir en exaltant mon ĂÂąme. Je fis de si prodigieux efforts d'exaltation que j'en tombai malade; mais il me guĂ©rit en m'enduisant de poix-rĂ©sine de la tĂÂȘte aux pieds. A peine fus-je en Ă©tat de marcher qu'il me proposa un voyage aux terres australes pour y dissĂ©quer des tĂÂȘtes de gĂ©ants, ce qui nous ferait connaĂtre clairement la nature de l'ĂÂąme. Je ne pouvais supporter la mer; il eut la bontĂ© de me mener par terre. Il fit creuser un grand trou dans le globe terraquĂ© ce trou allait droit chez les Patagons. Nous partĂmes; je me cassai une jambe Ă l'entrĂ©e du trou; on eut beaucoup de peine Ă me redresser la jambe il s'y forma un calus qui m'a beaucoup soulagĂ©. J'ai dĂ©jĂ parlĂ© de tout cela dans une de mes diatribes pour instruire l'univers trĂšs attentif Ă ces grandes choses. Je suis bien vieux; j'aime quelquefois Ă rĂ©pĂ©ter mes contes, afin de les inculquer mieux dans la tĂÂȘte des petits garçons pour lesquels je travaille depuis si longtemps. Mariage de l'Homme aux quarante Ă©cus L'homme aux quarante Ă©cus s'Ă©tant beaucoup formĂ©, et ayant fait une petite fortune, Ă©pousa une jolie fille qui possĂ©dait cent Ă©cus de rente. Sa femme devint bientĂÂŽt grosse. Il alla trouver son gĂ©omĂštre, et lui demanda si elle lui donnerait un garçon ou une fille. Le gĂ©omĂštre lui rĂ©pondit que les sages-femmes, les femmes de chambre, le savaient pour l'ordinaire; mais que les physiciens, qui prĂ©disent les Ă©clipses, n'Ă©taient pas si Ă©clairĂ©s qu'elles. Il voulut savoir ensuite si son fils ou sa fille avait dĂ©jĂ une ĂÂąme. Le gĂ©omĂštre dit que ce n'Ă©tait pas son affaire, et qu'il en fallait parler au thĂ©ologien du coin. L'homme aux quarante Ă©cus, qui Ă©tait dĂ©jĂ l'homme aux deux cents Ă©cus pour le moins, demanda en quel endroit Ă©tait son enfant. "Dans une petite poche, lui dit son ami, entre la vessie et l'intestin rectum. - O Dieu paternel! s'Ă©cria-t-il, l'ĂÂąme immortelle de mon fils nĂ©e et logĂ©e entre de l'urine et quelque chose de pis! - Oui, mon cher voisin, l'ĂÂąme d'un cardinal n'a point eu d'autre berceau; et avec cela on fait le fier, on se donne des airs. - Ah! monsieur le savant, ne pourriez-vous point me dire comment les enfants se font? - Non, mon ami; mais, si vous voulez, je vous dirai ce que les philosophes ont imaginĂ©, c'est-Ă -dire comment les enfants ne se font point. "PremiĂšrement, le rĂ©vĂ©rend pĂšre Sanchez, dans son excellent livre de Matrimonio, est entiĂšrement de l'avis d'Hippocrate; il croit comme un article de foi que les deux vĂ©hicules fluides de l'homme et de la femme s'Ă©lancent et s'unissent ensemble, et que dans le moment l'enfant est conçu par cette union; et il est si persuadĂ© de ce systĂšme physique, devenu thĂ©ologique, qu'il examine, chapitre XXI du livre second, utrum virgo Maria semen emiserit in copulatione cum Spiritu Sancto. - Eh! monsieur, je vous ai dĂ©jĂ dit que je n'entends pas le latin; expliquez-moi en français l'oracle du pĂšre Sanchez." Le gĂ©omĂštre lui traduisit le texte, et tous deux frĂ©mirent d'horreur. Le nouveau mariĂ©, en trouvant Sanchez prodigieusement ridicule, fut pourtant assez content d'Hippocrate; et il se flattait que sa femme avait rempli toutes les conditions imposĂ©es par ce mĂ©decin pour faire un enfant. Malheureusement, lui dit le voisin, il y a beaucoup de femmes qui ne rĂ©pandent aucune liqueur, qui ne reçoivent qu'avec aversion les embrassements de leurs maris, et qui cependant en ont des enfants. Cela seul dĂ©cide contre Hippocrate et Sanchez. De plus, il y a trĂšs grande apparence que la nature agit toujours dans les mĂÂȘmes cas par les mĂÂȘmes principes or il y a beaucoup d'espĂšces d'animaux qui engendrent sans copulation, comme les poissons Ă©caillĂ©s, les huĂtres, les pucerons. Il a donc fallu que les physiciens cherchassent une mĂ©canique de gĂ©nĂ©ration qui convĂnt Ă tous les animaux. Le cĂ©lĂšbre Harvey, qui le premier dĂ©montra la circulation, et qui Ă©tait digne de dĂ©couvrir le secret de la nature, crut l'avoir trouvĂ© dans les poules elles pondent des oeufs; il jugea que les femmes pondaient aussi. Les mauvais plaisants dirent que c'est pour cela que le bourgeois, et mĂÂȘme quelques gens de cour, appellent leur femme ou leur maĂtresse ma poule, et qu'on dit que toutes les femmes sont coquettes, parce qu'elles voudraient que les coqs les trouvassent belles. MalgrĂ© ces railleries, Harvey ne changea point d'avis, et il fut Ă©tabli dans toute l'Europe que nous venons d'un oeuf. L'homme aux quarante Ă©cus Mais, monsieur, vous m'avez dit que la nature est toujours semblable Ă elle-mĂÂȘme, qu'elle agit toujours par le mĂÂȘme principe dans le mĂÂȘme cas les femmes, les juments, les ĂÂąnesses, les anguilles, ne pondent point; vous vous moquez de moi. Le gĂ©omĂštre Elles ne pondent point en dehors, mais elles pondent en dedans; elles ont des ovaires comme tous les oiseaux; les juments, les anguilles en ont aussi. Un oeuf se dĂ©tache de l'ovaire; il est couvĂ© dans la matrice. Voyez tous les poissons Ă©caillĂ©s, les grenouilles ils jettent des oeufs, que le mĂÂąle fĂ©conde. Les baleines et les autres animaux marins de cette espĂšce font Ă©clore leurs oeufs dans leur matrice. Les mites, les teignes, les plus vils insectes, sont visiblement formĂ©s d'un oeuf. Tout vient d'un oeuf; et notre globe est un grand oeuf qui contient tous les autres. L'homme aux quarante Ă©cus Mais vraiment ce systĂšme porte tous les caractĂšres de la vĂ©ritĂ©; il est simple, il est uniforme, il est dĂ©montrĂ© aux yeux dans plus de la moitiĂ© des animaux; j'en suis fort content, je n'en veux point d'autre les oeufs de ma femme me sont fort chers. Le gĂ©omĂštre On s'est lassĂ© Ă la longue de ce systĂšme on a fait les enfants d'une autre façon. L'homme aux quarante Ă©cus Et pourquoi, puisque celle-lĂ est si naturelle? Le gĂ©omĂštre C'est qu'on a prĂ©tendu que nos femmes n'ont point d'ovaire, mais seulement de petites glandes. L'homme aux quarante Ă©cus Je soupçonne que des gens qui avaient un autre systĂšme Ă dĂ©biter ont voulu dĂ©crĂ©diter les oeufs. Le gĂ©omĂštre Cela pourrait bien ĂÂȘtre. Deux Hollandais s'avisĂšrent d'examiner la liqueur sĂ©minale au microscope, celle de l'homme, celle de plusieurs animaux, et ils crurent y apercevoir des animaux dĂ©jĂ tout formĂ©s qui couraient avec une vitesse inconcevable. Ils en virent mĂÂȘme dans le fluide sĂ©minal du coq. Alors on jugea que les mĂÂąles faisaient tout, et les femmes rien; elles ne servirent plus qu'Ă porter le trĂ©sor que le mĂÂąle leur avait confiĂ©. L'homme aux quarante Ă©cus VoilĂ qui est bien Ă©trange. J'ai quelques doutes sur tous ces petits animaux qui frĂ©tillent si prodigieusement dans une liqueur, pour ĂÂȘtre ensuite immobiles dans les oeufs des oiseaux, et pour ĂÂȘtre non moins immobiles neuf mois, Ă quelques culbutes prĂšs, dans le ventre de la femme; cela ne me paraĂt pas consĂ©quent. Ce n'est pas, autant que j'en puis juger, la marche de la nature. Comment sont faits, s'il vous plaĂt, ces petits hommes qui sont si bons nageurs dans la liqueur dont vous me parlez? Le gĂ©omĂštre Comme des vermisseaux. Il y avait surtout un mĂ©decin, nommĂ© Andry, qui voyait des vers partout, et qui voulait absolument dĂ©truire le systĂšme d'Harvey. Il aurait, s'il l'avait pu, anĂ©anti la circulation du sang, parce qu'un autre l'avait dĂ©couverte. Enfin deux Hollandais et M. Andry, Ă force de tomber dans le pĂ©chĂ© d'Onan et de voir les choses au microscope, rĂ©duisirent l'homme Ă ĂÂȘtre chenille. Nous sommes d'abord un ver comme elle; de lĂ , dans notre enveloppe, nous devenons comme elle, pendant neuf mois, une vraie chrysalide, que les paysans appellent fĂšve. Ensuite, si la chenille devient papillon, nous devenons hommes voilĂ nos mĂ©tamorphoses. L'homme aux quarante Ă©cus Eh bien! s'en est-on tenu lĂ ? N'y a-t-il point eu depuis de nouvelle mode? Le gĂ©omĂštre On s'est dĂ©goĂ»tĂ© d'ĂÂȘtre chenille. Un philosophe extrĂÂȘmement plaisant a dĂ©couvert dans une VĂ©nus physique que l'attraction faisait les enfants; et voici comment la chose s'opĂšre. Le germe Ă©tant tombĂ© dans la matrice, l'oeil droit attire l'oeil gauche, qui arrive pour s'unir Ă lui en qualitĂ© d'oeil; mais il en est empĂÂȘchĂ© par le nez, qu'il rencontre en chemin, et qui l'oblige de se placer Ă gauche. Il en est de mĂÂȘme des bras, des cuisses et des jambes, qui tiennent aux cuisses. Il est difficile d'expliquer, dans cette hypothĂšse, la situation des mamelles et des fesses. Ce grand philosophe n'admet aucun dessein de l'Etre crĂ©ateur dans la formation des animaux; il est bien loin de croire que le coeur soit fait pour recevoir le sang et pour le chasser, l'estomac pour digĂ©rer, les yeux pour voir, les oreilles pour entendre cela lui paraĂt trop vulgaire; tout se fait par attraction. L'homme aux quarante Ă©cus VoilĂ un maĂtre fou. Je me flatte que personne n'a pu adopter une idĂ©e aussi extravagante. Le gĂ©omĂštre On en rit beaucoup; mais ce qu'il y eut de triste, c'est que cet insensĂ© ressemblait aux thĂ©ologiens, qui persĂ©cutent autant qu'ils le peuvent ceux qu'ils font rire. D'autres philosophes ont imaginĂ© d'autres maniĂšres qui n'ont pas fait une plus grande fortune ce n'est plus le bras qui va chercher le bras; ce n'est plus la cuisse qui court aprĂšs la cuisse; ce sont de petites molĂ©cules, de petites particules de bras et de cuisse qui se placent les unes sur les autres. On sera peut-ĂÂȘtre enfin obligĂ© d'en revenir aux oeufs, aprĂšs avoir perdu bien du temps. L'homme aux quarante Ă©cus J'en suis ravi; mais quel a Ă©tĂ© le rĂ©sultat de toutes ces disputes? Le gĂ©omĂštre Le doute. Si la question avait Ă©tĂ© dĂ©battue entre des thĂ©ologaux, il y aurait eu des excommunications et du sang rĂ©pandu; mais entre des physiciens la paix est bientĂÂŽt faite chacun a couchĂ© avec sa femme, sans penser le moins du monde Ă son ovaire, ni Ă ses trompes de Fallope. Les femmes sont devenues grosses ou enceintes, sans demander seulement comment ce mystĂšre s'opĂšre. C'est ainsi que vous semez du blĂ©, et que vous ignorez comment le blĂ© germe en terre. L'homme aux quarante Ă©cus Oh! je le sais bien; on me l'a dit il y a longtemps c'est par pourriture. Cependant il me prend quelquefois des envies de rire de tout ce qu'on m'a dit. Le gĂ©omĂštre C'est une fort bonne envie. Je vous conseille de douter de tout, exceptĂ© que les trois angles d'un triangle sont Ă©gaux Ă deux droits, et que les triangles qui ont mĂÂȘme base et mĂÂȘme hauteur sont Ă©gaux entre eux, ou autres propositions pareilles, comme, par exemple, que deux et deux font quatre. L'homme aux quarante Ă©cus Oui, je crois qu'il est fort sage de douter; mais je sens que je suis curieux depuis que j'ai fait fortune et que j'ai du loisir. Je voudrais, quand ma volontĂ© remue mon bras ou ma jambe, dĂ©couvrir le ressort par lequel ma volontĂ© les remue car sĂ»rement il y en a un. Je suis quelquefois tout Ă©tonnĂ© de pouvoir lever et abaisser mes yeux, et de ne pouvoir dresser mes oreilles. Je pense, et je voudrais connaĂtre un peu... lĂ ... toucher au doigt ma pensĂ©e. Cela doit ĂÂȘtre fort curieux. Je cherche si je pense par moi-mĂÂȘme, si Dieu me donne mes idĂ©es, si mon ĂÂąme est venue dans mon corps Ă six semaines ou Ă un jour, comment elle s'est logĂ©e dans mon cerveau; si je pense beaucoup quand je dors profondĂ©ment, et quand je suis en lĂ©thargie. Je me creuse la cervelle pour savoir comment un corps en pousse un autre. Mes sensations ne m'Ă©tonnent pas moins j'y trouve du divin, et surtout dans le plaisir. J'ai fait quelquefois mes efforts pour imaginer un nouveau sens, et je n'ai jamais pu y parvenir. Les gĂ©omĂštres savent toutes ces choses; ayez la bontĂ© de m'instruire. Le gĂ©omĂštre HĂ©las! nous sommes aussi ignorants que vous; adressez-vous Ă la Sorbonne." L'Homme aux quarante Ă©cus, devenu pĂšre, raisonne sur les moines Quand l'homme aux quarante Ă©cus se vit pĂšre d'un garçon, il commença Ă se croire un homme de quelque poids dans l'Etat; il espĂ©ra donner au moins dix sujets au roi, qui seraient tous utiles. C'Ă©tait l'homme du monde qui faisait le mieux des paniers; et sa femme Ă©tait une excellente couturiĂšre. Elle Ă©tait nĂ©e dans le voisinage d'une grosse abbaye de cent mille livres de rente. Son mari me demanda un jour pourquoi ces messieurs, qui Ă©taient en petit nombre; avaient englouti tant de parts de quarante Ă©cus. "Sont-ils plus utiles que moi Ă la patrie? - Non, mon cher voisin - Servent-ils comme moi Ă la population du pays? - Non, au moins en apparence. - Cultivent-ils la terre? dĂ©fendent-ils l'Etat quand il est attaquĂ©? - Non, ils prient Dieu pour vous. - Eh bien! je prierai Dieu pour eux, et partageons. Combien croyez-vous que les couvents renferment de ces gens utiles, soit en hommes, soit en filles, dans le royaume? - Par les mĂ©moires des intendants, faits sur la fin du dernier siĂšcle, il y en avait environ quatre-vingt-dix mille. - Par notre ancien compte, ils ne devraient, Ă quarante Ă©cus par tĂÂȘte, possĂ©der que dix millions huit cent mille livres combien en ont-ils? - Cela va Ă cinquante millions, en comptant les messes et les quĂÂȘtes des moines mendiants, qui mettent rĂ©ellement un impĂÂŽt considĂ©rable sur le peuple. Un frĂšre quĂÂȘteur d'un couvent de Paris s'est vantĂ© publiquement que sa besace valait quatre-vingt mille livres de rente. - Voyons combien cinquante millions rĂ©partis entre quatre-vingt-dix mille tĂÂȘtes tondues donnent Ă chacune. - Cinq cent cinquante-cinq livres. - C'est une somme considĂ©rable dans une sociĂ©tĂ© nombreuse, oĂÂč les dĂ©penses diminuent par la quantitĂ© mĂÂȘme des consommateurs car il en coĂ»te bien moins Ă dix personnes pour vivre ensemble que si chacun avait sĂ©parĂ©ment son logis et sa table. Les ex-jĂ©suites, Ă qui on donne aujourd'hui quatre cents livres de pension, ont donc rĂ©ellement perdu Ă ce marchĂ©? - Je ne le crois pas car ils sont presque tous retirĂ©s chez des parents qui les aident; plusieurs disent la messe pour de l'argent, ce qu'ils ne faisaient pas auparavant; d'autres se sont faits prĂ©cepteurs; d'autres ont Ă©tĂ© soutenus par des dĂ©votes; chacun s'est tirĂ© d'affaire, et peut-ĂÂȘtre y en a-t-il peu aujourd'hui qui, ayant goĂ»tĂ© du monde et de la libertĂ©, voulussent reprendre leurs anciennes chaĂnes. La vie monacale, quoi qu'on en dise, n'est point du tout Ă envier. C'est une maxime assez connue que les moines sont des gens qui s'assemblent sans se connaĂtre, vivent sans s'aimer, et meurent sans se regretter. - Vous pensez donc qu'on leur rendrait un trĂšs grand service de les dĂ©froquer tous? - Ils y gagneraient beaucoup sans doute, et l'Etat encore davantage; on rendrait Ă la patrie des citoyens et des citoyennes qui ont sacrifiĂ© tĂ©mĂ©rairement leur libertĂ© dans un ĂÂąge oĂÂč les lois ne permettent pas qu'on dispose d'un fonds de dix sous de rente; on tirerait ces cadavres de leurs tombeaux ce serait une vraie rĂ©surrection. Leurs maisons deviendraient des hĂÂŽtels de ville, des hĂÂŽpitaux, des Ă©coles publiques, ou seraient affectĂ©es Ă des manufactures; la population deviendrait plus grande, tous les arts seraient mieux cultivĂ©s. On pourrait du moins diminuer le nombre de ces victimes volontaires en fixant le nombre des novices la patrie aurait plus d'hommes utiles et moins de malheureux. C'est le sentiment de tous les magistrats, c'est le voeu unanime du public, depuis que les esprits sont Ă©clairĂ©s. L'exemple de l'Angleterre et de tant d'autres Etats est une preuve Ă©vidente de la nĂ©cessitĂ© de cette rĂ©forme. Que ferait aujourd'hui l'Angleterre, si au lieu de quarante mille hommes de mer, elle avait quarante mille moines? Plus les arts se sont multipliĂ©s, plus le nombre des sujets laborieux est devenu nĂ©cessaire. Il y a certainement dans les cloĂtres beaucoup de talents ensevelis qui sont perdus pour l'Etat. Il faut, pour faire fleurir un royaume, le moins de prĂÂȘtres possible, et le plus d'artisans possible. L'ignorance et la barbarie de nos pĂšres, loin d'ĂÂȘtre une rĂšgle pour nous, n'est qu'un avertissement de faire ce qu'ils feraient s'ils Ă©taient en notre place avec nos lumiĂšres. - Ce n'est donc point par haine contre les moines que vous voulez les abolir, c'est par pitiĂ© pour eux, c'est par amour pour la patrie? Je pense comme vous. Je ne voudrais point que mon fils fĂ»t moine; et si je croyais que je dusse avoir des enfants pour le cloĂtre, je ne coucherais plus avec ma femme. - Quel est en effet le bon pĂšre de famille qui ne gĂ©misse de voir son fils et sa fille perdus pour la sociĂ©tĂ©? Cela s'appelle se sauver; mais un soldat qui se sauve quand il faut combattre est puni. Nous sommes tous des soldats de l'Etat; nous sommes Ă la solde de la sociĂ©tĂ©, nous devenons des dĂ©serteurs quand nous la quittons. Que dis-je? les moines sont des parricides qui Ă©touffent une postĂ©ritĂ© tout entiĂšre. Quatre-vingt-dix mille cloĂtrĂ©s, qui braillent ou qui nasillent du latin, pourraient donner Ă l'Etat chacun deux sujets cela fait cent soixante mille hommes qu'ils font pĂ©rir dans leur germe. Au bout de cent ans la perte est immense cela est dĂ©montrĂ©. Pourquoi donc le monachisme a-t-il prĂ©valu? parce que le gouvernement fut presque partout dĂ©testable et absurde depuis Constantin; parce que l'empire romain eut plus de moines que de soldats; parce qu'il y en avait cent mille dans la seule Egypte; parce qu'ils Ă©taient exempts de travail et de taxe; parce que les chefs des nations barbares qui dĂ©truisirent l'empire, s'Ă©tant faits chrĂ©tiens pour gouverner des chrĂ©tiens, exercĂšrent la plus horrible tyrannie; parce qu'on se jetait en foule dans les cloĂtres pour Ă©chapper aux fureurs de ces tyrans, et qu'on se plongeait dans un esclavage pour en Ă©viter un autre, parce que les papes, en instituant tant d'ordres diffĂ©rents de fainĂ©ants sacrĂ©s, se firent autant de sujets dans les autres Etats; parce qu'un paysan aime mieux ĂÂȘtre appelĂ© mon rĂ©vĂ©rend pĂšre, et donner des bĂ©nĂ©dictions, que de conduire la charrue; parce qu'il ne sait pas que la charrue est plus noble que le froc; parce qu'il aime mieux vivre aux dĂ©pens des sots que par un travail honnĂÂȘte; enfin parce qu'il ne sait pas qu'en se faisant moine il se prĂ©pare des jours malheureux, tissus d'ennui et de repentir. - Allons, monsieur, plus de moines, pour leur bonheur et pour le nĂÂŽtre. Mais je suis fĂÂąchĂ© d'entendre dire au seigneur de mon village, pĂšre de quatre garçons et de trois filles, qu'il ne saura oĂÂč les placer s'il ne fait pas ses filles religieuses. - Cette allĂ©gation trop souvent rĂ©pĂ©tĂ©e est inhumaine, antipatriotique, destructive de la sociĂ©tĂ©. Toutes les fois qu'on peut dire d'un Ă©tat de vie, quel qu'il puisse ĂÂȘtre si tout le monde embrassait cet Ă©tat le genre humain serait perdu; il est dĂ©montrĂ© que cet Ă©tat ne vaut rien, et que celui qui le prend nuit au genre humain autant qu'il est en lui. Or il est clair que si tous les garçons et toutes les filles s'encloĂtraient le monde pĂ©rirait donc la moinerie est par cela seul l'ennemie de la nature humaine, indĂ©pendamment des maux affreux qu'elle a causĂ©s quelquefois. - Ne pourrait-on pas en dire autant des soldats? - Non assurĂ©ment car si chaque citoyen porte les armes Ă son tour, comme autrefois dans toutes les rĂ©publiques, et surtout dans celle de Rome, le soldat n'en est que meilleur cultivateur; le soldat citoyen se marie, il combat pour sa femme et pour ses enfants. PlĂ»t Ă Dieu que tous les laboureurs fussent soldats et mariĂ©s! ils seraient d'excellents citoyens. Mais un moine, en tant que moine, n'est bon qu'Ă dĂ©vorer la substance de ses compatriotes. Il n'y a point de vĂ©ritĂ© plus reconnue. - Mais les filles, monsieur, les filles des pauvres gentilshommes, qu'on ne peut marier, que feront-elles? - Elles feront, on l'a dit mille fois, comme les filles d'Angleterre, d'Ecosse, d'Irlande, de Suisse, de Hollande, de la moitiĂ© de l'Allemagne, de SuĂšde, de NorvĂšge, du Danemark, de Tartarie, de Turquie, d'Afrique, et de presque tout le reste de la terre; elles seront bien meilleures Ă©pouses, bien meilleures mĂšres, quand on se sera accoutumĂ©, ainsi qu'en Allemagne, Ă prendre des femmes sans dot. Une femme mĂ©nagĂšre et laborieuse fera plus de bien dans une maison que la fille d'un financier, qui dĂ©pense plus en superfluitĂ©s qu'elle n'a portĂ© de revenu chez son mari. Il faut qu'il y ait des maisons de retraite pour la vieillesse, pour l'infirmitĂ©, pour la difformitĂ©. Mais, par le plus dĂ©testable des abus, les fondations ne sont que pour la jeunesse et pour les personnes bien conformĂ©es. On commence, dans le cloĂtre, par faire Ă©taler aux novices des deux sexes leur nuditĂ©, malgrĂ© toutes les lois de la pudeur; on les examine attentivement devant et derriĂšre. Qu'une vieille bossue aille se prĂ©senter pour entrer dans un cloĂtre, on la chassera avec mĂ©pris, Ă moins qu'elle ne donne une dot immense. Que dis-je? toute religieuse doit ĂÂȘtre dotĂ©e, sans quoi elle est le rebut du couvent. Il n'y eut jamais d'abus plus intolĂ©rable. - Allez, allez, monsieur, je vous jure que mes filles ne seront jamais religieuses. Elles apprendront Ă filer, Ă coudre, Ă faire de la dentelle, Ă broder, Ă se rendre utiles. Je regarde les voeux comme un attentat contre la patrie et contre soi-mĂÂȘme. Expliquez-moi, je vous prie, comment il se peut faire qu'un de mes amis, pour contredire le genre humain, prĂ©tendre que les moines sont trĂšs utiles Ă la population d'un Etat, parce que leurs bĂÂątiments sont mieux entretenus que ceux des seigneurs, et leurs terres mieux cultivĂ©es? - Eh! quel est donc votre ami qui avance une proposition si Ă©trange? - C'est l'Ami des hommes, ou plutĂÂŽt celui des moines. - Il a voulu rire; il sait trop bien que dix familles qui ont chacune cinq mille livres de rente en terre sont cent fois, mille fois plus utiles qu'un couvent qui jouit d'un revenu de cinquante mille livres, et qui a toujours un trĂ©sor secret. Il vante les belles maisons bĂÂąties par les moines, et c'est prĂ©cisĂ©ment ce qui irrite les citoyens c'est le sujet des plaintes de l'Europe. Le voeu de pauvretĂ© condamne les palais, comme le voeu d'humilitĂ© contredit l'orgueil, et comme le voeu d'anĂ©antir sa race contredit la nature. - Je commence Ă croire qu'il faut beaucoup se dĂ©fier des livres. - Il faut en user avec eux comme avec les hommes choisir les plus raisonnables, les examiner, et ne se rendre jamais qu'Ă l'Ă©vidence." Des impĂÂŽts payĂ©s Ă l'Ă©tranger Il y a un mois que l'homme aux quarante Ă©cus vint me trouver en se tenant les cĂÂŽtĂ©s de rire, et il riait de si grand coeur que je me mis Ă rire aussi sans savoir de quoi il Ă©tait question tant l'homme est nĂ© imitateur! tant l'instinct nous maĂtrise! tant les grands mouvements de l'ĂÂąme sont contagieux! Ut ridentibus arrident, ita flentibus adflent Humani vultus. Quand il eut bien ri, il me dit qu'il venait de rencontrer un homme qui se disait protonotaire du Saint-SiĂšge, et que cet homme envoyait une grosse somme d'argent Ă trois cents lieues d'ici, Ă un Italien, au nom d'un Français Ă qui le roi avait donnĂ© un petit fief, et que ce Français ne pourrait jamais jouir des bienfaits du roi s'il ne donnait Ă cet Italien la premiĂšre annĂ©e de son revenu. "La chose est trĂšs vraie, lui dis-je; mais elle n'est pas si plaisante. Il en coĂ»te Ă la France environ quatre cent mille livres par an en menus droits de cette espĂšce; et, depuis environ deux siĂšcles et demi que cet usage dure, nous avons dĂ©jĂ portĂ© en Italie quatre-vingts millions. - Dieu paternel! s'Ă©cria-t-il, que de fois quarante Ă©cus! Cet Italien-lĂ nous subjugua donc, il y a deux siĂšcles et demi? Il nous imposa ce tribut? - Vraiment, rĂ©pondis-je, il nous en imposait autrefois d'une façon bien plus onĂ©reuse. Ce n'est lĂ qu'une bagatelle en comparaison de ce qu'il leva longtemps sur notre pauvre nation et sur les autres pauvres nations de l'Europe." Alors je lui racontai comment ces saintes usurpations s'Ă©taient Ă©tablies. Il sait un peu d'histoire; il a du bon sens il comprit aisĂ©ment que nous avions Ă©tĂ© des esclaves auxquels il restait encore un petit bout de chaĂne. Il parla longtemps avec Ă©nergie contre cet abus; mais avec quel respect pour la religion en gĂ©nĂ©ral! Comme il rĂ©vĂ©rait les Ă©vĂÂȘques! comme il leur souhaitait beaucoup de quarante Ă©cus, afin qu'ils les dĂ©pensassent dans leurs diocĂšses en bonnes oeuvres! Il voulait aussi que tous les curĂ©s de campagne eussent un nombre de quarante Ă©cus suffisant pour les faire vivre avec dĂ©cence. "Il est triste, disait-il, qu'un curĂ© soit obligĂ© de disputer trois gerbes de blĂ© Ă son ouaille, et qu'il ne soit pas largement payĂ© par la province. Il est honteux que ces messieurs soient toujours en procĂšs avec leurs seigneurs. Ces contestations Ă©ternelles pour des droits imaginaires, pour des dĂmes, dĂ©truisent la considĂ©ration qu'on leur doit. Le malheureux cultivateur, qui a dĂ©jĂ payĂ© aux prĂ©posĂ©s son dixiĂšme, et les deux sous pour livre, et la taille, et la capitation, et le rachat du logement des gens de guerre, aprĂšs qu'il a logĂ© des gens de guerre, etc., etc., etc.; cet infortunĂ©, dis-je, qui se voit encore enlever le dixiĂšme de sa rĂ©colte par son curĂ©, ne le regarde plus comme son pasteur, mais comme son Ă©corcheur, qui lui arrache le peu de peau qui lui reste. Il sent bien qu'en lui enlevant la dixiĂšme gerbe de droit divin, on a la cruautĂ© diabolique de ne pas lui tenir compte de ce qu'il lui en a coĂ»tĂ© pour faire croĂtre cette gerbe. Que lui reste-t-il, pour lui et pour sa famille? Les pleurs, la disette, le dĂ©couragement, le dĂ©sespoir; et il meurt de fatigue et de misĂšre. Si le curĂ© Ă©tait payĂ© par la province, il serait la consolation de ses paroissiens, au lieu d'ĂÂȘtre regardĂ© par eux comme leur ennemi." Ce digne homme s'attendrissait en prononçant ces paroles; il aimait sa patrie, et Ă©tait idolĂÂątre du bien public. Il s'Ă©criait quelquefois "Quelle nation que la française, si on voulait!" Nous allĂÂąmes voir son fils, Ă qui sa mĂšre, bien propre et bien lavĂ©e, donnait un gros tĂ©ton blanc. L'enfant Ă©tait fort joli. "HĂ©las! dit le pĂšre, te voilĂ donc, et tu n'as que vingt-trois ans de vie, et quarante Ă©cus Ă prĂ©tendre!" Des proportions Le produit des extrĂÂȘmes est Ă©gal au produit des moyens; mais deux sacs de blĂ© volĂ©s ne sont pas Ă ceux qui les ont pris comme la perte de leur vie l'est Ă l'intĂ©rĂÂȘt de la personne volĂ©e. Le prieur de D***, Ă qui deux de ses domestiques de campagne avaient dĂ©robĂ© deux setiers de blĂ©, vient de faire pendre les deux dĂ©linquants. Cette exĂ©cution lui a plus coĂ»tĂ© que toute sa rĂ©colte ne lui a valu, et, depuis ce temps, il ne trouve plus de valets. Si les lois avaient ordonnĂ© que ceux qui voleraient le blĂ© de leur maĂtre laboureraient son champ toute leur vie, les fers aux pieds et une sonnette au cou, attachĂ©e Ă un carcan, ce prieur aurait beaucoup gagnĂ©. Il faut effrayer le crime oui, sans doute; mais le travail forcĂ© et la honte durable l'intimident plus que la potence. Il y a quelques mois qu'Ă Londres un malfaiteur fut condamnĂ© Ă ĂÂȘtre transportĂ© en AmĂ©rique pour y travailler aux sucreries avec les nĂšgres. Tous les criminels en Angleterre, comme en bien d'autres pays, sont reçus Ă prĂ©senter requĂÂȘte au roi, soit pour obtenir grĂÂące entiĂšre, soit pour diminution de peine. Celui-ci prĂ©senta requĂÂȘte pour ĂÂȘtre pendu il allĂ©guait qu'il haĂÂŻssait mortellement le travail, et qu'il aimait mieux ĂÂȘtre Ă©tranglĂ© une minute que de faire du sucre toute sa vie. D'autres peuvent penser autrement, chacun a son goĂ»t; mais on a dĂ©jĂ dit, et il faut rĂ©pĂ©ter, qu'un pendu n'est bon Ă rien, et que les supplices doivent ĂÂȘtre utiles. Il y a quelques annĂ©es que l'on condamna dans la Tartarie deux jeunes gens Ă ĂÂȘtre empalĂ©s, pour avoir regardĂ©, leur bonnet sur la tĂÂȘte, passer une procession de lamas. L'empereur de la Chine, qui est un homme de beaucoup d'esprit, dit qu'il les aurait condamnĂ©s Ă marcher nu-tĂÂȘte Ă la procession pendant trois mois. Proportionnez les peines aux dĂ©lits, a dit le marquis Beccaria; ceux qui ont fait les lois n'Ă©taient pas gĂ©omĂštres. Si l'abbĂ© Guyon, ou Coger, ou l'ex-jĂ©suite Nonotte, ou l'ex-jĂ©suite Patouillet, ou le prĂ©dicant La Beaumelle, font de misĂ©rables libelles oĂÂč il n'y a ni vĂ©ritĂ©, ni raison, ni esprit, irez-vous les faire pendre, comme le prieur de D*** a fait pendre ses deux domestiques; et cela, sous prĂ©texte que les calomniateurs sont plus coupables que les voleurs? Condamnerez-vous FrĂ©ron mĂÂȘme aux galĂšres, pour avoir insultĂ© le bon goĂ»t, et pour avoir menti toute sa vie dans l'espĂ©rance de payer son cabaretier? Ferez-vous mettre au pilori le sieur Larcher, parce qu'il a Ă©tĂ© trĂšs pesant, parce qu'il a entassĂ© erreur sur erreur, parce qu'il n'a jamais su distinguer aucun degrĂ© de probabilitĂ©, parce qu'il veut que, dans une antique et immense citĂ© renommĂ©e par sa police et par la jalousie des maris, dans Babylone enfin, oĂÂč les femmes Ă©taient gardĂ©es par des eunuques, toutes les princesses allassent par dĂ©votion donner publiquement leurs faveurs dans la cathĂ©drale aux Ă©trangers pour de l'argent? Contentons-nous de l'envoyer sur les lieux courir les bonnes fortunes; soyons modĂ©rĂ©s en tout; mettons de la proportion entre les dĂ©lits et les peines. Pardonnons Ă ce pauvre Jean-Jacques, lorsqu'il n'Ă©crit que pour se contredire, lorsqu'aprĂšs avoir donnĂ© une comĂ©die sifflĂ©e sur le thĂ©ĂÂątre de Paris, et qu'il injurie ceux qui en font jouer Ă cent lieues de lĂ ; lorsqu'il cherche des protecteurs, et qu'il les outrage; lorsqu'il dĂ©clame contre les romans, et qu'il fait des romans dont le hĂ©ros est un sot prĂ©cepteur qui reçoit l'aumĂÂŽne d'une Suissesse Ă laquelle il a fait un enfant, et qui va dĂ©penser son argent dans un bordel de Paris; laissons-le croire qu'il a surpassĂ© FĂ©nelon et XĂ©nophon, en Ă©levant un jeune homme de qualitĂ© dans le mĂ©tier de menuisier ces extravagantes platitudes ne mĂ©ritent pas un dĂ©cret de prise de corps; les petites maisons suffisent avec de bons bouillons, de la saignĂ©e, et du rĂ©gime. Je hais les lois de Dracon, qui punissaient Ă©galement les crimes et les fautes, la mĂ©chancetĂ© et la folie. Ne traitons point le jĂ©suite Nonotte, qui n'est coupable que d'avoir Ă©crit des bĂÂȘtises et des injures, comme on a traitĂ© les jĂ©suites Malagrida, Oldcorn, Garnet, Guignard, Gueret, et comme on devait traiter le jĂ©suite Le Tellier, qui trompa son roi, et qui troubla la France. Distinguons principalement dans tout procĂšs, dans toute contention, dans toute querelle, l'agresseur de l'outragĂ©, l'oppresseur de l'opprimĂ©. La guerre offensive est d'un tyran; celui qui se dĂ©fend est un homme juste. Comme j'Ă©tais plongĂ© dans ces rĂ©flexions, l'homme aux quarante Ă©cus me vint voir tout en larmes. Je lui demandai avec Ă©motion si son fils, qui devait vivre vingt-trois ans, Ă©tait mort. "Non, dit-il, le petit se porte bien, et ma femme aussi; mais j'ai Ă©tĂ© appelĂ© en tĂ©moignage contre un meunier Ă qui on a fait subir la question ordinaire et extraordinaire, et qui s'est trouvĂ© innocent; je l'ai vu s'Ă©vanouir dans les tortures redoublĂ©es; j'ai entendu craquer ses os; j'entends encore ses cris et ses hurlements, ils me poursuivent; je pleure de pitiĂ©, et je tremble d'horreur." Je me mis Ă pleurer et Ă frĂ©mir aussi, car je suis extrĂÂȘmement sensible. Ma mĂ©moire alors me reprĂ©senta l'aventure Ă©pouvantable des Calas une mĂšre vertueuse dans les fers, ses filles Ă©plorĂ©es et fugitives, sa maison au pillage; un pĂšre de famille respectable brisĂ© par la torture, agonisant sur la roue, et expirant dans les flammes; un fils chargĂ© de chaĂnes, traĂnĂ© devant les juges, dont un lui dit "Nous venons de rouer votre pĂšre, nous allons vous rouer aussi." Je me souvins de la famille des Sirven, qu'un de mes amis rencontra dans des montagnes couvertes de glaces, lorsqu'elle fuyait la persĂ©cution d'un juge aussi inique qu'ignorant. "Ce juge, me dit-il, a condamnĂ© toute cette famille innocente au supplice, en supposant, sans la moindre apparence de preuve, que le pĂšre et la mĂšre, aidĂ©s de deux de leurs filles, avaient Ă©gorgĂ© et noyĂ© la troisiĂšme, de peur qu'elle n'allĂÂąt Ă la messe." Je voyais Ă la fois, dans des jugements de cette espĂšce, l'excĂšs de la bĂÂȘtise, de l'injustice et de la barbarie. Nous plaignions la nature humaine, l'homme aux quarante Ă©cus et moi. J'avais dans ma poche le discours d'un avocat gĂ©nĂ©ral de DauphinĂ©, qui roulait en partie sur ces matiĂšres intĂ©ressantes; je lui en lus les endroits suivants "Certes, ce furent des hommes vĂ©ritablement grands qui osĂšrent les premiers se charger de gouverner leurs semblables, et s'imposer le fardeau de la fĂ©licitĂ© publique; qui, pour le bien qu'ils voulaient faire aux hommes, s'exposĂšrent Ă leur ingratitude, et, pour le repos d'un peuple, renoncĂšrent au leur; qui se mirent, pour ainsi dire, entre les hommes et la Providence, pour leur composer, par artifice, un bonheur qu'elle semblait leur avoir refusĂ©. ... Quel magistrat, un peu sensible Ă ses devoirs, Ă la seule humanitĂ©, pourrait soutenir ces idĂ©es? Dans la solitude d'un cabinet pourra-t-il, sans frĂ©mir d'horreur et de pitiĂ©, jeter les yeux sur ces papiers, monuments infortunĂ©s du crime ou de l'innocence? Ne lui semble-t-il pas entendre des voix gĂ©missantes sortir de ces fatales Ă©critures, et le presser de dĂ©cider du sort d'un citoyen, d'un Ă©poux, d'un pĂšre, d'une famille? Quel juge impitoyable s'il est chargĂ© d'un seul procĂšs criminel pourra passer de sang-froid devant une prison? C'est donc moi, dira-t-il, qui retiens dans ce dĂ©testable sĂ©jour mon semblable, peut-ĂÂȘtre mon Ă©gal, mon concitoyen, un homme enfin! c'est moi qui le lie tous les jours, qui ferme sur lui ces odieuses portes! Peut-ĂÂȘtre le dĂ©sespoir s'est emparĂ© de son ĂÂąme; il pousse vers le ciel mon nom avec des malĂ©dictions, et sans doute il atteste contre moi le grand Juge qui nous observe et doit nous juger tous les deux. ... Ici un spectacle effrayant se prĂ©sente tout Ă coup Ă mes yeux; le juge se lasse d'interroger par la parole; il veut interroger par les supplices impatient dans ses recherches, et peut-ĂÂȘtre irritĂ© de leur inutilitĂ©, on apporte des torches, des chaĂnes, des leviers, et tous ces instruments inventĂ©s pour la douleur. Un bourreau vient se mĂÂȘler aux fonctions de la magistrature, et terminer par la violence un interrogatoire commencĂ© par la libertĂ©. Douce philosophie! toi qui ne cherches la vĂ©ritĂ© qu'avec l'attention et la patience, t'attendais-tu que, dans ton siĂšcle, on employĂÂąt de tels instruments pour la dĂ©couvrir? Est-il bien vrai que nos lois approuvent cette mĂ©thode inconcevable, et que l'usage la consacre? ... Leurs lois imitent leurs prĂ©jugĂ©s; les punitions publiques sont aussi cruelles que les vengeances particuliĂšres, et les actes de leur raison ne sont guĂšre moins impitoyables que ceux de leurs passions. Quelle est donc la cause de cette bizarre opposition? C'est que nos prĂ©jugĂ©s sont anciens, et que notre morale est nouvelle; c'est que nous sommes aussi pĂ©nĂ©trĂ©s de nos sentiments qu'inattentifs Ă nos idĂ©es; c'est que l'aviditĂ© des plaisirs nous empĂÂȘche de rĂ©flĂ©chir sur nos besoins, et que nous sommes plus empressĂ©s de vivre que de nous diriger; c'est, en un mot, que nos moeurs sont douces, et qu'elles ne sont pas bonnes; c'est que nous sommes polis, et nous ne sommes seulement pas humains." Ces fragments que l'Ă©loquence avait dictĂ©s Ă l'humanitĂ© remplirent le coeur de mon ami d'une douce consolation. Il admirait avec tendresse. "Quoi! disait-il dans son transport, on fait des chefs-d'oeuvre en province! on m'avait dit qu'il n'y a que Paris dans le monde. - Il n'y a que Paris, lui dis-je, oĂÂč l'on fasse des opĂ©ras-comiques; mais il y a aujourd'hui dans les provinces beaucoup de magistrats qui pensent avec la mĂÂȘme vertu, et qui s'expriment avec la mĂÂȘme force. Autrefois les oracles de la justice, ainsi que ceux de la morale, n'Ă©taient que ridicules. Le docteur Balouard dĂ©clamait au barreau, et Arlequin dans la chaire. La philosophie est enfin venue, elle a dit "Ne parlez en public que pour dire des vĂ©ritĂ©s neuves et utiles, avec l'Ă©loquence du sentiment et de la raison. - Mais si nous n'avons rien de neuf Ă dire? se sont Ă©criĂ©s les parleurs. - Taisez-vous alors, a rĂ©pondu la philosophie; tous ces vains discours d'appareil, qui ne contiennent que des phrases, sont comme le feu de la Saint-Jean, allumĂ© le jour de l'annĂ©e oĂÂč l'on a le moins besoin de se chauffer il ne cause aucun plaisir, et il n'en reste pas mĂÂȘme la cendre. Que toute la France lise les bons livres. Mais, malgrĂ© les progrĂšs de l'esprit humain, on lit trĂšs peu; et, parmi ceux qui veulent quelquefois s'instruire, la plupart lisent trĂšs mal. Mes voisins et mes voisines jouent, aprĂšs dĂner, un jeu anglais, que j'ai beaucoup de peine Ă prononcer, car on l'appelle wisk. Plusieurs bons bourgeois, plusieurs grosses tĂÂȘtes, qui se croient de bonnes tĂÂȘtes, vous disent avec un air d'importance que les livres ne sont bons Ă rien. Mais, messieurs les Welches, savez-vous que vous n'ĂÂȘtes gouvernĂ©s que par des livres? Savez-vous que l'ordonnance civile, le code militaire et l'Evangile sont des livres dont vous dĂ©pendez continuellement? Lisez, Ă©clairez-vous; ce n'est que par la lecture qu'on fortifie son ĂÂąme; la conversation la dissipe, le jeu la resserre. - J'ai bien peu d'argent, me rĂ©pondit l'homme aux quarante Ă©cus; mais, si jamais je fais une petite fortune, j'achĂšterai des livres chez Marc-Michel Rey." De la vĂ©role L'homme aux quarante Ă©cus demeurait dans un petit canton oĂÂč l'on n'avait jamais mis de soldats en garnison depuis cent cinquante annĂ©es. Les moeurs, dans ce coin de terre inconnu, Ă©taient pures comme l'air qui l'environne. On ne savait pas qu'ailleurs l'amour pĂ»t ĂÂȘtre infectĂ© d'un poison destructeur, que les gĂ©nĂ©rations fussent attaquĂ©es dans leur germe, et que la nature, se contredisant elle-mĂÂȘme, pĂ»t rendre la tendresse horrible et le plaisir affreux; on se livrait Ă l'amour avec la sĂ©curitĂ© de l'innocence. Des troupes vinrent, et tout changea. Deux lieutenants, l'aumĂÂŽnier du rĂ©giment, un caporal, et un soldat de recrue qui sortait du sĂ©minaire, suffirent pour empoisonner douze villages en moins de trois mois. Deux cousines de l'homme aux quarante Ă©cus se virent couvertes de pustules calleuses; leurs beaux cheveux tombĂšrent; leur voix devint rauque; les paupiĂšres de leurs yeux, fixes et Ă©teints, se chargĂšrent d'une couleur livide, et ne se fermĂšrent plus pour laisser entrer le repos dans des membres disloquĂ©s, qu'une carie secrĂšte commençait Ă ronger comme ceux de l'Arabe Job, quoique Job n'eĂ»t jamais eu cette maladie. Le chirurgien-major du rĂ©giment, homme d'une grande expĂ©rience, fut obligĂ© de demander des aides Ă la cour pour guĂ©rir toutes les filles du pays. Le ministre de la guerre, toujours portĂ© d'inclination Ă soulager le beau sexe, envoya une recrue de fraters, qui gĂÂątĂšrent d'une main ce qu'ils rĂ©tablirent de l'autre. L'homme aux quarante Ă©cus lisait alors l'histoire philosophique de Candide, traduite de l'allemand du docteur Ralph, qui prouve Ă©videmment que tout est bien, et qu'il Ă©tait absolument impossible, dans le meilleur des mondes possibles, que la vĂ©role, la peste, la pierre, la gravelle, les Ă©crouelles, la chambre de Valence, et l'Inquisition, n'entrassent dans la composition de l'univers, de cet univers uniquement fait pour l'homme, roi des animaux et image de Dieu, auquel on voit bien qu'il ressemble comme deux gouttes d'eau. Il lisait, dans l'histoire vĂ©ritable de Candide, que le fameux docteur Pangloss avait perdu dans le traitement un oeil et une oreille. "HĂ©las! dit-il, mes deux cousines, mes deux pauvres cousines, seront-elles borgnes ou borgnesses et essorillĂ©es? - Non, lui dit le major consolateur; les Allemands ont la main lourde; mais, nous autres, nous guĂ©rissons les filles promptement, sĂ»rement et agrĂ©ablement." En effet les deux jolies cousines en furent quittes pour avoir la tĂÂȘte enflĂ©e comme un ballon pendant six semaines, pour perdre la moitiĂ© de leurs dents en tirant la langue d'un demi-pied, et pour mourir de la poitrine au bout de six mois. Pendant l'opĂ©ration, le cousin et le chirurgien-major raisonnĂšrent ainsi. L'homme aux quarante Ă©cus Est-il possible, monsieur, que la nature ait attachĂ© de si Ă©pouvantables tourments Ă un plaisir si nĂ©cessaire, tant de honte Ă tant de gloire, et qu'il y ait plus de risque Ă faire un enfant qu'Ă tuer un homme? Serait-il vrai au moins, pour notre consolation, que ce flĂ©au diminue un peu sur la terre, et qu'il devienne moins dangereux de jour en jour? Le chirurgien-major Au contraire, il se rĂ©pand de plus en plus dans toute l'Europe ChrĂ©tienne; il s'est Ă©tendu jusqu'en SibĂ©rie; j'en ai vu mourir plus de cinquante personnes, et surtout un grand gĂ©nĂ©ral d'armĂ©e et un ministre d'Etat fort sage. Peu de poitrines faibles rĂ©sistent Ă la maladie et au remĂšde. Les deux soeurs, la petite et la grosse, se sont liguĂ©es encore plus que les moines pour dĂ©truire le genre humain. L'homme aux quarante Ă©cus Nouvelle raison pour abolir les moines, afin que, remis au rang des hommes, ils rĂ©parent un peu le mal que font les deux soeurs. Dites-moi, je vous prie, si les bĂÂȘtes ont la vĂ©role. Le chirurgien Ni la petite, ni la grosse, ni les moines, ne sont connus chez elles. L'homme aux quarante Ă©cus Il faut donc avouer qu'elles sont plus heureuses et plus prudentes que nous dans ce meilleur des mondes. Le chirurgien Je n'en ai jamais doutĂ©; elles Ă©prouvent bien moins de maladies que nous leur instinct est bien plus sĂ»r que notre raison; jamais ni le passĂ© ni l'avenir ne les tourmentent. L'homme aux quarante Ă©cus Vous avez Ă©tĂ© chirurgien d'un ambassadeur de France en Turquie y a-t-il beaucoup de vĂ©role Ă Constantinople? Le chirurgien Les Francs l'ont apportĂ©e dans le faubourg de PĂ©ra, oĂÂč ils demeurent. J'y ai connu un capucin qui en Ă©tait mangĂ© comme Pangloss; mais elle n'est point parvenue dans la ville les Francs n'y couchent presque jamais. Il n'y a presque point de filles publiques dans cette ville immense. Chaque homme riche a des femmes esclaves de Circassie, toujours gardĂ©es, toujours surveillĂ©es, dont la beautĂ© ne peut ĂÂȘtre dangereuse. Les Turcs appellent la vĂ©role le mal chrĂ©tien, et cela redouble le profond mĂ©pris qu'ils ont pour notre thĂ©ologie; mais, en rĂ©compense, ils ont la peste, maladie d'Egypte, dont ils font peu de cas, et qu'ils ne se donnent jamais la peine de prĂ©venir. L'homme aux quarante Ă©cus En quel temps croyez-vous que ce flĂ©au commença dans l'Europe? Le chirurgien Au retour du premier voyage de Christophe Colomb chez des peuples innocents qui ne connaissaient ni l'avarice ni la guerre, vers l'an 1494. Ces nations, simples et justes, Ă©taient attaquĂ©es de ce mal de temps immĂ©morial, comme la lĂšpre rĂ©gnait chez les Arabes et chez les Juifs, et la peste chez les Egyptiens. Le premier fruit que les Espagnols recueillirent de cette conquĂÂȘte du nouveau monde fut la vĂ©role; elle se rĂ©pandit plus promptement que l'argent du Mexique, qui ne circula que longtemps aprĂšs en Europe. La raison en est que, dans toutes les villes, il y avait alors de belles maisons publiques appelĂ©es bordels, Ă©tablies par l'autoritĂ© des souverains pour conserver l'honneur des dames. Les Espagnols portĂšrent le venin dans ces maisons privilĂ©giĂ©es dont les princes et les Ă©vĂÂȘques tiraient les filles qui leur Ă©taient nĂ©cessaires. On a remarquĂ© qu'Ă Constance il y avait eu sept cent dix-huit filles pour le service du concile qui fit brĂ»ler si dĂ©votement Jean Hus et JĂ©rĂÂŽme de Prague. On peut juger par ce seul trait avec quelle rapiditĂ© le mal parcourut tous les pays. Le premier seigneur qui en mourut fut l'illustrissime et rĂ©vĂ©rendissime Ă©vĂÂȘque et vice-roi de Hongrie, en 1499, que Bartholomeo Montanagua, grand mĂ©decin de Padoue, ne put guĂ©rir. Gualtieri assure que l'archevĂÂȘque de Mayence Berthold de Henneberg, "attaquĂ© de la grosse vĂ©role, rendit son ĂÂąme Ă Dieu en 1504". On sait que notre roi François Ier en mourut. Henri III la prit Ă Venise; mais le jacobin Jacques ClĂ©ment prĂ©vint l'effet de la maladie. Le parlement de Paris, toujours zĂ©lĂ© pour le bien public, fut le premier qui donna un arrĂÂȘt contre la vĂ©role; en 1497. Il dĂ©fendit Ă tous les vĂ©rolĂ©s de rester dans Paris sous peine de la hart; mais, comme il n'Ă©tait pas facile de prouver juridiquement aux bourgeois et bourgeoises qu'ils Ă©taient en dĂ©lit, cet arrĂÂȘt n'eut pas plus d'effet que ceux qui furent rendus depuis contre l'Ă©mĂ©tique; et, malgrĂ© le parlement, le nombre des coupables augmenta toujours. Il est certain que, si on les avait exorcisĂ©s, au lieu de les faire pendre, il n'y en aurait plus aujourd'hui sur la terre; mais c'est Ă quoi malheureusement on ne pensa jamais. L'homme aux quarante Ă©cus Est-il bien vrai ce que j'ai lu dans Candide, que, parmi nous, quand deux armĂ©es de trente mille hommes chacune marchent ensemble en front de bandiĂšre, on peut parier qu'il y a vingt mille vĂ©rolĂ©s de chaque cĂÂŽtĂ©? Le chirurgien Il n'est que trop vrai. Il en est de mĂÂȘme dans les licences de Sorbonne. Que voulez-vous que fassent de jeunes bacheliers Ă qui la nature parle plus haut et plus ferme que la thĂ©ologie? Je puis vous jurer que, proportion gardĂ©e, mes confrĂšres et moi nous avons traitĂ© plus de jeunes prĂÂȘtres que de jeunes officiers. L'homme aux quarante Ă©cus N'y aurait-il point quelque maniĂšre d'extirper cette contagion qui dĂ©sole l'Europe? On a dĂ©jĂ tĂÂąchĂ© d'affaiblir le poison d'une vĂ©role, ne pourra-t-on rien tenter sur l'autre? Le chirurgien Il n'y aurait qu'un seul moyen, c'est que tous les princes de l'Europe se liguassent ensemble, comme dans les temps de Godefroy de Bouillon. Certainement une croisade contre la vĂ©role serait beaucoup plus raisonnable que ne l'ont Ă©tĂ© celles qu'on entreprit autrefois si malheureusement contre Saladin, Melecsala, et les Albigeois. Il vaudrait bien mieux s'entendre pour repousser l'ennemi commun du genre humain que d'ĂÂȘtre continuellement occupĂ© Ă guetter le moment favorable de dĂ©vaster la terre et de couvrir les champs de morts, pour arracher Ă son voisin deux ou trois villes et quelques villages. Je parle contre mes intĂ©rĂÂȘts car la guerre et la vĂ©role font ma fortune; mais il faut ĂÂȘtre homme avant d'ĂÂȘtre chirurgien-major. C'est ainsi que l'homme aux quarante Ă©cus se formait, comme on dit, l'esprit et le coeur. Non seulement il hĂ©rita de ses deux cousines, qui moururent en six mois; mais il eut encore la succession d'un parent fort Ă©loignĂ©, qui avait Ă©tĂ© sous-fermier des hĂÂŽpitaux des armĂ©es, et qui s'Ă©tait fort engraissĂ© en mettant les soldats blessĂ©s Ă la diĂšte. Cet homme n'avait jamais voulu se marier; il avait un assez joli sĂ©rail. Il ne reconnut aucun de ses parents, vĂ©cut dans la crapule, et mourut Ă Paris d'indigestion. C'Ă©tait un homme, comme on voit, fort utile Ă l'Etat. Notre nouveau philosophe fut obligĂ© d'aller Ă Paris pour recueillir l'hĂ©ritage de son parent. D'abord les fermiers du domaine le lui disputĂšrent. Il eut le bonheur de gagner son procĂšs, et la gĂ©nĂ©rositĂ© de donner aux pauvres de son canton, qui n'avaient pas leur contingent de quarante Ă©cus de rente, une partie des dĂ©pouilles du richard. AprĂšs quoi il se mit Ă satisfaire sa grande passion d'avoir une bibliothĂšque. Il lisait tous les matins, faisait des extraits, et le soir il consultait les savants pour savoir en quelle langue le serpent avait parlĂ© Ă notre bonne mĂšre; si l'ĂÂąme est dans le corps calleux ou dans la glande pinĂ©ale; si saint Pierre avait demeurĂ© vingt-cinq ans Ă Rome; quelle diffĂ©rence spĂ©cifique est entre un trĂÂŽne et une domination, et pourquoi les nĂšgres ont le nez Ă©patĂ©. D'ailleurs il se proposa de ne jamais gouverner l'Etat, et de ne faire aucune brochure contre les piĂšces nouvelles. On l'appelait monsieur AndrĂ©; c'Ă©tait son nom de baptĂÂȘme. Ceux qui l'ont connu rendent justice Ă sa modestie et Ă ses qualitĂ©s, tant acquises que naturelles. Il a bĂÂąti une maison commode dans son ancien domaine de quatre arpents. Son fils sera bientĂÂŽt en ĂÂąge d'aller au collĂšge; mais il veut qu'il aille au collĂšge d'Harcourt, et non Ă celui de Mazarin, Ă cause du professeur Coger, qui fait des libelles, et parce qu'il ne faut pas qu'un professeur de collĂšge fasse des libelles. Madame AndrĂ© lui a donnĂ© une fille fort jolie, qu'il espĂšre marier Ă un conseiller de la cour des aides, pourvu que ce magistrat n'ait pas la maladie que le chirurgien-major veut extirper dans l'Europe chrĂ©tienne. Grande querelle Pendant le sĂ©jour de monsieur AndrĂ© Ă Paris, il y eut une querelle importante. Il s'agissait de savoir si Marc-Antonin Ă©tait un honnĂÂȘte homme, et s'il Ă©tait en enfer ou en purgatoire, ou dans les limbes, en attendant qu'il ressuscitĂÂąt. Tous les honnĂÂȘtes gens prirent le parti de Marc-Antonin. Ils disaient "Antonin a toujours Ă©tĂ© juste, sobre, chaste, bienfaisant. Il est vrai qu'il n'a pas en paradis une place aussi belle que saint Antoine; car il faut des proportions, comme nous l'avons vu. Mais certainement l'ĂÂąme de l'empereur Antonin n'est point Ă la broche dans l'enfer. Si elle est en purgatoire, il faut l'en tirer; il n'y a qu'Ă dire des messes pour lui. Les jĂ©suites n'ont plus rien Ă faire; qu'ils disent trois mille messes pour le repos de l'ĂÂąme de Marc-Antonin; ils y gagneront, Ă quinze sous la piĂšce, deux mille deux cent cinquante livres. D'ailleurs, on doit du respect Ă une tĂÂȘte couronnĂ©e; il ne faut pas la damner lĂ©gĂšrement." Les adversaires de ces bonnes gens prĂ©tendaient au contraire qu'il ne fallait accorder aucune composition Ă Marc-Antonin; qu'il Ă©tait un hĂ©rĂ©tique; que les carpocratiens et les aloges n'Ă©taient pas si mĂ©chants que lui; qu'il Ă©tait mort sans confession; qu'il fallait faire un exemple; qu'il Ă©tait bon de le damner pour apprendre Ă vivre aux empereurs de la Chine et du Japon, Ă ceux de Perse, de Turquie et de Maroc, aux rois d'Angleterre, de SuĂšde, de Danemark, de Prusse, au stathouder de Hollande, et aux avoyers du canton de Berne, qui n'allaient pas plus Ă confesse que l'empereur Marc-Antonin; et qu'enfin c'est un plaisir indicible de donner des dĂ©crets contre des souverains morts, quand on ne peut en lancer contre eux de leur vivant, de peur de perdre ses oreilles. La querelle devint aussi sĂ©rieuse que le fut autrefois celle des Ursulines et des Annonciades, qui disputĂšrent Ă qui porterait plus longtemps des oeufs Ă la coque entre les fesses sans les casser. On craignit un schisme, comme du temps des cent et un contes de ma mĂšre l'oie, et de certains billets payables au porteur dans l'autre monde. C'est une chose bien Ă©pouvantable qu'un schisme cela signifie division dans les opinions, et, jusqu'Ă ce moment fatal, tous les hommes avaient pensĂ© de mĂÂȘme. Monsieur AndrĂ©, qui est un excellent citoyen, pria les chefs des deux partis Ă souper. C'est un des bons convives que nous ayons; son humeur est douce et vive, sa gaietĂ© n'est point bruyante; il est facile et ouvert; il n'a point cette sorte d'esprit qui semble vouloir Ă©touffer celui des autres; l'autoritĂ© qu'il se concilie n'est due qu'Ă ses grĂÂąces, Ă sa modĂ©ration, et Ă une physionomie ronde qui est tout Ă fait persuasive. Il aurait fait souper gaiement ensemble un Corse et un GĂ©nois, un reprĂ©sentant de GenĂšve et un nĂ©gatif, le muphti et un archevĂÂȘque. Il fit tomber habilement les premiers coups que les disputants se portaient, en dĂ©tournant la conversation, et en faisant un conte trĂšs agrĂ©able qui rĂ©jouit Ă©galement les damnants et les damnĂ©s. Enfin, quand ils furent un peu en pointe de vin, il leur fit signer que l'ĂÂąme de l'empereur Marc-Antonin resterait in statu quo, c'est-Ă -dire je ne sais oĂÂč, en attendant un jugement dĂ©finitif. Les ĂÂąmes des docteurs s'en retournĂšrent dans leurs limbes paisiblement aprĂšs le souper tout fut tranquille. Cet accommodement fit un trĂšs grand honneur Ă l'homme aux quarante Ă©cus; et toutes les fois qu'il s'Ă©levait une dispute bien acariĂÂątre, bien virulente entre des gens lettrĂ©s ou non lettrĂ©s, on disait aux deux partis "Messieurs, allez souper chez monsieur AndrĂ©." Je connais deux factions acharnĂ©es qui, faute d'avoir Ă©tĂ© souper chez monsieur AndrĂ©, se sont attirĂ© de grands malheurs. ScĂ©lĂ©rat chassĂ© La rĂ©putation qu'avait acquise monsieur AndrĂ© d'apaiser les querelles en donnant de bons soupers lui attira, la semaine passĂ©e, une singuliĂšre visite. Un homme noir, assez mal mis, le dos voĂ»tĂ©, la tĂÂȘte penchĂ©e sur une Ă©paule, l'oeil hagard, les mains fort sales, vint le conjurer de lui donner Ă souper avec ses ennemis. "Quels sont vos ennemis, lui dit monsieur AndrĂ©, et qui ĂÂȘtes-vous? - HĂ©las! dit-il, j'avoue, monsieur, qu'on me prend pour un de ces maroufles qui font des libelles pour gagner du pain, et qui crient Dieu, Dieu, Dieu, religion, religion, pour attraper quelque petit bĂ©nĂ©fice. On m'accuse d'avoir calomniĂ© les citoyens les plus vĂ©ritablement religieux, les plus sincĂšres adorateurs de la DivinitĂ©, les plus honnĂÂȘtes gens du royaume. Il est vrai, monsieur, que, dans la chaleur de la composition, il Ă©chappe souvent aux gens de mon mĂ©tier de petites inadvertances qu'on prend pour des erreurs grossiĂšres, des Ă©carts que l'on qualifie de mensonges impudents. Notre zĂšle est regardĂ© comme un mĂ©lange affreux de friponnerie et de fanatisme. On assure que, tandis que nous surprenons la bonne foi de quelques vieilles imbĂ©ciles, nous sommes le mĂ©pris et l'exĂ©cration de tous les honnĂÂȘtes gens qui savent lire. "Mes ennemis sont les principaux membres des plus illustres acadĂ©mies de l'Europe, des Ă©crivains honorĂ©s, des citoyens bienfaisants. Je viens de mettre en lumiĂšre un ouvrage que j'ai intitulĂ© Antiphilosophique. Je n'avais que de bonnes intentions mais personne n' a voulu acheter mon livre. Ceux Ă qui je l'ai prĂ©sentĂ© l'ont jetĂ© dans le feu, en me disant qu'il n'Ă©tait pas seulement anti-raisonnable, mais anti-chrĂ©tien et trĂšs anti-honnĂÂȘte. - Eh bien! lui dit monsieur AndrĂ©, imitez ceux Ă qui vous avez prĂ©sentĂ© votre libelle; jetez-le dans le feu, et qu'il n'en soit plus parlĂ©. Je loue fort votre repentir; mais il n'est pas possible que je vous fasse souper avec des gens d'esprit qui ne peuvent ĂÂȘtre vos ennemis, attendu qu'ils ne vous liront jamais. - Ne pourriez-vous pas du moins, monsieur, dit le cafard, me rĂ©concilier avec les parents de feu monsieur de Montesquieu, dont j'ai outragĂ© la mĂ©moire pour glorifier le rĂ©vĂ©rend pĂšre Routh, qui vint assiĂ©ger ses derniers moments, et qui fut chassĂ© de sa chambre? - Morbleu! lui dit monsieur AndrĂ©, il y a longtemps que le rĂ©vĂ©rend pĂšre Routh est mort; allez-vous-en souper avec lui." C'est un rude homme que monsieur AndrĂ©, quand il a affaire Ă cette espĂšce mĂ©chante et sotte. Il sentit que le cafard ne voulait souper chez lui avec des gens de mĂ©rite que pour engager une dispute, pour les aller ensuite calomnier, pour Ă©crire contre eux, pour imprimer de nouveaux mensonges. Il le chassa de sa maison comme on avait chassĂ© Routh de l'appartement du prĂ©sident de Montesquieu. On ne peut guĂšre tromper monsieur AndrĂ©. Plus il Ă©tait simple et naĂÂŻf quand il Ă©tait l'homme aux quarante Ă©cus, plus il est devenu avisĂ© quand il a connu les hommes. Le bon sens de monsieur AndrĂ© Comme le bon sens de monsieur AndrĂ© s'est fortifiĂ© depuis qu'il a une bibliothĂšque! Il vit avec les livres comme avec les hommes; il choisit; et il n'est jamais la dupe des noms. Quel plaisir de s'instruire et d'agrandir son ĂÂąme pour un Ă©cu, sans sortir de chez soi! Il se fĂ©licite d'ĂÂȘtre nĂ© dans un temps oĂÂč la raison humaine commence Ă se perfectionner. "Que je serais malheureux, dit-il, si l'ĂÂąge oĂÂč je vis Ă©tait celui du jĂ©suite Garasse, du jĂ©suite Guignard, ou du docteur Boucher, du docteur Aubry, du docteur Guincestre, ou du temps que l'on condamnait aux galĂšres ceux qui Ă©crivaient contre les catĂ©gories d'Aristote." La misĂšre avait affaibli les ressorts de l'ĂÂąme de monsieur AndrĂ©, le bien-ĂÂȘtre leur a rendu leur Ă©lasticitĂ©. Il y a mille AndrĂ©s dans le monde auxquels il n'a manquĂ© qu'un tour de roue de la fortune pour en faire des hommes d'un vrai mĂ©rite. Il est aujourd'hui au fait de toutes les affaires de l'Europe, et surtout des progrĂšs de l'esprit humain. "Il me semble, me disait-il mardi dernier, que la Raison voyage Ă petites journĂ©es, du nord au midi, avec ses deux intimes amies, l'ExpĂ©rience et la TolĂ©rance. L'Agriculture et le Commerce l'accompagnent. Elle s'est prĂ©sentĂ©e en Italie; mais la CongrĂ©gation de l'Indice l'a repoussĂ©e. Tout ce qu'elle a pu faire a Ă©tĂ© d'envoyer secrĂštement quelques-uns de ses facteurs, qui ne laissent pas de faire du bien. Encore quelques annĂ©es, et le pays des Scipions ne sera plus celui des Arlequins enfroquĂ©s. Elle a de temps en temps de cruels ennemis en France; mais elle y a tant d'amis qu'il faudra bien Ă la fin qu'elle y soit premier ministre. Quand elle s'est prĂ©sentĂ©e en BaviĂšre et en Autriche, elle a trouvĂ© deux ou trois grosses tĂÂȘtes Ă perruque qui l'ont regardĂ©e avec des yeux stupides et Ă©tonnĂ©s. Ils lui ont dit "Madame, nous n'avons jamais entendu parler de vous; nous ne vous connaissons pas. - Messieurs, leur a-t-elle rĂ©pondu, avec le temps vous me connaĂtrez et vous m'aimerez. Je suis trĂšs bien reçue Ă Berlin, Ă Moscou, Ă Copenhague, Ă Stockholm. Il y a longtemps que, par le crĂ©dit de Locke, de Gordon, de Trenchard, de milord Shaftesbury, et de tant d'autres, j'ai reçu mes lettres de naturalitĂ© en Angleterre. Vous m'en accorderez un jour. Je suis la fille du Temps, et j'attends tout de mon pĂšre." Quand elle a passĂ© sur les frontiĂšres de l'Espagne et du Portugal, elle a bĂ©ni Dieu de voir que les bĂ»chers de l'Inquisition n'Ă©taient plus si souvent allumĂ©s; elle a espĂ©rĂ© beaucoup en voyant chasser les jĂ©suites, mais elle a craint qu'en purgeant le pays de renards on ne le laissĂÂąt exposĂ© aux loups. Si elle fait encore des tentatives pour entrer en Italie, on croit qu'elle commencera par s'Ă©tablir Ă Venise, et qu'elle sĂ©journera dans le royaume de Naples, malgrĂ© toutes les liquĂ©factions de ce pays-lĂ , qui lui donnent des vapeurs. On prĂ©tend qu'elle a un secret infaillible pour dĂ©tacher les cordons d'une couronne qui sont embarrassĂ©s, je ne sais comment, dans ceux d'une tiare, et pour empĂÂȘcher les haquenĂ©es d'aller faire la rĂ©vĂ©rence aux mules." Enfin la conversation de monsieur AndrĂ© me rĂ©jouit beaucoup; et plus je le vois, plus je l'aime. D'un bon souper chez monsieur AndrĂ© Nous soupĂÂąmes hier ensemble avec un docteur de Sorbonne, monsieur Pinto, cĂ©lĂšbre juif, le chapelain de la chapelle rĂ©formĂ©e de l'ambassadeur batave, le secrĂ©taire de monsieur le prince Gallitzin, du rite grec, un capitaine suisse calviniste, deux philosophes, et trois dames d'esprit. Le souper fut fort long, et cependant on ne disputa pas plus sur la religion que si aucun des convives n'en avait jamais eu tant il faut avouer que nous sommes devenus polis; tant on craint Ă souper de contrister ses frĂšres! Il n'en est pas ainsi du rĂ©gent Coger, et de l'ex-jĂ©suite Nonotte, et de l'ex-jĂ©suite Patouillet, et de l'ex-jĂ©suite Rotalier, et de tous les animaux de cette espĂšce. Ces croquants-lĂ vous disent plus de sottises dans une brochure de deux pages que la meilleure compagnie de Paris ne peut dire de choses agrĂ©ables et instructives dans un souper de quatre heures. Et, ce qu'il y a d'Ă©trange, c'est qu'ils n'oseraient dire en face Ă personne ce qu'ils ont l'impudence d'imprimer. La conversation roula d'abord sur une plaisanterie des Lettres persanes, dans laquelle on rĂ©pĂšte, d'aprĂšs plusieurs graves personnages, que le monde va non seulement en empirant, mais en se dĂ©peuplant tous les jours; de sorte que si le proverbe plus on est de fous, plus on rit a quelque vĂ©ritĂ©, le rire sera incessamment banni de la terre. Le docteur de Sorbonne assura qu'en effet le monde Ă©tait rĂ©duit presque Ă rien. Il citĂ© le pĂšre Petau, qui dĂ©montre qu'en moins de trois cents ans un seul des fils de NoĂ© je ne sais si c'est Sem ou Japhet avait procréé de son corps une sĂ©rie d'enfants qui se montait Ă six cent vingt-trois milliards six cent douze millions trois cent cinquante-huit mille fidĂšles, l'an 285 aprĂšs le dĂ©luge universel. Monsieur AndrĂ© demanda pourquoi, du temps de Philippe le Bel, c'est-Ă -dire environ trois cents ans aprĂšs Hugues Capet, il n'y avait pas six cent vingt-trois milliards de princes de la maison royale. "C'est que la foi est diminuĂ©e" dit le docteur de Sorbonne. On parla beaucoup de ThĂšbes-aux-cent-portes, et du million de soldats qui sortait par ces portes avec vingt mille chariots de guerre. "Serrez, serrez, disait monsieur AndrĂ©; je soupçonne, depuis que je me suis mis Ă lire, que le mĂÂȘme gĂ©nie qui a Ă©crit Gargantua Ă©crivait autrefois toutes les histoires. - Mais enfin, lui dit un des convives, ThĂšbes, Memphis, Babylone, Ninive, Troie, SĂ©leucie, Ă©taient de grandes villes, et n'existent plus. - Cela est vrai, rĂ©pondit le secrĂ©taire de monsieur le prince Gallitzin; mais Moscou, Constantinople, Londres, Paris, Amsterdam, Lyon qui vaut mieux que Troie, toutes les villes de France, d'Allemagne, d'Espagne et du Nord Ă©taient alors des dĂ©serts." Le capitaine suisse, homme trĂšs instruit, nous avoua que quand ses ancĂÂȘtres voulurent quitter leurs montagnes et leurs prĂ©cipices pour aller s'emparer, comme de raison, d'un pays plus agrĂ©able, CĂ©sar, qui vit de ses yeux le dĂ©nombrement de ces Ă©migrants, trouva qu'il se montait Ă trois cent soixante et huit mille, en comptant les vieillards, les enfants, et les femmes. Aujourd'hui, le seul canton de Berne possĂšde autant d'habitants il n'est pas tout Ă fait la moitiĂ© de la Suisse, et je puis vous assurer que les treize cantons ont au-delĂ de sept cent vingt mille ĂÂąmes, en comptant les natifs qui servent ou qui nĂ©gocient en pays Ă©trangers. AprĂšs cela, messieurs les savants, faites des calculs et des systĂšmes, ils seront aussi faux les uns que les autres. Ensuite on agita la question si les bourgeois de Rome, du temps des CĂ©sars, Ă©taient plus riches que les bourgeois de Paris, du temps de monsieur Silhouette. "Ah! ceci me regarde, dit Monsieur AndrĂ©. J'ai Ă©tĂ© longtemps l'homme aux quarante Ă©cus; je crois bien que les citoyens romains en avaient davantage. Ces illustres voleurs de grand chemin avaient pillĂ© les plus beaux pays de l'Asie, de l'Afrique, et de l'Europe. Ils vivaient fort splendidement du fruit de leurs rapines; mais enfin il y avait des gueux Ă Rome. Et je suis persuadĂ© que parmi ces vainqueurs du monde il y eut des gens rĂ©duits Ă quarante Ă©cus de rente comme je l'ai Ă©tĂ©. - Savez-vous bien, lui dit un savant de l'AcadĂ©mie des inscriptions et belles-lettres, que Lucullus dĂ©pensait, Ă chaque souper qu'il donnait dans le salon d'Apollon, trente-neuf mille trois cent soixante et douze livres treize sous de notre monnaie courante? mais qu'Atticus, le cĂ©lĂšbre Ă©picurien Atticus, ne dĂ©pensait point par mois, pour sa table, au-delĂ de deux cent trente-cinq livres tournois? - Si cela est, dis-je, il Ă©tait digne de prĂ©sider Ă la confrĂ©rie de la lĂ©sine, Ă©tablie depuis peu en Italie. J'ai lu comme vous, dans Florus, cette incroyable anecdote; mais apparemment que Florus n'avait jamais soupĂ© chez Atticus, ou que son texte a Ă©tĂ© corrompu, comme tant d'autres, par les copistes. Jamais Florus ne me fera croire que l'ami de CĂ©sar et de PompĂ©e, de CicĂ©ron et d'Antoine, qui mangeaient souvent chez lui, en fĂ»t quitte pour un peu moins de dix louis d'or par mois. Et voilĂ justement comme on Ă©crit l'histoire." Madame AndrĂ©, prenant la parole, dit au savant que, s'il voulait dĂ©frayer sa table pour dix fois autant, il lui ferait grand plaisir. Je suis persuadĂ© que cette soirĂ©e de monsieur AndrĂ© valait bien un mois d'Atticus; et les dames doutĂšrent fort que les soupers de Rome fussent plus agrĂ©ables que ceux de Paris. La conversation fut trĂšs gaie, quoique un peu savante. Il ne fut parlĂ© ni des modes nouvelles, ni des ridicules d'autrui, ni de l'histoire scandaleuse du jour. La question du luxe fut traitĂ©e Ă fond. On demanda si c'Ă©tait le luxe qui avait dĂ©truit l'empire romain, et il fut prouvĂ© que les deux empires d'Occident et d'Orient n'avaient Ă©tĂ© dĂ©truits que par la controverse et par les moines. En effet, quand Alaric prit Rome, on n'Ă©tait occupĂ© que de disputes thĂ©ologiques; et quand Mahomet II prit Constantinople, les moines dĂ©fendaient beaucoup plus l'Ă©ternitĂ© de la lumiĂšre du Tabor, qu'ils voyaient Ă leur nombril, qu'ils ne dĂ©fendaient la ville contre les Turcs. Un de nos savants fit une rĂ©flexion qui me frappa beaucoup c'est que ces deux grands empires sont anĂ©antis, et que les ouvrages de Virgile, d'Horace, et d'Ovide, subsistent. On ne fit qu'un saut du siĂšcle d'Auguste au siĂšcle de Louis XIV. Une dame demanda pourquoi, avec beaucoup d'esprit, on ne faisait plus guĂšre aujourd'hui d'ouvrages de gĂ©nie? Monsieur AndrĂ© rĂ©pondit que c'est parce qu'on en avait fait dans le siĂšcle passĂ©. Cette idĂ©e Ă©tait fine et pourtant vraie; elle fut approfondie. Ensuite on tomba rudement sur un Ecossais, qui s'est avisĂ© de donner des rĂšgles de goĂ»t de critiquer les plus admirables endroits de Racine sans savoir le français. On traita encore plus sĂ©vĂšrement un Italien nommĂ© Denina, qui a dĂ©nigrĂ© l'Esprit des lois sans le comprendre, et qui surtout a censurĂ© ce que l'on aime le mieux dans cet ouvrage. Cela fit souvenir du mĂ©pris affectĂ© que Boileau Ă©talait pour le Tasse. Quelqu'un des convives avança que le Tasse, avec ses dĂ©fauts, Ă©tait autant au-dessus d'HomĂšre, que Montesquieu, avec ses dĂ©fauts encore plus grands, est au-dessus du fatras de Grotius. On s'Ă©leva contre ces mauvaises critiques, dictĂ©es par la haine nationale et le prĂ©jugĂ©. Le signor Denina fut traitĂ© comme il le mĂ©ritait, et comme les pĂ©dants le sont par les gens d'esprit. On remarqua surtout avec beaucoup de sagacitĂ© que la plupart des ouvrages littĂ©raires du siĂšcle prĂ©sent, ainsi que les conversations, roulent sur l'examen des chefs-d'oeuvre du dernier siĂšcle. Notre mĂ©rite est de discuter leur mĂ©rite. Nous sommes comme des enfants dĂ©shĂ©ritĂ©s qui font le compte du bien de leurs pĂšres. On avoua que la philosophie avait fait de trĂšs grands progrĂšs; mais que la langue et le style s'Ă©taient un peu corrompus. C'est le sort de toutes les conversations de passer d'un sujet Ă un autre. Tous ces objets de curiositĂ©, de science, et de goĂ»t disparurent bientĂÂŽt devant le grand spectacle que l'impĂ©ratrice de Russie et le roi de Pologne donnaient au monde. Ils venaient de relever l'humanitĂ© Ă©crasĂ©e, et d'Ă©tablir la libertĂ© de conscience dans une partie de la terre beaucoup plus vaste que ne le fut jamais l'empire romain. Ce service rendu au genre humain, cet exemple donnĂ© Ă tant de cours qui se croient politiques, fut cĂ©lĂ©brĂ© comme il devait l'ĂÂȘtre. On but Ă la santĂ© de l'impĂ©ratrice, du roi philosophe, et du primat philosophe, et on leur souhaita beaucoup d'imitateurs. Le docteur de Sorbonne mĂÂȘme les admira car il y a quelques gens de bon sens dans ce corps, comme il y eut autrefois des gens d'esprit chez les BĂ©otiens. Le secrĂ©taire russe nous Ă©tonna par le rĂ©cit de tous les grands Ă©tablissements qu'on faisait en Russie. On demanda pourquoi on aimait mieux lire l'histoire de Charles XII, qui a passĂ© sa vie Ă dĂ©truire, que celle de Pierre le Grand, qui a consumĂ© la sienne Ă crĂ©er. Nous conclĂ»mes que la faiblesse et la frivolitĂ© sont la cause de cette prĂ©fĂ©rence; que Charles XII fut le don Quichotte du Nord, et que Pierre en fut le Solon; que les esprits superficiels prĂ©fĂšrent l'hĂ©roĂÂŻsme extravagant aux grandes vues d'un lĂ©gislateur; que les dĂ©tails de la fondation d'une ville leur plaisent moins que la tĂ©mĂ©ritĂ© d'un homme qui brave dix mille Turcs avec ses seuls domestiques; et qu'enfin la plupart des lecteurs aiment mieux s'amuser que s'instruire. De lĂ vient que cent femmes lisent les Mille et une Nuits contre une qui lit deux chapitres de Locke. De quoi ne parla-t-on point dans ce repas, dont je me souviendrai longtemps! Il fallut bien enfin dire un mot des acteurs et des actrices, sujet Ă©ternel des entretiens de table de Versailles et de Paris. On convint qu'un bon dĂ©clamateur Ă©tait aussi rare qu'un bon poĂšte. Le souper finit par une chanson trĂšs jolie qu'un des convives fit pour les dames. Pour moi, j'avoue que le banquet de Platon ne m'aurait pas fait plus de plaisir que celui de monsieur et de madame AndrĂ©. Nos petits-maĂtres et nos petites-maĂtresses s'y seraient ennuyĂ©s sans doute ils prĂ©tendent ĂÂȘtre la bonne compagnie; mais ni monsieur AndrĂ© ni moi ne soupons jamais avec cette bonne compagnie-lĂ . Les Lettres d'Amabed Traduites par l'abbĂ© Tamponet PremiĂšre lettre. D'Amabed Ă Shastasid, grand brame de MadurĂ© A BĂ©narĂšs, le second du mois de la souris, l'an du renouvellement du monde 115652 LumiĂšre de mon ĂÂąme, pĂšre de mes pensĂ©es, toi qui conduis les hommes dans les voies de l'Eternel, Ă toi, savant Shastasid, respect et tendresse. Je me suis dĂ©jĂ rendu la langue chinoise si familiĂšre, suivant tes sages conseils, que je lis avec fruit leurs cinq Kings, qui me semblent Ă©galer en antiquitĂ© notre Shastah, dont tu es l'interprĂšte, les sentences du premier Zoroastre, et les livres de l'Egyptien Thaut. Il paraĂt Ă mon ĂÂąme, qui s'ouvre toujours devant toi, que ces Ă©crits et ces cultes n'ont rien pris les uns des autres car nous sommes les seuls Ă qui Brama, confident de l'Eternel, ait enseignĂ© la rĂ©bellion des crĂ©atures cĂ©lestes, le pardon que l'Eternel leur accorde, et la formation de l'homme; les autres peuples n'ont rien dit, ce me semble de ces choses sublimes. Je crois surtout que nous ne tenons rien, ni nous, ni les Chinois, des Egyptiens. Ils n'ont pu former une sociĂ©tĂ© policĂ©e et savante que longtemps aprĂšs nous, puisqu'il leur a fallu dompter leur Nil avant de pouvoir cultiver les campagnes et bĂÂątir leurs villes. Notre Shastah divin n'a, je l'avoue, que quatre mille cinq cent cinquante-deux ans d'antiquitĂ©; mais il est prouvĂ© par nos monuments que cette doctrine avait Ă©tĂ© enseignĂ©e de pĂšre en fils plus de cent siĂšcles avant la publication de ce sacrĂ© livre. J'attends sur cela les instructions de ta paternitĂ©. Depuis la prise de Goa par les Portugais, il est venu quelques docteurs d'Europe Ă BĂ©narĂšs. Il y en a un Ă qui j'enseigne la langue indienne, il m'apprend en rĂ©compense un jargon qui a cours dans l'Europe, et qu'on nomme l'italien. C'est une plaisante langue. Presque tous les mots se terminent en a, en e, en i, en o; je l'apprends facilement, et j'aurai bientĂÂŽt le plaisir de lire les livres europĂ©ans. Ce docteur s'appelle le pĂšre Fa tutto; il paraĂt poli et insinuant; je l'ai prĂ©sentĂ© Ă Charme des yeux, la belle AdatĂ©, que mes parents et les siens me destinent pour Ă©pouse; elle apprend l'italien avec moi. Nous avons conjuguĂ© ensemble le verbe j'aime dĂšs le premier jour. Il nous a fallu deux jours pour tous les autres verbes. AprĂšs elle, tu es le mortel le plus prĂšs de mon coeur. Je prie Birmah et Bramah de conserver tes jours jusqu'Ă l'ĂÂąge de cent trente ans, passĂ© lequel la vie n'est plus qu'un fardeau. RĂ©ponse de Shastasid J'ai reçu ta lettre, esprit enfant de mon esprit. Puisse Drugha, montĂ©e sur son dragon, Ă©tendre toujours sur toi ses dix bras vainqueurs des vices! Il est vrai et nous n'en devons tirer aucune vanitĂ© que nous sommes le peuple de la terre le plus anciennement policĂ©. Les Chinois eux-mĂÂȘmes n'en disconviennent pas. Les Egyptiens sont un peuple tout nouveau qui fut lui-mĂÂȘme enseignĂ© par les ChaldĂ©ens. Ne nous glorifions pas d'ĂÂȘtre les plus anciens, et songeons Ă ĂÂȘtre toujours les plus justes. Tu sauras, mon cher Amabed, que depuis trĂšs peu de temps une faible image de notre rĂ©vĂ©lation sur la chute des ĂÂȘtres cĂ©lestes et le renouvellement du monde a pĂ©nĂ©trĂ© jusqu'aux Occidentaux. Je trouve, dans une traduction arabe d'un livre syriaque, qui n'est composĂ© que depuis environ quatorze cents ans, ces propres paroles L'Eternel tient liĂ©es de chaĂnes Ă©ternelles, jusqu'au grand jour du jugement, les puissances cĂ©lestes qui ont souillĂ© leur dignitĂ© premiĂšre. L'auteur cite en preuve un livre composĂ© par un de leurs premiers hommes, nommĂ© Enoch. Tu vois par lĂ que les nations barbares n'ont jamais Ă©tĂ© Ă©clairĂ©es que par un rayon faible et trompeur qui s'est Ă©garĂ© vers eux du sein de notre lumiĂšre. Mon cher fils, je crains mortellement l'irruption des barbares d'Europe dans nos heureux climats. Je sais trop quel est cet Albuquerque qui est venu des bords de l'Occident dans ce pays cher Ă l'astre du jour. C'est un des plus illustres brigands qui aient dĂ©solĂ© la terre. Il s'est emparĂ© de Goa contre la foi publique. Il a noyĂ© dans leur sang des hommes justes et paisibles. Ces Occidentaux habitent un pays pauvre qui ne leur produit que trĂšs peu de soie point de coton, point de sucre, nulle Ă©picerie. La terre mĂÂȘme dont nous fabriquons la porcelaine leur manque. Dieu leur a refusĂ© le cocotier, qui ombrage, loge, vĂÂȘtit, nourrit, abreuve les enfants de Brama. Ils ne connaissent qu'une liqueur qui leur fait perdre la raison. Leur vraie divinitĂ© est l'or; ils vont chercher ce dieu Ă une autre extrĂ©mitĂ© du monde. Je veux croire que ton docteur est un homme de bien; mais l'Eternel nous permet de nous dĂ©fier de ces Ă©trangers. S'ils sont moutons Ă BĂ©narĂšs, on dit qu'ils sont tigres dans les contrĂ©es oĂÂč les EuropĂ©ans se sont Ă©tablis. Puissent ni la belle AdatĂ© ni toi n'avoir jamais Ă se plaindre du pĂšre Fa tutto! Mais un secret pressentiment m'alarme. Adieu. Que bientĂÂŽt AdatĂ©, unie Ă toi par un saint mariage, puisse goĂ»ter dans tes bras les joies cĂ©lestes. Cette lettre te parviendra par un banian, qui ne partira qu'Ă la pleine lune de l'Ă©lĂ©phant. Seconde lettre. D'Amabed Ă Shastasid PĂšre de mes pensĂ©es, j'ai eu le temps d'apprendre ce jargon d'Europe avant que ton marchand banian ait pu arriver sur le rivage du Gange. Le pĂšre Fa tutto me tĂ©moigne toujours une amitiĂ© sincĂšre. En vĂ©ritĂ© je commence Ă croire qu'il ne ressemble point aux perfides dont tu crains, avec raison, la mĂ©chancetĂ©. La seule chose qui pourrait me donner de la dĂ©fiance, c'est qu'il me loue trop, et qu'il ne loue jamais assez Charme, des yeux; mais d'ailleurs il me paraĂt rempli de vertu et d'onction. Nous avons lu ensemble un livre de son pays, qui m'a paru bien Ă©trange. C'est une histoire universelle du monde entier, dans laquelle il n'est pas dit un mot de notre antique empire, rien des immenses contrĂ©es au-delĂ du Gange, rien de la Chine, rien de la vaste Tartarie. Il faut que les auteurs, dans cette partie de l'Europe, soient bien ignorants. Je les compare Ă des villageois qui parlent avec emphase de leurs chaumiĂšres, et qui ne savent pas oĂÂč est la capitale; ou plutĂÂŽt Ă ceux qui pensent que le monde finit aux bornes de leur horizon. Ce qui m'a le plus surpris, c'est qu'ils comptent les temps depuis la crĂ©ation de leur monde tout autrement que nous. Mon docteur europĂ©an m'a montrĂ© un de ses almanachs sacrĂ©s, par lequel ses compatriotes sont Ă prĂ©sent dans l'annĂ©e de leur crĂ©ation 5552, ou dans l'annĂ©e 6244, ou bien dans l'annĂ©e 6940, comme on voudra. Cette bizarrerie m'a surpris. Je lui ai demandĂ© comment on pouvait avoir trois Ă©poques diffĂ©rentes de la mĂÂȘme aventure. "Tu ne peux, lui ai-je dit, avoir Ă la fois trente ans, quarante ans, et cinquante ans. Comment ton monde peut-il avoir trois dates qui se contrarient?" Il m'a rĂ©pondu que ces trois dates se trouvent dans le mĂÂȘme livre, et qu'on est obligĂ© chez eux de croire les contradictions pour humilier la superbe de l'esprit. Ce mĂÂȘme livre traite d'un premier homme qui s'appelait Adam, d'un CaĂÂŻn, d'un Mathusalem, d'un NoĂ© qui planta des vignes aprĂšs que l'ocĂ©an eut submergĂ© tout le globe; enfin d'une infinitĂ© de choses dont je n'ai jamais entendu parler et que je n'ai lues dans aucun de nos livres. Nous en avons ri, la belle AdatĂ© et moi, en l'absence du pĂšre Fa tutto car nous sommes trop bien Ă©levĂ©s et trop pĂ©nĂ©trĂ©s de tes maximes pour rire des gens en leur prĂ©sence. Je plains ces malheureux d'Europe, qui n'ont Ă©tĂ© créés que depuis 6 940 ans tout au plus, tandis que notre Ăšre est de 115 652 annĂ©es. Je les plains davantage de manquer de poivre, de cannelle, de gĂ©rofle, de thĂ©, de cafĂ©, de soie, de coton, de vernis, d'encens, d'aromates, et de tout ce qui peut rendre la vie agrĂ©able il faut que la Providence les ait longtemps oubliĂ©s. Mais je les plains encore plus de venir de si loin, parmi tant de pĂ©rils, ravir nos denrĂ©es, les armes Ă la main. On dit qu'ils ont commis Ă Calicut des cruautĂ©s Ă©pouvantables pour du poivre cela fait frĂ©mir la nature indienne, qui est en tout diffĂ©rente de la leur, car leurs poitrines et leurs cuisses sont velues. Ils portent de longues barbes, leurs estomacs sont carnassiers. Ils s'enivrent avec le jus fermentĂ© de la vigne, plantĂ©e, disent-ils, par leur NoĂ©. Le pĂšre Fa tutto lui-mĂÂȘme, tout poli qu'il est, a Ă©gorgĂ© deux petits poulets; il les a fait cuire dans une chaudiĂšre, et il les a mangĂ©s impitoyablement. Cette action barbare lui a attirĂ© la haine de tout le voisinage, que nous n'avons apaisĂ© qu'avec peine. Dieu me pardonne! je crois que cet Ă©tranger aurait mangĂ© nos vaches sacrĂ©es, qui nous donnent du lait, si on l'avait laissĂ© faire. Il a bien promis qu'il ne commettrait plus de meurtres envers les poulets, et qu'il se contenterait d'oeufs frais, de laitage, de riz, de nos excellents lĂ©gumes, de pistaches, de dattes, de cocos, de gĂÂąteaux, d'amandes, de biscuits, d'ananas, d'oranges, et de tout ce que produit notre climat bĂ©nit de l'Eternel. Depuis quelques jours, il paraĂt plus attentif auprĂšs de Charme des yeux. Il a mĂÂȘme fait pour elle deux vers italiens qui finissent en o. Cette politesse me plaĂt beaucoup, car tu sais que mon bonheur est qu'on rende justice Ă ma chĂšre AdatĂ©. Adieu. Je me mets Ă tes pieds, qui t'ont toujours conduit dans la voie droite, et je baise tes mains, qui n'ont jamais Ă©crit que la vĂ©ritĂ©. RĂ©ponse de Shastasid Mon cher fils en Birmah, en Brama, je n'aime point ton Fa tutto, qui tue des poulets, et qui fait des vers pour ta chĂšre AdatĂ©. Veuille Birmah rendre vains mes soupçons! Je puis te jurer qu'on n'a jamais connu son Adam ni son NoĂ© dans aucune partie du monde, tout rĂ©cents qu'ils sont. La GrĂšce mĂÂȘme, qui Ă©tait le rendez-vous de toutes les fables quand Alexandre approcha de nos frontiĂšres, n'entendit jamais parler de ces noms-lĂ . Je ne m'Ă©tonne pas que des amateurs du vin, tels que les peuples occidentaux, fassent un si grand cas de celui qui, selon eux, planta la vigne; mais sois sĂ»r que NoĂ© a Ă©tĂ© ignorĂ© de toute l'antiquitĂ© connue. Il est vrai que du temps d'Alexandre il y avait dans un coin de la PhĂ©nicie un petit peuple de courtiers et d'usuriers, qui avait Ă©tĂ© longtemps esclave Ă Babylone. Il se forgea une histoire pendant sa captivitĂ©, et c'est dans cette seule histoire qu'il ait jamais Ă©tĂ© question de NoĂ©. Quand ce petit peuple obtint depuis des privilĂšges dans Alexandrie, il y traduisit ses annales en grec. Elles furent ensuite traduites en arabe, et ce n'est que dans nos derniers temps que nos savants en ont eu quelque connaissance; mais cette histoire est aussi mĂ©prisĂ©e par eux que la misĂ©rable horde qui l'a Ă©crite. Il serait plaisant, en effet, que tous les hommes, qui sont frĂšres, eussent perdu leurs titres de famille, et que ces titres ne se retrouvassent que dans une petite branche composĂ©e d'usuriers et de lĂ©preux. J'ai peur, mon cher ami, que les concitoyens de ton pĂšre Fa tutto, qui ont, comme tu me le mandes, adoptĂ© ces idĂ©es, ne soient aussi insensĂ©s, aussi ridicules, qu'ils sont intĂ©ressĂ©s, perfides, et cruels. Epouse au plus tĂÂŽt ta charmante AdatĂ©, car, encore une fois, je crains les Fa tutto plus que les NoĂ©. TroisiĂšme lettre. D'Amabed Ă Shastasid BĂ©ni soit Ă jamais Birmah, qui a fait l'homme pour la femme! Sois bĂ©ni, ĂÂŽ cher Shastasid, qui t'intĂ©resses tant Ă mon bonheur! Charme des yeux est Ă moi; je l'ai Ă©pousĂ©e. Je ne touche plus Ă la terre; je suis dans le ciel il n'a manquĂ© que toi Ă cette divine cĂ©rĂ©monie. Le docteur Fa tutto a Ă©tĂ© tĂ©moin de nos saints engagements; et, quoiqu'il ne soit pas de notre religion, il n'a fait nulle difficultĂ© d'Ă©couter nos chants et nos priĂšres; il a Ă©tĂ© fort gai au festin des noces. Je succombe Ă ma fĂ©licitĂ©. Tu jouis d'un autre bonheur tu possĂšdes la sagesse; mais l'incomparable AdatĂ© me possĂšde. Vis longtemps heureux, sans passions, tandis que la mienne m'absorbe dans une mer de voluptĂ©s. Je ne puis t'en dire davantage je revole dans les bras d'AdatĂ©. QuatriĂšme lettre. D'Amabed Ă Shastasid Cher ami, cher pĂšre, nous partons, la tendre AdatĂ© et moi, pour te demander ta bĂ©nĂ©diction. Notre fĂ©licitĂ© serait imparfaite si nous ne remplissions pas ce devoir de nos coeurs; mais, le croirais-tu? nous passons par Goa, dans la compagnie de Coursom, le cĂ©lĂšbre marchand, et de sa femme. Fa tutto dit que Goa est devenue la plus belle ville de l'Inde; que le grand Albuquerque nous recevra comme des ambassadeurs; qu'il nous donnera un vaisseau Ă trois voiles pour nous conduire Ă MadurĂ©. Il a persuadĂ© ma femme, et j'ai voulu le voyage dĂšs qu'elle l'a voulu. Fa tutto nous assure qu'on parle italien plus que portugais Ă Goa. Charme des yeux brĂ»le d'envie de faire usage d'une langue qu'elle vient d'apprendre. Je partage tous ses goĂ»ts. On dit qu'il y a des gens qui ont eu deux volontĂ©s; mais AdatĂ© et moi nous n'en avons qu'une, parce que nous n'avons qu'une ĂÂąme Ă nous deux. Enfin nous partons demain avec la douce espĂ©rance de verser dans tes bras, avant deux mois, des larmes de joie et de tendresse. PremiĂšre lettre. D'AdatĂ© Ă Shastasid A Goa, le 5 du mois du tigre, l'an du renouvellement du monde 115652 Birmah, entends mes cris, vois mes pleurs, sauve mon cher Ă©poux! Brama, fils de Birmah, porte ma douleur et ma crainte Ă ton pĂšre! GĂ©nĂ©reux Shastasid, plus sage que nous, tu avais prĂ©vu nos malheurs. Mon cher Amabed, ton disciple, mon tendre Ă©poux, ne t'Ă©crira plus; il est dans une fosse que les barbares appellent prison. Des gens que je ne puis dĂ©finir, on les nomme ici inquisitori, je ne sais ce que ce mot signifie; ces monstres, le lendemain de notre arrivĂ©e, saisirent mon mari et moi, et nous mirent chacun dans une fosse sĂ©parĂ©e comme si nous Ă©tions morts. Mais si nous l'Ă©tions, il fallait du moins nous ensevelir ensemble. Je ne sais ce qu'ils ont fait de mon cher Amabed. J'ai dit Ă mes anthropophages "OĂÂč est Amabed? Ne le tuez pas, et tuez-moi." Ils ne m'ont rien rĂ©pondu. "OĂÂč est-il? pourquoi m'avez-vous sĂ©parĂ©e de lui?" Ils ont gardĂ© le silence ils m'ont enchaĂnĂ©e. J'ai depuis une heure un peu plus de libertĂ©; le marchand Coursom a trouvĂ© moyen de me faire tenir du papier, du coton, un pinceau et de l'encre. Mes larmes imbibent tout, ma main tremble, mes yeux s'obscurcissent, je me meurs. Seconde lettre. D'AdatĂ© Ă Shastasid Ecrite de la prison de l'inquisition Divin Shastasid, je fus hier longtemps Ă©vanouie; je ne pus achever ma lettre je la pliai quand je repris un peu mes sens; je la mis dans mon sein, qui n'allaitera pas les enfants que j'espĂ©rais avoir d'Amabed; je mourrai avant que Birmah m'ait accordĂ© la fĂ©conditĂ©. Ce matin au point du jour, sont entrĂ©s dans ma fosse deux spectres armĂ©s de hallebardes, portant au cou des grains enfilĂ©s, et ayant sur la poitrine quatre petites bandes rouges croisĂ©es. Ils m'ont prise par les mains, toujours sans me rien dire, et m'ont menĂ©e dans une chambre oĂÂč il y avait pour tous meubles une grande table, cinq chaises, et un grand tableau qui reprĂ©sentait un homme tout nu, les bras Ă©tendus et les pieds joints. AussitĂÂŽt entrent cinq personnages vĂÂȘtus de robes noires avec une chemise par-dessus leur robe, et deux longs pendants d'Ă©toffe bigarrĂ©e par-dessus leur chemise. Je suis tombĂ©e Ă terre de frayeur. Mais quelle a Ă©tĂ© ma surprise! J'ai vu le pĂšre Fa tutto parmi ces cinq fantĂÂŽmes. Je l'ai vu, il a rougi; mais il m'a regardĂ©e d'un air de douceur et de compassion qui m'a un peu rassurĂ©e pour un moment. "Ah! pĂšre Fa tutto, ai-je dit, oĂÂč suis-je? Qu'est devenu Amabed? dans quel gouffre m'avez-vous jetĂ©e? On dit qu'il y a des nations qui se nourrissent de sang humain va-t-on nous tuer? va-t-on nous dĂ©vorer?" Il ne m'a rĂ©pondu qu'en levant les yeux et les mains au ciel; mais avec une attitude si douloureuse et si tendre que je ne savais plus que penser. Le prĂ©sident de ce conseil de muets a enfin dĂ©liĂ© sa langue, et m'a adressĂ© la parole; il m'a dit ces mots "Est-il vrai que vous avez Ă©tĂ© baptisĂ©e?" J'Ă©tais si abĂmĂ©e dans mon Ă©tonnement et dans ma douleur que d'abord je n'ai pu rĂ©pondre. Il a recommencĂ© la mĂÂȘme question d'une voix terrible. Mon sang s'est glacĂ©, et ma langue s'est attachĂ© Ă mon palais. Il a rĂ©pĂ©tĂ© les mĂÂȘmes mots pour la troisiĂšme fois, et Ă la fin j'ai dit oui; car il ne faut jamais mentir. J'ai Ă©tĂ© baptisĂ©e dans le Gange comme tous les fidĂšles enfants de Brama le sont, comme tu le fus, divin Shastasid, comme l'a Ă©tĂ© mon cher et malheureux Amabed. Oui, je suis baptisĂ©e, c'est ma consolation, c'est ma gloire. Je l'ai avouĂ© devant ces spectres. A peine cette parole oui, symbole de la vĂ©ritĂ©, est sortie de ma bouche, qu'un des cinq monstres noirs et blancs s'est Ă©criĂ© Apostata! les autres ont rĂ©pĂ©tĂ© Apostata! Je ne sais ce que ce mot veut dire; mais ils l'ont prononcĂ© d'un ton si lugubre et si Ă©pouvantable que mes trois doigts sont en convulsion en te l'Ă©crivant. Alors le pĂšre Fa tutto, prenant la parole et me regardant toujours avec des yeux bĂ©nins, les a assurĂ©s que j'avais dans le fond de bons sentiments, qu'il rĂ©pondait de moi, que la grĂÂące opĂ©rerait, qu'il se chargeait de ma conscience; et il a fini son discours auquel je ne comprenais rien, par ces paroles Io la convertero. Cela signifie en italien, autant que j'en puis juger Je la retournerai. "Quoi! disais-je en moi-mĂÂȘme, il me retournera! Qu'entend-il par me retourner! Veut-il dire qu'il me rendra Ă ma patrie? Ah! PĂšre Fa tutto, lui ai-je dit, retournez donc le jeune Amabed, mon tendre Ă©poux, rendez-moi mon ĂÂąme, rendez-moi ma vie." Alors il a baissĂ© les yeux; il a parlĂ© en secret aux quatre fantĂÂŽmes dans un coin de la chambre. Ils sont partis avec les deux hallebardiers. Tous ont fait une profonde rĂ©vĂ©rence au tableau qui reprĂ©sente un homme tout nu; et le pĂšre Fa tutto est restĂ© seul avec moi. Il m'a conduite dans une chambre assez propre, et m'a promis que, si je voulais m'abandonner Ă ses conseils, je ne serais plus enfermĂ©e dans une fosse. "Je suis dĂ©sespĂ©rĂ© comme vous, m'a-t-il dit, de tout ce qui est arrivĂ©. Je m'y suis opposĂ© autant que j'ai pu, mais nos saintes lois m'ont liĂ© les mains; enfin, grĂÂąces au ciel et Ă moi, vous ĂÂȘtes libre dans une bonne chambre, dont vous ne pouvez pas sortir. Je viendrai vous y voir souvent; je vous consolerai, je travaillerai Ă votre fĂ©licitĂ© prĂ©sente et future. - Ah! lui ai-je rĂ©pondu, il n'y a que mon cher Amabed qui puisse la faire, cette fĂ©licitĂ©, et il est dans une fosse! Pourquoi y est-il enterrĂ©? Pourquoi y ai-je Ă©tĂ© plongĂ©e? qui sont ces spectres qui m'ont demandĂ© si j'avais Ă©tĂ© baignĂ©e? oĂÂč m'avez-vous conduite? m'avez-vous trompĂ©e? est-ce vous qui ĂÂȘtes la cause de ces horribles cruautĂ©s? Faites-moi venir le marchand Coursom, qui est de mon pays et homme de bien. Rendez-moi ma suivante; ma compagne, mon amie DĂ©ra, dont on m'a sĂ©parĂ©e. Est-elle aussi dans un cachot pour avoir Ă©tĂ© baignĂ©e? Qu'elle vienne; que je revoie Amabed, ou que je meure!" Il a rĂ©pondu Ă mes discours et aux sanglots qui les entrecoupaient par des protestations de service et de zĂšle dont j'ai Ă©tĂ© touchĂ©e. Il m'a promis qu'il m'instruirait des causes de toute cette Ă©pouvantable aventure, et qu'il obtiendrait qu'on me rendĂt ma pauvre DĂ©ra; en attendant qu'il pĂ»t parvenir Ă dĂ©livrer mon mari. Il m'a plainte; j'ai vu mĂÂȘme ses yeux un peu mouillĂ©s. Enfin, au son d'une cloche, il est sorti de ma chambre en me prenant la main, et en la mettant sur son coeur. C'est le signe visible, comme tu le sais, de la sincĂ©ritĂ©, qui est invisible. Puisqu'il a mis ma main sur son coeur, il ne me trompera pas. Eh! pourquoi me tromperait-il? que lui ai-je fait pour me persĂ©cuter? nous l'avons si bien traitĂ© Ă BĂ©narĂšs, mon mari et moi! je lui ai fait tant de prĂ©sents quand il m'enseignait l'italien! Il a fait des vers italiens pour moi, il ne peut pas me haĂÂŻr. Je le regarderai comme mon bienfaiteur s'il me rend mon malheureux Ă©poux, si nous pouvons tous deux sortir de cette terre envahie et habitĂ©e par des anthropophages, si nous pouvons venir embrasser tes genoux Ă MadurĂ©, et recevoir tes saintes bĂ©nĂ©dictions. TroisiĂšme lettre. D'AdatĂ© Ă Shastasid Tu permets sans doute, gĂ©nĂ©reux Shastasid, que je t'envoie le journal de mes infortunes inouĂÂŻes; tu aimes Amabed, tu prends pitiĂ© de mes larmes, tu lis avec intĂ©rĂÂȘt dans un coeur percĂ© de toutes parts, qui te dĂ©ploie ses inconsolables afflictions. On m'a rendu mon amie DĂ©ra, et je pleure avec elle. Les monstres l'avaient descendue dans une fosse, comme moi. Nous n'avons nulle nouvelle d'Amabed. Nous sommes dans la mĂÂȘme maison, et il y a entre nous un espace infini, un chaos impĂ©nĂ©trable. Mais voici des choses qui vont faire frĂ©mir ta vertu, et qui dĂ©chireront ton ĂÂąme juste. Ma pauvre DĂ©ra a su, par un de ces deux satellites qui marchent toujours devant les cinq anthropophages, que cette nation a un baptĂÂȘme comme nous. J'ignore comment nos sacrĂ©s rites ont pu parvenir jusqu'Ă eux. Ils ont prĂ©tendu que nous avions Ă©tĂ© baptisĂ©s suivant les rites de leur secte. Ils sont si ignorants qu'ils ne savent pas qu'ils tiennent de nous le baptĂÂȘme depuis trĂšs peu de siĂšcles. Ces barbares se sont imaginĂ© que nous Ă©tions de leur secte, et que nous avions renoncĂ© Ă leur culte. VoilĂ ce que voulait dire ce mot apostata que les anthropophages faisaient retentir Ă mes oreilles avec tant de fĂ©rocitĂ©. Ils disent que c'est un crime horrible et digne des plus grands supplices d'ĂÂȘtre d'une autre religion que la leur. Quand le pĂšre Fa tutto leur disait Io la convertero, je la retournerai, il entendait qu'il me ferait retourner Ă la religion des brigands. Je n'y conçois rien; mon esprit est couvert d'un nuage, comme mes yeux. Peut-ĂÂȘtre mon dĂ©sespoir trouble mon entendement; mais je ne puis comprendre comme ce Fa tutto, qui me connaĂt si bien, a pu dire qu'il me ramĂšnerait Ă une religion que je n'ai jamais connue, et qui est aussi ignorĂ©e dans nos climats que l'Ă©taient les Portugais quand ils sont venus pour la premiĂšre fois dans l'Inde chercher du poivre les armes Ă la main. Nous nous perdons dans nos conjectures, la bonne DĂ©ra et moi. Elle soupçonne le pĂšre Fa tutto de quelques desseins secrets. Mais me prĂ©serve Birmah de former un jugement tĂ©mĂ©raire! J'ai voulu Ă©crire au grand brigand Albuquerque pour implorer sa justice, et pour lui demander la libertĂ© de mon cher mari; mais on m'a dit qu'il Ă©tait parti pour aller surprendre Bombay et le piller. Quoi! Venir de si loin dans le dessein de ravager nos habitations et de nous tuer! et cependant ces monstres sont baptisĂ©s comme nous! On dit pourtant que cet Albuquerque a fait quelques belles actions. Enfin je n'ai plus d'espĂ©rance que dans l'Etre des ĂÂȘtres qui doit punir le crime et protĂ©ger l'innocence. Mais j'ai vu ce matin un tigre qui dĂ©vorait deux agneaux. Je tremble de n'ĂÂȘtre pas assez prĂ©cieuse devant l'Etre des ĂÂȘtres pour qu'il daigne me secourir. QuatriĂšme lettre. D'AdatĂ© Ă Shastasid Il sort de ma chambre, ce pĂšre Fa tutto; quelle entrevue! quelle complication de perfidies, de passions et de noirceurs! Le coeur humain est donc capable de rĂ©unir tant d'atrocitĂ©s! Comment les Ă©crirai-je Ă un juste? Il tremblait quand il est entrĂ©. Ses yeux Ă©taient baissĂ©s; j'ai tremblĂ© plus que lui. BientĂÂŽt il s'est rassurĂ©. "Je ne sais pas, m'a-t-il dit, si je pourrai sauver votre mari. Les juges ont ici quelquefois de la compassion pour les jeunes femmes; mais ils sont bien sĂ©vĂšres pour les hommes. - Quoi! la vie de mon mari n'est pas en sĂ»retĂ©?" Je suis tombĂ©e en faiblesse. Il a cherchĂ© des eaux spiritueuses pour me faire revenir; il n'y en avait point. Il a envoyĂ© ma bonne DĂ©ra en acheter Ă l'autre bout de la rue chez un banian. Cependant il m'a dĂ©lacĂ©e pour donner passage aux vapeurs qui m'Ă©touffaient. J'ai Ă©tĂ© Ă©tonnĂ©e en revenant Ă moi de trouver ses mains sur ma gorge et sa bouche sur la mienne. J'ai jetĂ© un cri affreux, je me suis reculĂ©e d'horreur. Il m'a dit "Je prenais de vous un soin que la charitĂ© commande. Il fallait que votre gorge fĂ»t en libertĂ©, et je m'assurais de votre respiration. - Ah! prenez soin que mon mari respire. Est-il encore dans cette fosse horrible? - Non, m'a-t-il rĂ©pondu. J'ai eu, avec bien de la peine, le crĂ©dit de le faire transfĂ©rer dans un cachot plus commode. - Mais, encore une fois, quel est son crime? quel est le mien? d'oĂÂč vient cette Ă©pouvantable inhumanitĂ©? pourquoi violer envers nous les droits de l'hospitalitĂ©, celui des gens, celui de la nature? - C'est notre sainte religion qui exige de nous ces petites sĂ©vĂ©ritĂ©s. Vous et votre mari vous ĂÂȘtes accusĂ©s d'avoir renoncĂ© tous deux Ă votre baptĂÂȘme." Je me suis Ă©criĂ©e alors "Que voulez-vous dire? Nous n'avons jamais Ă©tĂ© baptisĂ©s Ă votre mode; nous l'avons Ă©tĂ© dans le Gange, au nom de Brama. Est-ce vous qui avez persuadĂ© cette exĂ©crable imposture aux spectres qui m'ont interrogĂ©e? Quel pouvait ĂÂȘtre votre dessein?" Il a rejetĂ© bien loin cette idĂ©e. Il m'a parlĂ© de vertu, de vĂ©ritĂ©, de charitĂ©; il a presque dissipĂ© un moment mes soupçons, en m'assurant que ces spectres sont des gens de bien, des hommes de Dieu, des juges de l'ĂÂąme qui ont partout de saints espions, et principalement auprĂšs des Ă©trangers qui abordent dans Goa. Ces espions ont, dit-il, jurĂ© Ă ses confrĂšres, les juges de l'ĂÂąme, devant le tableau de l'homme tout nu, qu'Amabed et moi nous avons Ă©tĂ© baptisĂ©s Ă la mode des brigands portugais, qu'Amabed est apostata, et que je suis apostata. O vertueux Shastasid! ce que j'entends, ce que je vois de moment en moment me saisit d'Ă©pouvante depuis la racine des cheveux jusqu'Ă l'ongle du petit doigt du pied. "Quoi! vous ĂÂȘtes, ai-je dit au pĂšre Fa tutto, un des cinq hommes de Dieu, un des juges de l'ĂÂąme? - Oui, ma chĂšre AdatĂ©, oui, Charme des yeux, je suis un des cinq dominicains dĂ©lĂ©guĂ©s par le Vice-Dieu de l'univers pour disposer souverainement des ĂÂąmes et des corps. - Qu'est-ce qu'un dominicain? qu'est-ce qu'un Vice-Dieu? - Un dominicain est un prĂÂȘtre, enfant de saint Dominique, inquisiteur pour la foi; et un Vice-Dieu est un prĂÂȘtre que Dieu a choisi pour le reprĂ©senter, pour jouir de dix millions de roupies par an, et pour envoyer dans toute la terre des dominicains vicaires du vicaire de Dieu." J'espĂšre, grand Shastasid, que tu m'expliqueras ce galimatias infernal, ce mĂ©lange incomprĂ©hensible d'absurditĂ©s et d'horreurs, d'hypocrisie et de barbarie. Fa tutto me disait tout cela avec un air de componction, avec un ton de vĂ©ritĂ© qui, dans un autre temps, aurait pu produire quelque effet sur mon ĂÂąme simple et ignorante. TantĂÂŽt il levait les yeux au ciel, tantĂÂŽt il les arrĂÂȘtait sur moi. Ils Ă©taient animĂ©s et remplis d'attendrissement. Mais cet attendrissement jetait dans tout mon corps un frissonnement d'horreur et de crainte Amabed est continuellement dans ma bouche comme dans mon coeur. "Rendez-moi mon cher Amabed!" c'Ă©tait le commencement, le milieu et la fin de tous mes discours. Ma bonne DĂ©ra arrive dans ce moment; elle m'apporte des eaux de cinnamum et d'amonum. Cette charmante crĂ©ature a trouvĂ© le moyen de remettre au marchand Coursom mes trois lettres prĂ©cĂ©dentes. Coursom par cette nuit, il sera dans peu de jours Ă MadurĂ©. Je serai plainte du grand Shastasid, il versera des pleurs sur le sort de mon mari; il me donnera des conseils; un rayon de sa sagesse pĂ©nĂ©trera dans la nuit de mon tombeau. RĂ©ponse du Brame Shastasid aux trois lettres prĂ©cĂ©dentes d'AdatĂ© Vertueuse et infortunĂ©e AdatĂ©, Ă©pouse de mon cher disciple Amabed, Charme des yeux, les miens ont versĂ© sur tes trois lettres des ruisseaux de larmes. Quel dĂ©mon ennemi de la nature a dĂ©chaĂnĂ© du fond des tĂ©nĂšbres de l'Europe les monstres Ă qui l'Inde est en proie! Quoi! tendre Ă©pouse de mon cher disciple, tu ne vois pas que le pĂšre Fa tutto est un scĂ©lĂ©rat qui t'a fait tomber dans le piĂšge! Tu ne vois pas que c'est lui seul qui a fait enfermer ton mari dans un fosse, et qui t'y a plongĂ©e toi-mĂÂȘme pour que tu lui eusses l'obligation de t'en avoir tirĂ©e! Que n'exigera-t-il pas de ta reconnaissance! Je tremble avec toi je donne part de cette violation du droit des gens Ă tous les pontifes de Brama, Ă tous les omras, Ă tous les rayas, aux nababs, au grand empereur des Indes lui-mĂÂȘme, le sublime Babar, roi des rois, cousin du soleil et de la lune, fils de Mirsamachamed, fils de Semcor, fils d'AbouchaĂÂŻd, fils de Miracha, fils de Timur, afin qu'on s'oppose de tous cĂÂŽtĂ©s aux brigandages des voleurs d'Europe. Quelle profondeur de scĂ©lĂ©ratesse! Jamais les prĂÂȘtres de Timur, de Gengis-kan, d'Alexandre, d'Ogus-kan, de SĂ©sac, de Bacchus, qui tour Ă tour vinrent subjuguer nos saintes et paisibles contrĂ©es, ne permirent de pareilles horreurs hypocrites; au contraire, Alexandre laissa partout des marques Ă©ternelles de sa gĂ©nĂ©rositĂ©. Bacchus ne fit que du bien c'Ă©tait le favori du ciel; une colonne de feu conduisait son armĂ©e pendant la nuit; et une nuĂ©e marchait devant elle pendant le jour; il traversait la mer Rouge Ă pied sec; il commandait au soleil et Ă la lune de s'arrĂÂȘter quand il le fallait; deux gerbes de rayons divins sortaient de son front; l'ange exterminateur Ă©tait debout Ă ses cĂÂŽtĂ©s, mais il employait toujours l'ange de la joie. Votre Albuquerque, au contraire, n'est venu qu'avec des moines, des fripons de marchands, et des meurtriers. Coursom le juste m'a confirmĂ© le malheur d'Amabed et le vĂÂŽtre. PuissĂ©-je avant ma mort vous sauver tous deux, ou vous venger! Puisse l'Ă©ternel Birmah vous tirer des mains du moine Fa tutto! Mon coeur saigne des blessures du vĂÂŽtre. N. B. Cette lettre ne parvint Ă Charme des yeux que longtemps aprĂšs, lorsqu'elle partit de la ville de Goa. CinquiĂšme lettre. D'AdatĂ© au grand Brame Shastasid De quels termes oserai-je me servir pour t'exprimer mon nouveau malheur? comment la pudeur pourra-t-elle parler de la honte? Birmah a vu le crime, et il l'a souffert! que deviendrai-je? La fosse oĂÂč j'Ă©tais enterrĂ©e est bien moins horrible que mon Ă©tat. Le pĂšre Fa tutto est entrĂ© ce matin dans ma chambre, tout parfumĂ©, et couvert d'une simarre de soie lĂ©gĂšre. J'Ă©tais dans mon lit. "Victoire! m'a-t-il dit, l'ordre de dĂ©livrer votre mari est signĂ©." A ces mots, les transports de la joie se sont emparĂ©s de tous mes sens; je l'ai nommĂ© mon protecteur, mon pĂšre. Il s'est penchĂ© vers moi il m'a embrassĂ©e. J'ai cru d'abord que c'Ă©tait une caresse innocente, un tĂ©moignage chaste de ses bontĂ©s pour moi; mais, dans le mĂÂȘme instant, Ă©cartant ma couverture, dĂ©pouillant sa simarre, se jetant sur moi comme un oiseau de proie sur une colombe, me pressant du poids de son corps, ĂÂŽtant de ses bras nerveux tout mouvement Ă mes faibles bras, arrĂÂȘtant sur mes lĂšvres ma voix plaintive par des baisers criminels, enflammĂ©, invincible, inexorable... Quel moment, et pourquoi ne suis-je pas morte! DĂ©ra, presque nue, est venue Ă mon secours, mais lorsque rien ne pouvait plus me secourir qu'un coup de tonnerre. O Providence de Birmah! il n'a point tonnĂ©, et le dĂ©testable Fa tutto a fait pleuvoir dans mon sein la brĂ»lante rosĂ©e de son crime. Non, Drugha elle-mĂÂȘme, avec ses dix bras cĂ©lestes, n'aurait pu dĂ©ranger ce Mosasor indomptable. Ma chĂšre DĂ©ra le tirait de toutes ses forces; mais figurez-vous un passereau qui becquĂšterait le bout des plumes d'un vautour acharnĂ© sur une tourterelle c'est l'image du pĂšre Fa tutto, de DĂ©ra, et de la pauvre AdatĂ©. Pour se venger des importunitĂ©s de DĂ©ra, il la saisit elle-mĂÂȘme, la renverse d'une main en me retenant de l'autre; il la traite comme il m'a traitĂ©e, sans misĂ©ricorde; ensuite il sort fiĂšrement comme un maĂtre qui a chĂÂątiĂ© deux esclaves, et nous dit "Sachez que je vous punirai ainsi toutes deux quand vous ferez les mutines." Nous sommes restĂ©es DĂ©ra et moi un quart d'heure sans oser dire un mot, sans oser nous regarder. Enfin DĂ©ra s'est Ă©criĂ©e "Ah! ma chĂšre maĂtresse, quel homme! Tous les gens de son espĂšce sont-ils aussi cruels que lui?" Pour moi, je ne pensais qu'au malheureux Amabed. On m'a promis de me le rendre, et on ne me le rend point Me tuer, c'Ă©tait l'abandonner; ainsi je ne me suis pas tuĂ©e. Je ne m'Ă©tais nourrie depuis un jour que de ma douleur. On ne nous a point apportĂ© Ă manger Ă l'heure accoutumĂ©e. DĂ©ra s'en Ă©tonnait et s'en plaignait. Il me paraissait bien honteux de manger aprĂšs ce qui nous Ă©tait arrivĂ©. Cependant nous avions un appĂ©tit dĂ©vorant. Rien ne venait; et aprĂšs nous ĂÂȘtre pĂÂąmĂ©es de douleur nous nous Ă©vanouissions de faim. Enfin, sur le soir, on nous a servi une tourte de pigeonneaux, une poularde et deux perdrix, avec un seul petit pain; et, pour comble d'outrage, une bouteille de vin sans eau. C'est le tour le plus sanglant qu'on puisse jouer Ă deux femmes comme nous, aprĂšs tout ce que nous avions souffert; mais que faire? je me suis mise Ă genoux "O Birmah! ĂÂŽ Visnou! ĂÂŽ Brama! vous savez que l'ĂÂąme n'est point souillĂ©e de ce qui entre dans le corps. Si vous m'avez donnĂ© une ĂÂąme, pardonnez-lui la nĂ©cessitĂ© funeste oĂÂč est mon corps de n'ĂÂȘtre pas rĂ©duit aux lĂ©gumes; je sais que c'est un pĂ©chĂ© horrible de manger du poulet; mais on nous y force. Puissent tant de crimes retomber sur la tĂÂȘte du pĂšre Fa tutto! Qu'il soit, aprĂšs sa mort, changĂ© en une jeune malheureuse Indienne; que je sois changĂ©e en dominicain; que je lui rende tous les maux qu'il m'a faits, et que je sois plus impitoyable encore pour lui qu'il ne l'a Ă©tĂ© pour moi!" Ne sois point scandalisĂ©; pardonne, vertueux Shastasid! Nous nous sommes mises Ă table. Qu'il est dur d'avoir des plaisirs qu'on se reproche! Postscrit. ImmĂ©diatement aprĂšs dĂner, j'Ă©cris au modĂ©rateur de Goa, qu'on appelle le corrĂ©gidor. Je lui demande la libertĂ© d'Amabed et la mienne; je l'instruis de tous les crimes du pĂšre Fa tutto. Ma chĂšre DĂ©ra dit qu'elle lui fera parvenir ma lettre par cet alguazil des inquisiteurs pour la foi, qui vient quelquefois la voir dans mon antichambre, et qui a pour elle beaucoup d'estime. Nous verrons ce que cette dĂ©marche hardie pourra produire. SixiĂšme lettre. D'AdatĂ© Le croirais-tu, sage instructeur des hommes? Il y a des justes Ă Goa! et don JĂ©ronimo le corrĂ©gidor en est un. Il a Ă©tĂ© touchĂ© de mon malheur et de celui d'Amabed. L'injustice le rĂ©volte, le crime l'indigne. Il s'est transportĂ© avec des officiers de justice Ă la prison qui nous renferme. J'apprends qu'on appelle ce repaire le palais du Saint-Office. Mais, ce qui t'Ă©tonnera, on lui a refusĂ© l'entrĂ©e. Les cinq spectres, suivis de leurs hallebardiers, se sont prĂ©sentĂ©s Ă la porte, et ont dit Ă la justice "Au nom de Dieu tu n'entreras pas. - J'entrerai au nom du roi, a dit le corrĂ©gidor; c'est un cas royal. - C'est un cas sacrĂ©, ont rĂ©pondu les spectres." Don JĂ©ronimo le juste a dit "Je dois interroger Amabed, AdatĂ©, DĂ©ra, et le pĂšre Fa tutto. - Interroger un inquisiteur, un dominicain! s'est Ă©criĂ© le chef des spectres; c'est un sacrilĂšge scommunicao, scommunicao." On dit que ce sont des mots terribles, et qu'un homme sur qui on les a prononcĂ©s meurt ordinairement au bout de trois jours. Les deux partis se sont Ă©chauffĂ©s; ils Ă©taient prĂÂȘts d'en venir aux mains; enfin ils s'en sont rapportĂ©s Ă l'obispo de Goa. Un obispo est Ă peu prĂšs parmi ces barbares ce que tu es chez les enfants de Brama; c'est un intendant de leur religion; il est vĂÂȘtu de violet, et il porte aux mains des souliers violets. Il a sur la tĂÂȘte, les jours de cĂ©rĂ©monie, un pain de sucre fendu en deux. Cet homme a dĂ©cidĂ© que les deux partis avaient Ă©galement tort, et qu'il n'appartenait qu'Ă leur Vice-Dieu de juger le pĂšre Fa tutto. Il a Ă©tĂ© convenu qu'on l'enverrait par-devant sa divinitĂ© avec Amabed et moi, et ma fidĂšle DĂ©ra. Je ne sais oĂÂč demeure ce Vice, si c'est dans le voisinage du grand-lama ou en Perse, mais n'importe. Je vais revoir Amabed; j'irais avec lui au bout du monde, au ciel, en enfer. J'oublie dans ce moment ma fosse, ma prison, les violences de Fa tutto, ses perdrix que j'ai eu la lĂÂąchetĂ© de manger, et son vin que j'ai eu la faiblesse de boire. SeptiĂšme lettre. D'AdatĂ© Je l'ai revu, mon tendre Ă©poux; on nous a rĂ©unis, je l'ai tenu dans mes bras. Il a effacĂ© la tache du crime dont cet abominable Fa tutto m'avait souillĂ©e; semblable Ă l'eau sainte du Gange, qui lave toutes les macules des ĂÂąmes, il m'a rendu une nouvelle vie. Il n'y a que cette pauvre DĂ©ra qui reste encore profanĂ©e; mais tes priĂšres et tes bĂ©nĂ©dictions remettront son innocence dans tout son Ă©clat. On nous fait partir demain sur un vaisseau qui fait voile pour Lisbonne. C'est la patrie du fier Albuquerque. C'est lĂ sans doute qu'habite ce Vice-Dieu qui doit juger entre Fa tutto et nous. S'il est Vice-Dieu, comme tout le monde l'assure ici, il est bien certain qu'il damnera Fa tutto. C'est une petite consolation, mais je cherche bien moins la punition de ce terrible coupable que le bonheur du tendre Amabed. Quelle est donc la destinĂ©e des faibles mortels, de ces feuilles que les vents emportent! Nous sommes nĂ©s, Amabed et moi, sur les bords du Gange; on nous emmĂšne en Portugal; on va nous juger dans un monde inconnu, nous qui sommes nĂ©s libres! Reverrons-nous jamais notre patrie? pourrons-nous accomplir le pĂšlerinage que nous mĂ©ditions vers ta personne sacrĂ©e? Comment pourrons-nous, moi et ma chĂšre DĂ©ra, ĂÂȘtre enfermĂ©es dans le mĂÂȘme vaisseau avec le pĂšre Fa tutto? cette idĂ©e me fait trembler. Heureusement j'aurai mon brave Ă©poux pour me dĂ©fendre. Mais que deviendra DĂ©ra, qui n'a point de mari? Enfin nous nous recommandons Ă la Providence. Ce sera dĂ©sormais mon cher Amabed qui t'Ă©crira il fera le journal de nos destins; il te peindra la nouvelle terre et les nouveaux cieux que nous allons voir. Puisse Brama conserver longtemps ta tĂÂȘte rase et l'entendement divin qu'il a placĂ© dans la moelle de ton cerveau! PremiĂšre lettre. D'Amabed Ă Shastasid, aprĂšs sa captivitĂ© Je suis donc encore au nombre des vivants! C'est donc moi qui t'Ă©cris, divin Shastasid! J'ai tout su, et tu sais tout. Charme des yeux n'a point Ă©tĂ© coupable; elle ne peut l'ĂÂȘtre. La vertu est dans le coeur, et non ailleurs. Ce rhinocĂ©ros de Fa tutto, qui avait cousu Ă sa peau celle du renard, soutient hardiment qu'il nous a baptisĂ©s, AdatĂ© et moi, dans BĂ©narĂšs, Ă la mode de l'Europe; que je suis apostata, et que Charme des yeux est apostata. Il jure, par l'homme nu qui est peint ici sur presque toutes les murailles, qu'il est injustement accusĂ© d'avoir violĂ© ma chĂšre Ă©pouse et la jeune DĂ©ra. Charme des yeux, de son cĂÂŽtĂ©, et la douce DĂ©ra, jurent qu'elles ont Ă©tĂ© violĂ©es. Les esprits europĂ©ans ne peuvent percer ce sombre abĂme ils disent tous qu'il n'y a que leur Vice-Dieu qui puisse y rien connaĂtre, attendu qu'il est infaillible. Don JĂ©ronimo, le corrĂ©gidor, nous fait tous embarquer demain pour comparaĂtre devant cet ĂÂȘtre extraordinaire qui ne se trompe jamais. Ce grand juge des barbares ne siĂšge point Ă Lisbonne, mais beaucoup plus loin, dans une ville magnifique qu'on nomme Roume. Ce nom est absolument inconnu chez nos Indiens. VoilĂ un terrible voyage. A quoi les enfants de Brama sont-ils exposĂ©s dans cette courte vie! Nous avons pour compagnons de voyage des marchands d'Europe, des chanteuses, deux vieux officiers des troupes du roi de Portugal qui ont gagnĂ© beaucoup d'argent dans notre pays, des prĂÂȘtres du Vice-Dieu, et quelques soldats. C'est un grand bonheur pour nous d'avoir appris l'italien, qui est la langue courante de tous ces gens-lĂ car comment pourrions-nous entendre le jargon portugais? Mais, ce qui est horrible, c'est d'ĂÂȘtre dans la mĂÂȘme barque avec un Fa tutto. On nous fait coucher ce soir Ă bord pour dĂ©marrer demain au lever du soleil. Nous aurons une petite chambre de six pieds de long sur quatre de large pour ma femme et pour DĂ©ra. On dit que c'est une faveur insigne. Il faut faire ses petites provisions de toute espĂšce. C'est un bruit, c'est un tintamarre inexprimable. La foule du peuple se prĂ©cipite pour nous regarder. Charme des yeux est en larmes, DĂ©ra tremble; il faut s'armer de courage. Adieu; adresse pour nous tes saintes priĂšres Ă l'Eternel; qui crĂ©a les malheureux mortels il y a juste cent quinze mille six cent cinquante-deux rĂ©volutions annuelles du soleil autour de la terre, ou de la terre autour du soleil. Seconde lettre. D'Amabed, pendant sa route AprĂšs un jour de navigation, le vaisseau s'est trouvĂ© vis-Ă -vis Bombay, dont l'exterminateur Albuquerque, qu'on appelle ici le grand, s'est emparĂ©. AussitĂÂŽt un bruit infernal s'est fait entendre notre vaisseau a tirĂ© neuf coups de canon; on lui en a rĂ©pondu autant des remparts de la ville. Charme des yeux et la jeune DĂ©ra ont cru ĂÂȘtre Ă leur dernier jour. Nous Ă©tions couverts d'une fumĂ©e Ă©paisse. Croirais-tu, sage Shastasid, que ce sont lĂ des politesses? C'est la façon dont ces barbares se saluent. Une chaloupe a apportĂ© des lettres pour le Portugal alors nous avons fait voile dans la grande mer, laissant Ă notre droite les embouchures du grand fleuve Zonboudipo, que les barbares appellent l'Indus. Nous ne voyons plus que les airs, nommĂ©s ciel par ces brigands, si peu dignes du ciel, et cette grande mer que l'avarice et la cruautĂ© leur ont fait traverser. Cependant le capitaine paraĂt un homme honnĂÂȘte et prudent. Il ne permet pas que le pĂšre Fa tutto soit sur le tillac quand nous y prenons le frais; et lorsqu'il est en haut, nous nous tenons en bas. Nous sommes comme le jour et la nuit, qui ne paraissent jamais ensemble sur le mĂÂȘme horizon. Je ne cesse de rĂ©flĂ©chir sur la destinĂ©e qui se joue des malheureux mortels. Nous voguons sur la mer des Indes avec un dominicain, pour aller ĂÂȘtre jugĂ©s dans Roume, Ă six mille lieues de notre patrie. Il y a dans le vaisseau un personnage considĂ©rable qu'on nomme l'aumĂÂŽnier. Ce n'est pas qu'il fasse l'aumĂÂŽne; au contraire on lui donne de l'argent pour dire des priĂšres dans une langue qui n'est ni la portugaise ni l'italienne, et que personne de l'Ă©quipage n'entend; peut-ĂÂȘtre ne l'entend-il pas lui-mĂÂȘme; car il est toujours en dispute sur le sens des paroles avec le pĂšre Fa tutto. Le capitaine m'a dit que cet aumĂÂŽnier est franciscain, et que, l'autre Ă©tant dominicain, ils sont obligĂ©s en conscience de n'ĂÂȘtre jamais du mĂÂȘme avis. Leurs sectes sont ennemies jurĂ©es l'une de l'autre; aussi sont-ils vĂÂȘtus tout diffĂ©remment pour marquer la diffĂ©rence de leurs opinions. Ce franciscain s'appelle Fa molto. Il me prĂÂȘte des livres italiens concernant la religion du Vice-Dieu devant qui nous comparaĂtrons. Nous lisons ces livres, ma chĂšre AdatĂ© et moi. DĂ©ra assiste Ă la lecture. Elle y a eu d'abord de la rĂ©pugnance, craignant de dĂ©plaire Ă Brama; mais plus nous lisons, plus nous nous fortifions dans l'amour des saints dogmes que tu enseignes aux fidĂšles. TroisiĂšme lettre. Du journal d'Amabed Nous avons lu avec l'aumĂÂŽnier des Ă©pĂtres d'un des grands saints de la religion italienne et portugaise. Son nom est Paul. Toi, qui possĂšdes la science universelle, tu connais Paul sans doute. C'est un grand homme. Il a Ă©tĂ© renversĂ© de cheval par une voix, et aveuglĂ© par un trait de lumiĂšre. Il se vante d'avoir Ă©tĂ© comme moi au cachot. Il ajoute qu'il a eu cinq fois trente-neuf coups de fouet, ce qui fait en tout cent quatre-vingt-quinze Ă©courgĂ©es sur les fesses; plus, trois fois des coups de bĂÂąton, sans spĂ©cifier le nombre; plus, il dit qu'il a Ă©tĂ© lapidĂ© une fois; cela est violent, car on n'en revient guĂšre. Plus, il jure qu'il a Ă©tĂ© un jour et une nuit au fond de la mer. Je le plains beaucoup mais, en rĂ©compense, il a Ă©tĂ© ravi au troisiĂšme ciel. Je t'avoue, illuminĂ© Shastasid, que je voudrais en faire autant, dussĂ©-je acheter cette gloire par cent quatre-vingt-quinze coups de verges bien appliquĂ©s sur le derriĂšre. Il est beau qu'un mortel jusques aux cieux s'Ă©lĂšve; Il est beau mĂÂȘme d'en tomber, comme dit un de nos plus aimables poĂštes indiens, qui est quelquefois sublime. Enfin je vois qu'on a conduit comme moi Paul Ă Roume pour ĂÂȘtre jugĂ©. Quoi donc! mon cher Shastasid, Roume a donc jugĂ© tous les mortels dans tous les temps? Il faut certainement qu'il y ait dans cette ville quelque chose de supĂ©rieur au reste de la terre tous les gens qui sont dans le vaisseau ne jurent que par Roume; on faisait tout Ă Goa au nom de Roume. Je te dirai bien plus. Le Dieu de notre aumĂÂŽnier Fa molto, qui est le mĂÂȘme que celui de Fa tutto, naquit et mourut dans un pays dĂ©pendant de Roume, et il paya le tribut au zamorin qui rĂ©gnait dans cette ville. Tout cela ne te paraĂt-il pas bien surprenant? Pour moi, je crois rĂÂȘver, et que tous les gens qui m'entourent rĂÂȘvent aussi. Notre aumĂÂŽnier Fa molto nous a lu des choses encore plus merveilleuses. TantĂÂŽt c'est un ĂÂąne qui parle; tantĂÂŽt c'est un de leurs saints qui passe trois jours et trois nuits dans le ventre d'une baleine, et qui en sort de fort mauvaise humeur. Ici c'est un prĂ©dicateur qui s'en va prĂÂȘcher dans le ciel, montĂ© sur un char de feu traĂnĂ© par quatre chevaux de feu. Un docteur passe la mer Ă pied sec, suivi de deux ou trois millions d'hommes qui s'enfuient avec lui. Un autre docteur arrĂÂȘte le soleil et la lune; mais cela ne me surprend point tu m'as appris que Bacchus en avait fait autant. Ce qui me fait le plus de peine, Ă moi qui me pique de propretĂ© et d'une grande pudeur, c'est que le dieu de ces gens-lĂ ordonne Ă un de ses prĂ©dicateurs de manger de la matiĂšre louable sur son pain; et Ă un autre, de coucher pour de l'argent avec des filles de joie, et d'en avoir des enfants. Il y a bien pis. Ce savant homme nous a fait remarquer deux soeurs, Oolla et Ooliba. Tu les connais bien, puisque tu as tout lu. Cet article a fort scandalisĂ© ma femme le blanc de ses yeux en a rougi. J'ai remarquĂ© que la bonne DĂ©ra Ă©tait tout en feu Ă ce paragraphe. Il faut certainement que ce franciscain Fa molto soit un gaillard. Cependant il a fermĂ© son livre dĂšs qu'il a vu combien Charme des yeux et moi nous Ă©tions effarouchĂ©s, et il est sorti pour aller mĂ©diter sur le texte. Il m'a laissĂ© son livre sacrĂ©; j'en ai lu quelques pages au hasard. O Brama! ĂÂŽ justice Ă©ternelle! quels hommes que tous ces gens-lĂ ! ils couchent tous avec leurs servantes dans leur vieillesse. L'un fait des infamies Ă sa belle-mĂšre, l'autre Ă sa belle-fille. Ici c'est une ville tout entiĂšre qui veut absolument traiter un pauvre prĂÂȘtre comme une jolie fille, lĂ deux demoiselles de condition enivrent leur pĂšre, couchent avec lui l'une aprĂšs l'autre et en ont des enfants. Mais ce qui m'a le plus Ă©pouvantĂ©, le plus saisi d'horreur, c'est que les habitants d'une ville magnifique Ă qui leur Dieu dĂ©puta deux ĂÂȘtres Ă©ternels qui sont sans cesse au pied de son trĂÂŽne, deux esprits purs, resplendissants d'une lumiĂšre divine... ma plume frĂ©mit comme mon ĂÂąme... le dirai-je? oui, ces habitants firent tout ce qu'ils purent pour violer ces messagers de Dieu. Quel pĂ©chĂ© abominable avec des hommes! mais avec des anges, cela est-il possible? Cher Shastasid, bĂ©nissons Birmah, Visnou, et Brama; remercions-les de n'avoir jamais connu ces inconcevables turpitudes. On dit que le conquĂ©rant Alexandre voulut autrefois introduire cette coutume si pernicieuse parmi nous; qu'il polluait publiquement son mignon Ephestion. Le ciel l'en punit. Ephestion et lui pĂ©rirent Ă la fleur de leur ĂÂąge. Je te salue, maĂtre de mon ĂÂąme, esprit de mon esprit. AdatĂ©, la triste AdatĂ©, se recommande Ă tes priĂšres. QuatriĂšme lettre. D'Amabed Ă Shastasid Du cap qu'on appelle Bonne-EspĂ©rance, le quinze du mois du rhinocĂ©ros Il y a longtemps que je n'ai Ă©tendu mes feuilles de coton sur une planche, et trempĂ© mon pinceau dans la laque noire dĂ©layĂ©e, pour te rendre un compte fidĂšle. Nous avons laissĂ© loin derriĂšre nous Ă notre droite le golfe de Babelmandel, qui entre dans la fameuse mer Rouge, dont les flots se sĂ©parĂšrent autrefois et s'amoncelĂšrent comme des montagnes pour laisser passer Bacchus et son armĂ©e. Je regrettais qu'on n'eĂ»t point mouillĂ© aux cĂÂŽtes de l'Arabie Heureuse, ce pays presque aussi beau que le nĂÂŽtre, dans lequel Alexandre voulait Ă©tablir le siĂšge de son empire et l'entrepĂÂŽt du commerce du monde. J'aurais voulu voir cet Aden ou Eden, dont les jardins sacrĂ©s furent si renommĂ©s dans l'antiquitĂ©; ce Moka fameux par le cafĂ© qui ne croĂt jusqu'Ă prĂ©sent que dans cette province; Mecca, oĂÂč le grand prophĂšte des musulmans Ă©tablit le siĂšge de son empire, et oĂÂč tant de nations de l'Asie, de l'Afrique et de l'Europe viennent tous les ans baiser une pierre noire descendue du ciel qui n'envoie pas souvent de pareilles pierres aux mortels; mais il ne nous est pas permis de contenter notre curiositĂ©. Nous voguons toujours pour arriver Ă Lisbonne, et de lĂ Ă Roume. Nous avons dĂ©jĂ passĂ© la ligne Ă©quinoxiale; nous sommes descendus Ă terre au royaume de MĂ©linde, oĂÂč les Portugais ont un port considĂ©rable. Notre Ă©quipage y a embarquĂ© de l'ivoire, de l'ambre gris, du cuivre, de l'argent, et de l'or. Nous voici parvenus au grand Cap c'est le pays des Hottentots. Ces peuples ne paraissent pas descendus des enfants de Brama. La nature y a donnĂ© aux femmes un tablier que forme leur peau; ce tablier couvre leur joyau, dont les Hottentots sont idolĂÂątres, et pour lequel ils font des madrigaux et des chansons. Ces peuples vont tout nus. Cette mode est fort naturelle; mais elle ne me paraĂt ni honnĂÂȘte ni habile. Un Hottentot est bien malheureux il n'a plus rien Ă dĂ©sirer quand il a vu sa Hottentote par devant et par derriĂšre. Le charme des obstacles lui manque. Il n'y a plus rien de piquant pour lui. Les robes de nos Indiennes, inventĂ©es pour ĂÂȘtre troussĂ©es, marquent un gĂ©nie bien supĂ©rieur. Je suis persuadĂ© que le sage Indien Ă qui nous devons le jeu des Ă©checs et celui du trictrac imagina aussi les ajustements des dames pour notre fĂ©licitĂ©. Nous resterons deux jours Ă ce cap, qui est la borne du monde, et qui semble sĂ©parer l'Orient de l'Occident. Plus je rĂ©flĂ©chis sur la couleur de ces peuples, sur le glossement dont ils se servent pour se faire entendre au lieu d'un langage articulĂ©, sur leur figure, sur le tablier de leurs dames, plus je suis convaincu que cette race ne peut avoir la mĂÂȘme origine que nous. Notre aumĂÂŽnier prĂ©tend que les Hottentots, les NĂšgres et les Portugais descendent du mĂÂȘme pĂšre. Cette idĂ©e est bien ridicule; j'aimerais autant qu'on me dĂt que les poules, les arbres, et l'herbe de ce pays-lĂ , viennent des poules, des arbres et de l'herbe de BĂ©narĂšs ou de PĂ©kin. CinquiĂšme lettre. D'Amabed Du 16 au soir, au cap dit de Bonne-EspĂ©rance Voici bien une autre aventure. Le capitaine se promenait avec Charme des yeux et moi sur un grand plateau au pied duquel la mer du Midi vient briser ses vagues. L'aumĂÂŽnier Fa molto a conduit notre jeune DĂ©ra tout doucement dans une petite maison nouvellement bĂÂątie, qu'on appelle un cabaret. La pauvre fille n'y entendait point finesse, et croyait qu'il n'y avait rien Ă craindre, parce que cet aumĂÂŽnier n'est pas dominicain. BientĂÂŽt nous avons entendu des cris. Figure-toi que le pĂšre Fa tutto a Ă©tĂ© jaloux de ce tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte. Il est entrĂ© dans le cabaret en furieux; il y avait deux matelots qui ont Ă©tĂ© jaloux aussi. C'est une terrible passion que la jalousie. Les deux matelots et les deux prĂÂȘtres avaient beaucoup bu de cette liqueur qu'ils disent avoir Ă©tĂ© inventĂ©e par leur NoĂ©, et dont nous prĂ©tendons que Bacchus est l'auteur prĂ©sent funeste; qui pourrait ĂÂȘtre utile s'il n'Ă©tait pas si facile d'en abuser. Les EuropĂ©ans disent que ce breuvage leur donne de l'esprit comment cela peut-il ĂÂȘtre, puisqu'il leur ĂÂŽte la raison? Les deux hommes de mer et les deux bonzes d'Europe se sont gourmĂ©s violemment, un matelot donnant sur Fa tutto, celui-ci sur l'aumĂÂŽnier, ce franciscain sur l'autre matelot qui rendait ce qu'il recevait; tous quatre changeant de main Ă tout moment, deux contre deux, trois contre un, tous contre tous, chacun jurant, chacun tirant Ă soi notre infortunĂ©e, qui jetait des cris lamentables. Le capitaine est accouru au bruit; il a frappĂ© indiffĂ©remment sur les quatre combattants; et pour mettre DĂ©ra en sĂ»retĂ©, il l'a menĂ©e dans son quartier, oĂÂč elle est enfermĂ©e avec lui depuis deux heures. Les officiers et les passagers, qui sont tous fort polis, se sont assemblĂ©s autour de nous, et nous ont assurĂ© que les deux moines c'est ainsi qu'ils les appellent seraient punis sĂ©vĂšrement par le vice-Dieu dĂšs qu'ils seraient arrivĂ©s Ă Roume. Cette espĂ©rance nous a un peu consolĂ©s. Au bout de deux heures le capitaine est revenu en nous ramenant DĂ©ra avec des civilitĂ©s et des compliments dont ma chĂšre femme a Ă©tĂ© trĂšs contente. O Brama! qu'il arrive d'Ă©tranges choses dans les voyages, et qu'il serait bien plus sage de rester chez soi! SixiĂšme lettre. D'Amabed pendant sa route Je ne t'ai point Ă©crit depuis l'aventure de notre petite DĂ©ra. Le capitaine, pendant la traversĂ©e, a toujours eu pour elle des bontĂ©s trĂšs distinguĂ©es. J'avais peur qu'il ne redoublĂÂąt de civilitĂ©s pour ma femme. Mais elle a feint d'ĂÂȘtre grosse de quatre mois. Les Portugais regardent les femmes grosses comme des personnes sacrĂ©es qu'il n'est pas permis de chagriner. C'est du moins une bonne coutume qui met en sĂ»retĂ© le cher honneur d'AdatĂ©. Le dominicain a eu ordre de ne se prĂ©senter jamais devant nous, et il a obĂ©i. Le franciscain, quelques jours aprĂšs la scĂšne du cabaret, vint nous demander pardon. Je le tirai Ă part. Je lui demandait comment, ayant fait voeu de chastetĂ©, il avait pu s'Ă©manciper Ă ce point. Il me rĂ©pondit "Il est vrai que j'ai fait ce voeu; mais si j'avais promis que mon sang ne coulerait jamais dans mes veines, et que mes ongles et mes cheveux ne croĂtraient pas, vous m'avouerez que je ne pourrais accomplir cette promesse. Au lieu de nous faire jurer d'ĂÂȘtre chastes, il fallait nous forcer Ă l'ĂÂȘtre et rendre tous les moines eunuques. Tant qu'un oiseau a ses plumes, il vole. Le seul moyen d'empĂÂȘcher un cerf de courir est de lui couper les jambes. Soyez trĂšs sĂ»r que les prĂÂȘtres vigoureux comme moi, et qui n'ont point de femmes, s'abandonnent malgrĂ© eux Ă des excĂšs qui font rougir la nature, aprĂšs quoi ils vont cĂ©lĂ©brer les saints mystĂšres." J'ai beaucoup appris dans la conversation avec cet homme. Il m'a instruit de tous ces mystĂšres de sa religion, qui m'ont tous Ă©tonnĂ©. "Le rĂ©vĂ©rend pĂšre Fa tutto, m'a-t-il dit, est un fripon qui ne croit pas un mot de tout ce qu'il enseigne; pour moi, j'ai des doutes violents; mais je les Ă©carte, je me mets un bandeau sur les yeux, je repousse mes pensĂ©es et je marche comme je puis dans la carriĂšre que je cours. Tous les moines sont rĂ©duits Ă cette alternative ou l'incrĂ©dulitĂ© leur fait dĂ©tester leur profession, ou la stupiditĂ© la leur rend supportable." Croirais-tu bien qu'aprĂšs ces aveux, il m'a proposĂ© de me faire chrĂ©tien? Je lui ai dit "Comment pouvez-vous me prĂ©senter une religion dont vous n'ĂÂȘtes pas persuadĂ© vous-mĂÂȘme, Ă moi qui suis nĂ© dans la plus ancienne religion du monde, Ă moi dont le culte existait cent quinze mille trois cents ans pour le moins, de votre aveu, avant qu'il y eĂ»t des franciscains dans le monde? - Ah! mon cher Indien, m'a-t-il dit, si je pouvais rĂ©ussir Ă vous rendre chrĂ©tien, vous et la belle AdatĂ©, je ferais crever de dĂ©pit ce maraud de dominicain, qui ne croit pas Ă l'immaculĂ©e conception de la Vierge! Vous feriez ma fortune; je pourrais devenir obispo; ce serait une bonne action, et Dieu vous en saurait grĂ©." C'est ainsi, divin Shastasid, que parmi ces barbares d'Europe on trouve des hommes qui sont un composĂ© d'erreur, de faiblesse, de cupiditĂ© et de bĂÂȘtise, et d'autres qui sont des coquins consĂ©quents et endurcis. J'ai fait part de ces conversations Ă Charme des yeux elle a souri de pitiĂ©. Qui l'eĂ»t cru que ce serait dans un vaisseau, en voguant vers les cĂÂŽtes d'Afrique, que nous apprendrions Ă connaĂtre les hommes! SeptiĂšme lettre. D'Amabed Quel beau climat que ces cĂÂŽtes mĂ©ridionales! mais quels vilains habitants! quelles brutes! Plus la nature a fait pour nous, moins nous faisons pour elle. Nul art n'est connu chez tous ces peuples. C'est une grande question parmi eux s'ils son descendus des singes, ou si les singes sont venus d'eux. Nos sages ont dit que l'homme est l'image de Dieu voilĂ une plaisante image de l'Etre Ă©ternel qu'un nez noir Ă©patĂ©, avec peu ou point d'intelligence! Un temps viendra, sans doute, oĂÂč ces animaux sauront bien cultiver la terre, l'embellir par des maisons et par des jardins, et connaĂtre la route des astres. Il faut du temps pour tout. Nous datons, nous autres, notre philosophie de cent quinze mille six cent cinquante-deux ans en vĂ©ritĂ©, sauf le respect que je te dois, je pense que nous nous trompons; il me semble qu'il faut bien plus de temps pour ĂÂȘtre arrivĂ©s au point oĂÂč nous sommes. Mettons seulement vingt mille ans pour inventer un langage tolĂ©rable, autant pour Ă©crire par le moyen d'un alphabet, autant pour la mĂ©tallurgie, autant pour la charrue et la navette, autant pour la navigation; et combien d'autres arts encore exigent-ils de siĂšcles! Les ChaldĂ©ens datent de quatre cent mille ans, et ce n'est pas encore assez. Le capitaine a achetĂ©, sur un rivage qu'on nomme Angola, six nĂšgres qu'on lui a vendus pour le prix courant de six boeufs. Il faut que ce pays-lĂ soit bien plus peuplĂ© que le nĂÂŽtre puisqu'on y vend les hommes si bon marchĂ©. Mais aussi comment une si abondante population s'accorde-t-elle avec tant d'ignorance? Le capitaine a quelques musiciens auprĂšs de lui il leur a ordonnĂ© de jouer de leurs instruments, et aussitĂÂŽt ces pauvres nĂšgres se sont mis Ă danser avec presque autant de justesse que nos Ă©lĂ©phants. Est-il possible qu'aimant la musique ils n'aient pas su inventer le violon, pas mĂÂȘme la musette? Tu me diras, grand Shastasid, que l'industrie des Ă©lĂ©phants mĂÂȘmes n'a pas pu parvenir Ă cet effort, et qu'il faut attendre. A cela je n'ai rien Ă rĂ©pliquer. HuitiĂšme lettre. D'Amabed L'annĂ©e est Ă peine rĂ©volue, et nous voici Ă la vue de Lisbonne, sur le fleuve du Tage, qui depuis longtemps a la rĂ©putation de rouler de l'or dans ses flots. S'il est ainsi, d'oĂÂč vient donc que les Portugais vont en chercher si loin? Tous ces gens d'Europe rĂ©pondent qu'on n'en peut trop avoir. Lisbonne est, comme tu me l'avais dit, la capitale d'un trĂšs petit royaume. C'est la patrie de cet Albuquerque qui nous a fait tant de mal. J'avoue qu'il a quelque chose de grand dans ces Portugais, qui ont subjuguĂ© une partie de nos belles contrĂ©es. Il faut que l'envie d'avoir du poivre donne de l'industrie et du courage. Nous espĂ©rions, Charme des yeux et moi, entrer dans la ville; mais on ne l'a pas permis, parce qu'on dit que nous sommes prisonniers du Vice-Dieu, et que le dominicain Fa tutto, le franciscain aumĂÂŽnier Fa molto, DĂ©ra, AdatĂ© et moi, nous devons tous ĂÂȘtre jugĂ©s Ă Roume. On nous a fait passer tous sur un autre vaisseau qui part pour la ville du Vice-Dieu. Le capitaine est un vieux Espagnol diffĂ©rent en tout du Portugais, qui en usait si poliment avec nous. Il ne parle que par monosyllabes; et encore trĂšs rarement; il porte Ă sa ceinture des grains enfilĂ©s qu'il ne cesse de compter on dit que c'est une grande marque de vertu. DĂ©ra regrette fort l'autre capitaine; elle trouve qu'il Ă©tait bien plus civil. On a remis Ă l'Espagnol une grosse liasse de papiers, pour instruire notre procĂšs en cours de Roume. Un scribe du vaisseau l'a lue Ă haute voix. Il prĂ©tend que le pĂšre Fa tutto sera condamnĂ© Ă ramer dans une des galĂšres du Vice-Dieu, et que l'aumĂÂŽnier Fa molto aura le fouet en arrivant. Tout l'Ă©quipage est de cet avis; le capitaine a serrĂ© les papiers sans rien dire. Nous mettons Ă la voile. Que Brama ait pitiĂ© de nous, et qu'il te comble de ses faveurs! Brama est juste; mais c'est une chose bien singuliĂšre qu'Ă©tant nĂ© sur le rivage du Gange j'aille ĂÂȘtre jugĂ© Ă Roume. On assure pourtant que la mĂÂȘme chose est arrivĂ©e Ă plus d'un Ă©tranger. NeuviĂšme lettre. D'Amabed Rien de nouveau; tout l'Ă©quipage est silencieux et morne comme le capitaine. Tu connais le proverbe indien Tout se conforme aux moeurs du maĂtre. Nous avons passĂ© une mer qui n'a que neuf mille pas de large entre deux montagnes; nous sommes entrĂ©s dans une autre mer semĂ©e d'Ăles. Il y en a une fort singuliĂšre elle est gouvernĂ©e par des religieux chrĂ©tiens qui portent un habit court et un chapeau, et qui font voeu de tuer tous ceux qui portent un bonnet et une robe. Ils doivent aussi faire l'oraison. Nous avons mouillĂ© dans une Ăle plus grande et fort jolie, qu'on nomme Sicile; elle Ă©tait bien plus belle autrefois on parle de villes admirables dont on ne voit plus que les ruines. Elle fut habitĂ©e par des dieux, des dĂ©esses, des gĂ©ants, des hĂ©ros; on y forgeait la foudre. Une dĂ©esse nommĂ©e CĂ©rĂšs la couvrit de riches moissons. Le Vice-Dieu a changĂ© tout cela; on y voit beaucoup de processions et de coupeurs de bourse. DixiĂšme lettre. D'Amabed Enfin nous voici sur la terre sacrĂ©e du Vice-Dieu. J'avais lu dans le livre de l'aumĂÂŽnier que ce pays Ă©tait d'or et d'azur; que les murailles Ă©taient d'Ă©meraudes et de rubis; que les ruisseaux Ă©taient d'huile, les fontaines, de lait, les campagnes couvertes de vignes dont chaque cep produisait cent tonneaux de vin. Peut-ĂÂȘtre trouverons-nous tout cela quand nous serons auprĂšs de Roume. Nous avons abordĂ© avec beaucoup de peine dans un petit port fort incommode, qu'on appelle la citĂ© vieille. Elle tombe en ruines, et est fort bien nommĂ©e. On nous a donnĂ©, pour nous conduire, des charrettes attelĂ©es par des boeufs. Il faut que ces boeufs viennent de loin, car la terre Ă droite et Ă gauche n'est point cultivĂ©e ce ne sont que des marais infects, des bruyĂšres, des landes stĂ©riles. Nous n'avons vu dans le chemin que des gens couverts de la moitiĂ© d'un manteau, sans chemise, qui nous demandaient l'aumĂÂŽne fiĂšrement. Ils ne se nourrissent, nous a-t-on dit, que de petits pains trĂšs plats qu'on leur donne gratis le matin, et ne s'abreuvent que d'eau bĂ©nite. Sans ces troupes de gueux qui font cinq ou six mille pas pour obtenir, par leurs lamentations, la trentiĂšme partie d'une roupie, ce canton serait un dĂ©sert affreux. On nous avertit mĂÂȘme que quiconque y passe la nuit est en danger de mort. Apparemment que Dieu est fĂÂąchĂ© contre son vicaire, puisqu'il lui a donnĂ© un pays qui est le cloaque de la nature. J'apprends que cette contrĂ©e a Ă©tĂ© autrefois trĂšs belle et trĂšs fertile, et qu'elle n'est devenue si misĂ©rable que depuis le temps oĂÂč ces vicaires s'en sont mis en possession. Je t'Ă©cris, sage Shastasid, sur ma charrette, pour me dĂ©sennuyer. AdatĂ© est bien Ă©tonnĂ©e. Je t'Ă©crirai dĂšs que je serai dans Roume. OnziĂšme lettre. D'Amabed Nous y voilĂ , nous y sommes, dans cette ville de Roume. Nous arrivĂÂąmes hier en plein jour, le trois du mois de la brebis, qu'on dit ici le 15 mars 1513. Nous avons d'abord Ă©prouvĂ© tout le contraire de ce que nous attendions. A peine Ă©tions-nous Ă la porte dite de Saint-Pancrace, que nous avons vu deux troupes de spectres, dont l'une est vĂÂȘtue comme notre aumĂÂŽnier, et l'autre comme le pĂšre Fa tutto. Elles avaient chacune une banniĂšre Ă leur tĂÂȘte; et un grand bĂÂąton sur lequel Ă©tait sculptĂ© un homme tout nu, dans la mĂÂȘme attitude que celui de Goa. Elles marchaient deux Ă deux, et chantaient un air Ă faire bĂÂąiller toute une province. Quand cette procession fut parvenue Ă notre charrette, une troupe cria "C'est saint Fa tutto!" l'autre "C'est saint Fa molto!" On baisa leurs robes, le peuple se mit Ă genoux. "Combien avez-vous converti d'Indiens, mon rĂ©vĂ©rend pĂšre? - Quinze mille sept cents, disait l'un - Onze mille neuf cents, disait l'autre. - BĂ©nie soit la vierge Marie!" Tout le monde avait les yeux sur nous, tout le monde nous entourait. "Sont-ce lĂ de vos catĂ©chumĂšnes, mon rĂ©vĂ©rend pĂšre? - Oui, nous les avons baptisĂ©s. - Vraiment ils sont bien jolis. Gloire dans les hauts! Gloire dans les hauts!" Le pĂšre Fa tutto et le pĂšre Fa molto furent conduits, chacun par sa procession, dans une maison magnifique; et pour nous, nous allĂÂąmes Ă l'auberge. Le peuple nous y suivit en criant Cazzo, Cazzo, en nous donnant des bĂ©nĂ©dictions, en nous baisant les mains, en donnant mille Ă©loges Ă ma chĂšre AdatĂ©, Ă DĂ©ra, et Ă moi-mĂÂȘme. Nous ne revenions pas de notre surprise. A peine fĂ»mes-nous dans notre auberge qu'un homme vĂÂȘtu d'une robe violette, accompagnĂ© de deux autres en manteau noir, vint nous fĂ©liciter sur notre arrivĂ©e. La premiĂšre chose qu'il fit fut de nous offrir de l'argent de la part de la Propaganda, si nous en avions besoin. Je ne sais pas ce que c'est que cette propagande. Je lui rĂ©pondis qu'il nous en restait encore avec beaucoup de diamants en effet, j'avais eu le soin de cacher toujours ma bourse et une boĂte de brillants dans mon caleçon. AussitĂÂŽt cet homme se prosterna presque devant moi, et me traita d'excellence. "Son Excellence la signora AdatĂ© n'est-elle pas bien fatiguĂ©e du voyage? Ne va-t-elle pas se coucher? Je crains de l'incommoder, mais je serai toujours Ă ses ordres. Le signor Amabed peut disposer de moi, je lui enverrai un CicĂ©ron qui sera Ă son service; il n'a qu'Ă commander. Veulent-ils tous deux, quand ils seront reposĂ©s, me faire l'honneur de venir prendre le rafraĂchissement chez moi? j'aurai l'honneur de leur envoyer un carrosse." Il faut avouer, mon divin Shastasid, que les Chinois ne sont pas plus polis que cette nation occidentale. Ce seigneur se retira. Nous dormĂmes six heures, la belle AdatĂ© et moi. Quand il fut nuit, le carrosse vint nous prendre. Nous allĂÂąmes chez cet homme civil. Son appartement Ă©tait illuminĂ© et ornĂ© de tableaux bien plus agrĂ©ables que celui de l'homme tout nu que nous avions vu Ă Goa. Une trĂšs nombreuse compagnie nous accabla de caresses, nous admira d'ĂÂȘtre Indiens, nous fĂ©licita d'ĂÂȘtre baptisĂ©s, et nous offrit ses services pour tout le temps que nous voudrions rester Ă Roume. Nous voulions demander justice du pĂšre Fa tutto; on ne nous donna pas le temps d'en parler. Enfin nous fĂ»mes reconduits, Ă©tonnĂ©s, confondus d'un tel accueil et n'y comprenant rien. DouziĂšme lettre. D'Amabed Aujourd'hui nous avons reçu des visites sans nombre, et une princesse de Piombino nous a envoyĂ© deux Ă©cuyers nous prier de venir dĂner chez elle. Nous y sommes allĂ©s dans un Ă©quipage magnifique. L'homme violet s'y est trouvĂ©. J'ai su que c'est un des seigneurs, c'est-Ă -dire un des valets du Vice-Dieu qu'on appelle prĂ©fĂ©rĂ©s, prelati. Rien n'est plus aimable, plus honnĂÂȘte que cette princesse de Piombino. Elle m'a placĂ© Ă table Ă cĂÂŽtĂ© d'elle. Notre rĂ©pugnance Ă manger des pigeons romains et des perdrix l'a fort surprise. Le prĂ©fĂ©rĂ© nous a dit que, puisque nous Ă©tions baptisĂ©s, il fallait manger des perdrix et boire du vin de Montepulciano; que tous les Vice-Dieu en usaient ainsi; que c'Ă©tait la marque essentielle d'un vĂ©ritable chrĂ©tien. La belle AdatĂ© a rĂ©pondu avec sa naĂÂŻvetĂ© ordinaire qu'elle n'Ă©tait pas chrĂ©tienne, qu'elle avait Ă©tĂ© baptisĂ©e dans le Gange. "Eh! mon Dieu! madame, a dit le prĂ©fĂ©rĂ©, dans le Gange, ou dans le Tibre, ou dans un bain, qu'importe? Vous ĂÂȘtes des nĂÂŽtres. Vous avez Ă©tĂ© convertie par le pĂšre Fa tutto; c'est pour nous un honneur que nous ne voulons pas perdre. Voyez quelle supĂ©rioritĂ© notre religion a sur la vĂÂŽtre!" Et aussitĂÂŽt il a couvert nos assiettes d'ailes de gelinottes. La princesse a bu Ă notre santĂ© et Ă notre salut. On nous a pressĂ©s avec tant de grĂÂące, on a dit tant de bons mots, on a Ă©tĂ© si poli, si gai, si sĂ©duisant, qu'enfin, ensorcelĂ©s par le plaisir j'en demande pardon Ă Brama, nous avons fait, AdatĂ© et moi, la meilleure chĂšre du monde, avec un ferme propos de nous laver dans le Gange jusqu'aux oreilles Ă notre retour pour effacer notre pĂ©chĂ©. On n'a pas doutĂ© que nous ne fussions chrĂ©tiens. "Il faut, disait la princesse, que ce pĂšre Fa tutto soit un grand missionnaire. J'ai envie de le prendre pour mon confesseur." Nous rougissions et nous baissions les yeux, ma pauvre femme et moi. De temps en temps la signora AdatĂ© faisait entendre que nous venions pour ĂÂȘtre jugĂ©s par le Vice-Dieu, et qu'elle avait la plus grande envie de le voir. "Il n'y en a point, nous a dit la princesse; il est mort, et on est occupĂ© Ă prĂ©sent Ă en faire un autre. DĂšs qu'il sera fait on vous prĂ©sentera Ă Sa SaintetĂ©. Vous serez tĂ©moin de la plus auguste fĂÂȘte que les hommes puissent jamais voir, et vous en serez le plus bel ornement." AdatĂ© a rĂ©pondu avec esprit; et la princesse s'est prise d'un grand goĂ»t pour elle. Sur la fin du repas nous avons eu une musique qui Ă©tait si j'ose le dire supĂ©rieure Ă celle de BĂ©narĂšs et de MadurĂ©. AprĂšs dĂner, la princesse a fait atteler quatre chars dorĂ©s. Elle nous a fait monter dans le sien. Elle nous a fait voir de beaux Ă©difices, des statues, des peintures. Le soir, on a dansĂ©. Je comparais secrĂštement cette rĂ©ception charmante avec le cul de basse-fosse oĂÂč nous avions Ă©tĂ© renfermĂ©s dans Goa. Et je comprenais Ă peine comment le mĂÂȘme gouvernement, la mĂÂȘme religion pouvaient avoir tant de douceur et d'agrĂ©ment dans Roume, et exercer au loin tant d'horreurs. TreiziĂšme lettre. D'Amabed Tandis que cette ville est partagĂ©e sourdement en petites factions pour Ă©lire un Vice-Dieu, que ces factions, animĂ©es de la plus forte haine, se mĂ©nagent toutes avec une politesse qui ressemble Ă l'amitiĂ©, que le peuple regarde les pĂšres Fa tutto et Fa molto comme les favoris de la DivinitĂ©, qu'on s'empresse autour de nous avec une curiositĂ© respectueuse, je fais, mon cher Shastasid, de profondes rĂ©flexions sur le gouvernement de Roume. Je le compare au repas que nous a donnĂ© la princesse de Piombino. La salle Ă©tait propre, commode, et parĂ©e; l'or et l'argent brillaient sur les buffets; la gaietĂ©, l'esprit et les grĂÂąces animaient les convives; mais, dans les cuisines, le sang et la graisse coulaient; les peaux des quadrupĂšdes, les plumes des oiseaux et leurs entrailles, pĂÂȘle-mĂÂȘle amoncelĂ©es, soulevaient le coeur, et rĂ©pandaient l'infection. Telle est, ce me semble, la cour romaine. Polie et flatteuse chez elle, ailleurs brouillonne et tyrannique. Quand nous disons que nous espĂ©rons avoir justice de Fa tutto, on se met doucement Ă rire; on nous dit que nous sommes trop au-dessus de ces bagatelles, que le gouvernement nous considĂšre trop pour souffrir que nous gardions le souvenir d'une telle facĂ©tie, que les Fa tutto et les Fa molto sont des espĂšces de singes Ă©levĂ©s avec soin pour faire des tours de passe-passe devant le peuple; et on finit par des protestations de respect et d'amitiĂ© pour nous. Quel parti veux-tu que nous prenions, grand Shastasid? Je crois que le plus sage est de rire comme les autres, et d'ĂÂȘtre poli comme eux. Je veux Ă©tudier Roume; elle en vaut la peine. QuatorziĂšme lettre. D'Amabed Il y a un assez grand intervalle entre ma derniĂšre lettre et la prĂ©sente. J'ai lu, j'ai vu, j'ai conservĂ©, j'ai mĂ©ditĂ©. Je te jure qu'il n'y eut jamais sur la terre une contradiction plus Ă©norme qu'entre le gouvernement romain et sa religion. J'en parlais hier Ă un thĂ©ologien du Vice-Dieu. Un thĂ©ologien est, dans cette cour, ce que sont les derniers valets dans une maison ils font la grosse besogne, portent les ordures, et, s'ils y trouvent quelque chiffon qui puisse servir, ils le mettent Ă part pour le besoin. Je lui disais "Votre Dieu est nĂ© dans une Ă©table entre un boeuf et un ĂÂąne; il a Ă©tĂ© Ă©levĂ©, a vĂ©cu, est mort dans la pauvretĂ©; il a ordonnĂ© expressĂ©ment la pauvretĂ© Ă ses disciples; il leur a dĂ©clarĂ© qu'il n'y aurait parmi eux ni premier ni dernier, et que celui qui voudrait commander aux autres les servirait. Cependant je vois ici qu'on fait exactement tout le contraire de ce que veut votre Dieu. Votre culte mĂÂȘme est tout diffĂ©rent du sien. Vous obligez les hommes Ă croire des choses dont il n'a pas dit un seul mot. - Tout cela est vrai, m'a-t-il rĂ©pondu. Notre Dieu n'a pas commandĂ© Ă nos maĂtres formellement de s'enrichir aux dĂ©pens des peuples, et de ravir le bien d'autrui; mais il l'a commandĂ© virtuellement. Il est nĂ© entre un boeuf et un ĂÂąne; mais trois rois sont venus l'adorer dans une Ă©curie. Les boeufs et les ĂÂąnes figurent les peuples que nous enseignons; et les trois rois figurent tous les monarques qui sont Ă nos pieds. Ses disciples Ă©taient dans l'indigence donc nos maĂtres doivent aujourd'hui regorger de richesses. Car, si ces premiers Vice-Dieu n'eurent besoin que d'un Ă©cu, ceux d'aujourd'hui ont un besoin pressant de dix millions d'Ă©cus. Or, ĂÂȘtre pauvre, c'est n'avoir prĂ©cisĂ©ment que le nĂ©cessaire. Donc nos maĂtres, n'ayant pas mĂÂȘme le nĂ©cessaire, accomplissent la loi de la pauvretĂ© Ă la rigueur. Quant aux dogmes, notre Dieu n'Ă©crivit jamais rien, et nous savons Ă©crire donc c'est Ă nous d'Ă©crire les dogmes; aussi les avons-nous fabriquĂ©s avec le temps selon le besoin. Par exemple nous avons fait du mariage le signe visible d'une chose invisible cela fait que tous les procĂšs suscitĂ©s pour cause de mariage ressortissent de tous les coins de l'Europe Ă notre tribunal de Roume, parce que nous seuls pouvons voir les choses invisibles. C'est une source abondante de trĂ©sors qui coule dans notre chambre sacrĂ©e des finances pour Ă©tancher la soif de notre pauvretĂ©." Je lui demandai si la chambre sacrĂ©e n'avait pas encore d'autres ressources. "Nous n'y avons pas manquĂ©, dit-il; nous tirons parti des vivants et des morts. Par exemple, dĂšs qu'une ĂÂąme est trĂ©passĂ©e, nous l'envoyons dans une infirmerie; nous lui faisons prendre mĂ©decine dans l'apothicairerie des ĂÂąmes; et vous ne sauriez croire combien cette apothicairerie nous vaut d'argent. - Comment cela, monsignor? car il me semble que la bourse d'une ĂÂąme est d'ordinaire assez mal garnie. - Cela est vrai, signor; mais elles ont des parents qui sont bien aises de retirer leurs parents morts de l'infirmerie et de les faire placer dans un lieu plus agrĂ©able. Il est triste pour une ĂÂąme de passer toute une Ă©ternitĂ© Ă prendre mĂ©decine. Nous composons avec les vivants ils achĂštent la santĂ© des ĂÂąmes de leurs dĂ©funts parents, les uns plus cher, les autres Ă meilleur compte, selon leurs facultĂ©s. Nous leur dĂ©livrons des billets pour l'apothicairerie. Je vous assure que c'est un de nos meilleurs revenus. - Mais, monsignor, comment ces billets parviennent-ils aux ĂÂąmes?" Il se mit Ă rire. "C'est l'affaire des parents, dit-il; et puis ne vous-ai-je pas dit que nous avons un pouvoir incontestable sur les choses invisibles?" Ce monsignor me paraĂt bien dessalĂ©; je me forme beaucoup avec lui, et je me sens dĂ©jĂ tout autre. QuinziĂšme lettre. D'Amabed Tu dois savoir, mon cher Shastasid, que le CicĂ©ron Ă qui monsignor m'a recommandĂ©, et dont je t'ai dit un mot dans mes prĂ©cĂ©dentes lettres, est un homme fort intelligent qui montre aux Ă©trangers les curiositĂ©s de l'ancienne Roume et de la nouvelle. L'une et l'autre, comme tu le vois, ont commandĂ© aux rois; mais les premiers Romains acquirent leur pouvoir par leur Ă©pĂ©e, et les derniers par leur plume. La discipline militaire donna l'empire aux CĂ©sars, dont tu connais l'histoire; la discipline monastique donne une autre espĂšce d'empire Ă ces Vice-Dieu qu'on appelle Papes. On voit des processions dans la mĂÂȘme place oĂÂč l'on voyait autrefois des triomphes. Les CicĂ©rons expliquent tout cela aux Ă©trangers; ils leur fournissent des livres et des filles. Pour moi, qui ne veux pas faire d'infidĂ©litĂ© Ă ma belle AdatĂ© tout jeune que je suis je me borne aux livres; et j'Ă©tudie principalement la religion du pays, qui me divertit beaucoup. Je lisais avec mon CicĂ©ron l'histoire de la vie du Dieu du pays. Elle est fort extraordinaire. C'Ă©tait un homme qui sĂ©chait des figuiers d'une seule parole, qui changeait l'eau en vin, et qui noyait des cochons. Il avait beaucoup d'ennemis. Tu sais qu'il Ă©tait nĂ© dans une bourgade appartenant Ă l'empereur de Roume. Ses ennemis Ă©taient malins; ils lui demandĂšrent un jour s'ils devaient payer le tribut Ă l'empereur; il leur rĂ©pondit "Rendez au prince ce qui est au prince; mais rendez Ă Dieu ce qui est Ă Dieu." Cette rĂ©ponse me paraĂt sage; nous en parlions, mon CicĂ©ron et moi, lorsque monsignor est entrĂ©. Je lui ai dit beaucoup de bien de son Dieu, et je l'ai priĂ© de m'expliquer comment sa chambre des finances observait ce prĂ©cepte en prenant tout pour elle, et en ne donnant rien Ă l'empereur. Car tu dois savoir que, bien que les Romains aient un Vice-Dieu, ils ont un empereur aussi auquel mĂÂȘme ils donnent le titre de roi des Romains. Voici ce que cet homme trĂšs avisĂ© m'a rĂ©pondu "Il est vrai que nous avons un empereur; mais il ne l'est qu'en peinture. Il est banni de Roume; il n'y a pas seulement une maison; nous le laissons habiter auprĂšs d'un grand fleuve qui est gelĂ© quatre mois de l'annĂ©e, dans un pays dont le langage Ă©corche nos oreilles. Le vĂ©ritable empereur est le pape, puisqu'il rĂšgne dans la capitale de l'empire. Ainsi Rendez Ă l'empereur veut dire Rendez au pape; Rendez Ă Dieu signifie encore Rendez au pape, puisqu'en effet il est Vice-Dieu. Il est seul le maĂtre de tous les coeurs et de toutes les bourses. Si l'autre empereur qui demeure sur un grand fleuve osait seulement dire un mot, alors nous soulĂšverions contre lui tous les habitants des rives du grand fleuve, qui sont pour la plupart de gros corps sans esprit, et nous armerions contre lui les autres rois, qui partageraient avec lui ses dĂ©pouilles." Te voilĂ au fait, divin Shastasid, de l'esprit de Roume. Le pape est en grand ce que le dalaĂÂŻ-lama, est en petit s'il n'est pas immortel comme le lama, il est tout-puissant pendant sa vie, ce qui vaut bien mieux. Si quelquefois on lui rĂ©siste, si on le dĂ©pose, si on lui donne des soufflets, ou si mĂÂȘme on le tue entre les bras de sa maĂtresse, comme il est arrivĂ© quelquefois, ces inconvĂ©nients n'attaquent jamais son divin caractĂšre. On peut lui donner cent coups d'Ă©triviĂšres; mais il faut toujours croire tout ce qu'il dit. Le pape meurt; la papautĂ© est immortelle. Il y a eu trois ou quatre. Vice-Dieu Ă la fois qui disputaient cette place... Alors la divinitĂ© Ă©tait partagĂ©e entre eux chacun en avait sa part; chacun Ă©tait infaillible dans son parti. J'ai demandĂ© Ă monsignor par quel art sa cour est parvenue Ă gouverner toutes les autres cours. "Il faut peu d'art, me dit-il, aux gens d'esprit pour conduire les sots." J'ai voulu savoir si on ne s'Ă©tait jamais rĂ©voltĂ© contre les dĂ©cisions du Vice-Dieu. Il m'a avouĂ© qu'il y avait eu des hommes assez tĂ©mĂ©raires pour lever les yeux; mais qu'on les leur avait crevĂ©s aussitĂÂŽt, ou qu'on avait exterminĂ© ces misĂ©rables, et que ces rĂ©voltes n'avaient jamais servi jusqu'Ă prĂ©sent qu'Ă mieux affermir l'infaillibilitĂ© sur le trĂÂŽne de la vĂ©ritĂ©. On vient enfin de nommer un nouveau Vice-Dieu. Les cloches sonnent, on frappe les tambours, les trompettes Ă©clatent, le canon tire, cent mille voix lui rĂ©pondent. Je t'informerai de tout ce que j'aurai vu. SeiziĂšme lettre. D'Amabed Ce fut le 25 du mois du crocodile, et le 13 de la planĂšte de Mars, comme on dit ici, que des hommes vĂÂȘtus de rouge et inspirĂ©s Ă©lurent l'homme infaillible devant qui je dois ĂÂȘtre jugĂ©, aussi bien que Charme des yeux, en qualitĂ© d'apostata. Ce dieu en terre s'appelle Leone, dixiĂšme du nom. C'est un trĂšs bel homme de trente-quatre Ă trente-cinq ans, et fort aimable; les femmes sont folles de lui. Il Ă©tait attaquĂ© d'un mal immonde qui n'est bien connu encore qu'en Europe, mais dont les Portugais commencent Ă faire part Ă l'Indoustan. On croyait qu'il en mourrait, et c'est pourquoi on l'a Ă©lu, afin que cette sublime place fĂ»t bientĂÂŽt vacante; mais il est guĂ©ri, et il se moque de ceux qui l'ont nommĂ©. Rien n'a Ă©tĂ© si magnifique que son couronnement; il y a dĂ©pensĂ© cinq millions de roupies pour subvenir aux nĂ©cessitĂ©s de son Dieu, qui a Ă©tĂ© si pauvre! Je n'ai pu t'Ă©crire dans le fracas de nos fĂÂȘtes elles se sont succĂ©dĂ© si rapidement, il a fallu passer par tant de plaisirs que le loisir a Ă©tĂ© impossible. Le Vice-Dieu Leone a donnĂ© des divertissements dont tu n'as point d'idĂ©e. Il y en a un surtout, qu'on appelle comĂ©die, qui me plaĂt beaucoup plus que tous les autres ensemble. C'est une reprĂ©sentation de la vie humaine; c'est un tableau vivant les personnages parlent et agissent; ils exposent leurs intĂ©rĂÂȘts; ils dĂ©veloppent leurs passions; ils remuent l'ĂÂąme des spectateurs. La comĂ©die que je vis avant-hier chez le pape est intitulĂ©e La Mandragore. Le sujet de la piĂšce est un jeune homme adroit qui veut coucher avec la femme de son voisin. Il engage avec de l'argent un moine, un Fa tutto ou un Fa molto, Ă sĂ©duire sa maĂtresse et Ă faire tomber son mari dans un piĂšge ridicule. On se moque tout le long de la piĂšce de la religion que l'Europe professe, dont Roume est le centre, et dont le siĂšge papal est le trĂÂŽne. De tels plaisirs te paraĂtront peut-ĂÂȘtre indĂ©cents, mon cher et pieux Shastasid. Charme des yeux en a Ă©tĂ© scandalisĂ©e; mais la comĂ©die est si jolie que le plaisir l'a emportĂ© sur le scandale. Les festins, les bals, les belles cĂ©rĂ©monies de la religion, les danseurs de corde se sont succĂ©dĂ© tour Ă tour sans interruption. Les bals surtout sont fort plaisants. Chaque personne invitĂ©e au bal met un habit Ă©tranger et un visage de carton par-dessus le sien. On tient sous ce dĂ©guisement des propos Ă faire Ă©clater de rire. Pendant les repas il y a toujours une musique trĂšs agrĂ©able; enfin, c'est un enchantement. On m'a contĂ© qu'un Vice-Dieu prĂ©dĂ©cesseur de Leone, nommĂ© Alexandre, sixiĂšme du nom, avait donnĂ© aux noces d'une de ses bĂÂątardes une fĂÂȘte bien plus extraordinaire. Il y fit danser cinquante filles toutes nues. Les bracmanes n'ont jamais instituĂ© de pareilles danses tu vois que chaque pays a ses coutumes. Je t'embrasse avec respect, et je te quitte pour aller danser avec ma belle AdatĂ©. Que Birmah te comble de bĂ©nĂ©dictions. Dix-septiĂšme lettre. D'Amabed Vraiment, mon grand brame, tous les Vice-Dieu n'ont pas Ă©tĂ© si plaisants que celui-ci. C'est un plaisir de vivre sous sa domination. Le dĂ©funt, nommĂ© Jules, Ă©tait d'un caractĂšre diffĂ©rent; c'Ă©tait un vieux soldat turbulent qui aimait la guerre comme un fou; toujours Ă cheval, toujours le casque en tĂÂȘte, distribuant des bĂ©nĂ©dictions et des coups de sabre, attaquant tous ses voisins, damnant leurs ĂÂąmes et tuant leurs corps autant qu'il le pouvait il est mort d'un accĂšs de colĂšre. Quel diable de Vice-Dieu on avait lĂ ! Croirais-tu bien qu'avec un morceau de papier il s'imaginait dĂ©pouiller les rois de leurs royaumes? Il s'avisa de dĂ©trĂÂŽner de cette maniĂšre le roi d'un pays assez beau, qu'on appelle la France. Ce roi Ă©tait un fort bon homme. Il passe ici pour un sot, parce qu'il n'a pas Ă©tĂ© heureux. Ce pauvre prince fut obligĂ© d'assembler un jour les plus savants hommes de son royaume pour leur demander s'il lui Ă©tait permis de se dĂ©fendre contre un Vice-Dieu qui le dĂ©trĂÂŽnait avec du papier. C'est ĂÂȘtre bien bon que de faire une question pareille! J'en tĂ©moignais ma surprise au monsignor violet qui m'a pris en amitiĂ©. "Est-il possible, lui disais-je, qu'on soit si sot en Europe? - J'ai bien peur, me dit-il, que les Vice-Dieu n'abusent tant de la complaisance des hommes qu'Ă la fin ils leur donneront de l'esprit." Il faudra donc qu'il y ait des rĂ©volutions dans la religion de l'Europe. Ce qui te surprendra, docte et pĂ©nĂ©trant Shastasid, c'est qu'il ne s'en fit point sous le Vice-Dieu Alexandre, qui rĂ©gnait avant Jules. Il faisait assassiner, pendre, noyer, empoisonner impunĂ©ment tous les seigneurs ses voisins. Un de ses cinq bĂÂątards fut l'instrument de cette foule de crimes Ă la vue de toute l'Italie. Comment les peuples persistĂšrent-ils dans la religion de ce monstre? c'est celui-lĂ mĂÂȘme qui faisait danser les filles sans aucun ornement superflu. Ses scandales devaient inspirer le mĂ©pris, ses barbaries devaient aiguiser contre lui mille poignards; cependant il vĂ©cut honorĂ© et paisible dans sa cour. La raison en est, Ă mon avis, que les prĂÂȘtres gagnaient Ă tous ses crimes, et que les peuples n'y perdaient rien. DĂšs qu'on vexera trop les peuples, ils briseront leurs liens. Cent coups de bĂ©lier n'ont pu Ă©branler le colosse, un caillou le jettera par terre. C'est ce que disent ici les gens dĂ©liĂ©s qui se piquent de prĂ©voir. Enfin les fĂÂȘtes sont finies; il n'en faut pas trop rien ne lasse, comme les choses extraordinaires devenues communes. Il n'y a que les besoins renaissants qui puissent donner du plaisir tous les jours. Je me recommande Ă tes saintes priĂšres. Dix-huitiĂšme lettre. D'Amabed L'Infaillible nous a voulu voir en particulier, Charme des yeux et moi. Notre monsignor nous a conduits dans son palais. Il nous a fait mettre Ă genoux trois fois. Le Vice-Dieu nous a fait baiser son pied droit en se tenant les cĂÂŽtĂ©s de rire. Il nous a demandĂ© si le pĂšre Fa tutto nous avait convertis, et si en effet nous Ă©tions chrĂ©tiens. Ma femme a rĂ©pondu que le pĂšre Fa tutto Ă©tait un insolent, et le pape s'est mis Ă rire encore plus fort. Il a donnĂ© deux baisers Ă ma femme et Ă moi aussi. Ensuite il nous a fait asseoir Ă cĂÂŽtĂ© de son petit lit de baise-pieds. Il nous a demandĂ© comment on faisait l'amour Ă BĂ©narĂšs, Ă quel ĂÂąge on mariait communĂ©ment les filles, si le grand Brama avait un sĂ©rail. Ma femme rougissait; je rĂ©pondais avec une modestie respectueuse. Ensuite il nous a congĂ©diĂ©s, en nous recommandant le christianisme, en nous embrassant, et en nous donnant de petites claques sur les fesses en signe de bontĂ©. Nous avons rencontrĂ© en sortant les pĂšres Fa tutto et Fa molto, qui nous ont baisĂ© le bas de la robe. Le premier moment, qui commande toujours Ă l'ĂÂąme, nous a fait d'abord reculer avec horreur, ma femme et moi. Mais le violet nous a dit "Vous n'ĂÂȘtes pas encore entiĂšrement formĂ©s; ne manquez pas de faire mille caresses Ă ces bons pĂšres c'est un devoir essentiel dans ce pays-ci d'embrasser ses plus grands ennemis; vous les ferez empoisonner, si vous pouvez, Ă la premiĂšre occasion; mais, en attendant, vous ne pouvez leur marquer trop d'amitiĂ©." Je les embrassai donc, mais Charme des yeux leur fit une rĂ©vĂ©rence fort sĂšche, et Fa tutto la lorgnait du coin de l'oeil en s'inclinant jusqu'Ă terre devant elle. Tout ceci est un enchantement. Nous passons nos jours Ă nous Ă©tonner. En vĂ©ritĂ© je doute que MadurĂ© soit plus agrĂ©able que Roume. Dix-neuviĂšme lettre. D'Amabed Point de justice du pĂšre Fa tutto. Hier notre jeune DĂ©ra s'avisa d'aller le matin, par curiositĂ©, dans un petit temple. Le peuple Ă©tait Ă genoux; un brame du pays, vĂÂȘtu magnifiquement, se courbait sur une table; il tournait le derriĂšre au peuple. On dit qu'il faisait Dieu. DĂšs qu'il eut fait Dieu, il se montra par-devant. DĂ©ra fit un cri, et dit "VoilĂ le coquin qui m'a violĂ©e!" Heureusement, dans l'excĂšs de sa douleur et de sa surprise, elle prononça ces paroles en indien. On m'assure que si le peuple les avait comprises, la canaille se serait jetĂ©e sur elle comme sur une sorciĂšre. Fa tutto lui rĂ©pondit en italien "Ma fille, la grĂÂące de la vierge Marie soit avec vous! parlez plus bas." Elle revint tout Ă©perdue nous conter la chose. Nos amis nous ont conseillĂ© de ne nous jamais plaindre. Il nous ont dit que Fa tutto est un saint et qu'il ne faut jamais mal parler des saints. Que veux-tu! ce qui est fait est fait. Nous prenons en patience tous les agrĂ©ments qu'on nous fait goĂ»ter dans ce pays-ci. Chaque jour nous apprend des choses dont nous ne nous doutions pas. On se forme beaucoup par les voyages. Il est venu Ă la cour de Leone un grand poĂšte; son nom est messer Ariosto il n'aime pas les moines; voici comme il parle d'eux Non sa quel che sia amor, non sa che vaglia La caritade; e quindi avvien che i frati Sono si ingorda e si crudel canaglia. Cela veut dire en indien Modermen sebar eso La te ben sofa meso. Tu sens quelle supĂ©rioritĂ© la langue indienne, qui est si antique, conservera toujours sur tous les jargons nouveaux de l'Europe nous exprimons en quatre mots ce qu'ils ont de la peine Ă faire entendre en dix. Je conçois bien que cet Arioste dise que les moines sont de la canaille; mais je ne sais pourquoi il prĂ©tend qu'ils ne connaissent point l'amour. HĂ©las! nous en savons des nouvelles. Peut-ĂÂȘtre entend-il qu'ils jouissent et qu'ils n'aiment point. VingtiĂšme lettre. D'Amabed Il y a quelques jours, mon cher grand brame, que je ne t'ai Ă©crit. Les empressements dont on nous honore en sont la cause. Notre monsignor nous donna un excellent repas avec deux jeunes gens vĂÂȘtus de rouge de la tĂÂȘte aux pieds. Leur dignitĂ© est cardinal, comme qui dirait gond de porte l'un est le cardinal Sacripante, et l'autre le cardinal Faquinetti. Ils sont les premiers de la terre aprĂšs le Vice-Dieu aussi sont-ils intitulĂ©s vicaires du vicaire. Leur droit, qui est sans doute droit divin, est d'ĂÂȘtre Ă©gaux aux rois et supĂ©rieurs aux princes, et d'avoir surtout d'immenses richesses. Ils mĂ©ritent bien tout cela, vu la grande utilitĂ© dont ils sont au monde. Ces deux gentilshommes, en dĂnant avec nous, proposĂšrent de nous mener passer quelques jours Ă leurs maisons de campagne car c'est Ă qui nous aura. AprĂšs s'ĂÂȘtre disputĂ© la prĂ©fĂ©rence le plus plaisamment du monde, Faquinetti s'est emparĂ© de la belle AdatĂ©, et j'ai Ă©tĂ© le partage de Sacripante, Ă condition qu'ils changeraient le lendemain, et que le troisiĂšme jour nous nous rassemblerions tous quatre. DĂ©ra Ă©tait du voyage. Je ne sais comment te conter ce qui nous est arrivĂ©; je vais pourtant essayer de m'en tirer. Ici finit le manuscrit des lettres d'Amabed. On a cherchĂ© dans toutes les bibliothĂšques de MadurĂ© et de BĂ©narĂšs la suite de ces lettres. Il est sĂ»r qu'elle n'existe pas. Ainsi, supposĂ© que quelque malheureux faussaire imprime jamais le reste des aventures des deux jeunes Indiens, nouvelles Lettres d'Amabed, nouvelles Lettres de Charme des yeux, rĂ©ponses du grand brame Shastasid, le lecteur peut ĂÂȘtre sĂ»r qu'on le trompe et qu'on l'ennuie, comme il est arrivĂ© cent fois en cas pareil. La BĂ©gueule Conte moral Dans ses Ă©crits,... Dans ses Ă©crits, un sage Italien Dit que le mieux est l'ennemi du bien; Non qu'on ne puisse augmenter en prudence, En bontĂ© d'ĂÂąme, en talents, en science; Cherchons le mieux sur ces chapitres-lĂ ; Partout ailleurs Ă©vitons la chimĂšre. Dans son Ă©tat, heureux qui peut se plaire, Vivre Ă sa place, et garder ce qu'il a! La belle ArsĂšne en est la preuve claire. Elle Ă©tait jeune elle avait Ă Paris Un tendre Ă©poux empressĂ© de complaire A son caprice, et souffrant ses mĂ©pris. L'oncle, la soeur, la tante, le beau-pĂšre Ne brillaient pas parmi les beaux esprits; Mais ils Ă©taient d'un fort bon caractĂšre. Dans le logis des amis frĂ©quentaient; Beaucoup d'aisance, une assez bonne chĂšre; Les passe-temps que nos gens connaissaient, Jeu, bal, spectacle et soupers agrĂ©ables, Rendaient ses jours Ă peu prĂšs tolĂ©rables Car vous savez que le bonheur parfait Est inconnu; pour l'homme il n'est pas fait. Madame ArsĂšne Ă©tait fort peu contente De ses plaisirs. Son superbe dĂ©goĂ»t, Dans ses dĂ©dains, fuyait ou blĂÂąmait tout. On l'appelait la belle impertinente. Or admirez la faiblesse des gens Plus elle Ă©tait distraite, indiffĂ©rente, Plus ils tĂÂąchaient, par des soins complaisants, D'apprivoiser son humeur mĂ©prisante; Et plus aussi notre belle abusait De tous les pas que vers elle on faisait. Pour ses amants encor plus intraitable, Aise de plaire, et ne pouvant aimer, Son coeur glacĂ© se laissait consumer Dans le chagrin de ne voir rien d'aimable. D'elle Ă la fin chacun se retira. De courtisans elle avait une liste; Tout prit parti; seule elle demeura Avec l'orgueil, compagnon dur et triste Bouffi, mais sec, ennemi des Ă©bats, Il renfle l'ĂÂąme, et ne la nourrit pas. La dĂ©goĂ»tĂ©e avait eu pour marraine La fĂ©e Aline. On sait que ces esprits Sont mitoyens entre l'espĂšce humaine Et la divine; et monsieur Gabalis Mit par Ă©crit leur histoire certaine. La fĂ©e allait quelquefois au logis De sa filleule, et lui disait "ArsĂšne Es-tu contente Ă la fleur de tes ans? As-tu des goĂ»ts et des amusements? Tu dois mener une assez douce vie." L'autre en deux mots rĂ©pondait "Je m'ennuie." - C'est un grand mal, dit la fĂ©e, et je croi Qu'un beau secret, c'est de vivre chez soi." ArsĂšne enfin conjura son Aline De la tirer de son maudit pays. "Je veux aller Ă la sphĂšre divine Faites-moi voir votre beau paradis; Je ne saurais supporter ma famille, Ni mes amis. J'aime assez ce qui brille, Le beau, le rare; et je ne puis jamais Me trouver bien que dans votre palais; C'est un goĂ»t vif dont je me sens coiffĂ©e. - TrĂšs volontiers", dit l'indulgente fĂ©e. Tout aussitĂÂŽt dans un char lumineux Vers l'orient la belle est transportĂ©e. Le char volait; et notre dĂ©goĂ»tĂ©e, Pour ĂÂȘtre en l'air, se croyait dans les cieux. Elle descend au sĂ©jour magnifique De la marraine. Un immense portique, D'or ciselĂ©, dans un goĂ»t tout nouveau, Lui parut riche et passablement beau; Mais ce n'est rien quand on voit le chĂÂąteau. Pour les jardins, c'est un miracle unique; Marly, Versaille, et leurs petits jets d'eau, N'ont rien auprĂšs qui surprenne et qui pique. La dĂ©daigneuse, Ă cette oeuvre angĂ©lique, Sentit un peu de satisfaction. Aline dit "VoilĂ votre maison; Je vous y laisse un pouvoir despotique, Commandez-y. Toute ma nation ObĂ©ira sans aucune rĂ©plique. J'ai quatre mots Ă dire en AmĂ©rique, Il faut que j'aille y faire quelques tours; Je reviendrai vers vous dans peu de jours. J'espĂšre, au moins, dans ma douce retraite, Vous retrouver l'ĂÂąme un peu satisfaite." Aline part. La belle en libertĂ© Reste et s'arrange au palais enchantĂ©, Commande en reine, ou plutĂÂŽt en dĂ©esse. De cent beautĂ©s une foule s'empresse A prĂ©venir ses moindres volontĂ©s. A-t-elle faim, cent plats sont apportĂ©s; De vrai nectar la cave Ă©tait fournie, Et tous les mets sont de pure ambroisie; Les vases sont du plus fin diamant. Le repas fait, on la mĂšne Ă l'instant Dans les jardins, sur les bords des fontaines, Sur les gazons, respirer les haleines Et les parfums des fleurs et des zĂ©phyrs. Vingt chars brillants de rubis, de saphirs, Pour la porter se prĂ©sentent d'eux-mĂÂȘmes, Comme autrefois les trĂ©pieds de Vulcain Allaient au ciel, par un ressort divin, Offrir leur siĂšge aux majestĂ©s suprĂÂȘmes. De mille oiseaux les doux gazouillements, L'eau qui s'enfuit sur l'argent des rigoles, Ont accordĂ© leurs murmures charmants; Les perroquets rĂ©pĂ©taient ses paroles, Et les Ă©chos les disaient aprĂšs eux. Telle PsychĂ©, par le plus beau des dieux A ses parents avec art enlevĂ©e, Au seul Amour dignement rĂ©servĂ©e, Dans un palais des mortels ignorĂ©, Aux Ă©lĂ©ments commandait Ă son grĂ©. Madame ArsĂšne est encor mieux servie Plus d'agrĂ©ments environnaient sa vie; Plus de beautĂ©s dĂ©coraient son sĂ©jour; Elle avait tout; mais il manquait l'Amour. On lui donna le soir une musique Dont les accords et les accents nouveaux Feraient pĂÂąmer soixante cardinaux. Ces sons vainqueurs allaient au fond des ĂÂąmes; Mais elle vit, non sans Ă©motion, Que pour chanter on n'avait que des femmes, "Dans ce palais point de barbe au menton! A quoi, dit-elle, a pensĂ© ma marraine? Point d'homme ici! Suis-je dans un couvent? Je trouve bon que l'on me serve en reine; Mais sans sujets la grandeur est du vent. J'aime Ă rĂ©gner, sur des hommes s'entend; Ils sont tous nĂ©s pour ramper dans ma chaĂne C'est leur destin, c'est leur premier devoir; Je les mĂ©prise, et je veux en avoir." Ainsi parlait la recluse intraitable; Et cependant les nymphes sur le soir Avec respect ayant servi sa table, On l'endormit au son des instruments. Le lendemain mĂÂȘmes enchantements, MĂÂȘmes festins, pareille sĂ©rĂ©nade; Et le plaisir fut un peu moins piquant. Le lendemain lui parut un peu fade; Le lendemain fut triste et fatigant; Le lendemain lui fut insupportable. Je me souviens du temps trop peu durable OĂÂč je chantais, dans mon heureux printemps, Des lendemains plus doux et plus plaisants. La belle enfin, chaque jour festoyĂ©e, Fut tellement de sa gloire ennuyĂ©e Que, dĂ©testant cet excĂšs de bonheur, Le paradis lui faisait mal au coeur. Se trouvant seule, elle avise une brĂšche A certain mur; et, semblable Ă la flĂšche Qu'on voit partir de la corde d'un arc, Madame saute, et vous franchit le parc. Au mĂÂȘme instant palais, jardins, fontaines, Or, diamants, Ă©meraudes, rubis, Tout disparaĂt Ă ses yeux Ă©baubis; Elle ne voit que les stĂ©riles plaines D'un grand dĂ©sert, et des rochers affreux La dame alors, s'arrachant les cheveux, Demande Ă Dieu pardon de ses sottises. La nuit venait, et dĂ©jĂ ses mains grises Sur la nature Ă©tendaient ses rideaux. Les cris perçants des funĂšbres oiseaux, Les hurlements des ours et des panthĂšres, Font retentir les antres solitaires. Quelle autre fĂ©e, hĂ©las! prendra le soin De secourir ma folle aventuriĂšre? Dans sa dĂ©tresse elle aperçut de loin, A la faveur d'un reste de lumiĂšre, Au coin d'un bois, un vilain charbonnier, Qui s'en allait par un petit sentier, Tout en sifflant, retrouver sa chaumiĂšre. "Qui que tu sois, lui dit la beautĂ© fiĂšre, Vois en pitiĂ© le malheur qui me suit Car je ne sais oĂÂč coucher cette nuit." Quand on a peur, tout orgueil s'humanise. Le noir pataud, la voyant si bien mise, Lui rĂ©pondit "Quel Ă©trange dĂ©mon Vous fait aller dans cet Ă©tat de crise, Pendant la nuit, Ă pied, sans compagnon? Je suis encor trĂšs loin de ma maison. ĂâĄa, donnez-moi votre bras, ma mignonne; On recevra sa petite personne Comme on pourra. J'ai du lard et des oeufs. Toute Française, Ă ce que j'imagine, Sait, bien ou mal, faire un peu de cuisine. Je n'ai qu'un lit; c'est assez pour nous deux." Disant ces mots, le rustre vigoureux D'un gros baiser sur sa bouche Ă©bahie Ferme l'accĂšs Ă tout repartie; Et par avance il veut ĂÂȘtre payĂ© Du nouveau gĂte Ă la belle octroyĂ©. "HĂ©las! hĂ©las! dit la dame affligĂ©e, Il faudra donc qu'ici je sois mangĂ©e D'un charbonnier ou de la dent des loups!" Le dĂ©sespoir, la honte, le courroux L'ont suffoquĂ©e elle est Ă©vanouie. Notre galant la rendait Ă la vie. La fĂ©e arrive, et peut-ĂÂȘtre un peu tard. PrĂ©sente Ă tout, elle Ă©tait Ă l'Ă©cart. "Vous voyez bien, dit-elle Ă sa filleule, Que vous Ă©tiez une franche bĂ©gueule. Ma chĂšre enfant, rien n'est plus pĂ©rilleux Que de quitter le bien pour ĂÂȘtre mieux." La leçon faite, on reconduit ma belle Dans son logis. Tout y changea pour elle En peu de temps, sitĂÂŽt qu'elle changea. Pour son profit elle se corrigea. Sans avoir lu les beaux Moyens de plaire Du sieur Moncrif, et sans livre, elle plut. Que fallait-il Ă son coeur? qu'il voulĂ»t. Elle fut douce, attentive, polie, Vive et prudente, et prit mĂÂȘme en secret Pour charbonnier un jeune amant discret, Et fut alors une femme accomplie. Le Taureau blanc Traduit du syriaque par M. Mamaki, interprĂšte du roi d'Angleterre pour les langues orientales Chapitre premier. Comment la princesse Amaside rencontre un boeuf La jeune princesse Amaside, fille d'Amasis, roi de Tanis en Egypte, se promenait sur le chemin de PĂ©luse avec les dames de sa suite. Elle Ă©tait plongĂ©e dans une tristesse profonde; les larmes coulaient de ses beaux yeux. On sait quel Ă©tait le sujet de sa douleur, et combien elle craignait de dĂ©plaire au roi son pĂšre par sa douleur mĂÂȘme. Le vieillard MambrĂšs, ancien mage et eunuque des pharaons, Ă©tait auprĂšs d'elle, et ne la quittait presque jamais. Il la vit naĂtre, il l'Ă©leva, il lui enseigna tout ce qu'il est permis Ă une belle princesse de savoir des sciences de l'Egypte. L'esprit d'Amaside Ă©galait sa beautĂ©; elle Ă©tait aussi sensible, aussi tendre que charmante, et c'Ă©tait cette sensibilitĂ© qui lui coĂ»tait tant de pleurs. La princesse Ă©tait ĂÂągĂ©e de vingt-quatre ans; le mage MambrĂšs en avait environ treize cents. C'Ă©tait lui, comme on sait, qui avait eu avec le grand MoĂÂŻse cette dispute fameuse dans laquelle la victoire fut longtemps balancĂ©e entre ces deux profonds philosophes. Si MambrĂšs succomba, ce ne fut que par la protection visible des puissances cĂ©lestes, qui favorisĂšrent son rival il fallut des dieux pour vaincre MambrĂšs. Amasis le fit surintendant de la maison de sa fille, et il s'acquittait de cette charge avec sa sagesse ordinaire la belle Amaside l'attendrissait par ses soupirs. "O mon amant! mon jeune et cher amant! s'Ă©criait-elle quelquefois; ĂÂŽ le plus grand des vainqueurs, le plus accompli, le plus beau des hommes! quoi! depuis prĂšs de sept ans tu as disparu de la terre! Quel dieu t'a enlevĂ© Ă ta tendre Amaside? tu n'es point mort, les savants prophĂštes de l'Egypte en conviennent; mais tu es mort pour moi, je suis seule sur la terre, elle est dĂ©serte. Par quel Ă©trange prodige as-tu abandonnĂ© ton trĂÂŽne et ta maĂtresse? Ton trĂÂŽne! il Ă©tait le premier du monde, et c'est peu de chose; mais moi, qui t'adore, ĂÂŽ mon cher Na...!" Elle allait achever. "Tremblez de prononcer ce nom fatal, lui dit le sage MambrĂšs, ancien eunuque et mage des pharaons. Vous seriez peut-ĂÂȘtre dĂ©celĂ©e par quelqu'une de vos dames du palais. Elles vous sont toutes dĂ©vouĂ©es, et toutes les belles dames se font sans doute un mĂ©rite de servir les nobles passions des belles princesses; mais enfin il peut se trouver une indiscrĂšte, et mĂÂȘme Ă toute force une perfide. Vous savez que le roi votre pĂšre, qui d'ailleurs vous aime, a jurĂ© de vous faire couper le cou si vous prononciez ce nom terrible, toujours prĂÂȘt Ă vous Ă©chapper. Pleurez, mais taisez-vous. Cette loi est bien dure, mais vous n'avez pas Ă©tĂ© Ă©levĂ©e dans la sagesse Ă©gyptienne pour ne savoir pas commander Ă votre langue. Songez qu'Harpocrate, l'un de nos plus grands dieux, a toujours le doigt sur la bouche." La belle Amaside pleura, et ne parla plus. Comme elle avançait en silence vers les bords du Nil, elle aperçut de loin, sous un bocage baignĂ© par le fleuve, une vieille femme couverte de lambeaux gris, assise sur un tertre. Elle avait auprĂšs d'elle une ĂÂąnesse, un chien, un bouc. Vis-Ă -vis d'elle Ă©tait un serpent qui n'Ă©tait pas comme les serpents ordinaires, car ses yeux Ă©taient aussi tendres qu'animĂ©s; sa physionomie Ă©tait noble et intĂ©ressante; sa peau brillait des couleurs les plus vives et les plus douces. Un Ă©norme poisson, Ă moitiĂ© plongĂ© dans le fleuve, n'Ă©tait pas la moins Ă©tonnante personne de la compagnie. Il y avait sur une branche un corbeau et un pigeon. Toutes ces crĂ©atures semblaient avoir ensemble une conversation animĂ©e. "HĂ©las! dit la princesse tout bas, ces gens-lĂ parlent sans doute de leurs amours, et il ne m'est pas permis de prononcer le nom de ce que j'aime!" La vieille tenait Ă la main une chaĂne lĂ©gĂšre d'acier, longue de cent brasses, Ă laquelle Ă©tait attachĂ© un taureau qui paissait dans la prairie. Ce taureau Ă©tait blanc, fait au tour, potelĂ©, lĂ©ger mĂÂȘme, ce qui est bien rare. Ses cornes Ă©taient d'ivoire. C'Ă©tait ce qu'on vit jamais de plus beau dans son espĂšce. Celui de PasiphaĂ©, celui dont Jupiter prit la figure pour enlever Europe, n'approchaient pas de ce superbe animal. La charmante gĂ©nisse en laquelle Isis fut changĂ©e aurait Ă peine Ă©tĂ© digne de lui. DĂšs qu'il vit la princesse, il courut vers elle avec la rapiditĂ© d'un jeune cheval arabe qui franchit les vastes plaines et les fleuves de l'antique Saana pour s'approcher de la brillante cavale qui rĂšgne dans son coeur, et qui fait dresser ses oreilles. La vieille faisait ses efforts pour le retenir; le serpent semblait l'Ă©pouvanter par ses sifflements; le chien le suivait et lui mordait ses belles jambes; l'ĂÂąnesse traversait son chemin et lui dĂ©tachait des ruades pour le faire retourner. Le gros poisson remontait le Nil, et, s'Ă©lançant hors de l'eau, menaçait de le dĂ©vorer; le bouc restait immobile et saisi de crainte; le corbeau voltigeait autour de la tĂÂȘte du taureau, comme s'il eĂ»t voulu s'efforcer de lui crever les yeux. La colombe seule l'accompagnait par curiositĂ©, et lui applaudissait par un doux murmure. Un spectacle si extraordinaire rejeta MambrĂšs dans ses sĂ©rieuses pensĂ©es. Cependant le taureau blanc, tirant aprĂšs lui sa chaĂne et la vieille, Ă©tait dĂ©jĂ parvenu auprĂšs de la princesse, qui Ă©tait saisie d'Ă©tonnement et de peur. Il se jette Ă ses pieds, il les baise, il verse des larmes, il la regarde avec des yeux oĂÂč rĂ©gnait un mĂ©lange inouĂÂŻ de douleur et de joie. Il n'osait mugir de peur d'effaroucher la belle Amaside. Il ne pouvait parler. Un faible usage de la voix accordĂ© par le ciel Ă quelques animaux lui Ă©tait interdit, mais toutes ses actions Ă©taient Ă©loquentes. Il plut beaucoup Ă la princesse. Elle sentit qu'un lĂ©ger amusement pouvait suspendre pour quelques moments les chagrins les plus douloureux. "VoilĂ , disait-elle, un animal bien aimable; je voudrais l'avoir dans mon Ă©curie." A ces mots, le taureau plia les quatre genoux, et baisa la terre. "Il m'entend! s'Ă©cria la princesse; il me tĂ©moigne qu'il veut m'appartenir. Ah! divin mage! divin eunuque! donnez-moi cette consolation, achetez ce beau chĂ©rubin; faites le prix avec la vieille, Ă laquelle il appartient sans doute. Je veux que cet animal soit Ă moi; ne me refusez pas cette consolation innocente." Toutes les dames du palais joignirent leurs instances aux priĂšres de la princesse. MambrĂšs se laissa toucher, et alla parler Ă la vieille. Chapitre second. Comment le sage MambrĂšs, ci-devant sorcier de pharaon, reconnut une vieille, et comme il fut reconnu par elle "Madame, lui dit-il, vous savez que les filles, et surtout les princesses, ont besoin de se divertir. La fille du roi est folle de votre taureau; je vous prie de nous le vendre, vous serez payĂ©e argent comptant. - Seigneur, lui rĂ©pondit la vieille, ce prĂ©cieux animal n'est point Ă moi. Je suis chargĂ©e, moi et toutes les bĂÂȘtes que vous avez vues, de le garder avec soin, d'observer toutes ses dĂ©marches et d'en rendre compte. Dieu me prĂ©serve de vouloir jamais vendre cet animal impayable!" MambrĂšs, Ă ce discours, se sentit Ă©clairĂ© de quelques traits d'une lumiĂšre confuse qu'il ne dĂ©mĂÂȘlait pas encore. Il regarda la vieille au manteau gris avec plus d'attention "Respectable dame, lui dit-il, ou je me trompe, ou je vous ai vue autrefois. - Je ne me trompe pas, rĂ©pondit la vieille, je vous ai vu, seigneur, il y a sept cents ans, dans un voyage que je fis de Syrie en Egypte, quelques mois aprĂšs la destruction de Troie, lorsque Hiram rĂ©gnait Ă Tyr, et NĂ©phel KerĂšs sur l'antique Egypte. - Ah! madame, s'Ă©cria le vieillard, vous ĂÂȘtes l'auguste pythonisse d'Endor. - Et vous, seigneur, lui dit la pythonisse en l'embrassant, vous ĂÂȘtes le grand MambrĂšs d'Egypte. - O rencontre imprĂ©vue! jour mĂ©morable! dĂ©crets Ă©ternels! dit MambrĂšs. Ce n'est pas, sans doute, sans un ordre de la Providence universelle que nous nous retrouvons dans cette prairie sur les rivages du Nil, prĂšs de la superbe ville de Tanis. Quoi! c'est vous, madame, qui ĂÂȘtes si fameuse sur les bords de votre petit Jourdain, et la premiĂšre personne du monde pour faire venir des ombres! - Quoi! c'est vous, Seigneur, qui ĂÂȘtes si fameux pour changer les baguettes en serpents, le jour en tĂ©nĂšbres, et les riviĂšres en sang! - Oui, madame; mais mon grand ĂÂąge affaiblit une partie de mes lumiĂšres et de ma puissance. J'ignore d'oĂÂč vient ce beau taureau blanc, et qui sont ces animaux qui veillent avec vous autour de lui." La vieille se recueillit, leva les yeux au ciel, puis rĂ©pondit en ces termes "Mon cher MambrĂšs, nous sommes de la mĂÂȘme profession; mais il m'est expressĂ©ment dĂ©fendu de vous dire quel est ce taureau. Je puis vous satisfaire sur les autres animaux. Vous les reconnaĂtrez aisĂ©ment aux marques qui les caractĂ©risent. Le serpent est celui qui persuada Eve de manger une pomme, et d'en faire manger Ă son mari. L'ĂÂąnesse est celle qui parla dans un chemin creux Ă Balaam, votre contemporain. Le poisson qui a toujours sa tĂÂȘte hors de l'eau est celui qui avala Jonas il y a quelques annĂ©es. Ce chien est celui qui suivit l'ange RaphaĂl et le jeune Tobie dans le voyage qu'ils firent Ă RagĂšs en MĂ©die, du temps du grand Salmanazar. Ce bouc est celui qui expie tous les pĂ©chĂ©s d'une nation. Ce corbeau et ce pigeon sont ceux qui Ă©taient dans l'arche de NoĂ©, grand Ă©vĂ©nement, catastrophe universelle que presque toute la terre ignore encore. Vous voilĂ au fait. Mais pour le taureau, vous n'en saurez rien." MambrĂšs Ă©coutait avec respect. Puis il dit "L'Eternel rĂ©vĂšle ce qu'il veut et Ă qui il veut, illustre pythonisse. Toutes ces bĂÂȘtes, qui sont commises avec vous Ă la garde du taureau blanc, ne sont connues que de votre gĂ©nĂ©reuse et agrĂ©able nation, qui est elle-mĂÂȘme inconnue Ă presque tout le monde. Les merveilles que vous et les vĂÂŽtres, et moi et les miens, nous avons opĂ©rĂ©es, seront un jour un grand sujet de doute et de scandale pour les faux sages. Heureusement elles trouveront croyance chez les sages vĂ©ritables qui seront soumis aux voyants dans une petite partie du monde, et c'est tout ce qu'il faut." Comme il prononçait ces paroles, la princesse le tira par la manche, et lui dit "MambrĂšs, est-ce que vous ne m'achĂšterez pas mon taureau?" Le mage, plongĂ© dans une rĂÂȘverie profonde, ne rĂ©pondit rien; et Amaside versa des larmes. Elle s'adressa alors elle-mĂÂȘme Ă la vieille, et lui dit "Ma bonne, je vous conjure par tout ce que vous avez de plus cher au monde, par votre pĂšre, par votre mĂšre, par votre nourrice, qui sans doute vivent encore, de me vendre non seulement votre taureau, mais aussi votre pigeon, qui lui paraĂt fort affectionnĂ©. Pour vos autres bĂÂȘtes, je n'en veux point; mais je suis fille Ă tomber malade de vapeurs si vous ne me vendez ce charmant taureau blanc, qui fera toute la douceur de ma vie." La vieille lui baisa respectueusement les franges de sa robe de gaze, et lui dit "Princesse, mon taureau n'est point Ă vendre, votre illustre mage en est instruit. Tout ce que je pourrais faire pour votre service, ce serait de le mener paĂtre tous les jours prĂšs de votre palais; vous pourriez le caresser, lui donner des biscuits, le faire danser Ă votre aise. Mais il faut qu'il soit continuellement sous les yeux de toutes les bĂÂȘtes qui m'accompagnent, et qui sont chargĂ©es de sa garde. S'il ne veut point s'Ă©chapper, elles ne lui feront point de mal; mais s'il essaye encore de rompre sa chaĂne, comme il a fait dĂšs qu'il vous a vue, malheur Ă lui! je ne rĂ©pondrais pas de sa vie. Ce gros poisson que vous voyez l'avalerait infailliblement, et le garderait plus de trois jours dans son ventre; ou bien ce serpent, qui vous a paru peut-ĂÂȘtre assez doux et assez aimable, lui pourrait faire une piqĂ»re mortelle." Le taureau blanc, qui entendait Ă merveille tout ce que disait la vieille, mais qui ne pouvait parler, accepta toutes ses propositions d'un air soumis. Il se coucha Ă ses pieds, mugit doucement; et, regardant Amaside avec tendresse, il semblait lui dire "Venez me voir quelquefois sur l'herbe." Le serpent prit alors la parole, et dit "Princesse, je vous conseille de faire aveuglĂ©ment tout ce que mademoiselle d'Endor vient de vous dire." L'ĂÂąnesse dit aussi son mot, et fut de l'avis du serpent. Amaside Ă©tait affligĂ©e que ce serpent et cette ĂÂąnesse parlassent si bien, et qu'un beau taureau, qui avait les sentiments si nobles et si tendres, ne pĂ»t les exprimer. "HĂ©las! rien n'est plus commun Ă la cour, disait-elle tout bas; on y voit tous les jours de beaux seigneurs qui n'ont point de conversation, et des malotrus qui parlent avec assurance. - Ce serpent n'est point un malotru, dit MambrĂšs; ne vous y trompez pas. C'est peut-ĂÂȘtre la personne de la plus grande considĂ©ration." Le jour baissait; la princesse fut obligĂ©e de s'en retourner, aprĂšs avoir bien promis de revenir le lendemain Ă la mĂÂȘme heure. Ses dames du palais Ă©taient Ă©merveillĂ©es, et ne comprenaient rien Ă ce qu'elles avaient vu et entendu. MambrĂšs faisait ses rĂ©flexions. La princesse, songeant que le serpent avait appelĂ© la vieille mademoiselle, conclut au hasard qu'elle Ă©tait pucelle, et sentit quelque affliction de l'ĂÂȘtre encore. Affliction respectable, qu'elle cachait avec autant de scrupule que le nom de son amant. Chapitre troisiĂšme. Comment la belle Amaside eut un secret entretien avec un beau serpent La belle princesse recommanda le secret Ă ses dames sur ce qu'elles avaient vu. Elles le promirent toutes et en effet le gardĂšrent un jour entier. On peut croire qu'Amaside dormit peu cette nuit. Un charme inexplicable lui rappelait sans cesse l'idĂ©e de son beau taureau. DĂšs qu'elle put ĂÂȘtre en libertĂ© avec son sage MambrĂšs, elle lui dit "O sage! cet animal me tourne la tĂÂȘte. - Il occupe beaucoup la mienne, dit MambrĂšs. Je vois clairement que ce chĂ©rubin est fort au-dessus de son espĂšce. Je vois qu'il y a lĂ un grand mystĂšre, mais je crains un Ă©vĂ©nement funeste. Votre pĂšre Amasis est violent et soupçonneux; toute cette affaire exige que vous vous conduisiez avec la plus grande prudence. - Ah! dit la princesse, j'ai trop de curiositĂ© pour ĂÂȘtre prudente; c'est la seule passion qui puisse se joindre dans mon coeur Ă celle qui me dĂ©vore pour l'amant que j'ai perdu. Quoi! ne pourrai-je savoir ce que c'est que ce taureau blanc qui excite dans moi un trouble si inouĂÂŻ? - Madame, lui rĂ©pondit MambrĂšs, je vous ai avouĂ© dĂ©jĂ que ma science baisse Ă mesure que mon ĂÂąge avance; mais je me trompe fort, ou le serpent est instruit de ce que vous avez tant d'envie de savoir. Il a de l'esprit, il s'explique en bons termes, il est accoutumĂ© depuis longtemps Ă se mĂÂȘler des affaires des dames. - Ah! sans doute, dit Amaside, c'est ce beau serpent de l'Egypte, qui, en se mettant la queue dans la bouche, est le symbole de l'Ă©ternitĂ©, qui Ă©claire le monde dĂšs qu'il ouvre les yeux, et qui l'obscurcit dĂšs qu'il les ferme. - Non, madame. - C'est donc le serpent d'Esculape? - Encore moins. - C'est peut-ĂÂȘtre Jupiter sous la forme d'un serpent? - Point du tout. - Ah! je vois, c'est votre baguette, que vous changeĂÂątes autrefois en serpent? - Non, vous dis-je, madame; mais tous ces serpents-lĂ sont de la mĂÂȘme famille. Celui-lĂ a beaucoup de rĂ©putation dans son pays il y passe pour le plus habile serpent qu'on ait jamais vu. Adressez-vous Ă lui. Toutefois je vous avertis que c'est une entreprise fort dangereuse. Si j'Ă©tais Ă votre place, je laisserais lĂ le taureau, l'ĂÂąnesse, le serpent, le poisson, le chien, le bouc, le corbeau, et la colombe. Mais la passion vous emporte; tout ce que je puis faire est d'en avoir pitiĂ©, et de trembler." La princesse le conjura de lui procurer un tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte avec le serpent. MambrĂšs, qui Ă©tait bon, y consentit; et, en rĂ©flĂ©chissant toujours profondĂ©ment, il alla trouver sa pythonisse. Il lui exposa la fantaisie de sa princesse avec tant d'insinuation qu'il la persuada. La vieille lui dit donc qu'Amaside Ă©tait la maĂtresse; que le serpent savait trĂšs bien vivre, qu'il Ă©tait fort poli avec les dames; qu'il ne demandait pas mieux que de les obliger, et qu'il se trouverait au rendez-vous. Le vieux mage revint apporter Ă la princesse cette bonne nouvelle; mais il craignait encore quelque malheur, et faisait toujours ses rĂ©flexions. "Vous voulez parler au serpent, madame; ce sera quand il plaira Ă Votre Altesse. Souvenez-vous qu'il faut beaucoup le flatter, car tout animal est pĂ©tri d'amour-propre, et surtout lui. On dit mĂÂȘme qu'il fut chassĂ© autrefois d'un beau lieu pour son excĂšs d'orgueil. - Je ne l'ai jamais ouĂÂŻ dire, repartit la princesse. - Je le crois bien, reprit le vieillard." Alors il lui apprit tous les bruits qui avaient couru sur ce serpent si fameux. "Mais, madame, quelque aventure singuliĂšre qui lui soit arrivĂ©e, vous ne pouvez arracher son secret qu'en le flattant. Il passe dans un pays voisin pour avoir jouĂ© autrefois un tour pendable aux femmes; il est juste qu'Ă son tour une femme le sĂ©duise. - J'y ferai mon possible", dit la princesse. Elle partit donc avec ses dames du palais et le bon mage eunuque. La vieille alors faisait paĂtre le taureau blanc assez loin. MambrĂšs laissa Amaside en libertĂ©, et alla entretenir sa pythonisse. La dame d'honneur causa avec l'ĂÂąnesse; les dames de compagnie s'amusĂšrent avec le bouc, le chien, le corbeau, et la colombe; pour le gros poisson, qui faisait peur Ă tout le monde, il se replongea dans le Nil par ordre de la vieille. Le serpent alla aussitĂÂŽt au-devant de la belle Amaside dans le bocage, et il eurent ensemble cette conversation Le serpent Vous ne sauriez croire combien je suis flattĂ©, madame, de l'honneur que Votre Altesse daigne me faire. La princesse Monsieur, votre grande rĂ©putation, la finesse de votre physionomie et le brillant de vos yeux m'ont aisĂ©ment dĂ©terminĂ©e Ă rechercher ce tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte. Je sais, par la voix publique si elle n'est point trompeuse, que vous avez Ă©tĂ© un grand seigneur dans le ciel empyrĂ©e. Le serpent Il est vrai, madame, que j'y avais une place assez distinguĂ©e. On prĂ©tend que je suis un favori disgraciĂ© c'est un bruit qui a couru d'abord dans l'Inde. Les bracmanes sont les premiers qui ont donnĂ© une longue histoire de mes aventures. Je ne doute pas que des poĂštes du Nord n'en fassent un jour un poĂšme Ă©pique bien bizarre, car, en vĂ©ritĂ©, c'est tout ce qu'on en peut faire. Mais je ne suis pas tellement dĂ©chu que je n'aie encore dans ce globe-ci un domaine trĂšs considĂ©rable. J'oserais presque dire que toute la terre m'appartient. La princesse Je le crois, monsieur, car on dit que vous avez le talent de persuader tout ce que vous voulez, et c'est rĂ©gner que de plaire. Le serpent J'Ă©prouve, madame, en vous voyant et en vous Ă©coutant, que vous avez sur moi cet empire qu'on m'attribue sur tant d'autres ĂÂąmes. La princesse Vous ĂÂȘtes, je le crois, un aimable vainqueur. On prĂ©tend que vous avez subjuguĂ© bien des dames, et que vous commençĂÂątes par notre mĂšre commune, dont j'ai oubliĂ© le nom. Le serpent On me fait tort je lui donnai le meilleur conseil du monde. Elle m'honorait de sa confiance. Mon avis fut qu'elle et son mari devaient se gorger du fruit de l'arbre de la science. Je crus plaire en cela au maĂtre des choses. Un arbre si nĂ©cessaire au genre humain ne me paraissait pas plantĂ© pour ĂÂȘtre inutile. Le maĂtre aurait-il voulu ĂÂȘtre servi par des ignorants et des idiots? L'esprit n'est-il pas fait pour s'Ă©clairer, pour se perfectionner? Ne faut-il pas connaĂtre le bien et le mal pour faire l'un et pour Ă©viter l'autre? Certainement on me devait des remerciements. La princesse Cependant on dit qu'il vous en arriva mal. C'est apparemment depuis ce temps-lĂ que tant de ministres ont Ă©tĂ© punis d'avoir donnĂ© de bons conseils, et que tant de vrais savants et de grands gĂ©nies ont Ă©tĂ© persĂ©cutĂ©s pour avoir Ă©crit des choses utiles au genre humain. Le serpent Ce sont apparemment mes ennemis, madame, qui vous ont fait ces contes. Ils vont criant que je suis mal en cour. Une preuve que j'y ai un trĂšs grand crĂ©dit, c'est qu'eux-mĂÂȘmes avouent que j'entrai dans le conseil quand il fut question d'Ă©prouver le bonhomme Job, et que j'y fus encore appelĂ© quand on y prit la rĂ©solution de tromper un certain roitelet nommĂ© Achab ce fut moi seul qu'on chargea de cette noble commission. La princesse Ah! monsieur, je ne crois pas que vous soyez fait pour tromper. Mais, puisque vous ĂÂȘtes toujours dans le ministĂšre, puis-je vous demander une grĂÂące? J'espĂšre qu'un seigneur si aimable ne me refusera pas. Le serpent Madame, vos priĂšres sont des lois. Qu'ordonnez-vous? La princesse Je vous conjure de me dire ce que c'est que ce beau taureau blanc pour qui j'Ă©prouve dans moi des sentiments incomprĂ©hensibles, qui m'attendrissent, et qui m'Ă©pouvantent. On m'a dit que vous daigneriez m'en instruire. Le serpent Madame, la curiositĂ© est nĂ©cessaire Ă la nature humaine, et surtout Ă votre aimable sexe sans elle on croupirait dans la plus honteuse ignorance. J'ai toujours satisfait, autant que je l'ai pu, la curiositĂ© des dames. On m'accuse de n'avoir eu cette complaisance que pour faire dĂ©pit au maĂtre des choses. Je vous jure que mon seul but serait de vous obliger; mais la vieille a dĂ» vous avertir qu'il y a quelque danger pour vous dans la rĂ©vĂ©lation de ce secret. La princesse Ah! c'est ce qui me rend encore plus curieuse. Le serpent Je reconnais lĂ toutes les belles dames Ă qui j'ai rendu service. La princesse Si vous ĂÂȘtes sensible, si tous les ĂÂȘtres se doivent des secours mutuels, si vous avez pitiĂ© d'une infortunĂ©e, ne me refusez pas. Le serpent Vous me fendez le coeur; il faut vous satisfaire; mais ne m'interrompez pas. La princesse Je vous le promets. Le serpent Il y avait un jeune roi, beau, fait Ă peindre, amoureux, aimĂ©... La princesse Un jeune roi! beau, fait Ă peindre, amoureux, aimĂ©! et de qui? et quel Ă©tait ce roi? quel ĂÂąge avait-il? qu'est-il devenu? oĂÂč est-il? oĂÂč est son royaume? quel est son nom? Le serpent Ne voilĂ -t-il pas que vous m'interrompez, quand j'ai commencĂ© Ă peine. Prenez garde si vous n'avez pas plus de pouvoir sur vous-mĂÂȘme, vous ĂÂȘtes perdue. La princesse Ah! pardon, monsieur, cette indiscrĂ©tion ne m'arrivera plus; continuez, de grĂÂące. Le serpent Ce grand roi, le plus aimable et le plus valeureux des hommes, victorieux partout oĂÂč il avait portĂ© ses armes, rĂÂȘvait souvent en dormant; et, quand il oubliait ses rĂÂȘves, il voulait que ses mages s'en ressouvinssent, et qu'ils lui apprissent ce qu'il avait rĂÂȘvĂ©, sans quoi il les faisait tous pendre, car rien n'est plus juste. Or il y a bientĂÂŽt sept ans qu'il songea un beau songe dont il perdit la mĂ©moire en se rĂ©veillant; et un jeune Juif, plein d'expĂ©rience, lui ayant expliquĂ© son rĂÂȘve, cet aimable roi fut soudain changĂ© en boeuf; car... La princesse Ah! c'est mon cher Nabu...Elle ne put achever; elle tomba Ă©vanouie. MambrĂšs, qui Ă©coutait de loin, la vit tomber, et la crut morte. Chapitre quatriĂšme. Comment on voulut sacrifier le boeuf et exorciser la princesse Comment on voulut sacrifier le boeuf et exorciser la princesse MambrĂšs court Ă elle en pleurant. Le serpent est attendri il ne peut pleurer, mais il siffle d'un ton lugubre; il crie "Elle est morte!" L'ĂÂąnesse rĂ©pĂšte "Elle est morte!" Le corbeau le redit; tous les autres animaux paraissent saisis de douleur, exceptĂ© le poisson de Jonas, qui a toujours Ă©tĂ© impitoyable. La dame d'honneur, les dames du palais, arrivent et s'arrachent les cheveux. Le taureau blanc, qui paissait au loin, et qui entend leurs clameurs, court au bosquet, et entraĂne la vieille avec lui en poussant des mugissements dont les Ă©chos retentissent. En vain toutes les dames versaient sur Amaside expirante leurs flacons d'eau de rose, d'oeillet, de myrte, de benjoin, de baume de la Mecque, de cannelle, d'amomon, de gĂ©rofle, de muscade, d'ambre gris. Elle n'avait donnĂ© aucun signe de vie; mais, dĂšs qu'elle sentit le beau taureau blanc Ă ses cĂÂŽtĂ©s, elle revint Ă elle plus fraĂche, plus belle, plus animĂ©e que jamais. Elle donna cent baisers Ă cet animal charmant, qui penchait languissamment sa tĂÂȘte sur son sein d'albĂÂątre. Elle l'appelle "Mon maĂtre, mon roi, mon coeur, ma vie." Elle passe ses bras d'ivoire autour de ce cou plus blanc que la neige. La paille lĂ©gĂšre s'attache moins fortement Ă l'ambre, la vigne Ă l'ormeau, le lierre au chĂÂȘne. On entendait le doux murmure de ses soupirs; on voyait ses yeux, tantĂÂŽt Ă©tincelants d'une tendre flamme, tantĂÂŽt offusquĂ©s par ces larmes prĂ©cieuses que l'amour fait rĂ©pandre. On peut juger dans quelle surprise la dame d'honneur d'Amaside et les dames de compagnie Ă©taient plongĂ©es. DĂšs qu'elles furent rentrĂ©es au palais, elles racontĂšrent toutes Ă leurs amants cette aventure Ă©trange, et chacune avec des circonstances diffĂ©rentes, qui en augmentaient la singularitĂ©, et qui contribuent toujours Ă la variĂ©tĂ© de toues les histoires. DĂšs qu'Amasis, roi de Tanis, en fut informĂ©, son coeur royal fut saisi d'une juste colĂšre. Tel fut le courroux de Minos quand il sut que sa fille PasiphaĂ© prodiguait ses tendres faveurs au pĂšre du minotaure. Ainsi frĂ©mit Junon lorsqu'elle vit Jupiter son Ă©poux caresser la belle vache Io, fille du fleuve Inachus. Amasis fit enfermer la belle Amaside dans sa chambre, et mit une garde d'eunuques noirs Ă sa porte; puis il assembla son conseil secret. Le grand mage MambrĂšs y prĂ©sidait, mais il n'avait plus le mĂÂȘme crĂ©dit qu'autrefois. Tous les ministres d'Etat conclurent que le taureau blanc Ă©tait un sorcier. C'Ă©tait tout le contraire il Ă©tait ensorcelĂ©; mais on se trompe toujours Ă la cour dans ces affaires dĂ©licates. On conclut Ă la pluralitĂ© des voix qu'il fallait exorciser la princesse, et sacrifier le taureau blanc et la vieille. Le sage MambrĂšs ne voulut point choquer l'opinion du roi et du conseil. C'Ă©tait Ă lui qu'appartenait le droit de faire les exorcismes; il pouvait les diffĂ©rer sous un prĂ©texte trĂšs plausible. Le Dieu Apis venait de mourir Ă Memphis. Un dieu boeuf meurt comme un autre. Il n'Ă©tait permis d'exorciser personne en Egypte jusqu'Ă ce qu'on eĂ»t trouvĂ© un autre boeuf qui pĂ»t remplacer le dĂ©funt. Il fut donc arrĂÂȘtĂ© dans le conseil qu'on attendrait la nomination qu'on devait faire du nouveau dieu Ă Memphis. Le bon vieillard MambrĂšs sentait Ă quel pĂ©ril sa chĂšre princesse Ă©tait exposĂ©e il voyait quel Ă©tait son amant. Les syllabes Nabu, qui lui Ă©taient Ă©chappĂ©es, avaient dĂ©celĂ© tout le mystĂšre aux yeux de ce sage. La dynastie de Memphis appartenait alors aux Babyloniens ils conservaient ce reste de leurs conquĂÂȘtes passĂ©es, qu'ils avaient faites sous le plus grand roi du monde, dont Amasis Ă©tait l'ennemi mortel. MambrĂšs avait besoin de toute sa sagesse pour se bien conduire parmi tant de difficultĂ©s. Si le roi Amasis dĂ©couvrait l'amant de sa fille, elle Ă©tait morte il l'avait jurĂ©. Le grand, le jeune, le beau roi dont elle Ă©tait Ă©prise avait dĂ©trĂÂŽnĂ© son pĂšre, qui n'avait repris son royaume de Tanis que depuis prĂšs de sept ans qu'on ne savait ce qu'Ă©tait devenu l'adorable monarque, le vainqueur et l'idole des nations, le tendre et gĂ©nĂ©reux amant de la charmante Amaside. Mais aussi, en sacrifiant le taureau, on faisait mourir infailliblement la belle Amaside de douleur. Que pouvait faire MambrĂšs dans des circonstances si Ă©pineuses? Il va trouver sa chĂšre nourrissonne au sortir du conseil, et lui dit "Ma belle enfant, je vous servirai; mais je vous le rĂ©pĂšte, on vous coupera le cou si vous prononcez jamais le nom de votre amant. - Ah! que m'importe mon cou, dit la belle Amaside, si je ne puis embrasser celui de Nabucho!... Mon pĂšre est un bien mĂ©chant homme! Non seulement il refusa de me donner au beau prince que j'idolĂÂątre, mais il lui dĂ©clara la guerre; et, quand il a Ă©tĂ© vaincu par mon amant, il a trouvĂ© le secret de le changer en boeuf. A-t-on jamais vu une malice plus effroyable? Si mon pĂšre n'Ă©tait pas mon pĂšre, je ne sais ce que je lui ferais. - Ce n'est pas votre pĂšre qui lui a jouĂ© ce cruel tour, dit le sage MambrĂšs, c'est un Palestin, un de nos anciens ennemis, un habitant d'un petit pays compris dans la foule des Etats que votre auguste amant a domptĂ©s pour les policer. Ces mĂ©tamorphoses ne doivent point vous surprendre; vous savez que j'en faisais autrefois de plus belles rien n'Ă©tait plus commun alors que ces changements qui Ă©tonnent aujourd'hui les sages. L'histoire vĂ©ritable que nous avons lue ensemble nous a enseignĂ© que Lycaon, roi d'Arcadie, fut changĂ© en loup. La belle Callisto, sa fille, fut changĂ©e en ourse; Io, fille d'Inachus, notre vĂ©nĂ©rable Isis, en vache; DaphnĂ©, en laurier; Syrinx, en flĂ»te. La belle Edith, femme de Loth, le meilleur, le plus tendre pĂšre qu'on ait jamais vu, n'est-elle pas devenue dans notre voisinage une grande statue de sel trĂšs belle et trĂšs piquante, qui a conservĂ© toutes les marques de son sexe, et qui a rĂ©guliĂšrement ses ordinaires chaque mois, comme l'attestent les grands hommes qui l'ont vue? J'ai Ă©tĂ© tĂ©moin de ce changement dans ma jeunesse. J'ai vu cinq puissantes villes, dans le sĂ©jour du monde le plus sec et le plus aride, transformĂ©es tout Ă coup en un beau lac. On ne marchait dans mon jeune temps que sur des mĂ©tamorphoses. "Enfin madame, si les exemples peuvent adoucir votre peine, souvenez-vous que VĂ©nus a changĂ© les CĂ©rastes en boeufs. - Je le sais, dit la malheureuse princesse, mais les exemples consolent-ils? Si mon amant Ă©tait mort; me consolerais-je par l'idĂ©e que tous les hommes meurent? - Votre peine peut finir, dit le sage; et puisque votre tendre amant est devenu boeuf, vous voyez bien que de boeuf il peut devenir homme. Pour moi, il faudrait que je fusse changĂ© en tigre ou en crocodile, si je n'employais pas le peu de pouvoir qui me reste pour le service d'une princesse digne des adorations de la terre, pour la belle Amaside, que j'ai Ă©levĂ©e sur mes genoux, et que sa fatale destinĂ©e met Ă des Ă©preuves si cruelles." Chapitre cinquiĂšme. Comme le sage MambrĂšs se conduisit sagement Le divin MambrĂšs ayant dit Ă la princesse tout ce qu'il fallait pour la consoler, et ne l'ayant point consolĂ©e, courut aussitĂÂŽt Ă la vieille "Ma camarade, lui dit-il, notre mĂ©tier est beau, mais il est bien dangereux; vous courez risque d'ĂÂȘtre pendue, et votre boeuf d'ĂÂȘtre brĂ»lĂ©, ou noyĂ©, ou mangĂ©. Je ne sais pas ce qu'on fera de vos autres bĂÂȘtes, car, tout prophĂšte que je suis, je sais bien peu de choses; mais cachez soigneusement le serpent et le poisson; que l'un ne mette pas la tĂÂȘte hors de l'eau, et que l'autre ne sorte pas de son trou. Je placerai le boeuf dans une de mes Ă©curies Ă la campagne; vous y serez avec lui, puisque vous dites qu'il ne vous est pas permis de l'abandonner. Le bouc Ă©missaire pourra dans l'occasion servir d'expiatoire; nous l'enverrons dans le dĂ©sert chargĂ© des pĂ©chĂ©s de la troupe; il est accoutumĂ© Ă cette cĂ©rĂ©monie, qui ne lui fait aucun mal; et l'on sait que tout s'expie avec un bouc qui se promĂšne. Je vous prie seulement de me prĂÂȘter tout Ă l'heure le chien de Tobie, qui est un lĂ©vrier fort agile, l'ĂÂąnesse de Balaam, qui court mieux qu'un dromadaire, le corbeau et le pigeon de l'arche, qui volent trĂšs rapidement. Je veux les envoyer en ambassade Ă Memphis pour une affaire de la derniĂšre consĂ©quence." La vieille repartit au mage "Seigneur, vous pouvez disposer Ă votre grĂ© du chien de Tobie, de l'ĂÂąnesse de Balaam, du corbeau et du pigeon de l'arche, et du bouc Ă©missaire; mais mon boeuf ne peut coucher dans une Ă©curie. Il est dit qu'il doit ĂÂȘtre attachĂ© Ă une chaĂne d'acier, "ĂÂȘtre toujours mouillĂ© de la rosĂ©e, et brouter l'herbe sur la terre, et que sa portion sera avec les bĂÂȘtes sauvages". Il m'est confiĂ©, je dois obĂ©ir. Que penseraient de moi Daniel, EzĂ©chiel et JĂ©rĂ©mie, si je confiais mon boeuf Ă d'autres qu'Ă moi-mĂÂȘme? Je vois que vous savez le secret de cet Ă©trange animal. Je n'ai pas Ă me reprocher de vous l'avoir rĂ©vĂ©lĂ©. Je vais le conduire loin de cette terre impure, vers le lac Sirbon, loin des cruautĂ©s du roi de Tanis. Mon poisson et mon serpent me dĂ©fendront je ne crains personne quand je sers mon maĂtre." Le sage MambrĂšs repartit ainsi "Ma bonne, la volontĂ© de Dieu soit faite! Pourvu que je retrouve notre taureau blanc, il ne n'importe ni du lac de Sirbon, ni du lac de Moeris, ni du lac de Sodome; je ne veux que lui faire du bien, et Ă vous aussi. Mais pourquoi m'avez-vous parlĂ© de Daniel, d'EzĂ©chiel et de JĂ©rĂ©mie? - Ah! seigneur, reprit la vieille, vous savez aussi bien que moi l'intĂ©rĂÂȘt qu'ils ont eu dans cette grande affaire. Mais je n'ai pas de temps Ă perdre; je ne veux point ĂÂȘtre pendue; je ne veux point que mon taureau soit brĂ»lĂ©, ou noyĂ©, ou mangĂ©. Je m'en vais auprĂšs du lac de Sirbon par Canope, avec mon serpent et mon poisson. Adieu!" Le taureau la suivit tout pensif, aprĂšs avoir tĂ©moignĂ© au bienfaisant MambrĂšs la reconnaissance qu'il lui devait. Le sage MambrĂšs Ă©tait dans une cruelle inquiĂ©tude. Il voyait bien qu'Amasis, roi de Tanis, dĂ©sespĂ©rĂ© de la folle passion de sa fille pour cet animal, et la croyant ensorcelĂ©e, ferait poursuivre partout le malheureux taureau, et qu'il serait infailliblement brĂ»lĂ©, en qualitĂ© de sorcier, dans la place publique de Tanis, ou livrĂ© au poisson de Jonas, ou rĂÂŽti, ou servi sur table. Il voulait, Ă quelque prix que ce fĂ»t, Ă©pargner ce dĂ©sagrĂ©ment Ă la princesse. Il Ă©crivit une lettre au grand prĂÂȘtre de Memphis, son ami, en caractĂšres sacrĂ©s, sur du papier d'Egypte qui n'Ă©tait pas encore en usage. Voici les propres mots de sa lettre "LumiĂšre du monde, lieutenant d'Isis, d'Osiris et d'Horus, chef des circoncis, vous dont l'autel est Ă©levĂ©, comme de raison, au-dessus de tous les trĂÂŽnes; j'apprends que votre dieu le boeuf Apis est mort. J'en ai un autre Ă votre service. Venez vite avec vos prĂÂȘtres le reconnaĂtre, l'adorer, et le conduire dans l'Ă©curie de votre temple. Qu'Isis, Osiris et Horus vous aient en leur sainte et digne garde; et vous, messieurs les prĂÂȘtres de Memphis, en leur sainte garde! "Votre affectionnĂ© ami, MambrĂšs." Il fit quatre duplicata de cette lettre, de crainte d'accident, et les enferma dans des Ă©tuis de bois d'Ă©bĂšne le plus dur. Puis appelant Ă lui quatre courriers qu'il destinait Ă ce message c'Ă©taient l'ĂÂąnesse, le chien, le corbeau et le pigeon, il dit Ă l'ĂÂąnesse "Je sais avec quelle fidĂ©litĂ© vous avez servi Balaam, mon confrĂšre; servez-moi de mĂÂȘme. Il n'y a point d'onocrotale qui vous Ă©gale Ă la course; allez, ma chĂšre amie, rendez ma lettre en main propre, et revenez." L'ĂÂąnesse lui rĂ©pondit "Comme j'ai servi Balaam, je servirai monseigneur; j'irai et je reviendrai." Le sage lui mit le bĂÂąton d'Ă©bĂšne dans la bouche, et elle partit comme un trait. Puis il fit venir le chien de Tobie, et lui dit "Chien fidĂšle, et plus prompt Ă la course qu'Achille aux pieds lĂ©gers, je sais ce que vous avez fait pour Tobie, fils de Tobie, lorsque vous et l'ange RaphaĂl vous l'accompagnĂÂątes de Ninive Ă RagĂšs en MĂ©die et de RagĂšs Ă Ninive, et qu'il rapporta Ă son pĂšre dix talents que l'esclave Tobie pĂšre avait prĂÂȘtĂ©s Ă l'esclave Gabelus; car ces esclaves Ă©taient fort riches. Portez Ă son adresse cette lettre, qui est plus prĂ©cieuse que dix talents d'argent." Le chien lui rĂ©pondit Seigneur, si j'ai suivi autrefois le messager RaphaĂl, je puis tout aussi bien faire votre commission." MambrĂšs lui mit la lettre dans la gueule. Il en dit autant Ă la colombe. Elle lui rĂ©pondit "Seigneur, si j'ai rapportĂ© un rameau dans l'arche, je vous apporterai de mĂÂȘme votre rĂ©ponse." Elle prit la lettre dans son bec. On les perdit tous trois de vue en un instant. Puis il dit au corbeau "Je sais que vous avez nourri le grand prophĂšte Elie, lorsqu'il Ă©tait cachĂ© auprĂšs du torrent Carith, si fameux dans toute la terre. Vous lui apportiez tous les jours de bon pain et des poulardes grasses; je ne vous demande que de porter cette lettre Ă Memphis." Le corbeau rĂ©pondit en ces mots "Il est vrai, seigneur, que je portais tous les jours Ă dĂner au grand prophĂšte Elie le Thesbite, que j'ai vu monter dans l'atmosphĂšre sur un char de feu traĂnĂ© par quatre chevaux de feu, quoique ce ne soit pas la coutume; mais je prenais toujours la moitiĂ© du dĂner pour moi. Je veux bien porter votre lettre, pourvu que vous m'assuriez de deux bons repas chaque jour, et que je sois payĂ© d'avance en argent comptant pour ma commission." MambrĂšs en colĂšre dit Ă cet animal "Gourmand et malin, je ne suis pas Ă©tonnĂ© qu'Apollon, de blanc que tu Ă©tais comme un cygne, t'ait rendu noir comme une taupe, lorsque dans les plaines de Thessalie tu trahis la belle Coronis, malheureuse mĂšre d'Esculape. Eh! dis-moi donc, mangeais-tu tous les jours des aloyaux et des poulardes quand tu fus dix mois dans l'arche? - Monsieur, nous y faisions trĂšs bonne chĂšre, repartit le corbeau. On servait du rĂÂŽti deux fois par jour Ă toutes les volatiles de mon espĂšce, qui ne vivent que de chair, comme Ă vautours, milans, aigles, buses, Ă©perviers, ducs, Ă©mouchets, faucons, hiboux, et Ă la foule innombrable des oiseaux de proie. On garnissait avec une profusion bien plus grande les tables des lions, des lĂ©opards, des tigres, des panthĂšres, des onces, des hyĂšnes, des loups, des ours, des renards, des fouines et de tous les quadrupĂšdes carnivores. Il y avait dans l'arche huit personnes de marque et les seules qui fussent alors au monde, continuellement occupĂ©es du soin de notre table, et de notre garde-robe; savoir NoĂ© et sa femme, qui n'avaient guĂšre plus de six cents ans, leurs trois fils et leurs trois Ă©pouses. C'Ă©tait un plaisir de voir avec quel soin, quelle propretĂ© nos huit domestiques servaient plus de quatre mille convives du plus grand appĂ©tit, sans compter les peines prodigieuses qu'exigeaient dix Ă douze mille autres personnes, depuis l'Ă©lĂ©phant et la girafe jusqu'aux vers Ă soie et aux mouches. Tout ce qui m'Ă©tonne, c'est que notre pourvoyeur NoĂ© soit inconnu Ă toutes les nations, dont il est la tige; mais je ne m'en soucie guĂšre. Je m'Ă©tais dĂ©jĂ trouvĂ© Ă une pareille fĂÂȘte chez le roi de Thrace Xissutre. Ces choses-lĂ arrivent de temps en temps pour l'instruction des corbeaux. En un mot, je veux faire bonne chĂšre, et ĂÂȘtre trĂšs bien payĂ© en argent comptant." Le sage MambrĂšs se garda bien de donner sa lettre Ă une bĂÂȘte si difficile et si bavarde. Ils se sĂ©parĂšrent fort mĂ©contents l'un de l'autre. Il fallait cependant savoir ce que deviendrait le beau taureau, et ne pas perdre la piste de la vieille et du serpent. MambrĂšs ordonna Ă des domestiques intelligents et affidĂ©s de les suivre; et, pour lui, il s'avança en litiĂšre sur le bord du Nil, toujours faisant des rĂ©flexions. "Comment se peut-il, disait-il en lui-mĂÂȘme, que ce serpent soit le maĂtre de presque toute la terre, comme il s'en vante, et comme tant de doctes l'avouent, et que cependant il obĂ©isse Ă une vieille? Comment est-il quelquefois appelĂ© au conseil de lĂ -haut, tandis qu'il rampe sur la terre? Pourquoi entre-t-il tous les jours dans le corps des gens par sa seule vertu, et que tant de sages prĂ©tendent l'en dĂ©loger avec des paroles? Enfin comment passe-t-il chez un petit peuple du voisinage pour avoir perdu le genre humain, et comment le genre humain n'en sait-il rien? Je suis bien vieux, j'ai Ă©tudiĂ© toute ma vie mais je vois lĂ une foule d'incompatibilitĂ©s que je ne puis concilier. Je ne saurais expliquer ce qui m'est arrivĂ© Ă moi-mĂÂȘme, ni les grandes choses que j'ai faites autrefois, ni celles dont j'ai Ă©tĂ© tĂ©moin. Tout bien pesĂ©, je commence Ă soupçonner que ce monde-ci subsiste de contradictions Rerum concordia discors; comme disait autrefois mon maĂtre Zoroastre en sa langue. Tandis qu'il Ă©tait plongĂ© dans cette mĂ©taphysique obscure; comme l'est toute mĂ©taphysique, un batelier, en chantant une chanson Ă boire, amarra un petit bateau prĂšs de la rive. On en vit sortir trois graves personnages Ă demi-vĂÂȘtus de lambeaux crasseux et dĂ©chirĂ©s, mais conservant sous ces livrĂ©es de la pauvretĂ© l'air le plus majestueux et le plus auguste. C'Ă©taient Daniel, EzĂ©chiel, et JĂ©rĂ©mie. Chapitre sixiĂšme. Comment MambrĂšs rencontra trois prophĂštes, et leur donna un bon dĂner Ces trois grands hommes, qui avaient la lumiĂšre prophĂ©tique sur le visage, reconnurent le sage MambrĂšs pour un de leurs confrĂšres, Ă quelques traits de cette mĂÂȘme lumiĂšre qui lui restaient encore, et se prosternĂšrent devant son palanquin. MambrĂšs les reconnut aussi pour prophĂštes encore plus Ă leurs habits qu'aux traits de feu qui partaient de leurs tĂÂȘtes augustes. Il se douta bien qu'ils venaient savoir des nouvelles du taureau blanc; et, usant de sa prudence ordinaire, il descendit de sa voiture, et avança quelques pas au-devant d'eux avec une politesse mĂÂȘlĂ©e de dignitĂ©. Il les releva, fit dresser des tentes et apprĂÂȘter un dĂner dont il jugea que les trois prophĂštes avaient grand besoin. Il fit inviter la vieille, qui n'Ă©tait encore qu'Ă cinq cents pas. Elle se rendit Ă l'invitation, et arriva menant toujours le taureau blanc en laisse. On servit deux potages, l'un de bisque, l'autre Ă la reine; les entrĂ©es furent une tourte de langues de carpes, des foies de lottes et de brochets, des poulets aux pistaches, des innocents aux truffes et aux olives, deux dindonneaux au coulis d'Ă©crevisse, de mousserons et de morilles, et un chipolata. Le rĂÂŽti fut composĂ© de faisandeaux, de perdreaux, de gelinottes, de cailles et d'ortolans, avec quatre salades. Au milieu Ă©tait un surtout dans le dernier goĂ»t. Rien ne fut plus dĂ©licat que l'entremets; rien de plus magnifique, de plus brillant et de plus ingĂ©nieux que le dessert. Au reste, le discret MambrĂšs avait eu grand soin que dans ce repas il n'y eĂ»t ni piĂšce de bouilli, ni aloyau, ni langue, ni palais de boeuf, ni tĂ©tines de vache, de peur que l'infortunĂ© monarque, assistant de loin au dĂner, ne crĂ»t qu'on lui insultĂÂąt. Ce grand et malheureux prince broutait l'herbe auprĂšs de la tente. Jamais il ne sentit plus cruellement la fatale rĂ©volution qui l'avait privĂ© du trĂÂŽne pour sept annĂ©es entiĂšres. "HĂ©las! disait-il en lui-mĂÂȘme, ce Daniel, qui m'a changĂ© en taureau, et cette sorciĂšre de pythonisse, qui me garde, font la meilleure chĂšre du monde; et moi, le souverain de l'Asie, je suis rĂ©duit Ă manger du foin et Ă boire de l'eau!" On but beaucoup de vin d'Engaddi, de Tadmor et de Chiraz. Quand les prophĂštes et la pythonisse furent un peu en pointe de vin, on se parla avec plus de confiance qu'aux premiers services. "J'avoue, dit Daniel, que je ne faisais pas si bonne chĂšre quand j'Ă©tais dans la fosse aux lions - Quoi! monsieur; on vous a mis dans la fosse aux lions? dit MambrĂšs; et comment n'avez-vous pas Ă©tĂ© mangĂ©? - Monsieur, dit Daniel, vous savez que les lions ne mangent jamais de prophĂštes. - Pour moi, dit JĂ©rĂ©mie, j'ai passĂ© toute ma vie Ă mourir de faim; je n'ai jamais fait un bon repas qu'aujourd'hui. Si j'avais Ă renaĂtre, et si je pouvais choisir mon Ă©tat, j'avoue que j'aimerais cent fois mieux ĂÂȘtre contrĂÂŽleur gĂ©nĂ©ral, ou Ă©vĂÂȘque Ă Babylone, que prophĂšte Ă JĂ©rusalem." EzĂ©chiel dit "Il me fut ordonnĂ© une fois de dormir trois cent quatre-vingt-dix jours de suite sur le cĂÂŽtĂ© gauche; et de manger pendant tout ce temps-lĂ du pain d'orge, de millet, de vesces, de fĂšves et de froment, couvert de... je n'ose pas dire. Tout ce que je pus obtenir, ce fut de ne le couvrir que de bouse de vache. J'avoue que la cuisine du seigneur MambrĂšs est plus dĂ©licate. Cependant le mĂ©tier de prophĂšte a du bon; et la preuve en est que mille gens s'en mĂÂȘlent. - A propos, dit MambrĂšs, expliquez-moi ce que vous entendez par votre Oolla et par votre Ooliba, qui faisaient tant de cas des chevaux et des ĂÂąnes. - Ah! rĂ©pondit EzĂ©chiel, ce sont des fleurs de rhĂ©torique." AprĂšs ces ouvertures de coeur, MambrĂšs parla d'affaires. Il demanda aux trois pĂšlerins pourquoi ils Ă©taient venus dans les Etats du roi de Tanis. Daniel prit la parole il dit que le royaume de Babylone avait Ă©tĂ© en combustion depuis que Nabuchodonosor avait disparu; qu'on avait persĂ©cutĂ© tous les prophĂštes, selon l'usage de la cour; qu'ils passaient leur vie tantĂÂŽt Ă voir des rois Ă leurs pieds, tantĂÂŽt Ă recevoir cent coups d'Ă©triviĂšres; qu'enfin ils avaient Ă©tĂ© obligĂ©s de se rĂ©fugier en Egypte, de peur d'ĂÂȘtre lapidĂ©s. EzĂ©chiel et JĂ©rĂ©mie parlĂšrent aussi trĂšs longtemps dans un fort beau style qu'on pouvait Ă peine comprendre. Pour la pythonisse, elle avait toujours l'oeil sur son animal. Le poisson de Jonas se tenait dans le Nil, vis-Ă -vis de la tente, et le serpent se jouait sur l'herbe. AprĂšs le cafĂ©, on alla se promener sur le bord du Nil. Alors le taureau blanc, apercevant les trois prophĂštes ses ennemis, poussa des mugissements Ă©pouvantables; il se jeta impĂ©tueusement sur eux, il les frappa de ses cornes, et, comme les prophĂštes n'ont jamais que la peau sur les os, il les aurait percĂ©s d'outre en outre, et leur aurait ĂÂŽtĂ© la vie; mais le maĂtre des choses, qui voit tout et qui remĂ©die Ă tout, les changea sur-le-champ en pies; et ils continuĂšrent Ă parler comme auparavant. La mĂÂȘme chose arriva depuis aux PiĂ©rides, tant la fable a imitĂ© l'histoire. Ce nouvel incident produisait de nouvelles rĂ©flexions dans l'esprit du sage MambrĂšs. "VoilĂ , disait-il, trois grands prophĂštes changĂ©s en pies cela doit nous apprendre Ă ne pas trop parler, et Ă garder toujours une discrĂ©tion convenable." Il concluait que sagesse vaut mieux qu'Ă©loquence, et pensait profondĂ©ment selon sa coutume, lorsqu'un grand et terrible spectacle vint frapper ses regards. Chapitre septiĂšme. Le roi de Tanis arrive. Sa fille et le taureau vont ĂÂȘtre sacrifiĂ©s Des tourbillons de poussiĂšre s'Ă©levaient du midi au nord. On entendait le bruit des tambours, des trompettes, de fifres, des psaltĂ©rions, des cythares, des sambuques; plusieurs escadrons avec plusieurs bataillons s'avançaient, et Amasis, roi de Tanis, Ă©tait Ă leur tĂÂȘte sur un cheval caparaçonnĂ© d'une housse Ă©carlate brochĂ©e d'or; et les hĂ©rauts criaient "Qu'on prenne le taureau blanc, qu'on le lie, qu'on le jette dans le Nil, et qu'on le donne Ă manger au poisson de Jonas; car le roi mon seigneur, qui est juste, veut se venger du taureau blanc qui a ensorcelĂ© sa fille." Le bon vieillard MambrĂšs fit plus de rĂ©flexions que jamais. Il vit bien que le malin corbeau Ă©tait allĂ© tout dire au roi, et que la princesse courait grand risque d'avoir le cou coupĂ©. Il dit au serpent "Mon cher ami, allez vite consoler la belle Amaside, ma nourrissonne; dites-lui qu'elle ne craigne rien, quelque chose qui arrive, et faites-lui des contes pour charmer son inquiĂ©tude, car les contes amusent toujours les filles, et ce n'est que par des contes qu'on rĂ©ussit dans le monde." Puis il se prosterna devant Amasis, roi de Tanis, et lui dit "O roi! vivez Ă jamais. Le taureau blanc doit ĂÂȘtre sacrifiĂ©, car Votre MajestĂ© a toujours raison; mais le maĂtre des choses a dit "Ce taureau ne doit ĂÂȘtre mangĂ© par le poisson de Jonas qu'aprĂšs que Memphis aura trouvĂ© un dieu pour mettre Ă la place de son dieu qui est mort." Alors vous serez vengĂ©, et votre fille sera exorcisĂ©e, car elle est possĂ©dĂ©e. Vous avez trop de piĂ©tĂ© pour ne pas obĂ©ir aux ordres du maĂtre des choses". Amasis, roi de Tanis, resta tout pensif; puis il dit "Le boeuf Apis est mort; Dieu veuille avoir son ĂÂąme! Quand croyez-vous qu'on aura trouvĂ© un autre boeuf pour rĂ©gner sur la fĂ©conde Egypte? - Sire, dit MambrĂšs, je ne vous demande que huit jours." Le roi, qui Ă©tait trĂšs dĂ©vot, dit "Je les accorde, et je veux rester ici huit jours; aprĂšs quoi je sacrifierai le sĂ©ducteur de ma fille". Et il fit venir ses tentes, ses cuisiniers, ses musiciens, et resta huit jours en ce lieu, comme il est dit dans ManĂ©thon. La vieille Ă©tait au dĂ©sespoir de voir que le taureau qu'elle avait en garde n'avait plus que huit jours Ă vivre. Elle faisait apparaĂtre toutes les nuits des ombres au roi pour le dĂ©tourner de sa cruelle rĂ©solution. Mais le roi ne se souvenait plus le matin des ombres qu'il avait vues la nuit, de mĂÂȘme que Nabuchodonosor avait oubliĂ© ses songes. Chapitre huitiĂšme. Comment le serpent fit des contes Ă la princesse, pour la consoler Cependant le serpent contait des histoires Ă la belle Amaside pour calmer ses douleurs. Il lui disait comment il avait guĂ©ri autrefois tout un peuple de la morsure de certains petits serpents, en se montrant seulement au bout d'un bĂÂąton. Il lui apprenait les conquĂÂȘtes d'un hĂ©ros qui fit un si beau contraste avec Amphion, architecte de ThĂšbes en BĂ©otie. Cet Amphion faisait venir les pierres de taille au son du violon un rigodon et un menuet lui suffisaient pour bĂÂątir une ville; mais l'autre les dĂ©truisait au son du cornet Ă bouquin; il fit pendre trente et un rois trĂšs puissants dans un canton de quatre lieues de long et de large; il fit pleuvoir de grosses pierres du haut du ciel sur un bataillon d'ennemis fuyant devant lui; et, les ayant ainsi exterminĂ©s, il arrĂÂȘta le soleil et la lune en plein midi, pour les exterminer encore entre Gabaon et AĂÂŻalon sur le chemin de Bethoron, Ă l'exemple de Bacchus, qui avait arrĂÂȘtĂ© le soleil et la lune dans son voyage aux Indes. La prudence que tout serpent doit avoir ne lui permit pas de parler Ă la belle Amaside du puissant bĂÂątard JephtĂ©, qui coupa le cou Ă sa fille parce qu'il avait gagnĂ© une bataille; il aurait jetĂ© trop de terreur dans le coeur de la belle princesse; mais il lui conta les aventures du grand Samson, qui tuait mille Philistins avec une mĂÂąchoire d'ĂÂąne, qui attachait ensemble trois cents renards par la queue, et qui tomba dans les filets d'une fille moins belle, moins tendre et moins fidĂšle que la charmante Amaside. Il lui racontait les amours malheureux de Sichem et de l'agrĂ©able Dina, ĂÂągĂ©e de six ans, et les amours plus fortunĂ©s de Booz et de Ruth, ceux de Juda avec sa bru Thamar, ceux de Loth avec ses deux filles qui ne voulaient pas que le monde finĂt, ceux d'Abraham et de Jacob avec leurs servantes, ceux de Ruben avec sa mĂšre, ceux de David et de BethsabĂ©e, ceux du grand roi Salomon, enfin tout ce qui pouvait dissiper la douleur d'une belle princesse. Chapitre neuviĂšme. Comment le serpent ne la consola point "Tous ces contes-lĂ m'ennuient, rĂ©pondit la belle Amaside, qui avait de l'esprit et du goĂ»t. Ils ne sont bons que pour ĂÂȘtre commentĂ©s chez les Irlandais par ce fou d'Abbadie, ou chez les Welches par ce phrasier d'Houteville. Les contes qu'on pouvait faire Ă la quadrisaĂÂŻeule de la quadrisaĂÂŻeule de ma grand-mĂšre ne sont plus bons pour moi, qui ai Ă©tĂ© Ă©levĂ©e par le sage MambrĂšs, et qui ai lu l'Entendement humain du philosophe Ă©gyptien nommĂ© Locke, et la Matrone d'EphĂšse. Je veux qu'un conte soit fondĂ© sur la vraisemblance, et qu'il ne ressemble pas toujours Ă un rĂÂȘve. Je dĂ©sire qu'il n'ait rien de trivial ni d'extravagant. Je voudrais surtout que, sous le voile de la fable, il laissĂÂąt entrevoir aux yeux exercĂ©s quelque vĂ©ritĂ© fine qui Ă©chappe au vulgaire. Je suis lasse du soleil et de la lune dont une vieille dispose Ă son grĂ©, et des montagnes qui dansent, et des fleuves qui remontent Ă leur source, et des morts qui ressuscitent; mais surtout quand ces fadaises sont Ă©crites d'un style ampoulĂ© et inintelligible, cela me dĂ©goĂ»te horriblement. Vous sentez qu'une fille qui craint de voir avaler son amant par un gros poisson, et d'avoir elle-mĂÂȘme le cou coupĂ© par son propre pĂšre, a besoin d'ĂÂȘtre amusĂ©e; mais tĂÂąchez de m'amuser selon mon goĂ»t. - Vous m'imposez lĂ une tĂÂąche bien difficile, rĂ©pondit le serpent. J'aurais pu autrefois vous faire passer quelques quarts d'heure assez agrĂ©ables; mais j'ai perdu depuis quelque temps l'imagination et la mĂ©moire. HĂ©las! oĂÂč est le temps oĂÂč j'amusais les filles? Voyons cependant si je pourrai me souvenir de quelque conte moral pour vous plaire. "Il y a vingt-cinq mille ans que le roi Gnaof et la reine Patra Ă©taient sur le trĂÂŽne de ThĂšbes aux cent portes. Le roi Gnaof Ă©tait fort beau, et la reine Patra encore plus belle; mais ils ne pouvaient avoir d'enfants. Le roi Gnaof proposa un prix pour celui qui enseignerait la meilleure mĂ©thode de perpĂ©tuer la race royale. La facultĂ© de mĂ©decine et l'acadĂ©mie de chirurgie firent d'excellents traitĂ©s sur cette question importante pas un ne rĂ©ussit. On envoya la reine aux eaux; elle fit des neuvaines; elle donna beaucoup d'argent au temple de Jupiter Ammon, dont vient le sel ammoniaque tout fut inutile. Enfin un jeune prĂÂȘtre de vingt-cinq ans se prĂ©senta au roi, et lui dit "Sire, je crois savoir faire la conjuration qui opĂšre ce que Votre MajestĂ© dĂ©sire avec tant d'ardeur. Il faut que je parle en secret Ă l'oreille de madame votre femme; et, si elle ne devient fĂ©conde, je consens d'ĂÂȘtre pendu. - J'accepte votre proposition", dit le roi Gnaof. On ne laissa la reine et le prĂÂȘtre qu'un quart d'heure ensemble. La reine devint grosse, et le roi voulut faire pendre le prĂÂȘtre. - Mon Dieu! dit la princesse, je vois oĂÂč cela mĂšne ce conte est trop commun; je vous dirai mĂÂȘme qu'il alarme ma pudeur. Contez-moi quelque fable bien vraie, avĂ©rĂ©e et bien morale, dont je n'aie jamais entendu parler, pour achever de me former l'esprit et le coeur, comme dit le professeur Ă©gyptien Linro. - En voici une, madame, dit le beau serpent, qui est des plus authentiques. "Il y avait trois prophĂštes, tous trois Ă©galement ambitieux et dĂ©goĂ»tĂ©s de leur Ă©tat. Leur folie Ă©tait de vouloir ĂÂȘtre rois car il n'y a qu'un pas du rang de prophĂšte Ă celui de monarque, et l'homme aspire toujours Ă monter tous les degrĂ©s de l'Ă©chelle de la fortune. D'ailleurs leurs goĂ»ts, leurs plaisirs, Ă©taient absolument diffĂ©rents. Le premier prĂÂȘchait admirablement ses frĂšres assemblĂ©s, qui lui battaient des mains; le second Ă©tait fou de la musique, et le troisiĂšme aimait passionnĂ©ment les filles. L'ange Ituriel vint se prĂ©senter Ă eux, un jour qu'ils Ă©taient Ă table, et qu'ils s'entretenaient des douceurs de la royautĂ©. Le maĂtre des choses, leur dit l'ange, m'envoie vers vous pour rĂ©compenser votre vertu. Non seulement vous serez rois, mais vous satisferez continuellement vos passions dominantes. Vous, premier prophĂšte, je vous fais roi d'Egypte, et vous tiendrez toujours votre conseil, qui applaudira Ă votre Ă©loquence et Ă votre sagesse. Vous, second prophĂšte, vous rĂ©gnerez sur la Perse, et vous entendrez continuellement une musique divine. Et vous, troisiĂšme prophĂšte, je vous fais roi de l'Inde, et je vous donne une maĂtresse charmante, qui ne vous quittera jamais." "Celui qui eut l'Egypte en partage commença par assembler son conseil privĂ©, qui n'Ă©tait composĂ© que de deux cents sages. Il leur fit, selon l'Ă©tiquette, un long discours, qui fut trĂšs applaudi, et le monarque goĂ»ta la douce satisfaction de s'enivrer de louanges qui n'Ă©taient corrompues par aucune flatterie. Le conseil des affaires Ă©trangĂšres succĂ©da au conseil privĂ©. Il fut beaucoup plus nombreux; et un nouveau discours reçut encore plus d'Ă©loges. Il en fut de mĂÂȘme des autres conseils. Il n'y eut pas un moment de relĂÂąche aux plaisirs et Ă la gloire du prophĂšte roi d'Egypte. Le bruit de son Ă©loquence remplit toute la terre. Le prophĂšte roi de Perse commença par se faire donner un opĂ©ra italien dont les choeurs Ă©taient chantĂ©s par quinze cents chĂÂątrĂ©s. Leurs voix lui remuaient l'ĂÂąme jusqu'Ă la moelle des os, oĂÂč elle rĂ©side. A cet opĂ©ra en succĂ©dait un autre, et Ă ce second un troisiĂšme, sans interruption. Le roi de l'Inde s'enferma avec sa maĂtresse, et goĂ»ta une voluptĂ© parfaite avec elle. Il regardait comme le souverain bonheur la nĂ©cessitĂ© de la caresser toujours, et il plaignait le triste sort de ses deux confrĂšres, dont l'un Ă©tait rĂ©duit Ă tenir toujours son conseil, et l'autre Ă ĂÂȘtre toujours Ă l'opĂ©ra. Chacun d'eux, au bout de quelques jours, entendit par la fenĂÂȘtre des bĂ»cherons qui sortaient d'un cabaret pour aller couper du bois dans la forĂÂȘt voisine, et qui tenaient sous le bras leurs douces amies dont ils pouvaient changer Ă volontĂ©. Nos rois priĂšrent Ituriel de vouloir bien intercĂ©der pour eux auprĂšs du maĂtre des choses, et de les faire bĂ»cherons. - Je ne sais pas, interrompit la tendre Amaside, si le maĂtre des choses leur accorda leur requĂÂȘte, et je ne m'en soucie guĂšre; mais je sais bien que je ne demanderais rien Ă personne si j'Ă©tais enfermĂ©e tĂÂȘte Ă tĂÂȘte avec mon amant, avec mon cher Nabuchodonosor." Les voĂ»tes du palais retentirent de ce grand nom. D'abord Amaside n'avait prononcĂ© que Na, ensuite Nabu, puis Nabucho; mais, Ă la fin, la passion l'emporta, elle prononça le nom fatal tout entier, malgrĂ© le serment qu'elle avait fait au roi son pĂšre. Toutes les dames du palais rĂ©pĂ©tĂšrent Nabuchodonosor, et le malin corbeau ne manqua pas d'en aller avertir le roi. Le visage d'Amasis, roi de Tanis, fut troublĂ©, parce que son coeur Ă©tait plein de trouble. Et voilĂ comment le serpent, qui Ă©tait le plus prudent et le plus subtil des animaux, faisait toujours du mal aux femmes en croyant bien faire. Or Amasis en courroux envoya sur-le-champ chercher sa fille Amaside par douze de ses alguazils, qui sont toujours prĂÂȘts Ă exĂ©cuter toutes les barbaries que le roi commande, et qui disent pour raison "Nous sommes payĂ©s pour cela." Chapitre dixiĂšme. Comment on voulut couper le cou Ă la princesse, et comment on ne le lui coupa point DĂšs que la princesse fut arrivĂ©e toute tremblante au camp du roi son pĂšre, il lui dit "Ma fille, vous savez qu'on fait mourir toutes les princesses qui dĂ©sobĂ©issent aux rois leurs pĂšres, sans quoi un royaume ne pourrait ĂÂȘtre bien gouvernĂ©. Je vous avais dĂ©fendu de profĂ©rer le nom de votre amant Nabuchodonosor, mon ennemi mortel, qui m'avait dĂ©trĂÂŽnĂ©, il y a bientĂÂŽt sept ans, et qui a disparu de la terre. Vous avez choisi Ă sa place un taureau blanc, et vous avez criĂ© Nabuchodonosor! Il est juste que je vous coupe le cou." La princesse lui rĂ©pondit "Mon pĂšre, soit fait selon votre volontĂ©; mais donnez-moi du temps pour pleurer ma virginitĂ©. - Cela est juste, dit le roi Amasis; c'est une loi Ă©tablie chez tous les princes Ă©clairĂ©s et prudents. Je vous donne toute la journĂ©e pour pleurer votre virginitĂ©, puisque vous dites que vous l'avez. Demain; qui est le huitiĂšme jour de mon campement, je ferai avaler le taureau blanc par le poisson, et je vous couperai le cou Ă neuf heures du matin." La belle Amaside alla donc pleurer le long du Nil avec ses dames du palais tout ce qui lui restait de virginitĂ©. Le sage MambrĂšs rĂ©flĂ©chissait Ă cĂÂŽtĂ© d'elle, et comptait les heures et les moments. "Eh bien! mon cher MambrĂšs, lui dit-elle, vous avez changĂ© les eaux du Nil en sang, selon la coutume, et vous ne pouvez changer le coeur d'Amasis mon pĂšre, roi de Tanis! Vous souffrirez qu'il me coupe le cou demain Ă neuf heures du matin? - Cela dĂ©pendra, rĂ©pondit le rĂ©flĂ©chissant MambrĂšs, de la diligence de mes courriers." Le lendemain, dĂšs que les ombres des obĂ©lisques et des pyramides marquĂšrent sur la terre la neuviĂšme heure du jour, on lia le taureau blanc pour le jeter au poisson de Jonas, et on apporta au roi son grand sabre. "HĂ©las! hĂ©las! disait Nabuchodonosor dans le fond de son coeur, moi, le roi, je suis boeuf depuis prĂšs de sept ans, et Ă peine j'ai retrouvĂ© ma maĂtresse qu'on me fait manger par un poisson." Jamais le sage MambrĂšs n'avait fait des rĂ©flexions si profondes. Il Ă©tait absorbĂ© dans ses tristes pensĂ©es, lorsqu'il vit de loin tout ce qu'il attendait. Une foule innombrable approchait. Les trois figures d'Isis, d'Osiris, et d'Horus, unies ensemble, avançaient portĂ©es sur un brancard d'or et de pierreries par cent sĂ©nateurs de Memphis, et prĂ©cĂ©dĂ©es de cent filles jouant du sistre sacrĂ©. Quatre mille prĂÂȘtres, la tĂÂȘte rasĂ©e et couronnĂ©e de fleurs, Ă©taient montĂ©s chacun sur un hippopotame. Plus loin paraissaient dans la mĂÂȘme pompe la brebis de ThĂšbes, le chien de Bubaste, le chat de PhoebĂ©, le crocodile d'ArsinoĂ©, le bouc de MendĂšs, et tous les dieux infĂ©rieurs de l'Egypte, qui venaient rendre hommage au grand boeuf, au grand dieu Apis, aussi puissant qu'Isis, Osiris et Horus rĂ©unis ensemble. Au milieu de tous ces demi-dieux, quarante prĂÂȘtres portaient une Ă©norme corbeille remplie d'oignons sacrĂ©s, qui n'Ă©taient pas tout Ă fait des dieux, mais qui leur ressemblaient beaucoup. Aux deux cĂÂŽtĂ©s de cette file de dieux suivis d'un peuple innombrable, marchaient quarante mille guerriers, le casque en tĂÂȘte, le cimeterre sur la cuisse gauche, le carquois sur l'Ă©paule, l'arc Ă la main. Tous les prĂÂȘtres chantaient en choeur avec une harmonie qui Ă©levait l'ĂÂąme et qui l'attendrissait Notre boeuf est au tombeau, Nous en aurons un plus beau. Et, Ă chaque pause, on entendait rĂ©sonner les sistres, les castagnettes, les tambours de basque, les psaltĂ©rions, les cornemuses, les harpes et les sambuques. Chapitre onziĂšme. Comment la princesse Ă©pousa son boeuf Amasis, roi de Tanis, surpris de ce spectacle, ne coupa point le cou Ă sa fille il remit son cimeterre dans son fourreau. MambrĂšs lui dit "Grand roi! l'ordre des choses est changĂ©; il faut que Votre MajestĂ© donne l'exemple. O roi! dĂ©liez vous-mĂÂȘme promptement le taureau blanc, et soyez le premier Ă l'adorer." Amasis obĂ©it, et se prosterna avec tout son peuple. Le grand prĂÂȘtre de Memphis prĂ©senta au nouveau boeuf Apis la premiĂšre poignĂ©e de foin. La princesse Amaside attachait Ă ses belles cornes des festons de roses, d'anĂ©mones, de renoncules, de tulipes, d'oeillets et d'hyacinthes. Elle prenait la libertĂ© de le baiser, mais avec un profond respect. Les prĂÂȘtres jonchaient de palmes et de fleurs le chemin par lequel on le conduisait Ă Memphis. Et le sage MambrĂšs, faisant toujours ses rĂ©flexions, disait tout bas Ă son ami le serpent "Daniel a changĂ© cet homme en boeuf, et j'ai changĂ© ce boeuf en dieu." On s'en retournait Ă Memphis dans le mĂÂȘme ordre. Le roi de Tanis, tout confus, suivait la marche. MambrĂšs, l'air serein et recueilli, Ă©tait Ă son cĂÂŽtĂ©. La vieille suivait tout Ă©merveillĂ©e; elle Ă©tait accompagnĂ©e du serpent, du chien, de l'ĂÂąnesse, du corbeau, de la colombe et du bouc Ă©missaire. Le grand poisson remontait le Nil. Daniel, EzĂ©chiel et JĂ©rĂ©mie, transformĂ©s en pies, fermaient la marche. Quand on fut arrivĂ© aux frontiĂšres du royaume, qui n'Ă©taient pas fort loin, le roi Amasis prit congĂ© du boeuf Apis, et dit Ă sa fille "Ma fille, retournons dans nos Etats, afin que je vous y coupe le cou, ainsi qu'il a Ă©tĂ© rĂ©solu dans mon coeur royal, parce que vous avez prononcĂ© le nom de Nabuchodonosor, mon ennemi, qui m'avait dĂ©trĂÂŽnĂ© il y a sept ans. Lorsqu'un pĂšre a jurĂ© de couper le cou Ă sa fille, il faut qu'il accomplisse son serment, sans quoi il est prĂ©cipitĂ© pour jamais dans les enfers, et je ne veux pas me damner pour l'amour de vous." La belle princesse rĂ©pondit en ces mots au roi Amasis "Mon cher pĂšre, allez couper le cou Ă qui vous voudrez; mais ce ne sera pas Ă moi. Je suis sur les terres d'Isis, d'Osiris, d'Horus, et d'Apis; je ne quitterai point mon beau taureau blanc; je le baiserai tout le long du chemin, jusqu'Ă ce que j'aie vu son apothĂ©ose dans la grande Ă©curie de la sainte ville de Memphis c'est une faiblesse pardonnable Ă une fille bien nĂ©e." A peine eut-elle prononcĂ© ces paroles que le boeuf Apis s'Ă©cria "Ma chĂšre Amaside, je t'aimerai toute ma vie!" C'Ă©tait pour la premiĂšre fois qu'on avait entendu parler Apis en Egypte depuis quarante mille ans qu'on l'adorait. Le serpent et l'ĂÂąnesse s'Ă©criĂšrent "Les sept annĂ©es sont accomplies!" et les trois pies rĂ©pĂ©tĂšrent "Les sept annĂ©es sont accomplies!" Tous les prĂÂȘtres d'Egypte levĂšrent les mains au ciel. On vit tout d'un coup le dieu perdre ses deux jambes de derriĂšre; ses deux jambes de devant se changĂšrent en deux jambes humaines; deux beaux bras charnus, musculeux et blancs sortirent de ses Ă©paules; son mufle de taureau fit place au visage d'un hĂ©ros charmant; il redevint le plus bel homme de la terre, et dit "J'aime mieux ĂÂȘtre l'amant d'Amaside que dieu. Je suis Nabuchodonosor, roi des rois." Cette nouvelle mĂ©tamorphose Ă©tonna tout le monde, hors le rĂ©flĂ©chissant MambrĂšs. Mais, ce qui ne surprit personne, c'est que Nabuchodonosor Ă©pousa sur-le-champ la belle Amaside en prĂ©sence de cette grande assemblĂ©e. Il conserva le royaume de Tanis Ă son beau-pĂšre, et fit de belles fondations pour l'ĂÂąnesse, le serpent, le chien, la colombe, et mĂÂȘme pour le corbeau, les trois pies et le gros poisson; montrant Ă tout l'univers qu'il savait pardonner comme triompher. La vieille eut une grosse pension. Le bouc Ă©missaire fut envoyĂ© pour un jour dans le dĂ©sert, afin que tous les pĂ©chĂ©s passĂ©s fussent expiĂ©s; aprĂšs quoi, on lui donna douze chĂšvres pour sa rĂ©compense. Le sage MambrĂšs retourna dans son palais faire des rĂ©flexions. Nabuchodonosor, aprĂšs l'avoir embrassĂ©, gouverna tranquillement le royaume de Memphis, celui de Babylone, de Damas, de Balbec, de Tyr, la Syrie, l'Asie Mineure, la Scythie, les contrĂ©es de Chiraz, de Mosok, du Tubal, de MadaĂÂŻ, de Gog, de Magog, de Javan, la Sogdiane, la Bactriane, les Indes et les Ăles. Les peuples de cette vaste monarchie criaient tous les matins "Vive le grand Nabuchodonosor, roi des rois, qui n'est plus boeuf!" Et depuis, ce fut une coutume dans Babylone que toutes les fois que le souverain, ayant Ă©tĂ© grossiĂšrement trompĂ© par ses satrapes, ou par ses mages, ou par ses trĂ©soriers, ou par ses femmes, reconnaissait enfin ses erreurs, et corrigeait sa mauvaise conduite, tout le peuple criait Ă sa porte "Vive notre grand roi, qui n'est plus boeuf!" Les Finances Quand Terray... Quand Terray nous mangeait, un honnĂÂȘte bourgeois, LassĂ© des contretemps d'une vie inquiĂšte, Transplanta sa famille au pays champenois Il avait prĂšs de Reims une obscure retraite; Son plus clair revenu consistait en bon vin. Un jour qu'il arrangeait sa cave et son mĂ©nage, Il fut dans sa maison visitĂ© d'un voisin, Qui parut Ă ses yeux le seigneur du village Cet homme Ă©tait suivi de brillants estafiers, Sergents de la finance, habillĂ©s en guerriers. Le bourgeois fit Ă tous une humble rĂ©vĂ©rence, Du meilleur de son cru prodigua l'abondance; Puis il s'enquit tout bas quel Ă©tait le seigneur Qui faisait aux bourgeois un tel excĂšs d'honneur. "Je suis, dit l'inconnu, dans les fermes nouvelles, Le royal directeur des aides et gabelles. - Ah! pardon, Monseigneur! Quoi! vous aidez le roi? - Oui, l'ami. - Je rĂ©vĂšre un si sublime emploi Le mot d'aide s'entend; gabelles m'embarrasse. D'oĂÂč vient ce mot? - D'un Juif appelĂ© Gabelus. - Ah! d'un Juif! je le crois. - Selon les nobles us De ce peuple divin, dont je chĂ©ris la race, Je viens prendre chez vous les droits qui me sont dus. J'ai fait quelques progrĂšs, par mon expĂ©rience, Dans l'art de travailler un royaume en finance. Je fais loyalement deux parts de votre bien La premiĂšre est au roi, qui n'en retire rien; La seconde est pour moi. Voici votre mĂ©moire. Tant pour les brocs de vin qu'ici nous avons bus; Tant pour ceux qu'aux marchands vous n'avez point vendus, Et pour ceux qu'avec vous nous comptons encor boire; Tant que le sel marin duquel nous prĂ©sumons Que vous deviez garnir vos savoureux jambons. Vous ne l'avez point pris, et vous deviez le prendre. Je ne suis point mĂ©chant, et j'ai l'ĂÂąme assez tendre. Composons, s'il vous plaĂt. Payez dans ce moment Deux mille Ă©cus tournois par accommodement." Mon badaud Ă©coutait d'une mine attentive Ce discours Ă©loquent qu'il ne comprenait pas; Lorsqu'un autre seigneur en son logis arrive, Lui fait son compliment, le serre entre ses bras "Que vous ĂÂȘtes heureux! votre bonne fortune, En pĂ©nĂ©trant mon coeur, Ă nous deux est commune. Du Domaine royal je suis le contrĂÂŽleur J'ai su que depuis peu vous goĂ»tez le bonheur D'ĂÂȘtre seul hĂ©ritier de votre vieille tante. Vous pensiez n'y gagner que mille Ă©cus de rente; Sachez que la dĂ©funte en avait trois fois plus. Jouissez de vos biens, par mon savoir accrus. Quand je vous enrichis, souffrez que je demande, Pour vous ĂÂȘtre trompĂ©, dix mille francs d'amende" AussitĂÂŽt ces messieurs, discrĂštement unis, Font des biens au soleil un petit inventaire; Saisissent tout l'argent, dĂ©meublent le logis La femme du bourgeois crie et se dĂ©sespĂšre; Le maĂtre est interdit; la fille est tout en pleurs; Un enfant de quatre ans joue avec les voleurs, Heureux pour quelque temps d'ignorer sa disgrĂÂące! Son aĂnĂ©, grand garçon, revenant de la chasse, Veut secourir son pĂšre, et dĂ©fend la maison On les prend, on les lie, on les mĂšne en prison; On les juge, on en fait de nobles Argonautes, Qui, du port de Toulon devenus nouveaux hĂÂŽtes, Vont ramer pour le roi vers la mer de Cadix. La pauvre mĂšre expire en embrassant son fils; L'enfant abandonnĂ© gĂ©mit dans l'indigence; La fille sans secours est servante Ă Paris. C'est ainsi qu'on travaille un royaume en finance. Le Dimanche ou les femmes de MinĂ©e Par M. de La VisclĂšde, SecrĂ©taire perpĂ©tuel de l'AcadĂ©mie de Marseille. Vous demandez... A Madame Harnanche Vous demandez, Madame Harnanche, Pourquoi nos dĂ©vots paysans, Les cordeliers Ă la grand'manche, Et nos curĂ©s catĂ©chisants, Aiment Ă boire le dimanche. J'ai consultĂ© bien des savants. Huet, cet Ă©vĂÂȘque d'Avranche, Qui pour la Bible toujours penche, PrĂ©tend qu'un usage si beau Vient de NoĂ© le patriarche, Qui, justement dĂ©goĂ»tĂ© d'eau, S'enivrait au sortir de l'arche. Huet se trompe c'est Bacchus, C'est le lĂ©gislateur du Gange, Ce dieu de cent peuples vaincus, Cet inventeur de la vendange. C'est lui qui voulut consacrer Le dernier jour hebdomadaire A boire, Ă rire, Ă ne rien faire On ne pouvait mieux honorer La divinitĂ© de son pĂšre. Il fut ordonnĂ© par les lois D'employer ce jour salutaire A ne faire oeuvre de ses doigts Qu'avec sa maĂtresse et son verre. Un jour, ce digne fils de dieu Et de la pieuse SĂ©mĂšle Descendit du ciel au saint lieu OĂÂč sa mĂšre, trĂšs peu cruelle, Dans son beau sein l'avait conçu, OĂÂč son pĂšre, l'ayant reçu, L'avait enfermĂ© dans sa cuisse; Grands mystĂšres bien expliquĂ©s, Dont autrefois se sont moquĂ©s Des gens d'esprit pleins de malice. Bacchus Ă peine se montrait Avec SilĂšne et sa monture, Tout le peuple les adorait; La campagne Ă©tait sans culture; DĂ©votement on folĂÂątrait; Et toute la clĂ©ricature Courait en foule au cabaret. Parmi ce brillant fanatisme, Il fut un pauvre citoyen NommĂ© MinĂ©e, homme de bien, Et soupçonnĂ© de jansĂ©nisme. Ses trois filles filaient du lin, Aimaient Dieu, servaient le prochain, Evitaient la fainĂ©antise, Fuyaient les plaisirs, les amants, Et, pour ne point perdre de temps, Ne frĂ©quentaient jamais l'Ă©glise AlcitoĂ© dit Ă ses soeurs "Travaillons et faisons l'aumĂÂŽne; Monsieur le curĂ© dans son prĂÂŽne Donne-t-il des conseils meilleurs? Filons, et laissons la canaille Chanter des versets ennuyeux Quiconque est honnĂÂȘte et travaille Ne saurait offenser les dieux. Filons, si vous voulez m'en croire; Et, pour Ă©gayer nos travaux, Que chacune conte une histoire En faisant tourner ses fuseaux." Les deux cadettes approuvĂšrent Ce propos tout plein de raison, Et leur soeur, qu'elles Ă©coutĂšrent; Commença de cette façon "Le travail est mon dieu, lui seul rĂ©git le monde; Il est l'ĂÂąme de tout c'est en vain qu'on nous dit Que les dieux sont Ă table ou dorment dans leur lit. J'interroge les cieux, l'air, et la terre, et l'onde Le puissant Jupiter fait son tour en dix ans; Son vieux pĂšre Saturne avance Ă pas plus lents, Mais il termine enfin son immense carriĂšre; Et, dĂšs qu'elle est finie, il recommence, encor. Sur son char de rubis mĂÂȘlĂ©s d'azur et d'or, Apollon va lançant des torrents de lumiĂšre. Quand il quitta les cieux, il se fit mĂ©decin, Architecte, berger, mĂ©nĂ©trier, devin; Il travailla toujours. Sa soeur l'aventuriĂšre Est HĂ©cate aux enfers, Diane dans les bois, Lune pendant les nuits, et remplit trois emplois. Neptune chaque jour est occupĂ© six heures A soulever des eaux les profondes demeures, Et les fait dans leur lit retomber par leur poids. Vulcain, noir et crasseux, courbĂ© sur son enclume, Forge Ă coups de marteau les foudres qu'il allume. On m'a contĂ© qu'un jour, croyant le bien payer, Jupiter Ă VĂ©nus daigna le marier. Ce Jupiter, mes soeurs, Ă©tait grand adultĂšre; VĂ©nus l'imita bien chacun tient de son pĂšre. Mars plut Ă la friponne; il Ă©tait colonel, Vigoureux, impudent, s'il en fut dans le ciel, Talons rouges, nez haut, tous les talents de plaire; Et, tandis que Vulcain travaillait pour la cour, Mars consolait sa femme en parfait petit-maĂtre, Par air, par vanitĂ©, plutĂÂŽt que par amour. Le mari mĂ©prisĂ©, mais trĂšs digne de l'ĂÂȘtre, Aux deux amants heureux voulut jouer d'un tour. D'un fil d'acier poli, non moins fin que solide, Il façonne un rĂ©seau que rien ne peut briser. Il le porte la nuit au lit de la perfide. Lasse de ses plaisirs, il la voit reposer Entre les bras de Mars; et, d'une main timide, Il vous tend son lacet sur le couple amoureux; Puis, marchant Ă grands pas, encor qu'il fĂ»t boiteux, Il court vite au Soleil conter son aventure. Toi qui vois tout, dit-il, viens, et vois ma parjure. Cependant que Phosp ore aux bords de l'Orient Au-devant de son char ne paraĂt point encore, Et qu'en versant des pleurs la diligente Aurore Quitte son vieil Ă©poux pour son nouvel amant, Appelle tous les dieux; qu'ils contemplent ma honte; Qu'ils viennent me venger." Apollon est malin; Il rend avec plaisir ce service Ă Vulcain. En petits vers galants sa disgrĂÂące il raconte; Il assemble en chantant tout le conseil divin. Mars se rĂ©veille au bruit, aussi bien que sa belle Ce dieu trĂšs Ă©hontĂ© ne se dĂ©rangea pas; Il tint, sans s'Ă©tonner, VĂ©nus entre ses bras, Lui donnant cent baisers qui sont rendus par elle. Tous les dieux Ă Vulcain firent leur compliment; Le pĂšre de VĂ©nus en rit longtemps lui-mĂÂȘme. On vanta du lacet l'admirable instrument, Et chacun dit "Bonhomme, attrapez-nous de mĂÂȘme." Lorsque la belle AlcitoĂ© Eut fini son conte pour rire, Elle dit Ă sa soeur ThĂ©mire Tout ce peuple chante EvoĂ©; Il s'enivre, il est en dĂ©lire; Il croit que la joie est du bruit. Mais vous, que la raison conduit, N'auriez-vous donc rien Ă nous dire?" ThĂ©mire Ă sa soeur rĂ©pondit "La populace est la plus forte, Je crains ces dĂ©vots, et fais bien A double tour fermons la porte, Et poursuivons notre entretien. Votre conte est de bonne sorte; D'un vrai plaisir il me transporte Pourrez-vous Ă©couter le mien? C'est de VĂ©nus qu'il faut parler encore; Sur ce sujet jamais on ne tarit Filles, garçons, jeunes, vieux, tout l'adore; Mille grimauds font des vers sans esprit Pour la chanter. Je m'en suis souvent plainte. Je dĂ©testais tout mĂ©diocre auteur Mais on les passe, on les souffre, et la sainte Fait qu'on pardonne au sot prĂ©dicateur. Cette VĂ©nus, que vous avez dĂ©peinte Folle d'amour pour le dieu des combats, D'un autre amour eut bientĂÂŽt l'ĂÂąme atteinte Le changement ne lui dĂ©plaisait pas. Elle trouva devers la Palestine Un beau garçon dont la charmante mine, Les blonds cheveux, les roses et les lis, Les yeux brillants, la taille noble et fine, Tout lui plaisait car c'Ă©tait Adonis. Cet Adonis, ainsi qu'on nous l'atteste, Au rang des dieux n'Ă©tait pas tout Ă fait; Mais chacun sait combien il en tenait. Son origine Ă©tait toute cĂ©leste; Il Ă©tait nĂ© des plaisirs d'un inceste. Son pĂšre Ă©tait son aĂÂŻeul Cinira, Qui l'avait eu de sa fille Mirra. Et Cinira, ce qu'on a peine Ă croire, Etait le fils d'un beau morceau d'ivoire. Je voudrais bien que quelque grand docteur PĂ»t m'expliquer sa gĂ©nĂ©alogie J'aime Ă m'instruire, et c'est un grand bonheur D'ĂÂȘtre savante en la thĂ©ologie. Mars fut jaloux de son charmant rival; Il le surprit avec sa CythĂ©rĂ©e, Le nez collĂ© sur sa bouche sacrĂ©e, Faisant des dieux. Mars est un peu brutal; Il prit sa lance, et, d'un coup dĂ©testable, Il transperça ce jeune homme adorable, De qui le sang produit encore des fleurs. J'admire ici toutes les profondeurs De cette histoire; et j'ai peine Ă comprendre Comment un dieu pouvait ainsi pourfendre Un autre dieu. ĂâĄĂ , dites-moi, mes soeurs, Qu'en pensez-vous? parlez-moi sans scrupule Tuer un dieu n'est-il pas ridicule? - Non, dit ClimĂšne; et, puisqu'il Ă©tait nĂ©, C'est Ă mourir qu'il Ă©tait destinĂ©. Je le plains fort; sa mort paraĂt trop prompte. Mais poursuivez le fil de votre conte." Notre ThĂ©mire, aimant Ă raisonner, Lui rĂ©pondit "Je vais vous Ă©tonner. Adonis meurt; mais VĂ©nus la fĂ©conde, Qui peuple tout, qui fait vivre et sentir, Cette VĂ©nus qui crĂ©a le plaisir, Cette VĂ©nus qui rĂ©pare le monde, Ressuscita, sept jours aprĂšs sa mort, Le dieu charmant dont vous plaignez le sort. - Bon! dit ClimĂšne, en voici bien d'une autre Ma chĂšre soeur, quelle idĂ©e est la vĂÂŽtre! Ressusciter les gens! je n'en crois rien. - Ni moi non plus, dit la belle conteuse, Et l'on peut ĂÂȘtre une fille de bien En soupçonnant que la fable est menteuse. Mais tout cela se croit trĂšs fermement Chez les docteurs de ma noble patrie, Chez les rabbins de l'antique Syrie, Et vers le Nil, oĂÂč le peuple en dansant, De son Isis entonnant la louange, Tous les matins fait des dieux, et les mange. Chez tous ces gens Adonis est fĂÂȘtĂ©. On vous l'enterre avec solennitĂ©; Six jours entiers l'enfer est sa demeure; Il est damnĂ© tant en corps qu'en esprit Dans ces six jours chacun gĂ©mit et pleure; Mais le septiĂšme il ressuscite, on rit. Telle est, dit-on, la belle allĂ©gorie, Le vrai portrait de l'homme et de la vie Six jours de peine, un seul jour de bonheur. Du mal au bien toujours le destin change Mais il est peu de plaisirs sans douleur, Et nos chagrins sont souvent sans mĂ©lange." De la sage ClimĂšne enfin c'Ă©tait le tour. Son talent n'Ă©tait pas de conter des sornettes, De faire des romans, ou l'histoire du jour, De ramasser des faits perdus dans les gazettes. Elle Ă©tait un peu sĂšche, aimait la vĂ©ritĂ©, La cherchait, la disait avec simplicitĂ©, Se souciant fort peu qu'elle fĂ»t embellie Elle eĂ»t fait un bon tome Ă l'EncyclopĂ©die. ClimĂšne Ă ses deux soeurs adressa ce discours "Vous m'avez de nos dieux racontĂ© les amours, Les aventures, les mystĂšres Si nous n'en croyons rien, que nous sert d'en parler? Un mot devrait suffire on a trompĂ© nos pĂšres, Il ne faut pas leur ressembler. Les BĂ©otiens, nos confrĂšres, Chantent au cabaret l'histoire de nos dieux; Le vulgaire se fait un grand plaisir de croire Tous ces contes fastidieux Dont on a dans l'enfance enrichi sa mĂ©moire. Pour moi, dĂ»t le curĂ© me gronder aprĂšs boire, Je m'en tiens Ă vous dire, avec mon peu d'esprit, Que je n'ai jamais cru rien de ce qu'on m'a dit. D'un bout du monde Ă l'autre on ment et l'on mentit; Nos neveux mentiront comme on fait nos ancĂÂȘtres. Chroniqueurs, mĂ©decins et prĂÂȘtres Se sont moquĂ©s de nous dans leur fatras obscur Moquons-nous d'eux, c'est le plus sĂ»r. Je ne crois point Ă ces prophĂštes Pourvus d'un esprit de Python, Qui renoncent Ă leur raison Pour prĂ©dire les choses faites. Je ne crois point qu'un dieu nous fasse nos enfants; Je ne crois point la guerre des gĂ©ants; Je ne crois point du tout Ă la prison profonde D'un rival de Dieu mĂÂȘme en son temps foudroyĂ©; Je ne crois point qu'un fat ait embrasĂ© ce monde, Que son grand-pĂšre avait noyĂ©. Je ne crois aucun des miracles Dont tout le monde parle, et qu'on n'a jamais vus; Je ne crois aucun des oracles Que des charlatans ont vendus. Je ne crois point..." La belle, au milieu de sa phrase, S'arrĂÂȘta de frayeur un bruit affreux s'entend; La maison tremble un coup de vent Fait tomber le trio qui jase. Avec tout son clergĂ© Bacchus entre en buvant, "Et moi, je crois, dit-il, Mesdames les savantes, Qu'en faisant trop les beaux esprits, Vous ĂÂȘtes des impertinentes. Je crois que de mauvais Ă©crits Vous ont un peu tournĂ© la tĂÂȘte. Vous travaillez un jour de fĂÂȘte, Vous en aurez bientĂÂŽt le prix, Et ma vengeance est tout prĂÂȘte Je vous change en chauves-souris." AussitĂÂŽt de nos trois reclues Chaque membre se raccourcit; Sous leur aisselle il s'Ă©tendit Deux petites ailes velues. Leur voix pour jamais se perdit; Elles volĂšrent dans les rues, Et devinrent oiseaux de nuit. Ce chĂÂątiment fut tout le fruit De leurs sciences prĂ©tendues. Ce fut une grande leçon Pour tout bon raisonneur qui fronde On connut qu'il est dans ce monde Trop dangereux d'avoir raison. Ovide a contĂ© cette affaire; La Fontaine en parle aprĂšs lui; Moi, je la rĂ©pĂšte aujourd'hui, Et j'aurais mieux fait de me taire. Les Oreilles du Comte de Chesterfield et le chapelain Goudman Chapitre premier Ah! la fatalitĂ© gouverne irrĂ©missiblement toutes les choses de ce monde. J'en juge, comme de raison, par mon aventure. Milord Chesterfield, qui m'aimait fort, m'avait promis de me faire du bien. Il vaquait un bon prĂ©fĂšrement Ă sa nomination. Je cours du fond de ma province Ă Londres; je me prĂ©sente Ă milord; je le fais souvenir de ses promesses; il me serre la main avec amitiĂ©, et me dit qu'en effet j'ai bien mauvais visage. Je lui rĂ©ponds que mon plus grand mal est la pauvretĂ©. Il me rĂ©plique qu'il veut me faire guĂ©rir, et me donne sur-le-champ une lettre pour M. Sidrac, prĂšs de Guid'hall. Je ne doute pas que M. Sidrac ne soit celui qui doit m'expĂ©dier les provisions de ma cure. Je vole chez lui. M. Sidrac, qui Ă©tait le chirurgien de milord, se met incontinent en devoir de me sonder, et m'assure que, si j'ai la pierre, il me taillera trĂšs heureusement. Il faut savoir que milord avait entendu que j'avais un grand mal Ă la vessie, et qu'il avait voulu, selon sa gĂ©nĂ©rositĂ© ordinaire, me faire tailler Ă ses dĂ©pens. Il Ă©tait sourd, aussi bien que monsieur son frĂšre, et je n'en Ă©tais pas encore instruit. Pendant le temps que je perdis Ă dĂ©fendre ma vessie contre M. Sidrac, qui voulait me sonder Ă toute force, un des cinquante-deux compĂ©titeurs qui prĂ©tendaient au mĂÂȘme bĂ©nĂ©fice arriva chez milord, demanda ma cure, et l'emporta. J'Ă©tais amoureux de Miss Fidler, que je devais Ă©pouser dĂšs que je serais curĂ©; mon rival eut ma place et ma maĂtresse. Le comte, ayant appris mon dĂ©sastre et sa mĂ©prise, me promit de tout rĂ©parer. Mais il mourut deux jours aprĂšs. M. Sidrac me fit voir clair comme le jour que mon bon protecteur ne pouvait pas vivre une minute de plus, vu la constitution prĂ©sente de ses organes, et me prouva que sa surditĂ© ne venait que de l'extrĂÂȘme sĂ©cheresse de la corde et du tambour de son oreille. Il m'offrit mĂÂȘme d'endurcir mes deux oreilles avec de l'esprit de vin, de façon Ă me rendre plus sourd qu'aucun pair du royaume. Je compris que M. Sidrac Ă©tait un trĂšs savant homme. Il m'inspira du goĂ»t pour la science de la nature. Je voyais d'ailleurs que c'Ă©tait un homme charitable qui me taillerait gratis dans l'occasion, et qui me soulagerait dans tous les accidents qui pourraient m'arriver vers le col de la vessie. Je me mis donc Ă Ă©tudier la nature sous sa direction, pour me consoler de la perte de ma cure et de ma maĂtresse. Chapitre second AprĂšs bien des observations sur la nature, faites avec mes cinq sens, des lunettes, des miscroscopes, je dis un jour Ă M. Sidrac "On se moque de nous; il n'y a point de nature, tout est art. C'est par un art admirable que toutes les planĂštes dansent rĂ©guliĂšrement autour du soleil, tandis que le soleil fait la roue sur lui-mĂÂȘme. Il faut assurĂ©ment que quelqu'un d'aussi savant que la SociĂ©tĂ© royale de Londres ait arrangĂ© les choses de maniĂšre que le carrĂ© des rĂ©volutions de chaque planĂšte soit toujours proportionnel Ă la racine du cube de leur distance Ă leur centre; et il faut ĂÂȘtre sorcier pour le deviner. Le flux et le reflux de notre Tamise me paraĂt l'effet constant d'un art non moins profond et non moins difficile Ă connaĂtre. Animaux, vĂ©gĂ©taux, minĂ©raux, tout me paraĂt arrangĂ© avec poids, mesure, nombre, mouvement. Tout est ressort, levier, poulie, machine hydraulique, laboratoire de chimie, depuis l'herbe jusqu'au chĂÂȘne, depuis la puce jusqu'Ă l'homme, depuis un grain de sable jusqu'Ă nos nuĂ©es. Certainement il n'y a que de l'art, et la nature est une chimĂšre. - Vous avez raison, me rĂ©pondit M. Sidrac, mais vous n'en avez pas les gants, cela a dĂ©jĂ Ă©tĂ© dit par un rĂÂȘveur delĂ la Manche, mais on n'y a pas fait attention. - Ce qui m'Ă©tonne, et ce qui me plaĂt le plus, c'est que, par cet art incomprĂ©hensible, deux machines en produisent toujours une troisiĂšme; et je suis bien fĂÂąchĂ© de n'en avoir pas fait une avec miss Fidler; mais je vois bien qu'il Ă©tait arrangĂ© de toute Ă©ternitĂ© que miss Fidler emploierait une autre machine que moi. - Ce que vous dites, me rĂ©pliqua M. Sidrac, a Ă©tĂ© encore dit, et tant mieux c'est une probabilitĂ© que vous pensez juste. Oui, il est fort plaisant que deux ĂÂȘtres en produisent un troisiĂšme; mais cela n'est pas vrai de tous les ĂÂȘtres. Deux roses ne produisent point une troisiĂšme rose en se baisant. Deux cailloux, deux mĂ©taux, n'en produisent pas un troisiĂšme; et cependant un mĂ©tal, une pierre, sont des choses que toute l'industrie humaine ne saurait faire. Le grand, le beau miracle continuel est qu'un garçon et une fille fassent un enfant ensemble, qu'un rossignol fasse un rossignolet Ă sa rossignole, et non pas Ă une fauvette. Il faudrait passer la moitiĂ© de sa vie Ă les imiter, et l'autre moitiĂ© Ă bĂ©nir celui qui inventa cette mĂ©thode. Il y a dans la gĂ©nĂ©ration mille secrets tout Ă fait curieux. Newton dit que la nature se ressemble partout Natura est ubique sibi consona. Cela est faux en amour; les poissons, les reptiles, les oiseaux, ne font point l'amour comme nous. C'est une variĂ©tĂ© infinie. La fabrique des ĂÂȘtres sentants et agissants me ravit. Les vĂ©gĂ©taux ont aussi leur prix. Je m'Ă©tonne toujours qu'un grain de blĂ© jetĂ© en terre en produise plusieurs autres. - Ah! lui dis-je comme un sot que j'Ă©tais encore; c'est que le blĂ© doit mourir pour naĂtre, comme on l'a dit dans l'Ă©cole. M. Sidrac me reprit en riant avec beaucoup de circonspection. "Cela Ă©tait vrai du temps de l'Ă©cole, dit-il; mais le moindre laboureur sait bien aujourd'hui que la chose est absurde. - Ah! M. Sidrac; je vous demande pardon; mais j'ai Ă©tĂ© thĂ©ologien, et on ne se dĂ©fait pas tout d'un coup de ses habitudes." Chapitre troisiĂšme Quelque temps aprĂšs ces conversations entre le pauvre prĂÂȘtre Goudman et l'excellent anatomiste Sidrac, ce chirurgien le rencontra dans le parc Saint-James, tout pensif, tout rĂÂȘveur, et l'air plus embarrassĂ© qu'un algĂ©briste qui vient de faire un faux calcul. "Qu'avez-vous? lui dit Sidrac; est-ce la vessie ou le cĂÂŽlon qui vous tourmente? - Non, dit Goudman, c'est la vĂ©sicule du fiel. Je viens de voir passer dans un bon carrosse l'Ă©vĂÂȘque de Glocester, qui est un pĂ©dant bavard et insolent. J'Ă©tais Ă pied, et cela m'a irritĂ©. J'ai songĂ© que si je voulais avoir un Ă©vĂÂȘchĂ© dans ce royaume, il y a dix mille Ă parier contre un que je ne l'aurais pas, attendu que nous sommes dix mille prĂÂȘtres en Angleterre. Je suis sans aucune protection depuis la mort de milord Chesterfield, qui Ă©tait sourd. Posons que les dix mille prĂÂȘtres anglicans aient chacun deux protecteurs, il y aurait en ce cas vingt mille Ă parier contre un que je n'aurais pas l'Ă©vĂÂȘchĂ©. Cela fĂÂąche quand on y fait attention. "Je me suis souvenu qu'on m'avait proposĂ© autrefois d'aller aux grandes Indes en qualitĂ© de mousse; on m'assurait que j'y ferais une grande fortune, mais je ne me sentis pas propre Ă devenir un jour amiral. Et, aprĂšs avoir examinĂ© toutes les professions, je suis restĂ© prĂÂȘtre sans ĂÂȘtre bon Ă rien. - Ne soyez plus prĂÂȘtre, lui dit Sidrac, et faites-vous philosophe. Ce mĂ©tier n'exige ni ne donne des richesses. Quel est votre revenu? - Je n'ai que trente guinĂ©es de rente, et, aprĂšs la mort de ma vieille tante, j'en aurai cinquante. - Allons, mon cher Goudman, c'est assez pour vivre libre et pour penser. Trente guinĂ©es font six cent trente shellings c'est prĂšs de deux shellings par jour. Philips n'en voulait qu'un seul. On peut, avec ce revenu assurĂ©, dire tout ce qu'on pense de la compagnie des Indes, du parlement, de nos colonies, du roi, de l'ĂÂȘtre en gĂ©nĂ©ral, de l'homme et de Dieu, ce qui est un grand amusement. Venez dĂner avec moi, cela vous Ă©pargnera de l'argent; nous causerons, et votre facultĂ© pensante aura le plaisir de se communiquer Ă la mienne par le moyen de la parole ce qui est une chose merveilleuse que les hommes n'admirent pas assez." Chapitre quatriĂšme Conversation du docteur Goudman et de l'anatomiste Sidrac sur l'ĂÂąme et sur quelque autre chose Goudman Mais, mon cher Sidrac, pourquoi dites-vous toujours ma facultĂ© pensante? Que ne dites-vous mon ĂÂąme tout court? cela serait plus tĂÂŽt fait, et je vous entendrais tout aussi bien. Sidrac Et moi, je ne m'entendrais pas. Je sens bien, je sais bien que Dieu m'a donnĂ© la facultĂ© de penser et de parler; mais je ne sens ni ne sais s'il m'a donnĂ© un ĂÂȘtre qu'on appelle ĂÂąme. Goudman Vraiment, quand j'y rĂ©flĂ©chis, je vois que je n'en sais rien non plus, et que j'ai Ă©tĂ© longtemps assez hardi pour croire le savoir. J'ai remarquĂ© que les peuples orientaux appelĂšrent l'ĂÂąme d'un nom qui signifiait la vie. A leur exemple, les Latins entendirent d'abord par anima la vie de l'animal. Chez les Grecs on disait la respiration est l'ĂÂąme. Cette respiration est un souffle. Les latins traduisirent le mot souffle par spiritus de lĂ le mot qui rĂ©pond Ă esprit chez presque toutes les nations modernes. Comme personne n'a jamais vu ce souffle, cet esprit, on en a fait un ĂÂȘtre que personne ne peut voir ni toucher. On a dit qu'il logeait dans notre corps sans y tenir de place, qu'il remuait nos organes sans les atteindre. Que n'a-t-on pas dit? Tous nos discours, Ă ce qu'il me semble, ont Ă©tĂ© fondĂ©s sur des Ă©quivoques. Je vois que le sage Locke a bien senti dans quel chaos ces Ă©quivoques de toutes les langues avaient plongĂ© la raison humaine. Il n'a fait aucun chapitre sur l'ĂÂąme dans le seul livre de mĂ©taphysique raisonnable qu'on ait jamais Ă©crit. Et si, par hasard, il prononce ce mot en quelques endroits, ce mot ne signifie chez lui que notre intelligence. En effet, tout le monde sent bien qu'il a une intelligence, qu'il reçoit des idĂ©es, qu'il en assemble, qu'il en dĂ©compose; mais personne ne sent qu'il ait dans lui un autre ĂÂȘtre qui lui donne du mouvement, des sensations et des pensĂ©es. Il est, au fond, ridicule de prononcer des mots qu'on n'entend pas, et d'admettre des ĂÂȘtres dont on ne peut avoir la plus lĂ©gĂšre connaissance. Sidrac Nous voilĂ donc dĂ©jĂ d'accord sur une chose qui a Ă©tĂ© un objet de dispute pendant tant de siĂšcles. Goudman Et j'admire que nous soyons d'accord. Sidrac Cela n'est pas Ă©tonnant, nous cherchons le vrai de bonne foi. Si nous Ă©tions sur les bancs de l'Ă©cole, nous argumenterions comme les personnages de Rabelais. Si nous vivions dans les siĂšcles de tĂ©nĂšbres affreuses qui enveloppĂšrent si longtemps l'Angleterre, l'un de nous deux ferait peut-ĂÂȘtre brĂ»ler l'autre. Nous sommes dans un siĂšcle de raison; nous trouvons aisĂ©ment ce qui nous paraĂt la vĂ©ritĂ©; et nous osons la dire. Goudman Oui, mais j'ai peur que cette vĂ©ritĂ© ne soit bien peu de chose. Nous avons fait en mathĂ©matique des prodiges qui Ă©tonneraient Apollonius et ArchimĂšde, et qui les rendraient nos Ă©coliers; mais en mĂ©taphysique, qu'avons-nous trouvĂ©? Notre ignorance. Sidrac Et n'est-ce rien? Vous convenez que le grand Etre vous a donnĂ© une facultĂ© de sentir et de penser, comme il a donnĂ© Ă vos pieds la facultĂ© de marcher, Ă vos mains le pouvoir de faire mille ouvrages, Ă vos viscĂšres le pouvoir de digĂ©rer, Ă votre coeur le pouvoir de pousser votre sang dans vos artĂšres. Nous tenons tout de lui; nous n'avons rien pu nous donner; et nous ignorerons toujours la maniĂšre dont le maĂtre de l'univers s'y prend pour nous conduire. Pour moi, je lui rends grĂÂące de m'avoir appris que je ne sais rien des premiers principes. On a toujours recherchĂ© comment l'ĂÂąme agit sur le corps. Il fallait d'abord savoir si nous en avions une. Ou Dieu nous a fait ce prĂ©sent, ou il nous a communiquĂ© quelque chose qui en est l'Ă©quivalent. De quelque maniĂšre qu'il s'y soit pris, nous sommes sous sa main. Il est notre maĂtre, voilĂ tout ce que je sais. Goudman Mais, au moins, dites-moi ce que vous en soupçonnez. Vous avez dissĂ©quĂ© des cerveaux, vous avez vu des embryons et des foetus y avez vous dĂ©couvert quelque apparence d'ĂÂąme? Sidrac Pas la moindre, et je n'ai jamais pu comprendre comment un ĂÂȘtre immatĂ©riel, immortel, logeait pendant neuf mois inutilement cachĂ© dans une membrane puante entre de l'urine et des excrĂ©ments. Il m'a paru difficile de concevoir que cette prĂ©tendue ĂÂąme simple existĂÂąt avant la formation de son corps car Ă quoi aurait-elle servi pendant des siĂšcles sans ĂÂȘtre ĂÂąme humaine? Et puis comment imaginer un ĂÂȘtre simple, un ĂÂȘtre mĂ©taphysique, qui attend pendant une Ă©ternitĂ© le moment d'animer de la matiĂšre pendant quelques minutes? Que devient cet ĂÂȘtre inconnu si le foetus qu'il doit animer meurt dans le ventre de sa mĂšre? Il m'a paru encore plus ridicule que Dieu crĂ©ĂÂąt une ĂÂąme au moment qu'un homme couche avec une femme. Il m'a semblĂ© blasphĂ©matoire que Dieu attendĂt la consommation d'un adultĂšre, d'un inceste, pour rĂ©compenser ces turpitudes en crĂ©ant des ĂÂąmes en leur faveur. C'est encore pis quand on me dit que Dieu tire du nĂ©ant des ĂÂąmes immortelles pour leur faire souffrir Ă©ternellement des tourments incroyables. Quoi! brĂ»ler des ĂÂȘtres simples, des ĂÂȘtres qui n'ont rien de brĂ»lable! Comment nous y prendrions-nous pour brĂ»ler un son de voix, un vent qui vient de passer? Encore ce son, ce vent, Ă©taient matĂ©riels dans le petit moment de leur passage; mais un esprit pur, une pensĂ©e, un doute? Je m'y perds. De quelque cĂÂŽtĂ© que je me tourne, je ne trouve qu'obscuritĂ©, contradiction, impossibilitĂ©, ridicule, rĂÂȘverie, impertinence, chimĂšre, absurditĂ©, bĂÂȘtise, charlatanerie. Mais je suis Ă mon aise quand je me dis Dieu est le maĂtre. Celui qui fait graviter des astres innombrables les uns vers les autres, celui qui fit la lumiĂšre, est bien assez puissant pour nous donner des sentiments et des idĂ©es, sans que nous ayons besoin d'un petit atome Ă©tranger, invisible, appelĂ© ĂÂąme. Dieu a donnĂ© certainement du sentiment, de la mĂ©moire, de l'industrie Ă tous les animaux. Il leur a donnĂ© la vie, et il est bien aussi beau de faire prĂ©sent de la vie que de faire prĂ©sent d'une ĂÂąme. Il est assez reçu que les animaux vivent; il est dĂ©montrĂ© qu'ils ont du sentiment, puisqu'ils ont les organes du sentiment. Or, s'ils ont tout cela sans ĂÂąme, pourquoi voulons-nous Ă toute force en avoir une? Goudman Peut-ĂÂȘtre c'est par vanitĂ©. Je suis persuadĂ© que si un paon pouvait parler, il se vanterait d'avoir une ĂÂąme, et il dirait que son ĂÂąme est dans sa queue. Je me sens trĂšs enclin Ă soupçonner avec vous que Dieu nous a faits mangeants, buvants, marchants, dormants, sentants, pensants, pleins de passions, d'orgueil et de misĂšre, sans nous dire un mot de son secret. Nous n'en savons pas plus sur cet article que ces paons dont je parle; et celui qui a dit que nous naissons, vivons, et mourons sans savoir comment, a dit une grande vĂ©ritĂ©. Celui qui nous appelle les marionnettes de la Providence me paraĂt nous avoir bien dĂ©finis. Car enfin, pour que nous existions, il faut une infinitĂ© de mouvements. Or nous n'avons pas fait le mouvement; ce n'est pas nous qui en avons Ă©tabli les lois. Il y a quelqu'un qui, ayant fait la lumiĂšre, la fait mouvoir du soleil Ă nos yeux, et y arriver en sept minutes. Ce n'est que par le mouvement que mes cinq sens sont remuĂ©s; ce n'est que par ces cinq sens que j'ai des idĂ©es donc c'est l'auteur du mouvement qui me donne mes idĂ©es. Et, quand il me dira de quelle maniĂšre il me les donne, je lui rendrai de trĂšs humbles actions de grĂÂąces. Je lui en rends dĂ©jĂ beaucoup de m'avoir permis de contempler pendant quelques annĂ©es le magnifique spectacle de ce monde, comme disait EpictĂšte. Il est vrai qu'il pouvait me rendre plus heureux, et me faire avoir un bon bĂ©nĂ©fice et ma maĂtresse miss Fidler; mais enfin, tel que je suis avec mes six cent trente shellings de rente, je lui ai encore bien de l'obligation. Sidrac Vous dites que Dieu pouvait vous donner un bon bĂ©nĂ©fice et qu'il pouvait vous rendre plus heureux que vous n'ĂÂȘtes. Il y a des gens qui ne vous passeront pas cette proposition. Eh! ne vous souvenez-vous pas que vous-mĂÂȘme vous vous ĂÂȘtes plaint de la fatalitĂ©? Il n'est pas permis Ă un homme qui a voulu ĂÂȘtre curĂ© de se contredire. Ne voyez-vous pas que, si vous aviez eu la cure et la femme que vous demandiez, ce serait vous qui auriez fait un enfant Ă miss Fidler, et non pas votre rival? L'enfant dont elle aurait accouchĂ© aurait pu ĂÂȘtre mousse, devenir amiral, gagner une bataille navale Ă l'embouchure du Gange et achever de dĂ©trĂÂŽner le Grand Mogol. Cela seul aurait changĂ© la constitution de l'univers. Il aurait fallu un monde tout diffĂ©rent du nĂÂŽtre pour que votre compĂ©titeur n'eĂ»t pas la cure, pour qu'il n'Ă©pousĂÂąt pas miss Fidler, pour que vous ne fussiez pas rĂ©duit Ă six cent trente shellings en attendant la mort de votre tante. Tout est enchaĂnĂ© et Dieu n'ira pas rompre la chaĂne Ă©ternelle pour mon ami Goudman. Goudman Je ne m'attendais pas Ă ce raisonnement quand je parlais de fatalitĂ©. Mais enfin, si cela est ainsi, Dieu est donc esclave tout comme moi? Sidrac Il est esclave de sa volontĂ©, de sa sagesse, des propres lois qu'il a faites, de sa nature nĂ©cessaire. Il ne peut les enfreindre, parce qu'il ne peut ĂÂȘtre faible, inconstant, volage, comme nous, et que l'Etre nĂ©cessairement Ă©ternel ne peut ĂÂȘtre une girouette. Goudman M. Sidrac, cela pourrait mener tout droit Ă l'irrĂ©ligion car, si Dieu ne peut rien changer aux affaires de ce monde, Ă quoi bon chanter ses louanges, Ă quoi bon lui adresser des priĂšres? Sidrac Eh! qui vous dit de prier Dieu et de le louer? Il a vraiment bien affaire de vos louanges et de vos placets! On loue un homme parce qu'on le croit vain; on le prie quand on le croit faible, et qu'on espĂšre le faire changer d'avis. Faisons notre devoir envers Dieu, adorons-le, soyons justes voilĂ nos vraies louanges et nos vraies priĂšres. Goudman M. Sidrac, nous avons embrassĂ© bien du terrain; car, sans compter miss Fidler, nous examinons si nous avons une ĂÂąme, s'il y a un Dieu, s'il peut changer, si nous sommes destinĂ©s Ă deux vies, si... Ce sont lĂ de profondes Ă©tudes, et peut-ĂÂȘtre je n'y aurais jamais pensĂ© si j'avais Ă©tĂ© curĂ©. Il faut que j'approfondisse ces choses nĂ©cessaires et sublimes puisque je n'ai rien Ă faire. Sidrac Eh bien! demain le docteur Grou vient dĂner chez moi; c'est un mĂ©decin fort instruit; il a fait le tour du monde avec MM. Banks et Solander; il doit certainement connaĂtre Dieu et l'ĂÂąme, le vrai et le faux, le juste et l'injuste, bien mieux que ceux qui ne sont jamais sortis de Covent-Garden. De plus, le docteur Grou a vu presque toute l'Europe dans sa jeunesse; il a Ă©tĂ© tĂ©moin de cinq ou six rĂ©volutions en Russie; il a frĂ©quentĂ© le bacha comte de Bonneval, qui Ă©tait devenu, comme on sait, un parfait musulman Ă Constantinople. Il a Ă©tĂ© liĂ© avec le prĂÂȘtre papiste Makarti, Irlandais, qui se fit couper le prĂ©puce Ă l'honneur de Mahomet, et avec notre presbytĂ©rien Ă©cossais Ramsay, qui en fit autant, et qui ensuite servit en Russie, et fut tuĂ© dans une bataille contre les SuĂ©dois en Finlande. Enfin il a conversĂ© avec le rĂ©vĂ©rend pĂšre Malagrida, qui a Ă©tĂ©avec: FrĂ©dĂ©ric Courant, Jamy Gourmaud, Sabine Quindou Fred et Jamy offrent un Ă©claircissement sur la viande consomĂ©e. Ils se rendent dans un Ă©levage pour distinguer les diffĂ©rentes races de viande bovine et expliquent le processus de mise sur le marchĂ©, depuis l'abattoir jusque dans les assiettes. Accueil France 3 C'est pas sorcier Saison 1
JugĂ©e grasse et mauvaise pour la santĂ©, la viande de porc nâa pas toujours bonne presse. Et pourtant, câest la viande la plus consommĂ©e en France. Dâailleurs, nâen dĂ©plaise Ă ses dĂ©tracteurs, elle prĂ©sente bel et bien certains bienfaits pour la santĂ©. En effet, elle contient des nutriments essentiels Ă lâorganisme. Mais encore, une viande de premier choix ne peut pas ĂȘtre dangereuse pour la santĂ©. Bien Ă©videmment, pour disposer dâun porc de qualitĂ©, certains Ă©lĂ©ments entrent en ligne de compte. Ă lâinstar de lâalimentation de la bĂȘte et ses conditions dâĂ©levage. Ainsi, en choisissant une bonne viande, en lâapprĂȘtant correctement et en la consommant comme il faut, elle ne peut quâĂȘtre bĂ©nĂ©fique pour la santĂ©. Viande de porc, un aliment aux qualitĂ©s nutritionnelles insoupçonnĂ©es Il est vrai que le cochon nâa jamais eu bonne rĂ©putation. Et ce, en raison de son rĂ©gime alimentaire omnivore et pour bien dâautres motifs. Toutefois, la viande de porc regorge de bienfaits nutritionnels non nĂ©gligeables. De plus, contrairement aux idĂ©es reçues, ce nâest pas une viande trĂšs calorique. Effectivement, si le total calorique varie en fonction des morceaux, cette valeur se situe gĂ©nĂ©ralement entre 115 et 200 calories pour 100 g de viande fraĂźche. Par rapport Ă la viande de bĆuf et au poulet, cette viande blanche est assurĂ©ment peu calorique. La viande de porc est une excellente source de protĂ©ines Oui, la viande porcine dispose dâune quantitĂ© apprĂ©ciable de protĂ©ines de bonne qualitĂ©. De fait, elle se compose en moyenne de 16 % de protĂ©ines qui contiennent tous les acides aminĂ©s, dont les acides aminĂ©s essentiels que lâorganisme ne peut pas synthĂ©tiser. Pour rappel, les protĂ©ines jouent un rĂŽle primordial dans la construction et le maintien des muscles, des tissus osseux et de la peau. En plus, elles interviennent dans la mĂ©tabolisation et la rĂ©gulation dâĂ©lĂ©ments qui circulent dans le sang. Il est donc important que son alimentation prĂ©sente un apport raisonnable en protĂ©ines. Ă cet effet, la viande de porc est adaptĂ©e, car elle est en mesure de rĂ©pondre aux besoins de lâorganisme. Cela, Ă hauteur de 3 % des apports protĂ©iques quotidiens, aussi bien chez les adultes que chez les enfants. Ă noter que certains morceaux de viande de porc peuvent renfermer jusquâĂ 25 % de protĂ©ines. Cette viande blanche est-elle vĂ©ritablement grasse ? Lâon reproche le plus souvent Ă la viande de porc dâĂȘtre trop grasse. Cependant, si lâon regarde de plus prĂšs, cet aliment nâest pas aussi gras que cela. En fait, tout dĂ©pend des morceaux choisis, la teneur en lipides pouvant osciller entre 3 et 30 %. DĂšs lors, si certaines piĂšces sont riches en lipides, dâautres morceaux sâavĂšrent maigres. Justement, parmi les morceaux les plus maigres du cochon, il y a Le filet mignon qui ne contient que 4,2 % de lipidesLa noix de porcLe rĂŽti dĂ©coupĂ© dans le filetLâescalopeLe jambon En outre, le gras visible se trouve en gĂ©nĂ©ral en pĂ©riphĂ©rie du muscle et sâenlĂšve facilement. Effectivement, certains morceaux sont trop gras pour ĂȘtre mangĂ©s tels quels. Il convient alors de retirer le gras, une Ă©tape qui nâa rien de sorcier. Une viande riche en acides gras essentiels Les lipides contenus dans la viande porcine sont de bonne qualitĂ©. Et pour cause, ils renferment majoritairement des acides gras insaturĂ©s, des graisses trĂšs bĂ©nĂ©fiques pour la santĂ©. ConcrĂštement, ils se composent Ă environ 60 % de graisses insaturĂ©es, dont 50 % dâacides gras monoinsaturĂ©s et 10 % dâacides gras polyinsaturĂ©s. Ainsi, lâon retrouve dans 100 g de viande de porc 3,6 g de lipides, dont 1,2 g de graisses saturĂ©es mauvaises graisses1,4 g dâacides gras monoinsaturĂ©s omĂ©ga 90,3 g de gras polyinsaturĂ©s acide alpha-linolĂ©nique ou omĂ©ga 3 et acide linolĂ©ique ou omĂ©ga 6 Pour en revenir aux bonnes graisses, dont cette viande blanche regorge, elles se rĂ©vĂšlent essentielles Ă lâorganisme. En consommer permet notamment de faire baisser le taux de mauvais cholestĂ©rol cholestĂ©rol-LDL et dâaugmenter le bon cholestĂ©rol HDL. Mieux encore, ces bons gras tiennent un rĂŽle majeur dans la protection du systĂšme cardiovasculaire et le dĂ©veloppement du cerveau. Les apports en sels minĂ©raux de la viande de porc La viande de porc apporte une quantitĂ© importante de sels minĂ©raux. Elle constitue justement une source intĂ©ressante de fer. En effet, un morceau de 100 g peut combler jusquâĂ 15 % des apports journaliers en fer pour lâorganisme. En comparaison avec le fer dâorigine vĂ©gĂ©tale, le fer hĂ©minique contenu dans le cochon est en plus beaucoup mieux assimilĂ© par le corps. Outre le fer, la viande porcine contient Ă©galement dâautres minĂ©raux indispensables PhosphoreZincSĂ©lĂ©niumPotassiumMagnĂ©sium Un aliment plein de vitamines Quoi quâon en dise, le porc fournit une bonne dose de vitamines Ă lâorganisme. Il renferme effectivement de la vitamine A et des vitamines du groupe B Thiamine ou vitamine B1Riboflavine ou vitamine B2Niacine ou vitamine B3Acide pantothĂ©nique ou vitamine B5Pyridoxine ou vitamine B6Vitamine B12 Lâalimentation du cochon, une condition essentielle Ă la production dâune viande de porc saine ĂlevĂ© dans des conditions optimales, le porc permet Ă coup sĂ»r de produire une viande de qualitĂ©. Lâalimentation de lâanimal a surtout un rĂŽle crucial Ă jouer dans la composition nutritionnelle de sa viande. Ă plus forte raison, la teneur en lipides et plus prĂ©cisĂ©ment en acides gras essentiels dĂ©pend de la façon, dont la bĂȘte a Ă©tĂ© nourrie Si les porcs sont nourris au maĂŻs, leur viande sera riche en acides gras leur alimentation se compose essentiellement de graines de lin extrudĂ©es, leur viande aura une haute teneur en omĂ©ga alimentation animale aux cĂ©rĂ©ales et tourteaux dâolĂ©agineux fournit une viande ayant une forte teneur en omĂ©ga porcs nourris au soja donnent une viande plus riche en acides gras monoinsaturĂ©s. En fait, comparĂ© Ă il y a une trentaine dâannĂ©es, le taux de matiĂšre grasse prĂ©sent dans le cochon a diminuĂ© de 25 %. La filiĂšre porcine en France a Ă©normĂ©ment Ă©voluĂ© au fil des annĂ©es. Les producteurs ont tout particuliĂšrement modifiĂ© lâalimentation de leur cheptel afin dâavoir une viande moins grasse, plus nutritive et plus saine. Bon Ă savoir Dans une viande de porc standard, le ratio omĂ©ga 6/omĂ©ga 3 se situe autour de 20 alors que selon les recommandations, il doit ĂȘtre proche de 5. Par contre, dans une viande porcine du Label Rouge Opale, ce rapport est environ de 3, ce qui est donc lâidĂ©al pour satisfaire ses besoins quotidiens en omĂ©ga 3. Par ailleurs, consommer une viande plus Ă©quilibrĂ©e en acides gras, câest lâassurance dâĂ©viter certains problĂšmes de santĂ©. Ă lâinstar de la prise de poids et des maladies cardiovasculaires. IntĂ©grer la viande de porc dans une alimentation variĂ©e et Ă©quilibrĂ©e pour une bonne santĂ© Pour garantir sa santĂ© tout en se faisant plaisir et sans culpabiliser, il faut varier et Ă©quilibrer autant que possible son alimentation. Ainsi, les morceaux de viande de porc Ă consommer doivent varier chaque jour. NĂ©anmoins, il est prĂ©fĂ©rable de ne manger de la viande blanche quâune Ă trois fois par semaine. En plus, au lieu des charcuteries, mieux vaut opter pour des piĂšces plus maigres. Jambon cuit, filet mignonâŠ, il y a lâembarras du choix. Sinon, il suffit de dĂ©graisser les morceaux trop gras cĂŽte, poitrineâŠ. Câest simple comme bonjour ! En outre, varier les modes de cuisson de la viande est vivement conseillĂ©. Cuit Ă la poĂȘle, au fourâŠ, le cochon a dâautant plus le grand avantage de pouvoir se cuisiner de diffĂ©rentes maniĂšres. Bien entendu, les accompagnements doivent ĂȘtre parfaitement adaptĂ©s pour une alimentation dĂ©finitivement Ă©quilibrĂ©e. A lire Ă©galement La viande de bĆuf est-elle bonne pour la santĂ© ?Le Porc Noir de Bigorre, race ancestrale CatĂ©gorie Le porc Nos derniers articles EntrecĂŽte Premium de Galice au barbecue par Delphine EntrecĂŽte Premium de Galice et focaccia tomate mozza et sa petite sauce basilic Le petit mot... 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